Le Roi (1900)
Flammarion (p. 314-321).

VIII


La leçon de guerre d’Ivry résumait tous les progrès de l’art. Le roi, pour sa défense, avait divisé sa cavalerie en sept corps distribués eux-mêmes en escadres ayant cinq rangs de profondeur « pour qu’elle n’essuyât plus de front la violence d’un premier choc », et il avait entremélé les armes, infanterie et cavalerie, pour que ces deux forces, sans retard, pussent à l’occasion s’aider l’une l’autre.

À côté de ces précautions de défense, les mesures pour l’attaque indiquaient un génie de guerre supérieur. Il s’était d’abord assuré le gain du canon ; puis voulant « percer la ligne de Mayenne avec son centre renforcé », il avait peu étendu le front de ses troupes relativement à leur profondeur ; et préoccupé de rompre toute union entre l’infanterie et la cavalerie de Mayenne, il l’avait livré pendant la bataille, privé d’ordres et de secours, aux attaques combinées de ses carabins et de ses gens de pied navarrais. L’Europe admira ce plan qui avait si bien réussi.

— Vous voilà réputé pour l’Annibal de votre siècle, dit Biron :

Le roi qui regardait le camp sourit avec amertume.

— Les fatigues de la guerre dont les hommes ne voient point le but sont préjudiciables aux princes, dit-il lentement ; l’armée pense qu’elle est victorieuse et voudrait revoir ses foyers. Or, il me faut faire le siège de Paris où les Espagnols tiennent garnison.

— À la place de Votre Majesté, gronda le rude maréchal, me rappelant que l’humanité de Scipion causa la perte de ses troupes, je ferais abattre quelques têtes, les autres se sentant branlantes ne diraient plus mot.

— Déplorable onguent ! Je vous assure bien, dit le roi, que je ne suivrai pas l’ordonnance ; on se doit, au lieu de sévir, attirer le cœur de chaque homme : il ne pousse pas de fruits sur la haine.

Au pas de la promenade, il entra dans le camp, sans faste, en jaquette grise, parlant à chacun des dangers qu’il avait courus et vidant les pièces de sa poche entre les mains des blessés qu’il nommait en riant « chevaliers de Sainte-Souffrette ». Sa gaieté ranimait un instant les hommes, mais quand il était parti les fronts retombaient.

Il s’éloigna, songeur, plus las qu’il n’avait été depuis quinze ans, courbatu encore par les estocades du combat d’Ivry, et s’alla promener tout seul en campagne.

Une ferme était sur son chemin. Malgré sa préoccupation, il y entra, dit bonjour à tous, questionna le compère qui venait de semer son orge ; et sans doute qu’il voulait pousser plus loin sa promenade ou isoler sa rêverie, car voyant un cheval au fond du hangar, il l’emprunta.

— C’est un bidet qui sert au moulin, dit le fermier, il est tout vieux os et je n’ai pas de selle.

— Qu’importe ! Tu viendras me le réclamer au camp, dit le roi.

Dehors, il laissa tomber le bridon. Le cheval semblait suivre un sentier connu ; les champs développaient leurs lignes simples, et une bise venteuse nettoyait le gel du matin. Le roi se reprit doucement à rêver.

Après tant de guerres, il devinait enfin ses troupes lasses. Paysannes la plupart, elles avaient le mal du pays. Va-nu-pieds normands, comme on les appelait, Lanturlus bourguignons, Croquants du Poitou commençaient à regarder en arrière entre deux batailles, et regrettaient sans le dire encore leur logis lointain, « le pot, le feu, le chanteau », et leurs bonnes terres arables. Qu’ont-ils à mon service ? songea le roi : des coups, un étendard qui ne les chauffe pas en hiver et une gloire malaisée à mettre en marmite. Promenant toujours la tête basse, il réfléchissait à la différence des citadins qui gagnaient fortune, et des humbles « travailleurs de bras » dont tout l’espoir était le sol. Chétive ambition. Le clergé, les noblesses de cour et de donjon et les officiers de justice enchenillaient le bien campagnard ; l’an à bout, il ne restait au « pauvre homme » que sa maigre carcasse avec sa charrue, et du grain. Encore était-il rare. On lui avait dit que des Beaucerons chassés dans les bois par la peur des guerres et s’étant procuré — qui savait comment ? — quelques mesures de seigle « s’assemblaient la nuit comme des hiboux, à trois ou quatre, s’attelaient à la charrue et semaient dans l’ombre ce peu de grains ». C’était si lamentable que le roi ne l’avait pas cru, maintenant il croyait. Plusieurs choses apprises quand il était jeune, des dictons surtout, absolus, douloureux et brefs, remontaient du fond. de ses souvenirs : « Le laboureur n’a rien, mais le monde a beaucoup de lois. » On lui avait dit aussi que la France était un grand pré « qui se tondait trois fois l’année ». Ce pré, cependant, le peuple des campagnes le faisait riche. Un autre proverbe affirmait que « l’Empereur d’Allemagne était roi des rois, le roi d’Espagne roi des hommes, et le roi de France roi des bêtes », voulant dire par là que ses laboureurs travaillaient du matin au soir et prêtaient leurs dos sans regimber. Vertu de ma vie ! songea mélancoliquement le Gascon, y aura fort à faire quand je serai chef. (Le cheval allait au pas, monotone, et le roi de plus en plus abaissait son front) Des seigneurs qui avaient passé la grande Eau racontaient l’aisance du fermier anglais « qui mangeait de bon bœuf, buvait bonne bière en tasse d’argent et s’habillait de drap le jour des foires ». (Il soupira) Bien loin d’être au niveau du peuple voisin, ce qu’on appelait le « plat pays » agonisait silencieusement, défertilisé par le galop des reîtres, appauvri par les excès des gens d’armes, l’avarice des usuriers, la rapine des juges. Tout le mal s’accumulait : entraves au commerce des grains, mauvaises récoltes, famine, peste ; et lassée par tous ces fléaux, la chanson du paysan de France, de gaillarde qu’elle était jadis, était devenue basse, peureuse, comme le cri court du grillon tapi dans son gite. (La tête du roi, pesante, eflleurait le cou du vieux cheval, et le vieux cheval de la ferme, toujours, marchait de son pas puissant et régulier, comme va le bœuf au travail) L’homme de la terre, pensait le roi, est donc celui qui le plus souffre. Cette idée le pencha plus bas. En ce cerveau d’unitaire dont le mécanisme ramenait toutes choses à leur expression la plus simple, la France paysanne entière aux millions de vies gémissantes s’agrégea en un type unique ; le Peuple soudain lui apparut : ébauche humaine, ouvrier du champ tel qu’il le devinait, une sorte de Turlupin souffreteux, habillé de toile « comme un moulin à vent », courbé sur sa houe et chancelant contre la bise, esprit court muré entre son berceau et sa tombe, n’ayant que des souvenirs sans avenir, homme vite vieillard et toujours enfant, qui croyait aux fées, aux secrets des feuilles, à la bienfaisance des fontaines, aux maléfices, aux sorts, chantait au gui l’an neuf et adorait le feu le jour de Saint-Jean. Il nourrissait le pays, et le pays s’en riait. Les siècles, sans émotion, l’avaient vu chaque matin défoncer la terre, y recueillir la vie des autres, et à côté de son blé, parfois, paître l’herbe « à la manière des bêtes ». Epargneur, endurant, revenu sous son toit et mêlé à ses animaux, il vivait de pain noir, de la lourde « mache » cuite pour trois jours et de fèves « qui font gros souper ». Jamais d’âtre flambant, un feu de marionnette : trois tisons et une bûchette. Ni linge ni horloge. Amassées dans un sac de toile, les plumes des oiseaux lui faisaient un lit misérable où s’enfantaient par surprise de petits petiots sans gaieté, marmousets poussés à la hâte, n’ayant appris du recteur qu’un geste d’église et que quelques mots de latin : le signe de la croix et une vaine prière que Dieu n’entendait jamais. Un chant désolé que savait par cœur la campagne disait doucement d’eux : « Ce pauvre laboureur n’a trois petits enfants, les mit à la charrue à l’âge de dix ans. » Le père mourait enfin ; restait un dur parâtre : le sol. Chacun héritait d’un morceau de terre, tous d’une même douleur. Une seule éclaircie enchantait ce long crépuscule : l’amour. L’homme choisissait au village quelque maigre fille aperçue à la source battant son linge, mais elle avait comme lui la même histoire, les mêmes yeux résignés, la même âme dans la même prison ; tel grain, telle recueille, et ils faisaient comme leurs pères les mêmes apparences d’enfants. Ainsi était le campagnard, bienfaiteur de la France et son paria, celui qu’elle appelait railleusement « le Bonhomme ».


— Je te sauverai, dit le roi tout haut.


Il s’arrêta. Biron était devant lui.

— Sire, fit le Maréchal stupéfait, voici bien longtemps que je vous observe errant à la rustique mais sans faire un pas en avant. Que Votre Majesté regarde : Elle vient de tourner deux heures autour d’un moulin.

Le roi regarda. Son camp reposait à une demi-lieue, la ferme était près de lui, à portée de voix, et le vieux cheval du meunier, comme s’il avait tourné la grande barre et moulu pendant ces deux heures, commençait gaiement à brouter. Le Gascon eut envie d’en rire, mais il réfléchit.

Une lumière lente emplissait ses yeux ; à la fin, chargés de pensée, ils rayonnèrent.


— Mon ami, dit-il tout d’un coup, au lieu de trouver la chose risible, il nous faut remercier ce cheval qui me ramena au labeur quand je crus aller en promenade. (Il le caressait doucement) Semblable à cette bête que l’antiquité eût faite homme, à ce cheval qui pour mieux m’apprendre s’achemina de lui-même à son atelier quotidien, je reconnais aujourd’hui qu’il ne faut jamais « s’écarter » des projets qu’on doit accomplir. Compagnon, m’a dit ce vieux cheval, l’œuvre des monarques est de s’empresser à la meule, laquelle broie le blé, âme du pain où se rassasie l’univers, (Le roi rêvait) Conquêtes, renommées sanglantes, choses vaines, monsieur de Biron. Ce n’est pas inutilement que je viens de tourner deux heures autour d’une idée. Encore quelque temps, moi debout et Mayenne à terre, on verra nos rôles si la vilaineté de la Ligue transforma la France en place d’armes, c’est à moi d’en faire un moulin ; — hue !