Le Roi/Le Capitaine I
LE CAPITAINE
I
L’évasion du roi de Navarre avait effrayé la cour. À peine eut-il fui qu’on le devina, on le dévêtit de ses allures. Au lieu du gras petit seigneur toujours en sommes et en amourettes, on l’aperçut tel qu’il était : nerveux, de viande coriace, tout souffle et nerfs, avec ce sourire de par côté où n’y avait qu’astuce. Que va-t-il nous siffler ? pensèrent les Guise. Les craintes, les ambitions se firent signe, et la France trembla pour sa religion séculaire : la Ligue était née.
Le roi de Navarre s’en souriait. Au chaud dans sa Gascogne, il laissait la France se couvrir d’associations. Il les connaissait. Ces agitateurs qui prenaient le manteau de Dieu pour couvrir leurs vues politiques, ce catholicisme et ce calvinisme qui affectaient de s’en vouloir ne l’émurent pas. Subtil, le Gascon pensa que cette lutte autour de la Messe n’était qu’une feinte, que les Français, gens de bon sens, nourris à l’auberge de Rabelais des fortes substances païennes n’étaient point âmes vaporeuses ni cerveaux hallucinatifs, et qu’il y avait sous ces psaumes une nichée de rongeurs : les Guise.
Ils sont huit ou dix dans cette famille, insinuait d’Aubigné, qui vous donneront un jour bien du mal, sire : Henri d’abord, le plus fameux, puis Mayenne, le Cardinal, ses frères d’Aumale et d’Elbeuf. Ils ont pensé que le trouble est le plus rapide moyen en France pour élever haut.
— Je les briserai.
— Le premier, dit Rosny, a de beaux talents militaires.
— Et moi ! interrompit le Gascon, suis-je de la barbe de singe ! Qui n’a qu’un œil souvent le soigne. Je n’ai qu’une petite armée, mais je la veux nette et alerte, bien pensante et marchante, invincible. Et sur ce propos, je vous prie de me dire si l’appel que je lançai parmi la Gascogne pour former ma garde a été de tous entendu.
— Les six compagnies ont été appelées à Agen, sire, et elles y attendent que vous les passiez en revue.
— Ainsi ferai, dit le Gascon, le quatrième matin du présent mois qui est Sainte-Jeanne, pour que la bénédiction de ma mère les fortifie. Combien d’hommes ?
— Douze cents, répartis comme vous l’avez ordonné entre Limousin, Auvergne, Guyenne, Béarn, Languedoc, Comté de Foix, Roussillon et Provence.
— Sont gens de bien ?
— Héros en quête de gloire, dit d’Aubigné.
— Des gloutons, ajouta Rosny, plus à plus veulent.
— Je les emploierai à mort, dit le roi. Mais il leur faut de bons chefs, quelques têtes avisées, entendues aux démêlements des batailles, sachant commander aux hommes, vivre avec eux dans les tranchées, tirer du canon sur les courtines, faire sonner tambours et mettre aux champs, aptes enfin aux contrebatteries, escalades et boutées à quoi mène le métier des armes. Je ne puis les trouver que dans la noblesse gasconne dont l’unique gloire, depuis des siècles, fut d’estocader hardiment dans nos disputes nationales. À cheval ! je vais faire le recruteur.
Et il se mit à galoper la province.
À son nom, les vieilles qui avaient aimé d’Albret son aïeul se soulevaient à demi mortes sur leurs grands sièges, le seigneur, la dame rougissante accouraient vers ce roi martial dont le rire s’était fait entendre, sonore, dès le pont-levis abaissé. Ni vaisselles d’argent ni verres de Bohême, point de cérémonies « et autres pompes et fanfares » : l’assiette, le fricot, la miche, mais tout le monde découvert, car au-dessus du bonhomme il y avait le roi.
— Mes troupes manquent d’officiers, disait-il au bout d’un instant. Les Gascons savent obéir, mais leur faut de bons enseigneurs, fermes du jarret, qui sauraient partout les conduire, même au ciel, jusqu’às’y faire demander par Dieu Qui va là ! C’est ainsi qu’arrêté céans…
On comprenait. Le fantôme des guerres amené par le roi s’asseyait au bout de la table. L’assistance devenait sérieuse.
— Sire, murmurait le maître, il y a longtemps que je n’ai combattu.
— Harnais à neuf sont meilleurs. Vous n’avez pas le sang accouardi, vous ferez merveilles !
Parfois, on objectait la pauvreté. Le Béarnais, levé soudain, montrait son costume :
— Et moi ! Malgré mon nom de Bourbon, n’ai couru fortune que de ma vie ! Voyez mon accoutrement : je ressemble à un amoureux de Bretagne, mes chausses tirent par le bas !
On riait. Les petits eux-mêmes s’approchaient de ce grand jeune homme osseux et barbu qui semblait un boue, dont la voix était d’un maître. Le Gascon en saisissait un.
— Voilà un bel enfant jusqu’aux dents.
— Sire, disait la dame charmée, il sera plus tard à vos dévotions.
— Que le père commence ! riait le roi. Voyons le conseil que donnera l’enfant.
Il l’enfourchait sur sa botte.
— Où aimerais-tu mieux voir ton papa, derrière ses chiens de chasse ou à la guerre ?
— La guerre ! criaient les enfants. À cheval ! La bataille !
Les salles du château résonnaient de belle jeunesse. Les vieilles, du fond de leurs fauteuils, près des âtres, ouvraient leurs yeux ternis, regardaient le roi, les enfants, souriaient comme à un souvenir et se rendormaient.
— Les enfants sont devins, concluait le roi, et ce qu’ils chantent au foyer se connaît bientôt au moustier. Armez-vous.
Ceux-là étaient les irrésolus, il finissait toujours par les vaincre. D’autres, quoique vaillants, opposaient leurs amitiés de cour. Quelques-uns avaient joué à la paume ou à la quintaine avec les Guise.
— Nous battre sous vos ordres, ce serait boire à tous gués.
— Je vous déchargerai près de Mayenne.
D’autres encore étaient catholiques.
— Ô bé ! je le sais. Mais souvenez-vous des rudes paroles de saint Paul : « Seuls les ivrognes, lâches, voleurs, médisants, avares et impudiques ne posséderont pas le royaume de Dieu. » Pour qui serait-il alors, sinon pour les braves ! D’ailleurs, j’ai des indulgences romaines établies en blane, vous en aurez dans vos fontes.
Tant de rais de soleil éclairaient ces yeux ! C’était si amènement dit qu’on s’exaltait à cette voix joyeuse, pleine et saine, qui roulait les mots comme un gave. Mais une fois qu’il était parti, les uns et les autres réfléchissaient. Charme rompu. À peine, ayant dit bonjour, n’étaient-ils qu’un léger point brun, lui et son cheval, dans la verte et claire campagne, que les châtelains, aux fenêtres, reprenaient leurs âpres défiances :
— Il est bien oseux.
— Peut-on ! s’écriaient les vieilles. Appartient-il à la religion dont nos rois ont été depuis Clovis ! !
— En outre, il est dans la succession de la couronne au-delà du septième degré.
— Ajoutez qu’il chevauche à plus de deux cents lieues de Paris, relégué dans un pauvre coin de Guyenne, et qu’il est aisé de l’y opprimer.
— Vous croyez alors ?
— Que ce sont aléas douteux, qu’il nous faut poliment aller à son rendez-vous, mais ne s’engager avec lui sur rien. C’est un homme d’illusion, d’humeur soudaine et qui prend Nérac pour Paris. Par improvidence ou trop de fougue, il pourrait y perdre son enjeu ; n’y laissons pas le nôtre. Et puis, on dit…
Sur ce mot, les fronts se troublaient ; l’ « on dit » avait cent mille bouches.
— Il est inconstant.
— Oui, disaient les anciens, et c’est le plus grand vice d’un général. Nous venons à lui un peu tard ; il est huguenot, et beaucoup de notre bord sont catholiques. Qui nous assure qu’après nous avoir entraînés aux guerres, il se remémore un jour nos services ? Il récompensera plutôt ceux de sa religion. Considérant, dit-on, les vertus courageuses comme obligatoires, nos éclats de bravoure peuvent lui rester inconnus, ou s’ils lui sont connus, son indifférence coupable les peut réduire à néant.
Alors, excitées, dix voix parlaient :
— Il est tout promesses ! — Ingrat ! — Il se sert des catholiques, mais préfère les huguenots ! Il n’aime que les Gascons ! C’est pour cela que M. d’Aubigné son ami, qui est de Saintonge, n’a jamais rien pu obtenir ! — Il regarde comme exigibles les dévouements de la guerre ! — Il ne sait point gré de la vaillance ! — Un nom dans sa tête est vite effacé ! — On ne peut pas compter sur lui ! — N’y a rien de pire que les oublieux !
On allait dormir sur ce beau tapage, mais les rêves gascons bruissaient d’épées.
— J’ai vu, disait l’un, des plaines tumultueuses, des bannières claquantes, des chevaux lancés, des villes rouges…
— Et moi, chuchotait un autre, une géante Chimère qui tenait pendue à son bec la couronne de France, elle montrait la route au roi de Navarre.
— Croyez-vous qu’il nous attende ?
— Nous avons promis.
— Toutefois en nous réservant.
— Nous ferions peut-être bien d’y aller, ne serait-ce que pour mieux connaître qu’il nous faut rester à l’écart.
— Je suis de votre avis.
Ils se préparaient peu à peu.
C’était, non pour le roi, mais pour échapper aux appels du remords, aux violences sourdes de la race qui depuis le départ d’Henri hantaient les donjons de guerriers cauchemars.
Tous furent exacts. Rendez-vous : Agen. Seize cents nobles s’y rassemblèrent, de haute naissance et de reins durs, avec chacun trois valets comme gens qui viennent en chasse et pensent tôt s’en retourner. Le Gascon leur montra son camp :
— Vous verrez mes fieux sous les armes. Il y a là le suc de Gascogne seigneurs qui sont vos égaux et cadets qui le deviendront. J’ignore qui fait vos visages mornes et ne veux point le savoir. Suivez-moi seulement dans més entreprises prochaines, vous me jugerez aux bons coups et saurez après s’il vous faut rester ou partir. Je ne veux point derrière moi d’esclaves, mais des compagnons.
Les nobles, mortifiés, allèrent se loger dans les faubourgs de la ville. Convaincus cette fois que le Bourbon était fou, ils ne firent de pacte entre eux que celui d’assister de loin à ses premières batailles, et attendirent l’heure de la revue.