Le Roi (1900)
Flammarion (p. 93-100).

IV


Les dalles du Louvre et les ruisseaux de Paris nettoyés, le roi de Navarre, équivoque à tous, tenta de reconnaître dans la masse qui le cernait les premiers ennemis à combattre.

Mais il y en avait trop grand nombre, aucune trouée n’y était possible : Charles IX d’abord qui se reprochait sa clémence, puis Catherine qui se défiait, et derrière ce double danger, un autre plus redoutable qui rôdait partout, les haines alliées de deux religions.

Honni des catholiques qui le rencontrant à la messe avaient lieu de douter d’une foi si neuve, flétri des protestants dont les puritains lui reprochaient sa reculade, méprisé des uns, méconnu des autres, suspect à la cour et à la France, que faire ? Entre ces clameurs : « Renégat ! Lâche ! » entre ces deux blocs, opinions qui se combattaient, n’allait-il pas être écrasé ? Mais l’instant n’était pas venu. Il prévit l’imprudence d’un rôle quelconque, recula de la scène, amassa de l’ombre autour de lui, se creusa un gite, et le fils de Jeanne, l’élève de Coligny, cet amoureux d’amitié se reconnut seul.

Au lieu de l’abattre, cette solitude le haussa. Seul, mot des aventuriers, le plus mélancoliquement sublime, peut-être, du langage humain. Seul, mot qui exalte, coup de gong sur nos désespoirs et nos sommes, flamme qui tord nos nerfs comme des fils et roule son métal divin dans le sang páli de nos veines. Seul : puissance et silence, volonté et sérénité, attitude de Dieu.

— Que devient le roitelet ? chuchotait la cour, on ne le voit plus.

— Il était hier aux halles, très affairé sur les paniers de quelques marchandes ; on dit qu’il se fait construire un vivier pour l’élevage de certains poissons.

— Il n’est done plus ambitieux ? Et le grand rêve huguenot ? les projets de son maître l’amiral ?

— Abandonnés ! oubliés ! Il n’est plus l’homme que nous connûmes, hardi aubien, fier et jacassier comme un sifflet neuf. Un dégoût de lui-même, le désespoir de n’être ici qu’un nom sans poids et les humeurs de sa solitude, peut-être, l’ont rendu ivrogne et gourmand ; son seul plaisir est de boire du vin frais devant une alose de Bordeaux. Le voici…

Le roi de Navarre, seul, passait au fond de la galerie ; les causeurs hochèrent la tête :

— Vous avez raison, il mange trop. Le roi, en effet, parut gonflé.


À peine, cette année-là, si on l’aperçut. Ses gestes étaient lourds et sa botte appuyait au sol. Le grillon de Pau ne chantait plus.

— Serait-il malade ?

— Non pas, puisqu’il grossit !

Il s’était féru du jeu du paume. Au lieu de se passionner aux mathématiques et aux cartes, il boutait la balle avec les seigneurs.

— Votre Majesté se transforme, elle retrouve goût aux joies de son âge.

— Une pinte de vin de Beaune, une perdrix, disait le Gascon d’une voix terne, avec sur ses genoux quelque dame cointe et mignotte aux verdelettes beautés, c’est l’existence. Ça ! messieurs, jouons !

Et il empoignait le bilboquet.


Prompte métamorphose. Qui avait abattu ce cœur ? En face de ces reproches muets, il levait l’épaule, cynique :

— Rien ne me meut à vivre que le plaisir. Je n’ai pas le fiel d’un loup, moi. Que suis-je ? Un paysan poussé en simplesse.

Ses yeux s’assoupissaient, mornes, dans leurs nids de rides.

— Cependant, insinuait-on, vous aviez naguère une armée… La lutte, quoique dangereuse, serait honorable.

Las ! gémissait-il, j’en suis refroidi. Qu’on ne me parle plus que de repos.


Mais parfois, en de certains jours, rares, on lui voyait prendre son ancienne allure, saine, vigoureuse, gaie. Redevenu le Gascon, il sentait le thym de la montagne natale. Des vieillards s’y trompaient.

— Vous avez bon air, sire. Il serait temps, nous est avis, de tourner vos heures à l’étude.

Le roi fuyait :

— Ils me veulent faire prendre le ciel pour une poêle ! Les fâcheux ! À nous, d’Alençon ! que mettrons-nous ce soir au ballet ?

Ceux qui avaient eu foi, déçus, se vengeaient par de sourds brocards :

— Voyez le caquetier ! le soldat est passé muguet !

Et l’opinion de tous, méprisante, s’imageait ainsi :

— Il a plus de nez que de royaume.


Après les masques, les vers érotiques, les danses, après la paume et le bilboquet, une femme acheva de dissoudre Henri. Aux fêtes de cour dont le tumulte même le lassait succéda madame de Sauve. L’Italienne de Médicis, en la lui donnant, s’applaudissait d’avoir vaincu le stoïcien, souillé dans son germe une gloire naissante, amolli le héros. Cette jeune poitrine toute résonnante encore des commandements de bataille ne palpita plus qu’en des étreintes séniles. Et dans le Louvre où erraient en peine quelques vieilles et bonnes gens, compagnons de Montluc en Italie, les plus dures images de la douleur silencieuse s’offrirent désormais au prince, parfois obligé pour joindre sa dame d’écarter les rangs de ces vieux soldats.

— Il nous oublie.

En voyant ce visage mort, cette taille gâtée de graisse, la désolation de deux yeux dont le regard las s’endormait dans les molles poches des larmiers, ils se remémoraient, songeurs, le ferme enfant qu’ils avaient connu, le lionceau de Navarre, le gasconnet gorgé de joyeux discours et d’exemples. Tous avaient honte :

— Le petit n’est qu’apparence de lui-même.

— Nous n’avons plus qu’à reculer, inutiles, jusqu’en nos manoirs, pour pendre nos épées aux crocs.

— C’est la fin.


Depuis deux ans, on ne le voyait presque plus. La méfiante promenade quotidienne, par les galeries de silence, lui devint une insupportable fatigue. Il s’enfermait avec sa maîtresse, d’autres dames, deux ou trois amis corrompus comme d’Alençon, et pendant des semaines, des mois, on ne savait rien d’eux, sinon qu’ils paillardaient et buvaient, — jusqu’à l’heure étrange où, attiré par des cris sauvages, quelque gentilhomme écoutant aux portes s’en retournait apprendre à Catherine que le roi de Navarre, trop mignon sans doute pour monter en selle, se divertissait en sa chambre à faire « voler des cailles » par l’épervier.

— Il ne peut plus même chasser, se disaient les vieux. Où est le temps de Loudun, de Jarnac, de Montcontour ?

La reine-mère, joyeuse, s’impatientait :

— Encore un peu de cette vie, songeait-elle, et nous prendrons le deuil de Gascogne.

Ventru, blafard, l’œil clignotant et rouge, par les tentures écartées un petit vieillard surgissait, hideux, après ces mois de silence. Qui ? Était-ce là le Gascon, l’alerte Pyrénéen d’autrefois aux écarts de biche et aux cris d’aigle ? Fantôme…


On ne le craignait plus. Les dames et les seigneurs se dédommageaient en lazzis de la peur absurde qu’ils avaient eue d’un roi incapable de persévérance, et une veille de Toussaint, dit l’Estoille, que le Béarnais jouait à la paume, « le peu de cas qu’on faisait d’un prince que chacun galopait d’injures comme un domestique fit bien du mal au cœur à beaucoup d’honnêtes gens qui les regardaient ». Le peuple qui avait aimé le Gascon lui restait fidèle dans sa déchéance.


Une catastrophe, un moment, écarta du roi de Navarre l’attention moqueuse de la cour. Après avoir langui deux années, Charles IX mourut au château de Vincennes.

Le soir de ce jour-là, Henri comme d’habitude se retira dans ses appartements, où nul ne pénétrait que son camarade Agrippa et un autre jeune homme nouvellement à son service nommé Rosny. Tous deux, un bougeoir en main, l’attendaient.

— Charles est mort !

— Nous le savions, dirent les jeunes gens.

Le Gascon ota de ses épaules une sorte de reître à capuche, puis sa lourde casaque sans manches :

— Ventre Saint-Gris ! Encore un, et je les aurai tous enterrés.

Un secrétaire lui enleva sa cuirassine. Il sembla mince.

— Le roi de Pologne accourt, dit le Gascon, il sera sacré sous le nom d’Henri III, mais c’est un malade. Patience, le trône se déblaie…

Après la cuirassine, il fit glisser à ses bottes une jacques de mailles. Restait un gilet de buffle. Il le dégrafa, arracha un autre gilet. Sous la chemise de toile, creux et nerveux, ses flancs apparurent, le ventre encavé d’un loup qui n’aurait vécu que de neige. Libéré, son front s’éclaira, et les os de ses coudes, raidis en l’air, craquèrent.

— Que ce jeu est pesant !

— Il faut persévérer, sire, dit d’Aubigné. Les évènements vous servent. Les rois meurent, vous restez. Pendant ces deux ans de corruption feinte et de paresse apparente, vous avez haussé votre cœur au niveau de votre ambition. Attendez, souffrez les injures et simulez toujours le bon homme, le réveil sera plus terrible.

Le Gascon siffla boute-selle.

— Sire, dit Rosny, les courriers de Béarn ont déposé leurs « rôles » ce matin, ils sont là sur cette table.

— Bonnes nouvelles ?

— Excellentes.

— Combien de compagnies ?

— Cinquante-deux, non compris les capitaines, lieutenants, guidons, enseignes et maréchaux des logis. Le nombre des partisans s’augmente chaque jour.

Dispos, muscles bandés, prêt comme les autres nuits à ce labeur aux lumières qui le surmenait depuis deux ans, les bras et la poitrine nus, Henri consulta les rôles, déploya les cartes, songea, se mit allègrement à marcher en prenant des notes, et tandis qu’une intelligence énergique embrasait son saillant visage d’âpres éclairs, penché vers les deux ombres qui attendaient sous les lampes :

— Vos plumes, commença-t-il. Au travail !