Le Roi/Le Capitaine VI

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 177-186).

VI


Cette lutte épique dont la première grande mêlée devait avoir lieu à Coutras débuta d’abord par quelques expéditions militaires : embuscades sur la Dordogne, assaut d’Angers, prise de Talmont ; et la cour de France vit le roi de Navarre, à pas de tigre, resserrer le champ de bataille, ramper peu à peu vers elle.

Les nobles enrôlés le suivaient maintenant sans une plainte. Ils s’étaient honorablement montrés à Angers, mais le roi les voulait connaître de plus près, barbe à barbe, et savoir ce qu’il en pourrait tirer dans les occasións solennelles. Il en fit venir sous sa tente un groupe de vingt d’entre les meilleurs.

— Je vois depuis quelque temps, messieurs, que vous modelez vos conduites sur celles de mes plus chers officiers, lesquels, généreusement, au lieu de m’accabler de courbettes et autres virvoustes qui ne sont bonnes qu’aux bavards, m’aident de leurs fortunes aux actes solides et changent en artillerie et chevaux tous leurs bois de haute futaie. Je vous remercie de votre dévouement et de vos dons, et à présent que vous voici mes amis, je vous veux montrer ma confiance en vous établissant pour une heure juges de mes projets de guerre. (Les vingt hommes rougirent de plaisir, et le roi étala une carte) J’ai dessein d’approcher l’action de Paris. Nos bottes, déjà, sont en Poitou ; nous y avons quelques places, Talmont, Sanzay, Saint-Maixent ; ne nous reste plus que Fontenay à prendre, et c’est le second point de la province. Il nous faut cette ville, qu’en dites ?

Aucun n’eut d’hésitation :

— Prenons-la.

— C’est répondre en plein au droit but, fit Henri joyeux. J’estime ce langage ; et si l’on prétend jamais devant moi qu’un Gascon dit trois mots pour un, je me souffle au nez de mépris. À ce soir.


La ville, défendue par une garnison valeureuse, appuyait sa défense sur les Loges, vaste faubourg plus grand que la ville elle-même et entouré d’un fossé profond. À pic sur l’eau, une tour immense. dominait la ville. C’est là, par une nuit très noire, que les nobles qui avaient assisté au conseil du roi le matin s’arrêtèrent.

Ils étaient armés de couteaux et portaient chacun le pistolet. Le roi, dans l’ombre, les mit en cercle, et quand ils se furent touchés ensemble, poitrine à poitrine :

Monsieur de Challandeau, murmura-t-il, le soldat de la garnison ennemie corrompu par vous pour aider à notre escalade est-il homme sur lequel on puisse compler ?

— Je le crois, sire. C’est un Allemand qui veut laisser les armes pour les balances, il n’aime que le commerce. M. de Dangeau m’a remis pour lui sept cents écus.

— À quel moment doit-il nous jeter la corde ?

— À onze heures qu’il sera de veille sur le sommet de la tour.

— Comment recevrons-nous ce gros câble ?

— Attaché à une pierre pesante qu’il lancera par-dessus l’eau. Le bruit des hommes qui abandonneront la garde et redescendront dans la tour servira notre attaquement. Nous mettrons la passerelle que nous avons faite à l’endroit du fossé où la corde se présentera, et nous n’aurons plus qu’à grimper.

Aussitôt, clair dans le silence, un coup de baguette résonna sur la haute tour.

— C’est le signal… fit Dangeau.

Ils avaient à peine refoulé leur souffle qu’une pierre bondit dans l’herbe non loin d’eux. Un capitaine, M. de Verduzan, fut le premier qui la trouva.

— C’est le sort qui marque ma place, dit-il, je prie Votre Majesté de me la laisser.

— Vous savez, monsieur, ce qu’il faudra faire là-haut ?

— Commencer à tuer sur-le-champ, et avec l’aide de ces messieurs qui auront fini l’escalade se saisir des armes et de la poudre.

— Voici la corde, dit le roi.


La passerelle soutenue par quatre barriques vides s’engagea dans l’eau du fossé. M. de Verduzan y monta, la fit dériver à droite, s’assura enfin que la corde pendait naturellement au-dessus de lui, et prévint les autres.

— Avancez… dit-il à voix basse.

M. de Brasseuses lui toucha l’épaule dans la nuit :

— C’est moi Brasseuses ; tous viennent, monte.

Verduzan s’élança, Brasseuses le suivit.

Un à un les officiers traversaient la passerelle, fantômes d’ombre : MM. de Dangeau, d’Aubeterre, d’Avantigny, d’Etchebar, de Challandeau. Le murmure du roi, perceptible à peine, les désignait au passage : comte d’Arrengosse, huit ; capitaine Ohierp, neuf ; M. de Pouydraguin, dix ; capitaine Anla, onze ; Fontarailles l’enseigne, douze ; M. de Lanjuzan, treize ; M. d’Urgosse, quatorze ; le guidon Séméziès, quinze ; M. de Vielcapet, seize ; comte d’Hasparren, dix-sept ; Rosny, dix-huit ; d’Aubigné, dix-neuf….

À son tour il saisit la corde, et une lente ondulation, dans la nuit, balança l’immense grappe humaine le roi montait.

Au bout de quelques brassées :

— D’Aubigné…

— Qu’y a-t-il, sire ?

— Tu ne sais pas ce que je viens de faire ?

— Non, exhala une voix.

— J’ai repoussé le radeau, exprès.

Une courte sueur froidit les doigts de d’Aubigné.

— Et si nous échouons dans la tour ?

— N’ayant plus de chance par en bas, nous saurons bien mieux en ménager une par en haut. Le désespoir vaut le courage.

— Hélas ! sire, sont idées à vous, s’émut le poète ; mais n’importe, le clairet tiré faut le boire.

Au long de la grosse corde, pendant trois minutes, rien ne se devina qu’un raclement doux, le frottis léger des étoffes contre les spirales de ficelle, le heurt des cœurs, l’effort sourd des nerfs et des os. Aucun ne se voyait. En file ténébreuse on montait dans le noir, dans le vide, dans l’inconnu, et celui d’en bas ne commençait sa brassée que lorsque celui d’en haut remontait les jambes. Soudain, tout s’arrêta.

— ……

D’Aubigné, au-dessus du roi, se sentit cogner au talon.

— Qui nous arrête ?

— Je l’ignore, sire, mais la « passée » sans doute va nous l’apprendre.

Un avis descendait du haut de la corde, mystérieux, et « passait » de l’un à l’autre sur l’aile d’un souffle. D’Aubigné penché vers le roi traduisit ce pâle chuchotement.

— Mauvaise nouvelle, sire : M. de Verduzan ne peut plus monter.

— Ventre-Saint-Gris ! Et où en sommes-nous de notre voyage ?

— Environ moitié.

Ce fut au roi de frémir.

— Nous allons faire carême sur cette corde, grommela-t-il. Mais tâchons au moins de sauver le moule de nos chemises. (Il se haussa) Écoute, d’Aubigné, faut dire à ce Verduzan qu’il fasse encore un effort, que j’ai rejeté du pied le pont de barriques et que le salut de tous est en l’air. S’il ne peut, malgré l’injonction, se porter plus haut, que M. de Brasseuses qui se trouve au-dessous de lui franchisse son corps. Passe.

— Bien, sire. — Rosny ! fit doucement d’Aubigné.

— Hai ?

— Sa Majesté a repoussé la passerelle. Nous sommes donc sur vingt pieds de boue, et la santé des uns et des autres est dans le combat sur la tour. Si Verduzan ne peut bouger, que Brasseuses monte donc dessus, ainsi que nous autres. Passe vivement.

La nouvelle funèbre s’élança, et le long de la corde, dans l’obscurité, d’énergiques morbieux rálèrent.

— J’en ai la chair moette, souflla Rosny. Instant haletant, la corde ne bougeait plus.

Le Gascon toucha son ami.

— Je crois que va y avoir ici mauvaise nuitée, murmura-t-il. Sais-tu, toi qui es poète, comment le peuple nomme les os des morts ?

— Oui, sire, y a un proverbe qui les appelle les « tulipes des Saints Innocents ».

— Or bien, répondit le roi, si nous ne montons plus le fossé d’en bas va fleurir.

La « passée » revenait.

Rosny la reçut d’Hasparren, et la redit à d’Aubigné.

— Sire, trembla une voix basse, M. de Verduzan est tout à bout, accroché avec désespoir, et le suprême effort qu’il vient d’entreprendre lui a fait bondir le sang du gosier. En outre, M. de Brasseuses vous annonce que le moindre mouvement qu’il oserait sur lui jetterait M. de Verduzan dans le fossé.

Un sursant furieux secoua la corde.

— Vous êtes dix-neuf fagots de choux ! grogna le Gascon. D’Aubigné, passe-leur qu’ils tiennent le câble hardiment, de toute la force de leurs genoux et poignets. Ni remises ni temporisements. Au lieu de se désembarrasser des lourdes affaires, les faut accomplir au bref : je monte.

Pétrifié de stupeur, d’Aubigné sentit tout à coup que quelqu’un pesait sur son dos. Deux bras formidables happèrent ses bras, deux cuisses dures l’enveloppèrent, une haleine chaude et puissante lui passa le long du visage, et la masse s’aidant de ses épaules disparut au-dessus de lui. Il eut dans les narines, âcre et bestiale, l’impression qu’un bouc l’avait piétiné.

— Tiens bon, Rosny, exhala une voix, je vais m’assurer si la gaillardise de mes forces me poussera jusqu’au parapet. Gare à vous, monsieur d’Hasparren…

Des chuchotements s’élevaient, monotones, dans le silence :


— Le roi monte.
— Le roi monte.
— Le roi monte.


— Monsieur de Vielcapet, serrez, me voici.

Un soubresaut, il passa.

— Le guidon Séméziès, quinzième.

Machinal, pour détourner la fatigue, il les comptait en grimpant :

— Quatorzième, M. d’Urgosse. — Treizième, M. de Lanjuzan.

Un broncha.

M. de Fontarailles, dit le Gascon, vos mains se dérobent. (Ses cuisses l’enlacèrent) Serrez, ou aussi vrai que je suis le roi, je vous plante dans le dos l’apostille d’un coup de dague. Douze ! (L’enseigne dépassé, il fit effort des biceps) Capitaine Anla, onze !


— Le roi monte.
— Le roi monte.
— Le roi monte.


— Dix ! M. de Pouydraguin.

Le Gascon montait.

— Neuf.

Dès lors, essoufflé, il ne nomma plus aucun homme, des chiffres de feu lui saillirent des lèvres :


8
7
6
5
4
3
2


Arrêté, il se haussa. Du fond de ses yeux troubles que la sueur noyait, le roi vit un spectre vague : deux prunelles ivres de fatigue, un menton planté dans un cou, du sang et de la honte, une morne douleur crispée à un câble. Il en eut pitié.

— Par le corpsbieu, Verduzan, je vous croyais le bras plus solide !

Le menton ne se releva pas. Le roi tira son écharpe, et se suspendant à la béarnaise, ligotta l’officier muet.

— Tenez bon quand même, ajouta-t-il, car j’entends grimper tous les autres.

La mâchoire de Verduzan battit le tambour.

— Hé ! fit Henri, restez là coitement, je n’en aurai pas de rancune ; force n’est point bravoure, et je vous sais valeureux. Mais veuillez m’excuser si je passe, nous ne sommes point ici pour manger beignets. Hop !

Il était passé.

Dès lors, libre, il monta. L’écureuil pyrénéen fut bientôt sur le parapet. On le vit un rapide instant, dressé sur le bord du gouffre, immense, immobile, ciselé en ombre sur les nuées. Puis, comme un soldat s’approchait, dans le pourpre éclair de sa pistolade il bondit en hurlant Navarre !

Derrière le Gascon, aussitôt, lugubrement indécises, exhalées de la nuit par l’espoir d’un bain dans la flamme, deux salamandres apparurent, trois, quatre, puis douze, quinze, tout le chapelet, sauf un homme. Vite, les armes résonnèrent. La mort ouvrit l’escalier, et le feu y tomba en foudre !

La tour fut prise au bout d’une heure.

Le quartier des Loges au bout de quatre.

La ville un instant après.