Le Roi/Le Capitaine V

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 171-176).

V


L’action de Cahors fit du roi de Navarre un prince militaire, le « chevau-léger » passa général.

Mais cette victoire elle-même l’arrêta. Il réfléchit à l’invincible sommeil qui avait immobilisé ses Gascons, et à la ruse finale, supérieure au droit et à la force, qu’il lui avait fallu imaginer pour prendre cette ville imprenable. Il sentit à temps que ses troupes recrutées à la cavalière, sans contrôle, n’avaient ni la discipline ni l’endurance exigées pour combattre des foules vingt fois plus nombreuses. Il résolut alors de leur faire lui-même l’instruction, de les ployer par l’exemple à toutes les charges et fatigues guerrières, de les « referrer », comme il disait. Et c’est dans ce but, pour mieux se donner le temps d’une si utile entreprise, qu’il signa très adroitement la paix de Fleix.

Dès lors, il mena la vie d’un mestre de camp, toujours en selle, halecret aux reins, casque en tête, accourant de Pau à Nérac et de La Réole à Béziers, impromptu, soit à l’aube du jour, soit à la nuit, réveillant chacun, entraînant les compagnies par les plaines, bondissant côtes et montagnes, buvant les fleuves et mâchant les lieues d’une si énergique allure qu’il y avait de quoi dire bien des diantres ! Les villes gasconnes joignaient leurs mains :

— Voyez donc la mine gaillarde ! Hé ! Dieu le bénisse !

Mais cette vie sans dangers lui était pesante.

— Tels oiseaux que moi, grondait-il, ne valent rien en mue ni à se cogner dans la cage ; nous allons bientôt actionner du côté de Paris, d’Aubigné.

— Tous ne vous y suivront pas.

— Lesquels ?

— Sire, je ne sais si vous vous souvenez de cette grande troupe de noblesse qui sortit de ses châteaux à votre appel pour venir assister orgueilleusement à la revue que vous nous passâtes sur le Gravier d’Agen ?

— Je me la rappelle.

— Sans prendre aucun parti, ni pour ni contre vous, cette multitude de nobles s’est logée dans les environs de Cahors quand nous y chauffions nos oreilles.

— Faut laisser aller, dit le roi ; quand ils nous auront assez applaudi, ils se décideront.

— C’est entendu déjà.

— Eh bien, je les attends.

D’Aubigné sourit :

— Vous confondez l’os et la chair, sire. Je me promenais l’autre jour où ils ont coutume d’aller, aussitôt je vis à leurs mines que quelque grain les travaillait. Voici, pensai-je, de grands braves par la doublure. Je les fis tâter par mes capitaines, et aux rapports qu’ils firent je compris qu’ils avaient toujours leurs pensées méchantes.

— Que disaient-ils ?

— L’ancienne chanson : que vous êtes un homme d’imprévoyance, tout éclair et bourrasque, un parpaillot, et que nombre d’entre eux sont apostoliques, que vous récompenserez plus sûrement ceux de votre foi, que vous êtes trop brave pour admirer la bravoure et que tout haut faitsera vain qu’on accomplira devant vous. Il me semble. que ce sont là, sire, de bonnes graines de traîtres.

Le roi s’était dressé ;

— Inconstant ? oublieux ? injuste ? Bon gré ma vie ! on ne me gratte pas cette fois où la peau me démange ; fais sonner le boute-selle !

L’armée se rassembla aux trompettes, le roi frémissant y accourut au galop.

— Messieurs ! cria-t-il aux nobles, rangez-vous à gauche et à droite, le visage aux troupes. (Il tira son épée) Mestres de camp, faites faire le demi-cercle !

Rapide, le mouvement s’exécuta. Et le front enflammé, raide sur sa haute selle, le roi clama par-dessus les piques :

— Que l’homme qui me combattit et me blessa d’un coup d’épée dans la tête à la pistolade de Cahors s’écarte de son rang et vienne ici !

Des derniers bataillons lointains, dans le silence, on vit une silhouette s’animer, sortir de la foule, glisser d’escouade en escouade, le long des chevau-légers, des arquebusiers, des gendarmes, remonter par les intervalles vers les compagnies de piquiers, entrer d’un pas de parade dans le grand demi-cercle vide et s’arrêter court, l’esponton en main, à quatre toises du roi.

— Parle sans crainte, dit le Béarnais. De quelle nation es-tu ?

— De la picarde, sire, du côté qu’on nomme la Thiérache.

— Quel était ton ancien état ?

— Apprêteur d’étoffes de serge.

— Et ta religion ?

— Catholique.

— C’est toi, n’est-ce pas, que je vis s’opiniâtrer contre ma personne dans une rue de Cahors ?

— Oui, Majesté.

— Conte-nous comment tu t’y pris. Je me souviens qu’au moment où mon cheval voltait…

— Au moment où voltaient vos chevaux contre le moustier, je vous écartai de l’escorte par un coup de mon pistolet.

— Oui, dit le roi, j’accourus donc, je te renversai contre terre et te pétillai sous mon cheval.

— De si belle façon, interrompit l’homme, que j’en eus le corps tantouillé de sang !

— C’est de là que tu te levas, quoique pétri, et me donnas de l’épée dans le gorgerin, d’un bon coup, puis d’un deuxième, ce dernier si bien appliqué qu’il m’ôta un pan du visage.

— Sire, c’est bien souvenu ; mais vous répondites bientôt par un franc coup de pistolet à ma lèvre de dessus, qui m’entra dans la bouche et vint me sortir derrière au chinon du col. J’en demeurai coi.

Il y eut un silence. L’œil d’Henri était tout orgueil, celui de l’homme tout amour.

— Et que fis-je après la bataille ?

— On me dit que vous m’appeliez, sire. Je me fis panser par les vôtres, et je vins.

— Que croyais-tu en venant à moi ?

Les nobles serrés en masse écoutaient.

— Que vous alliez me faire pendre.

— Et au lieu de te faire pendre ?

— Vous me nommâtes capitaine, sire.

Une grande émotion fit trembler l’homme.

— C’est fort bien, monsieur, dit le roi. (Une pause : il feignit de penser ailleurs) Vos armes sont propres et votre écharpe d’officier a grand air. (Soudain, il avança son cheval) Mais dites-moi si depuis que vous servez à mes ordres vous vous êtes demandé la cause de cet acte, et pourquoi j’en usai ainsi vis-à-vis d’un homme qui faillit me tuer ?

— Aussitôt dans mon régiment, j’appris de vos soldats que cette action était simple.

— Pourquoi ?

Un geste de fierté, un sourire haussèrent noblement le capitaine :

— Parce que vous aimez les braves de n’importe quelle contrée, bande, ou religion ; et les officiers ajoutèrent en m’offrant le vin qu’il vous suffisait d’entrevoir une fois les gens de courage pour ne plus jamais les oublier.

— Or bien, fit le roi, c’est ce qu’on appelle toucher au cœur. Je vous prie, monsieur le capitaine, de reprendre votre place au rang. — Et pour ce qui est de vous autres qui doutiez de moi…

Mais comme il tournait sur sa selle, il ne vit que pâleurs et larmes.

Et spontanément, d’enthousiasme, les nobles qui étaient venus s’enrôlèrent.