Le Roi (1900)
Flammarion (p. 296-313).

VII


À l’aurore du 14, le roi s’en alla aux champs et considéra l’ennemi.

Rangé en demi-cercle sur le plateau d’Epied, il comptait au moins treize mille hommes et quatre mille chevaux.

Le duc de Nemours, général de l’avant-garde, aile droite, avait en première ligne six cents chevau-légers italiens flanqués par deux escadrons d’arquebusiers à cheval et par deux bataillons d’enfants perdus ; sa deuxième ligne comprenait six grosses cornettes de reitres de Brunswick, un bataillon de lansquenets et deux régiments d’arquebusiers.

Le corps de bataille était formé du bataillon suisse de Pfeiffer gardé en flane par le régiment de la Chastelière, et une masse de dix-huit cents grands chevaux en quatre escadrons que Mayenne voulait opposer à la « Cornette » du roi ; mille lanciers de la Wallonnie, sous la bannière rouge du comte d’Egmont, plus quatre cents carabins d’Espagne et deux cent cinquante gentilshommes composaient le centre.

Le duc d’Aumale, chef de l’aile gauche, avait sous ses ordres trois cornettes de lanciers flamands, le bataillon suisse de Béraldingen, les régiments de Tremblecourt, Ténissé, La Chastaigneraie et les quatre cents reîtres de Bassompierre. L’artillerie placée bas, fort mal disposée entre les Flamands et les reîtres, montrait deux canons et trois coulevrines.


Le roi qui regardait attentivement se tourna vers ses officiers porteurs d’ordres.

— À présent que Mayenne a ses positions, dit-il, je vois bien que la nôtre est défectueuse. (Il tendit le bras) Nous sommes trop loin de lui de ce côté-ci, et le mauvais temps est sur nos visages.

Il fit exécuter un changement de front sur son aile gauche afin de se rapprocher de deux cent cinquante pas de l’aile gauche ennemie et de tourner le dos au vent et au soleil. Dans cette manœuvre, il laissa son aile droite un peu en arrière du centre, et avisa Biron.

— Monsieur le Maréchal, dit-il, « réservez » vos troupes comme François de Guise le fit à Dreux, elles frapperont avec plus d’ardeur !

À cheval sur un fort bai brun du haras d’Orange, au garrot élevé, durs crins, ceil vif, amples jarrets, front de bouc et aux lèvres si petites qu’il eût pu boire dans un verre, armé de toutes pièces, coiffé d’un casque de charge empanaché de plumes blanches qui montrait son dédain de l’incognito, le Gascon trotta selon sa coutume au ras des eseadres, bataillons et bandes, pour forcer chacun à bien faire :

— Ayez l’œil sur vos capitaines ! Le moment venu, partez d’un air libre, les organes bien jouants dans la machine du corps, la bouche entr’ouverte sans serrer les dents, comme gas qui vont à la fête !

Passant de l’avant-garde aux ailes de l’armée, quelques hommes grondèrent, et un vieux gendarme du maréchal d’Aumont dit tout haut :

— Ils sont plus nombreux que nous.

— Tant mieux ! rit le Gascon : moins de gens, plus de gloire !

Le ralliement des escadrons après la charge le préoccupait, il vint à la cavalerie.

— Mes bons compagnons ! cria-t-il, si vous courez ma fortune, je cours pareillement la vôtre ! Je me dresserai tout à l’heure ou tomberai avec vous ! (il galopait le long des visages) Gardez bien vos rangs, je vous prie ; et si la chaleur du combat vous les fait quitter, pensez au ralliement qui sera le gain de la bataille ! (L’éclair de son épée entoura un point de l’horizon) Vous le ferez entre ces trois arbres, là-haut, qui forment une masse distincte en arrière de l’aile droite ennemie. (Son cheval s’arrêta, enfoncé en terre) Et maintenant que tout est prêt, c’est à vous Monsieur de la Guiche !

Neuf grandes volées de foudre, à son ordre, s’abattirent dans l’armée ligueuse. Il était midi ; la bataille était commencée.


Le duc de Nemours que matrassait ce canon lança aussitôt les six cornettes de Brunswick contre la batterie royale. Le comte d’Auvergne et le baron de Givry, dégainant chacun, s’avertirent d’un bref guin d’œil, et massant leurs quatre. cents chevaux, accoururent contre les reitres. Affolés par ce grand bel ordre, les escadrons de Brunswick, en terreur, déchargèrent leur poudre. aux oiseaux et revinrent sur le front des Suisses qui serrèrent les intervalles pour ne pas les laisser passer ; l’ennemi les huant à honte, ils s’enfuirent de là vers les lansquenets allemands leurs compatriotes qui baissèrent aussitôt les piques, et après avoir mis l’aile droite de Mayenne en fâcheux désordre, on les vit disparaître enfin du champ valeureux d’Ivry où les deux armées, nauséant un même dégoût, respirèrent…

— Le vilain spectacle ! dit le roi outré. Attention ! s’écria-t-il aussitôt, il s’élance à nous une meute autrement gaillarde. Maréchal d’Aumont, baron de Biron, prenez partie !

— Charge ! cria le vieux maréchal.

Les deux troupes bondirent, sur un front unique, au martial galop, jusqu’à dix pas des ligueurs ; on eût cru, tant ils s’approchèrent, qu’ils allaient s’y briser et fondre ; mais une voix vieillotte, celle de d’Aumont, tintante comme un verre ancien, arrêta net la tempête : « Caracol par demi-escadron ! « La chevauchée s’ouvrit par le milieu, brutalement : les deux cents cuirasses du maréchal voltèrent à droite, les deux cents de Biron à gauche, et l’ennemi se précipita dans ce vide comme en un couloir. La manœuvre eut lieu ainsi qu’en place d’armes. Des ligueurs crièrent : « Halte ! gare sur les deux côtés ! » Mais d’Aumont et Biron étaient hors d’atteinte ; leurs deux troupes caracolantes pivotèrent ; chacune, nerveuse, fit le tour complet sur sa file externe et chargea en flane : ces deux fortes pinces, l’une dans l’autre, désossèrent effroyablement l’ennemi, — et le maréchal brossa son écharpe.

— Fort bel exercice, dit-il. Mais que va faire Sa Majesté de ce furieux comte d’Egmont qui s’approche ? (Un bruit lugubre s’arrachait du centre opposé) Revenons à notre place, monsieur de Biron, le roi peut encore avoir besoin de nous.

Les mille gendarmes lanciers wallons, frappant leurs armes à la barbare, s’ébranlaient sous leur bannière rouge. Le porte-cornette du comte ayant levé l’étendard, les chevaux cabrés sous l’éperon s’allongèrent comme des fumées, accoururent ; leur élan fendit les deux escadrons de MM. d’Auvergne et de Givry qui défendaient les six pièces, culbuta les pionniers et les canonniers ; trois coulevrines tombèrent, un vastadour y mourut, percé par une lance qui fila dans le ventre d’un canon et accrocha l’homme contre sa pièce ; puis les grands gendarmes s’en retournèrent : l’artillerie royale était prise.

Au lieu de s’en désoler, le Gascon se sentit la tête froide ; il y a toujours assez d’air, dans le feu des plus grands désastres, pour les poumons d’un stoïque. Voyant les chevau-légers de MM. d’Auvergne et de Givry et les régiments du vieux maréchal, du duc de Montpensier et de Biron remis en équilibre, il jugea le moment venu de mettre la main aux cartes « si chaudes qu’elles fussent », et murmurant à part lui ladéritampon tararère, s’en vint à ses gentilshommes qui s’impatientaient sur leurs chevaux :

— Glorieuse Cornette blanche, comtes et barons leur cria-t-il, vous êtes Français, je suis votre roi (dardant son glaive), et voici l’ennemi. À eux ! Si les cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon grand panache, vous le trouverez toujours en bon chemin ! En avant intrépidement, mort aux mauvais hommes et vive la terre !


Il y eut fâcheries comme à Arques, chacun voulait être premier ; mais monté sur un cheval mordeur qui flairait l’ennemi, le roi tint la tête de son escadron, énorme sous ses plumes blanches, emporté comme un cormoran dans l’orage. Le tumulte arrivait derrière, cliquetant, chargé de bruits tragiques et d’appels féroces où crevaient les rouges voix des chevaux, les unes montantes, joyeuses, pleines, terminées par de longs sifflets vers le ciel, les autres cassées de rage, broyées en morceaux, par cris courts, tandis que mille bribes d’écume, tourbillonnants papillons, s’enfuyaient élastiquement des mors mâchurés. La cornette-cyclone aborda l’ennemi-tempête ces deux vagues jointes jaillirent sous le choc, creuses et fumeuses, rejetant à droite et à gauche, dans un inextricable tohu-bohu d’écroulement, tronçons de pendants d’épées, hausse-cols, casques, bandoulières, bois de piques, du sang, du fer, de la confusion et de la mort et jusqu’à des miettes d’écharpes que ce heurt avait déchirées. Le roi meurtri cognait en avant, escorté à dix pas d’un jeune et inince officier que trente grosses poitrines protégeaient galamment des lances ; madame de Gramont, l’épée en gaine, une flamme à son bel œil bleu, traversa l’escadre wallonne sans qu’une seule pique l’atteignit. Les deux troupes furent face à face un quart d’heure, aucune ne céda. La cornette blanche aux fleurs de lis d’or brandie par le comte de Rhodes planait sur l’aile droite au-dessus du casque royal, en haillons de combat, sinistre, tout applaudissante de claquements et violée déjà par les balles. Le nombre enfin prévalut : Malgré la valeur du roi et la rage de ses gentilshommes qui frappaient en Vulcains farouches, l’énorme régiment d’Egmont, renforcé de douze cents reitres, démolit l’aile gauche de l’escadron noble. S’ajoutant au comte d’Egmont et à ses Flamands, la troupe de Mayenne surgit en charge, escortée d’une masse espagnole, et tomba sur les royaux reculants ; les six cents Navarrais se trouvèrent devant cinq mille hommes. Il y eut là un peu de boucherie : les carabins firent leur décharge à vingt pas ; un coup transperça la jambe de Rosny, un deuxième sa main, un autre fora son flanc, son cheyal tomba, frappé dans la bouche d’une balle qui ressortit sous la selle, et le jeune comte de Rhodes, tué sur son sourire, roula sous les chevaux avec l’étendard. Dans cet arroi de bataille, le Gascon courait à chacun, dépiécé de son grand manteau, de ses armes, et hurlait à tous des encouragements. Le désordre, peu à peu, — gagnait la Cornette-Blanche ; deux cents nobles étaient morts déjà ; quelques-uns, têtus, combattaient de la javeline et du glaive ; d’autres, pistolets chargés, en fractions de trois à huit files, rompaient sans rien entendre, couraient à l’ennemi, tirant en pleine chair, nez à nez, d’un entrain qui faisait merveilles. Cette pistolade héroïque, toutefois, leur était funeste : ils se faisaient fendre en long, en travers, et dégringolaient de leurs selles en perdant leur jus comme de braves pêches gâtées. De la civière où on l’emportait, Rosny le comprit enfin : « Messieurs, dit-il en se soulevant, veuillez m’attacher à cheval ; mes balles sont en bon lógis dans mon ventre, et tandis qu’elles dorment je veux revoir la Cornette. » Tout blanc et tout rouge, il s’assit comme il put sur un courtaud de Bretagne, piqua de l’éperon, vint aux gentilshommes, et rallia quelques-unes de leurs compagnies. Le roi, mêlé à eux, se battait aux places brûlantes. « Sire, dit Rosny en baissant son bras, vous faites la recrue et vos gentilshommes succombent ; les charges de M. de Mayenne déquillent nos rangs, m’est avis qu’il faut faire ici les « dragons », notre obstacle arrêtera tout. » Le roi essuyant sa sueur, ce revers de main l’éveilla, il fit grand soleil dans sa tête : « Vous avez raison, mon ami ; pistolant à cheval mes nobles ne font rien qui vaille, contraignons-les à descendre. » Bondissant au milieu des balles qui grêlaient à mort sur son buffle, le Gascon rugit par la plaine : « Gens de ma cornette, ralliement ! » Une foule vint à son cri. « À la dragonne, pied à terre. » Trois cents cavaliers massés descendirent, accrochèrent leur cheval par une longe du côté montoir, et chargèrent froidement leurs armes. « Tirez à balle sûre, avisa Rosny, la poudre est chère. » — « Le plomb aussi, » grogna Pouydraguin. Derrière ce rempart de chevaux, les gentilshommes attendirent, méprisants, guindés comme des piquets, la figure haute, la lèvre inférieure en l’air, un coin de moustache sous la dent. C’étaient les porteurs de noms historiques, les Manoirs de France. Largement bâtis, durs de base, ils symbolisaient chacun sa forteresse, et leur casque emplumé bougeait comme un haut pennon sur la tour. À la première charge, visant juste, ils firent boire à Mayenne une salve de trois cents coups ; la mêlée écorcha les autres. « Courage ! hurla le roi, le maréchal de Biron s’avance avec ses gendarmes ! » On se reforma. Quelques-uns, sans balles, volèrent des baudriers aux morts ; MM. de Vielcapet, d’Herreboue, de Maulichères et d’Armentules prirent des fusils à rouet. La seconde galopade, rageant sur terre, les renversa tous, mais dressés soudain ils firent feu et le poignement de la mêlée recommença. Rosny, raide comme un spectre, eut du pistolet dans l’autre cuisse, et un coup d’épée lui vola un pan de la tête, il s’assit et ne donna plus que des conseils « Gardez-vous, monsieur de Tuzagnet ! Vénérable comte de Peysurdax, mon père, voici un fer qui vous guette. » On entendait la voix du Gascon, ses coups de glaive « Paillard ! tu garderas cette marque au visage ! » Il en fendit un comme une bûche : « Les fous s’amendent par le bâton ; en voici du mien sur ton crâne ! Et toi, méchant ! tu en veux au ventre ! Et à toi ! (Les hommes, autour de lui, tombaient en grappes) Et à toi aussi ! vivants n’ont nuls demains, mourez tous ! » Vielcapet se battait près de lui, botte à botte : « Le secours, sire ? » — « Par la morbieu ! rugit le roi occupé, je vous dis que Biron s’approche, il est averti, il vient ! » La Cornette ne tirait plus. Comme une autre charge était imminente, les « Châteaux » désarmés, tels qu’édifices, vacillèrent sur leurs colonnes, chacun pensa à sa Dame et il y eut des signes de croix. Le Gascon que ces mines faisaient mourir s’empara soudain d’un mousquet, renversa les groupes, prit la tête, et chargea son arme. « Sire ! supplièrent les nobles, que faites-vous ? » — « Il n’y a plus de sire ! les races des petits et grands sont égales devant la mort, je vais faire ici le caporal ! » Des mains l’écartaient, il resta devant, la barbe à l’ennemi. « Arrière ! sire, gémit lamentablement la Cornette, n’ayez garde, nous mourrons en un tas ensemble pour votre vie (ils se pressaient tous vers le roi) mais combattre encore, c’est passer dessus l’impossible ; nous sommes tous démunitionnés, que mettrions-nous dans nos pistolets ?…

Un mousquet dardé, un grand front d’orgueil, d’héroisme et d’entêtement, une raillerie sauvage, un cri :

Vos dents !

Et ce qui restait de la Cornette, après ce mot, attendit la charge suprême.

À ce moment, le combat râlait d’allégresse. Toutes les compagnies étaient engagées, toutes les pièces tiraient à foudre ; on ne voyait qu’horizons de lances : métalliques forêts animées d’une vie lugubre qui se déracinaient tout à coup, s’inclinaient comme au vent d’autan et sur un signal de trompettes s’emballaient d’un lourd trot ferreux et se mettaient macabrement à charger les unes contre les autres pour s’abattre enfin en grand bruit sur leurs racines humaines. En tête de sa troupe réduite à deux cent trente nobles armés seulement d’une épée, le roi qui désespérait de Biron choisissait la place de sa mort et mesurait déjà d’un regard noir le terrain où allait tomber sa noblesse, lorsqu’une voix lointaine l’appela soudain :

— Sire !

Le Maréchal accourait.

Suivi des troupes de « conserve, », de ses régiments de gendarmes, de trois cents cavaliers picards, de deux cents poitevins et de tous les débandés de l’aile gauche et du centre, Biron vint s’ajouter aux survivants gentilshommes qui se raffermirent.

— Vous nous arrivez comme l’ange exterminateur ! lui cria le roi.

— Sire, je ne vois plus flotter la Cornette…

— Cet étendard est perdu, les coquins m’ont tué le comte de Rhodes.

— Et votre panache ? Le roi ôta son casque ; le porte-plumet, brisé, ne montrait qu’un tronçon de corne.

— Notre maître, dit malignement d’Aubigné, songez à votre discours d’avant la bataille : « Si vous n’avez plus de drapeaux, volez à mon plumail blanc ! » Comment nous rallierons-nous tout à l’heure ? les cornettes nous manquent, votre panache aussi.

Les nobles, riants, remontaient en hâte sur leurs chevaux. Le roi allait répondre une raillerie, mais il aperçut Corisande.

Belle, pâle, une goutte de sang au cou, énervée par la chevauchée, les brailleries des bombes et les grinçants glaives, madame de Gramont découvrait de petits crocs féroces et tirait machinalement son épée. Une seconde fois, comme la veille, le Gascon sentit qu’elle lui échappait, que l’exquise épouvante, l’aimable douceur et les faibles grâces féminines avaient déjà fui ce sein de soldat. Avec ses vêtements tombés, il lui sembla que la femme, elle aussi, gisait dans la petite chambre campagnarde où il l’avait armée chevalier. Il revit en fermant les yeux les trois robes, les jolis bas gris, la chemisette surtout, fine, si blanche…

Le regard de Biron demandait ses ordres, mais un ravissement soudain rougit l’amoureux :

— Formez régulièrement l’escadre, dit-il vite. L’occasion sera meilleure à mon retour pour battre l’ennemi de côté ; je reviens, monsieur le maréchal !

Il bondit aux retranchements, viola ses bagages, remonta en selle, arracha une lance au poing d’un soldat, et revint d’un furieux galop dans la troupe étonnée des nobles. Cette manœuvre s’était faite en quelques secondes, le temps d’un geste.

Dressé devant ses régiments, le roi mit la perche en terre, ouvrit sa main droite, déroula un frissonnant linge, une mousse — sire… gémit Corisande — quelque chose de blanc, de fin, de nué — sire… sire… que faites-vous ? — qui gardait dans ses plis secrets le dessin d’un cœur, et le suspendit par les épaulières, en faisant deux nœuds de batiste, sous le fer sanglant de la lance.

L’armée eut un choc.

— Or bien ! mes amis, clama le Gascon, direz-vous encore que nous manquons de Cornette (il brandit la lance dans le vent), et cet étendard que je hausse ne vaut-il pas mieux qu’un plumet ? Gentilshommes qui glorifiez aux combats les devises de vos amoureuses. Et vous, gendarmes. Et vous, chevau-légers. (L’escadron regardait le nouveau drapeau d’un œil ivre) Et vous, arquebusiers et piquiers, soldats picards et poitevins qui laissâtes par vos maisons de joufflues garcettes, contemplez, contemplez avant de bondir cet emblème qui est le vôtre, et qu’il vous évoque en particulier les commères de vos villages et tous les baisers de vos logis ! (La brise, à ce moment, gonfla l’étendard et anima les dentelles, on eût dit qu’une forme y ondulait) On va donc combattre maintenant, hurla le roi, chacun pour sa chacune, et chanter plus fort qu’au lutrin ! (Il montra la bataille dans un brave rire tout blanc) Pien n’est tel que taille de mars, nous allons avoir grande affaire ! Abordez l’ennemi d’un cœur en santé, galopez en ordre et suivez-moi bien ! Je récuse pour vous plaire la vieille maussade devise des Bourbons : Qui qu’en grogne » et je crie liesse à Cupidon qui est dieu ! (Tournant son grand cheval et levant au ciel son drapeau) Compagnons de la pierre qui roule, rugit-il soudain, n’y a qu’un mot à présent qui serve : Charge !

Il partit, l’étendard claquant, fier, joyeux, rigide sur son bai, le poil en révolte, sans casque, suivi par dix-huit cents hommes fascinés, le glaive en une main, pistolet de l’autre et poignard aux dents qui bramaient de mort et d’amour ! L’escadron royal enfonça la troupe d’Egmont dans un bruit qui passa sur Dreux. « Bucheronnez ! s’écriait le roi, l’ennemi déjà se désordonne ! Eau trouble, gain du pécheur ! » Il reçut une balle dans le haut du bras, ses yeux de basilic incendièrent l’homme qui avait tiré : « Que les fièvres quartaines te convulsent ! » Il dressa le drapeau dans l’air funèbre chargé de balles et tua l’homme, « Plus avant ! bravait-il sans cesse. Droit à ces gendarmes wallons qui n’ont plus que lances brisées ! Je suis chef ; croyez-en l’aboi d’un vieux chien : le champ est à nous ! » Son cheval rouait au milieu des glaives et balançait l’étendard que le vent gonflait de grâces subites. « Avancez ensemble, aumoureux ! À ma cornette ! » Les Wallons rompus et les Espagnols trop meurtris pour avoir le temps d’une recharge n’opposèrent plus que l’épée aux quinze cents pistolets de Biron. La poudre, en cet endroit, fit faire maintes grimaces et coiffa plusieurs capitaines de cagoules rouges, « Aux mains ! gasconnwit une voix ; six Senors et quatre Espagnols sont dix diables ! chantez-leur le romancero ! » Retournant aux Wallons à grands coups d’épée : « Le proverbe ne pourra plus dire qu’on s’en va en Flandres sans coutelas ! » Cimenté à son poing, le drapeau se tordait audessus des troupes ; des ondulations s’y jouaient, fuyantes : l’arc légér d’une épaule, le globe d’un sein, d’autres choses sous d’autres plis, et dans la tempête qui enflait ce voile une femme ailée semblait vivre. Cette persistante vision, à la fin, grisa la bataille. Autour du Gascon heureux, mille « amants » se pressèrent ; les blessés s’arrachaient du sol, jusqu’aux morts eux-mêmes dont on eût dit que les bras, crispés vers la tentation, démandaient un geste, un baiser, quelque fugitive et dernière étreinte. D’extatiques clameurs, d’effrayants rires, des voix de rut s’essoufflaient vers ce linge blane qu’une brise de plus en plus forte exaltait de frissons d’amour. Le roi pénétra l’ennemi, étouffé, comme un coin dans un arbre tendre. Il semblait que ce ne fût plus lui qui portât la lance, mais une foule de mains avides ineffablement attachées au voluptueux étendard. Cette charge « lente », ces horribles cris de tendresse, ces bouches, ces regards épouvantrent les superstitieux Espagnols et les gras Flamands. Comme il essayait un passage, le comte d’Egmont fut tué. Tout plia aussitôt : Wallons et carabins, tournant brides, brouillèrent l’escadron de Mayenne qui volta parmi les fuyards en abandonnant sa Cornette. Dans l’orage qui soufflait en force, la chlamide d’une Victoire, par moments, se convulsionnait au-dessus du roi, orgueilleuse, et se promettait impudiquement à l’armée. Des galops rompaient devant ce haillon : lansquenets, reîtres, les trois compagnies flamandes et celle de Mayenne se précipitèrent vers l’Eure, plongeant ou passant le pont dans la plus honteuse panique. Les fantassins suisses ligueurs, en rangs de bataille, allaient être brossés par les Navarrais, mais le roi leur cria de se rendre, et ils apportérent leurs vingt-quatre enseignes. À deux heures la Ligue n’avait plus d’infanterie, à cinq plus de cavalerie et agonisait, Le roi reposa sa lance.

Ses chevaux se ralliaient pour chasser Mayenne vers Nantes et Nemours vers Chartres : il vint aux trois poiriers désignés pour le ralliement et y aperçut, assise à l’écart, le visage dans ses longs cheveux, sa maîtresse confusionnée qui pleurait.

À pied, la Cornette au poing, il la regarda. Elle sanglotait de pudeur, inconsciente de sa part de gloire, et n’osait regarder le jour,

Il pensa :


« Souvenez-vous, madame, de mes étendards de Coutras que vos pieds foulèrent jadis. Vous les mites en grand’douleur, et j’eusse pu alors vous le reprocher, mais ce drapeau que je tiens est aujourd’hui ma réponse. (Toujours silencieux, il sourit) Vengeance qui nous honore l’un ét l’autre ; lorsque tout ployait dans ma main, lorsque tout était inutile : mon habileté, la bravoure française, mes canons, mes armes, jusqu’au sentiment de l’honneur, je fis avancer pour vainere Mayenne le plus cher allié aux yeux de ce pays-ci : l’amour ; le vôtre, madame, et vous pleurez ! »

Il eût pu lui dire ces paroles. Devinant qu’elle n’entendrait rien, il enferma tout dans son cœur, se remit en selle, s’éloigna ; — mais une brise plus fine, l’âme bonne du soir enflait sur son épaule la Cornette, et un coin de la chemise lui caressait la joue, comme une main.