Le Roi (1900)
Flammarion (p. 350-359).

XII


Après cette abjuration, le roi se sentit la bonne carte en main.

Frustré de l’espoir d’élever sa fille au trône de France, le roi d’Espagne ne soutenait plus les ligueurs, gardait rancune à Mayenne d’avoir fait échouer l’élection de l’Infante et n’ambitionnait plus de vaincre Henri. Le Gascon, dès lors, se hâta en besogne. Encouragé par les sympathies de Paris qu’un quadruple soulèvement parlementaire, municipal, bourgeois et plébéien mettait à sa discrétion, il prolongea la trêve, exhorta les peuples, dans un beau et ferme discours, à rentrer dans le devoir et à le reconnaître, promettant d’oublier le passé, confirmant tous les privilèges et accordant aux factieux une amnistie générale. À cette invitation, des provinces entières, Lyon, Aix, Orléans, la masse picarde et une foule de gentilshommes volontairement se rendirent ; la partie engagée depuis vingt ans tirait à sa fin : le royal joueur posa la carte sur Chartres.

— Atout ! railla d’Aubigné. C’est donc à Chartres que vous irez vous faire sacrer ?

— Reims est lorraine et appartient aux ligueurs, dit le Gascon. Mais ici ou là, que me fait ! L’homme brave porte avec lui son gain de cause. Ma couronne n’est ni à Reims ni à Chartres (il montra sa grosse main fermée) ; elle n’est, je pense, nulle autre part qu’en ce lieu.

Tous remarquèrent, pendant le sacre, qu’il avait ses habits de bataille, humbles, élimés aux épaules par le frottement de l’acier. Bonne tête endurante cuite par les soleils, grand nez d’aigle, barbe et moustaches d’épines, dents longues, ventre plat, ceil fixe et resplendissant glacé comme une pierre précieuse, ce n’était point là, on le comprit, un prince qui héritait d’un trône, c’était un lutteur qui le saisissait.

Après le sacre, il revint à Saint-Denis, au camp, pour épier l’occasion ; charmée par un tel homme, elle se présenta aussitôt.

Depuis quelques jours, les volontés éparses de Paris se réduisaient en une seule : soumission. Les chefs de ce mouvement royaliste n’ignoraient pas qu’ils jouaient leur vie, mais le bonheur de vaincre leur sembla plus doux que la vie. Dès le 1er mars, les confédérés s’entendirent pour favoriser l’entrée du Gascon dans la capitale. Parmi eux se haussèrent les échevins Langlois et Néret, le prévôt L’Huillier ; au Parlement et à la Cour des Comptes MM. le Maistre, Molé, du Vair, Damours, Marillac, Boucher d’Orsay ; et enfin, en masse, trente mille bourgeois énergiques se montrèrent prêts à attester, armes en mains, « leur lassitude des maîtres et leur désir d’un roi ». Henri, haletant, s’approchait peu à peu des portes.

— Je touche au but, j’arrive…

Il était si près que Mayenne, menacé à Paris. d’une insurrection, cerné par l’armée gasconne entre Meaux, Pontoise, Orléans et Bourges, s’enfuit précipitamment à Soissons pour y organiser une résistance plus sûre. La garnison espagnole et les terroristes de la Ligue se trouvèrent désormais entre deux ennemis un peuple orageux à l’intérieur, tandis qu’au dehors une armée martiale s’avançait. Ces deux forces convergentes, l’une morale, l’autre effective, qui se resserraient comme deux mâchoires d’étau, témoignèrent de la stratégie du Gascon. Le 20 mars, grâce à la connivence du gouverneur de Paris, M. de Brissac, le roi stipula « un pardon général » et ordonna aux troupes de se tenir prêtes pour leur entrée dans Paris.

Une fièvre soudaine saisit le camp et toute la nuit, on ne sut pourquoi, beaucoup d’hommes pleurèrent.

La plupart, les jeunes, se réjouissaient sous les tentes. L’entrée dans Paris, c’était le licenciement, un départ dans l’aurore, la besace au dos, vers le pays bourguignon, ou poitevin, ou dauphinois ou normand, c’était l’adieu à la solde, mais c’était la bienvenue au foyer, à la commère, aux petits, à l’étroit lopin où allait pousser le froment. Pour les autres, les plus anciens, pour les fidèles Gascons de la bataille de Coutras qui, depuis vingt ans, solde oubliée ou payée, avaient suivi par amour la gloire et les infortunes d’Henri, ce mot paix signifiait fin. « Fini, disaient-ils entre eux, plus de galops, plus de pistolades, plus d’assaillements, plus de combats, plus d’entrées dans les villes sous les étendards, plus de ces dîners sur les tertres, après la victoire, où notre Henriquet apportait sa croûte, l’huile, l’ail, un flacon du Lot et ses fariboles patoises. C’est en Parisien, c’est en roi qu’on a changé notre ami. » Ceux-là pleuraient.

Les officiers, taciturnes, s’occupaient à leurs escadrons. Accourus pour servir six mois et restés vingt ans sous les armes, après tant de fatigues le signal du repos sonnait enfin. Une rumeur montait en eux, le fifre attristé de la retraite, du relèguement au donjon solitaire depuis des ans, l’appel aux honneurs et aux récompenses qui était celui de la décrépitude, de la vieillesse et des regrets ; et ne sachant s’il fallait se féliciter ou se plaindre, ceux-là, mélancoliques, ne disaient rien.

— Zist, zest, il y a du nuage dans les braves cœurs de vos gens, dit Rosny au roi ; je viens de tournailler au bivac, on leur a conté que c’était fini, et ce mot qu’ils ne pénètrent pas les navre.

— Bien au contraire, s’écria le Gascon, cela commence ! Au câble de ce qu’ils appellent la fin je m’apprête à nouer l’avenir. N’importe, mes troupes et moi nous nous entendrons ensemble tout à l’heure. Il faut les ordonner en bataille, face à Paris.

L’armée se rangea en silence, les yeux tournés vers la capitale. Il était deux heures du matin.

Quelques lueurs indiquaient la ville. Las d’avoir tant crié, Paris essayait de dormir malgré ses misères ; il ne savait pas le complot.

À trois heures, le roi qui avait écrit toute la nuit demanda comme de coutume son harnachement de soldat, le haut-de-chausses feuille-morte en maint endroit rapiécé », la cape de drap rouge et le gros chapeau à médaille ; mais après un instant de rêverie, il óta le feutre et prit le béret gascon.

On était en plaine de Saint-Denis. Le roi, les princes, Rosny et d’Aubigné aux côtés du roi, les très hauts seigneurs et un grand nombre de noblesse attendirent au-devant des troupes que le jour commençât à poindre. Une ligne d’or cerna l’horizon.

— C’est l’espérance qui monte, dit le roi. Voici l’heure, messieurs ; à vos places !

Mais Rosny effleurait son maître :

— Sire, à côté de vous… cette charrue…

Laboureuse morte oubliée sur son champ de bataille aride, une charrue tendait dans les mauvaises herbes ses brancards meurtris et maudissait le ciel injuste. Devant cette vision désolée, le roi recula.

— Garde à vous ! cria-t-il soudain.

Une idée affluait en lui. Appelant les tambours d’un geste, il les bouscula près de la charrue.

— Aux champs !

Trente tambourins battirent la sonnerie glorieuse ; leur coquerico, comme un chant de paix, s’envola dans l’espace pur, et le soleil enfin déchira les ombres. « Soldats ! clama le Gascon après tant d’épreuves supportées par vous sans murmures, vos capitaines racontent qu’au moment d’entrer dans Paris à la suite de votre chef les opinions vous divisent, et que vous cherchez à connaitre quels merveilleux projets j’apporte sur ce trône que vous mîtes vingt ans de peines à me conquérir. À cela, je répondrai du collier que nos grandes batailles sont finies, que le sang a coulé assez, que la terre en a plein son ventre, et que dessus ce vilain engrais d’autres moissons qu’os de morts demandent à fleurir. (Il baissa sa mante enflée d’air) Mars venteux annonce un bon Mai ; toutefois, pour que germe un bien sur le mal de France, j’ai besoin encore de braves gens, non de ce courage militaire qui détruit au lieu d’entreprendre, mais de la valeur pacifiée. Le premier des soins de mon règne ira vers vous tous qui m’avez servi sans espoir. Au lieu d’armes, je vous octroierai de bons champs : vous m’en tirerez des conquêtes qu’en mon âge mûr ma pensée assagie marque pour certaines. Devenez laboureurs, soldats ! n’en soyez point tristes, et livrons aux campagnes un long combat enchanté ! Une fois posés dans vos fermes, oubliez vos reins courbattus, reprenez la herse des aïeux et retravaillez au bonheur du peuple dont vous commençâtes la gloire ! Maisons d’industries, de commerce, entreprises de bâtiments, terrains agricoles, vous aurez tout cela de moi qui vous aime. (Il regarda les seigneurs) Et ce n’est point tout : S’il me faut des mains, me faudra aussi quelques tètes pour tracer des routes, et m’édifier en bonnes phrases une littérature rurale qui nous enseigne le sol, car nous avons trop lu de Bibles, et trois onces de pain bénit n’ont jamais restauré un homme. (Il sourit) Y eut des rois qui comptaient pour deux la gloire et la paix, je pense autrement. Que me sert qu’Ulysse soit plus âgé que Patrocle ? Que sert de peser un mot quand y a le fait ? J’aime les choses utiles, et il n’est qu’une gloire : être heureux ! Vous l’êtes dès ce jour. Plus de sang ; essuyez vos barbes et dites que vous avez assez bu. La France n’est point la belle d’autrefois, les guerres l’ont harassée ; mais à faible champ fort laboureur j’en veux faire dans l’avenir une nation riante et travaillante, avec un œillet sur chaque joue ! (À ce moment, le roi s’avança, la face enflammée, le poing haut) Braves compagnons de Coutras, d’Arques et d’Ivry ! soldats de l’Œuvre future ! agriculteurs ! maçons ! formez-vous dans vos compagnies, reprenez une dernière fois vos glorieuses places de bataille ! (Il rugit :) Qu’on bouche l’âme des pièces ! Les pointes des épées, des piques, des hallebardes, les gueules des mousquets et des arquebuses et la lance des étendards dirigées par terre en signe de paix ! Tambourins ! trompettes ! massez-vous sur cette Charrue, et que chacun de vous la regarde pour y contempler en passant l’image de mon règne à venir ! Mestres de camp, garde à vous ! »

L’ordre s’exécuta dans une épouvante : les pointes des armes s’abaissèrent et on emplit de foin les canons.

— Vers Paris ! commanda le roi.


Tête découverte, à cheval derrière la charrue, l’épée pacifique, et cerné par les tambourins de la garde qui battaient la « marche française », le roi vit venir à lui l’Épopée Gasconne : En avant, la Cornette Blanche, seigneurs décimés, lambeaux d’escadrons où les jeunes ressemblaient aux vieux, où les vieux ressemblaient aux morts ; les chevau-légers, petits nobles, aux arquebuses courtes, aux longs pistolets à rouet ; un torrent de cuirasses : gendarmes sur gros chevaux gris, escortés de lances ; et trottant à leur suite, les arquebusiers à cheval ou dragons chargés de chaines. Les épées, en passant, saluaient la vieille charrue, et rythmiquement balancés, les tambourineurs, dix par dix, envoyaient aux héros l’adieu des batailles. Misérables comme le roi, les compagnies à pied s’avancèrent, hordes gascommes aux yeux enfantins qui n’avaient économisé des combats que leurs cicatrices. La plupart portaient la coiffe des camps, le béret, un bissac « où y avait gousses d’ail, fiolette d’huile, et la croûte de pain ». Les fers de leurs piques, hautes de dix-huit pieds, effleuraient la terre en grand deuil, et ceux-là qui étaient paysans palpitèrent à la vue du soc. Les arquebusiers à pied venaient ensuite, portant épieux, l’arquebuse à croc sous le bras, l’épée courte. Les derniers étendards, lamentablement meurtris par les balles, s’humilièrent vers la charrue ; et abandonnant enfin les autres troupes qui étaient de moindre importance, le roi au galop rejoignit la tête de l’armée.

Il allait, pâle, dans une fièvre, et regardait grandir Paris au soleil. Tout à coup, poussées par Brissac, les portes s’ouvrirent ; l’armée royaliste entra, silencieuse, en ordre de bataille, et occupa les rues. Entouré de sa noblesse, l’Agitateur marchait à la cathédrale. À ce moment, les Parisiens s’éveillèrent. Après le Te Deum, la ville ivre le poussa au Louvre et entra dans les grandes salles avec lui. La table était mise. Quatre mille hommes, vieux et jeunes, femmes et enfants, groupés contre les barrières, se pressaient pour voir entrer le Gascon. Il parut, sourit, salua la foule. Se retournant ensuite vers l’évêque de Chartres qui était à gauche, il dit au milieu des clameurs ces paroles simples :

— Entendez ces cris allègres de bergerie ; le pasteur revient et les loups sont morts : les pieds sont beaux de celui qui apporte la paix.

Et cet homme d’action fit alors une chose qu’il avait oubliée depuis vingt ans : il s’assit.


Une heure après, les boutiques étaient rouvertes et les faubourgs travaillaient.



fin du quatrième livre