Le Roi/Le Capitaine IV

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 161-170).

IV


À cette époque, 1576, commença pour Henri sa réputation de « cavalier d’aventures, de batteur d’estrade et roi d’avant-garde ». Là, courant de Marmande qu’il prenait d’assaut à Nérac où chantaient les violes, de Nérac d’où l’ennui le chassait aux mutins d’Eause, il « conquesta » peu à peu, oubliant les dés et les danses, ses grades de soldat et de capitaine, et s’empara en passant des villes qui le recevaient en intrus.

Car tout le Midi était en fièvre ; la lutte religieuse avait si hérissé les âmes que l’accueil des cités s’y faisait du bout de la pique, et que le roi lui-même fut maintes fois obligé d’en forcer les portes.

La première et grave entreprise eut lieu à Cahors où M. de Vésins, gouverneur, commandait aux bourgeois en armes, à trois mille hommes de troupe et à cent cavaliers montés. Le roi de Navarre s’y arrêta de nuit à un quart de lieue de distance, et disposa l’ordre de l’attaque.

Deux pétardiers de l’artillerie de Gourdon et dix gardes s’en allèrent pour ouvrir passage, escortés de près par trente chevaux et vingt piques. Cinquante jeunes nobles de la Cornette Blanche commandés par Rosny et soixante soldats de la garde composèrent une troisième troupe. Le roi venait ensuite avec deux cents hommes, et un gros de mille arquebusiers fermait la marche. Ces hardis soldats, sourdement, purent s’approcher de la ville.

Il y avait trois portes à détruire, on y mit les pétards.

— Nargue aux rebelles, chuchota le roi, feu !

Trois détonations retentirent. Eclats de bois, nuage : les pétards n’avaient qu’entamé la porte.

— Vite, dit-il, laissez vos haches, passons !

Il rampa sous la brèche, disparut. Sa voix, de derrière la porte, monta tranquille et gaillarde :

— À vous autres.

Une couleuvre glissa, puis deux, trois, quatre. Mais le dixième homme se levait à peine qu’une clameur fouetta le silence, et que par cent portes broyées trois cents ennemis bondirent !


Aussitôt, la ville s’anima. Mille, mille croisées comme d’énormes yeux flamboyèrent, et d’étincelants regards en jaillirent, chargés de mort, par furibonds coups de mousquets. Une cloche appela, toutes grondèrent. Fantastique, brouillé de fumées rougeâtres et couvrant de ses bras ouverts le passage de ses quelques hommes, le roi hors de lui criait : « Alerte ! Tambourins, la charge ! (Quinze piques se groupèrent à ses côtés) Alignez-vous ! Qu’on se joigne collet à collet ! Voici l’heure ! Liesse ! (Il sembla grandir) Roquelaure ! Saint-Martin ! Rosny ! en bataille ! »

Un piétinement lui répondit. Comme on était près, les piquiers se mirent sur deux rangs étroits, l’arme basse, en défense. Au milieu des appels qui avertissaient la ville, trente arquebusiers de Navarre qui venaient de passer la porte enfoncèrent leur fourquine entre les pavés, tirèrent au-dessus des piques, et une charge d’hommes s’affala contre les maisons. Réveillé par l’embuscade, le gouverneur Vésins apparut, suivi d’un escadron de lances. Un lourd choc ferré laboura la rue aussitôt. D’un bond d’isard, le roi fit la moitié du chemin, emmena les arquebusiers au premier rang, et leurs cinquante balles, en pleine charge, démontèrent neuf cavaliers. « Aux piques ! » Lui-même en saisit une au poing gauche, l’arc-bouta contre son pied droit, le glaive à la hauteur du chanfrein, et fléchi sur ses durs jarrets, son épée royale en main droite, attendit la poussée des bêtes. Une seconde, deux secondes. Les pierres du sol tremblaient. À quatre pas se vit l’éclair : cent hommes. Reçues à longueur de bois par les piques, vingt lances éclatèrent contre les cuirasses ; les Navarrais en arrachèrent d’autres ; et emportée à fond, la charge tumultueuse, éventrant les rangs, vint se rompre aux portes contre la brèche, où les derniers qui passaient encore, déglués de l’ombre et levés en foule les servirent à coups de dagues. « Toujours va qui danse ! » plaisanta le roi. Un ban de tambourin : la rue était gagnée.

C’est alors que la grande action commença. Une deuxième escadre, divisée par groupes de vingt chevaux, fermait les voies de la ville ; deux attaques semblaient nécessaires. Le Gascon, vite, réfléchit. Soudain, comme il grommelait, la porte minée sauta. Par son ouverture fumante un flot hennissant bondit, deux cents cuirasses s’élancérent, et les cornettes de Navarre, au feu des torches, resplendirent. « Vingt chevau-légers ! » rugit le roi. Il les sépara d’un regard, fit signe à Rosny, entraîna dix hommes, lui laissa le reste, et allant chacune dans sa direction, ces fortes escouades, d’un trot calme, s’enfoncèrent dans les deux rues. Impatients sous les balles qui criblaient la soie de leurs écharpes, les hommes de la première troupe éperonnèrent. Faute sans excuse : L’usage défendant aux chevau-légers de galoper, Rosny l’oublia. Sa bande prit le galop, puis le train roulant du tonnerre et disparut à un angle. Le Gascon qui partait à peine entendit cette galopade furieuse, mâcha deux ou trois jurements, pâlit, bomba ses reins et cassa de rage une boucle de son arçon. À travers le feu sans arrêt, lui en tête, il menait sa troupe au clin d’œil, froidement, d’une splendide allure cadencée. Les décharges déplàtraient les murs, tintaient d’un son aigre sur les casques hauts. Un cheval, puis deux, puis un troisième tombèrent : le trot ne changea pas. Dans l’ombre, aux flammes qui brûlaient sur les serpentins des mousquets, l’ennemi parut. « Halte, la pistolade ! » commanda le roi. Les partis s’observèrent, graves, dans le noir des yeux. Au-dessus des chevaux arrêtés, les armes lentes s’étendirent… Feu ! Un braillement de mort saillit des pistolets rouges, et la lueur de ces dix décharges vacillait encore que les dix spectres de fer, emportés d’un élan farouche, s’éerasèrent dans la mêlée ! Aucune flamme dans ce grouillement, rien qu’un sourd travail d’épées pesantes, un choc d’estocs, parfois un cri, des froissures de cuirasses, les propos du roi, un sombre écho d’enclume : des bras qui heurtent, percent, fendent, un ahanement de poitrines dont les boucanières sueurs nuageaient aux éclats des torches. Ce petit combat, engagé par dix hommes contre cinquante, se précipita en bataille. Au bout d’une heure, comme Henri avançait toujours, une pertuisane à la main, la pistole de l’autre, avec sa poire à poudre en bandoulière, une enseigne de cent vingt soldats qui venaient d’écorner Rosny accourut derrière les piques. « C’est assez faire l’anspessade, dit Roquelaure, que Votre Majesté se tienne à l’écart, sa joue est blessée. — Non, dit le roi, c’est le sang d’un homme qui m’a sauté au visage. » Il s’effaça, vint à Gourdon qui avait un cheval, l’envoya aux autres pour pousser la ville, but un coup, ressaisit sa pique et tourna au loin pour se battre. Cinq heures après, jour levant, on luttait toujours. À midi, on luttait encore. Le soir, un quartier fut pris ; on se reposa. Une demi-fesse posée, chacun déficelait son bissac, lorsque tout soudain, d’une ruelle, l’ennemi reparut en nombre. Hou !… appela Henri. À l’allègre signal des tambourins et des fifres, l’armée se releva sans un murmure. « Nous sommes en cœur et eux en peur, dit le roi. Yam ! cria-t-il aux siens, la guerre est la fête des morts, va falloir besogner des poings ! » Il jeta la croûte qu’il dépiotait, bondit en selle et viola les rangs ; trois escadres, de divers côtés, intervinrent, cent rugissements brutalisèrent la ville et la cavalcade de fer se remit à vociférer. Soutenu par ses capitaines dont la presse entourait son cheval, le roi s’engouffrait dans le flot des piques, les abattait, gaillard, à grands coups de glaive, espadonnait au large, agrafait les hommes au passage, se câblait à eux, l’œil dans l’œil, et des morts tombaient de ses bras. Près de lui, lamentablement déchiré par les ongles des hallebardes, l’étendard navarrin, glorieux d’ordures, déferlait et claquait au vent comme un torche-pot de cuisine. « Chargez du côté nord ! gasconnait une voix. Baissons la tête ! Il faut combattre ! Hasarde ! Pousse ! Tue ! » Aux appels des clairons, d’énormes galops plombés s’effondrèrent vers les assaillants : c’étaient Saint-Martin et les gardes. La bataille se recourrouça, telle une meule qu’un fétu rallume. Máchurée par trois mille dents, une vaste clameur jaillit des casques, la haine venta de nouveau, et poussés les uns sur les autres, féroces, poitrails à poitrails, comme s’ils équarrissaient des charpentes, les soldats se remirent à estocader. Pantelants et suants, ceux de Cahors juronnaient « Non, de pardieu ! nous ne nous rendrons pas ! » Mais l’exemple de leur gouverneur qui blémissait à mesure les intimida, et Navarre, en moins de quatre heures, au son des tambours qui battaient la marche française, les mena tuant à la Cathédrale. Le soir, ils avaient perdu un second quartier. Dans les rues conquises, on voyait force gens à terre. Mais une lassitude, déjà, ralentissait les attaques. Les bruits du fer, discontinus jusqu’alors, se firent peu à peu moins lourds, s’espacèrent à la nuit tombante. On monta mollement aux barricades. Rosny, frappé d’une grosse pierre et blessé d’une balle à mi-cuisse, s’était écarté pour manger un peu. Tandis que la bataille continuait, d’une poignée d’hommes contre une ville entière, des soldats chancelants quittaient leurs escouades et s’allaient reposer au milieu du feu « en s’appuyant debout contre les boutiques ». Deux autres quartiers furent pris cette nuit même. Henri que rien ne lassait déshabilla une gousse d’ail, en frotta son pain et l’avala tout haletant, une botte sur la garde de son épée. À l’aube, les jambes raides, il reprit la selle. Une foi sauvage métallisait son cœur. On lui dit que la compagnie d’Herrebouc s’était rendue par la fatigue. « Il ne faut jamais s’excuser d’un échec sur les soldats, gronda-t-il, mais bien sur les capitaines, allons les venger ! » Trente fantômes le suivirent, mais n’en pouvant plus quelques-uns tombèrent. On regarda le roi, il fut un spectacle. Trois cents hommes le virent s’écrouler contre l’ennemi, gueuser à son habitude, à la taille, par larges coups, et se festiner dans les chairs vivantes un repas royal. L’encombrement s’ouvrait devant lui La Cornette Blanche, réduite à seize nobles, s’élança. Cinq furent blessés. Il s’acharna, héroïque, découpla les onze, et s’escrimant de plus belle, entamant les troupes et les renversant, il gagna la place. Aucun n’eut la force d’un salut, d’un cri ; à peine si quelques bras remuèrent. Hâve, en sueur, la barbe roussie, traînant pied et aile comme un jeune faucon glorieux, écorcé aux mâchoires d’un lambeau de chair qui pendait, l’air superbe encore, le front noble et l’épée vissée à son poing, le roi occupa la place tout seul. Heureusement, la nuit vint, les derniers ennemis partirent. Escorté de Rosny, du comte d’Arrengosse, d’Espaon et de son porte-étendard, géant des Landes tout éclaboussé de cervelles, le roi repassant les rues désira compter ce qui lui restait de valides. En vain. Il semblait qu’un morne enchanteur eût touché ces fronts. À droite, à gauche, le long des cornières, dans les ruisseaux, les hommes gitaient en tas sur les immondices et leurs armes. Henri s’arrêta, n’osant voir plus loin. Et comme il tournait la tête avec épouvante, il vit dans les ténèbres confuses, resté seul de toute l’escorte, un spectre fidèle et mince qui chancelait en soupirant, Rosny.

— Les autres ?

— Fatigués, sire…

Le Béarnais regarda les rues, blême de fureur. Mais après un geste désolé qui remettait tout au destin, il entraîna Rosny dans l’ombre.


Dès l’aube, averti par trois habitants, le gouverneur s’empressa vers la merveille. Tandis qu’il galopait, on lui fit croire que le Gascon avait été rejoint la nuit par de fraiches troupes, un millier de gendarmes dont l’air dispos faisait entendre qu’ils étaient tous prêts à recommencer. M. de Vésins, derrière son étendard blanc, regarda.

Il frémit.

Rangés en bataille sur leurs grands chevaux immobiles, immobiles eux-mêmes, deux régiments de gendarmes emplissaient la place et semblaient attendre, superbes, en de nobles poses d’orgueil. Le roi, vingt pas en avant d’eux, était formidable. Quand Vésins s’approcha, les huit hommes du premier rang firent un geste, mais les autres, plus fiers, ne bougèrent pas. Raides, fortement calés dans leurs selles par leurs lourds habits de métal, leurs terribles casques fermés penchaient en arrière, et sûrs de vaincre, dédaigneux des hommes, ils ne regardaient que le ciel.

— Sire, dit M. de Vésins, après dix-huit batailles qui durèrent cinq jours et cinq nuits, mes soldats mettent bas les armes et se recommandent à l’affection de Votre Majesté pour les braves ; cette énergique ville capitule, je vous la donne.

Un sourire éclaira le roi :

— Dites que vous me la rendez.

Il entraina le gouverneur trop curieux qui s’approchait des gendarmes, et la conférence finit à la Maison commune.


C’est ainsi que les quatre mille soldats de Vésins se rendirent à huit charretiers munitionnaires vêtus en gendarmes, au roi de Navarre, à Rosny ce qui faisait dix hommes éveillés et à neuf cent cinquante dormeurs liés en selle qui ronflaient de fatigue dans leurs cuirasses.