Le Roi (1900)
Flammarion (p. 331-339).

X


Sur la table du souper finissant, la lumière jaune des chandelles s’accrochait aux flacons à demi vidés, y enflammait quelques rubis de Bourgogne, et pâlie par la nappe en toile de Hollande élançait sa caresse blonde vers quatre visages, où vivaient immobilement quatre pensées.

Les yeux de ces hommes étaient à la fois clairs et très tristes, comme si le bonheur de réfléchir et de vivre eût été leur règle normale, troublé maintenant par un souci plus profond.

— Douterez-vous encore, monsieur l’avocat, que votre ami nous ait oubliés ? Vidons les dernières carafes, je vous prie, et que M. Pithou ôte son verre, son invité ne viendra plus.

Pithou, ex-procureur général à la Chambre de Guyenne, répondit simplement : qui sait ?

Il emplit la coupe de l’absent.

— Préparons sa part ; depuis tant d’années nous attendons, qu’un peu plus ou moins ne saurait nous guérir d’attendre.

— Vous avez donc tant de foi aux promesses des huguenots ? fit le chanoine. Je vous ai toujours soupçonné, monsieur Pierre, d’être un peu de « la religion », et vous me le donnez à croire davantage, quand je vous vois tenir tant de confiance en ceux-là qui promettent beaucoup et ne nous donneront peut-être pas plus que ne nous ont donné les Guise.

— Tout va si mal, monsieur l’abbé, que rien ne saurait aller pire ; et si j’aime mieux croire aux bienfaits de Bourbon, c’est que je suis bien sûr d’être leurré en ne croyant pas aux méfaits de Mayenne. Demandez à ce pauvre M. Nicolas Rapin ce qu’on doit redouter de ces gens-là.

L’ancien sénéchal baissa la tête :

— C’est vrai. Les messieurs de la Ligue m’ont tout volé (avec un soupir :) parce que je ne leur plaisais mie (avec un sourire :) et la seule chose qu’ils n’ont pu me prendre est la joie de rimer à loisir dans les loisirs qu’ils m’ont créés.

Deus nobis hæc otia fecit, dit le professeur d’éloquence Passerat.

Diabolus ! cria l’avocat ; ces Espagnols nous sont diables sous le couvert divin, et la queue leur fume !

— Mayenne nous a dépouillés. Nous voilà plus serfs que les chrétiens en Turquie ou les juifs en Avignonet ; nous n’avons aucune volonté, ni la moindre chose en propre dont nous puissions dire : c’est à moi. On nous met le pied sur la bouche, et nos franchises sont à vau-l’eau.

— C’est la triste vérité, rêva le chanoine, et pourvu qu’on affirme au peuple que son Dieu et sa terre seront en péril s’il se fie à d’autres qu’aux Guise, on peut aisément le tondre, piller ses gras pâtis et saccager ses herbages.

— Et nous autres, dit Pierre le Roy, nous la bourgeoisie, artisans, professeurs, magistrats, nous tous venus du peuple et qui sommes ses fils émancipés, qui nous écoute ? Le Tiers est comme un quart, s’écria-t-il plaisamment, qu’on ne saurait plus où mettre, tant sa place est prise ! Cette place du peuple qui souffre et des bourgeois. qu’on écarte, qui la leur rendra ?

— Henri le pourrait encore par la guerre. Pithou haussa les épaules. — Les guerres, dit-il, sont procès qui ruinent ceux qui les gagnent. Abandonné de tous, le roi est sans force. Comment sauverait-il le peuple et nous autres, quand on voit que ni la vaillance ni les conquêtes ne lui servent, et que Mayenne a beau rouler son gros ventre d’Arques à Ivry, et d’Ivry à sa prochaine défaite, sans que jamais, pourtant, les Parisiens se résignent à comprendre qu’ils sont des dupes sous la coupe de mauvais prêcheurs. Je sens qu’il faudrait pour sauver la France autre chose encore que la guerre…


— Ainsi pense-t-il ! fit une voix nouvelle.

Les quatre visages se tournèrent.

Un homme noir se tenait au seuil de la porte et regardait les convives. Sa lèvre était d’un soldat et son front songeait.

— Monsieur d’Aubigné ! s’écria Pithou, je savais que vous viendriez n’importe à quelle heure, et votre verre est là tout empli !

D’Aubigné prit la coupe et leva le bras :

— Avec vous, je viens boire au succès du seul qui ait tenté, en ces misères, de sauver le peuple qui peine, et à qui les hommes ont failli : au seul roi de France, mon maître !

Mais mul verre ne se leva contre son verre. Les yeux inquiets regardaient le fond de la salle où quelqu’un, derrière d’Aubigné, s’était silencieusement assis.

— Morbien ! je vous entends ; mes camarades ont peur ! et pour un laquais sur une chaise, voilà que le courage leur fault !

Les doigts, timides, reprenaient les coupes.

— N’ayez cure de cet homme-ci, dit allègrement d’Aubigné, car il vaut mieux que son habit. (Il posa son feutre) Dans l’état que nous faisons, tant de maux soufferts en commun font les serviteurs près des maîtres.

Les coudes aux genoux, dans l’ombre, le valet approuvait du chef.

Les verres furent levés, choqués, vidés. On oublia le laquais qui ne bougeait plus.

— Mon maître à vous m’envoie, reprit d’Aubigné, pour apprendre si ses amis du Tiers le sont autant qu’il souhaite et s’ils l’aiment comme il les aime, pour savoir de vous si comme lui et nous vous êtes las d’avoir pitié du bon pays qui se meurt, pour connaitre si la nation dont vous êtes l’écho réclame la paix comme les gens de guerre la veulent, et s’il n’est point temps que les haines finissent.

— Il est temps… murmurèrent les voix.

— C’est bien, dit le valet.

De nouveau, les visages tournèrent. Mais l’homme déjà baissait la tête, on ne vit que son crâne roux.

D’Aubigné continuait :

— Et vous voulez sortir, à quelque prix que ce soit, de ce mortel labyrinthe ? Vous aimez de cœur celui qui met tout le sien à vous aimer ?

— Nous le voulons et nous l’aimons, dit profondément le chanoine.

Aux lueurs de la table, d’Aubigné regardait les yeux des quatre hommes et y entrait, il n’y vit que pures images.

— Et vous reconnaissez pour votre roi légitime. Henri de Bourbon, ci-devant roi de Navarre : roi de France ?

— Oui, dirent d’un seul oui les quatre hommes.


Le valet, à ce mot, se leva contre la muraille.


— Et vous avez raison, messieurs du Tiers ! Vous qui l’aimez sans le connaitre, si vous le connaissiez vous l’en aimeriez triplement ! Le Gascon est un homme d’une seule flèche, brave comme un jour de Pâques, le vrai rejeton de la noble tige de saint Louis ! Vous n’avez idée de ce roi que d’après ses actes : c’est bien, car un fait juge l’homme. Considérez ses batailles, toutes sont des victoires ! (La face inconnue blanchissait dans l’ombre) Quelqu’un de son armée dirait-il qu’il ait vu le chef en sommeil ? Toujours en selle, en pensée, en devis, en carabinades. Jamais las, raide comme une lance, la main toute droite, la bouche ronde et les pieds chauds. Qu’a-t-il fait de la Ligue ? des éclats de coques de noix. Malgré ces vertus, qu’a-t-il récolté ? Rien. Pourquoi ? À cause de l’entêtement de Paris. (Le laquais, âpre, se moqua) Paris veut Mayenne, Mayenne conquistador, le victorieux général qui ne prit de sa vie que le donjon de Fronsac et une jeune dame qui était dedans, Mayenne, toujours Mayenne, Mayenne saoul de manger la France et de la voir s’entretuer pour le faire vivre à son aise. Aussi, le roi se lasse. À la fin, le voilà qui souffle. Buté, il regrette son temps perdu, ses plaies, ses veilles, ses soucis ; il bafoue son cœur, il se dit qu’un peu plus cruel il eût eu le trône de France. Paris qui l’éloigne rejette son effort cependant, messieurs, entre la bouche du roi et sa cuiller, que d’encombres de toutes sortes, assauts, rancœurs et vents de bise ! Par-dessus toutes, une peine s’est venue mêler à tant d’autres, et c’est d’être d’une religion différente ; mais nous savons au camp qu’il a fait porter parole au Saint-Père de son abjuration future. On le combat aussi de chercher les dames, et de n’acquérir de l’honneur que pour bien se faire aimer d’elles. Hé là ! messieurs, n’est-ce point qu’une armée de gens amoureux serait invincible, puisque tous y feraient mille beaux exploits pour intéresser leurs maîtresses, et Titus, le plus doux des princes, n’aimait-il pas éperdument Bérénice sans que jamais, toutefois, ses amours apportassent retardement à ses affaires ? (Le valet s’approcha d’une coupe, la saisit dans sa large main et sourit) Je vous devine : vous me reprochez en silence de parler un peu librement, n’étant que valeton fait pour obéir, non pour boire. (Il but) Mais chez le brave Gascon, il n’est seigneur ni laquais devant la tâche commune, et tous ceux de France doivent devant lui être égaux, comme il se fit d’abord leur égal. (Il essuya sa barbe et s’avança) M. Gillot, M. Chrétien, M. Passerat, M. Pithou, aidez-le donc à gagner Paris. L’homme est l’ennemi de l’homme, Paris se tue de ses propres armes, et sans vous le roi n’y peut rien. (Les quatre convives, pâles, s’étaient dressés) Debout ! Partez en guerre ! Hommes de la pensée, hommes de la parole, faites l’œuvre d’esprit comme il a fait l’œuvre d’épée ! (Les poings du valet luisaient aux lumières) Rien ne vaut en France qui ne soit compris, rien n’est sûr qui ne soit chanté, rien n’est durable qui ne soit prouvé. Travaillez de preuve et de chanson tandis qu’il travaille d’estoc, et qu’on apprenne à le connaître pour qu’il soit compris quand il arrivera, pour qu’il soit aimé quand il sera vainqueur ! (Une fièvre sacrée recula soudain les quatre hommes) Le roi maintenant s’efface ! clama le valet. Inutiles victoires ; il se sent désarmé dans son armée ! Pour vaincre, il lui faudrait un second Ivry, et qui fut gagné par les Mots, car la grande conquête ne sera que le jour où les peuples sauront comprendre ! Délivrer la France de l’Espagne, c’est bien ; mais la délivrer d’elle-même ! Le roi met bas son épée ; vite à vos plumes, messieurs ! Une satire vaut douze batailles. Le peuple n’aime pas le bruit du canon quand il dure, mais la bombarde des couplets se tire gaiement à toute heure et gagne enfin les esprits. Aux mots ! D’un petit gland croit grand chêne. Plus de combats, un livre ! La force crie à l’ironie : aidons-nous ! À l’aide, messieurs les bourgeois ! Bafouez ces princes qu’ensemble nous tenons pour sangsues du peuple ! Ahontez Mayenne à jamais ; et ce que les armes n’ont pu, que l’éclat de rire le fasse ! Ce jour-là, Paris sera sauvé. Le roi entrera en France pour y commencer le grand œuvre, y défricher, boiser, assainir. Le paysan prendra la terre, vous les idées, lui les balances et le glaive. Il dressera la table puisqu’il est laquais comme moi, et la poule qu’il veut mettre au pot sera grosse assez pour que s’esbaudissent au repas tous ceux qu’il convie ! Car je la veux la paix ! et je la veux l’aisance ! et je le ferai le bonheur ! (Les têtes épouvantées frémirent) J’abolirai la haine et le désordre et, valet, ce sera ma tâche de nettoyer la nation ! (Une lampe illumina l’homme, il eut l’air d’un saint) Poussières qui l’empestent, sang qui la souille, rongeurs qui la désolent, vermines qui l’obstruent, j’ai le remède et je l’apporte ! Pauvres gens de France mes frères, n’étouffez plus dans la demeure et après vingt ans de prison respirez la vie ; je suis celui qui ouvre les fenêtres !

Le geste balayeur de la main du roi dispersait des choses invisibles, et sa gauche s’étendait, bénissante, tandis que quatre visages rapprochés et bas mouillaient de larmes sa manche usée.

Ce soir-là, le plan de l’ouvrage[1] fut arrêté entre les quatre hommes. Gillot entreprit le Légat du Pape, Rapin l’Archevêque de Lyon, Pithou Claude d’Aubray, et Chrétien le cardinal de Pellevé. Tous les ennemis du Gascon, la Ligue, Mayenne, le parti des moines et leurs alliés étrangers y étaient sinistrement mis à nu. Rien ne résiste en France à la satire. Par son secrétaire, le roi surveillait ces pensées en marche. Quand fut terminé le chef-d’œuvre, il sourit, attendant le moment propice pour lancer à travers le monde ce magnifique cri de révolte ; et une main sur ce livre qu’il tenait prêt comme une arme, il reprit sa route en avant.

  1. Satire Ménippée.