Le Roi/L’enfant III

Le Roi (1900)
Flammarion (p. 17-25).

III


Il fut porté par son grand-père dans une écaille de tortue, et baptisé en janvier 1554 sur des fonts de vermeil qui représentaient Dieu le Père en armes, la lance et l’écu au bras, conduisant l’humanité aux batailles. Le cardinal de Bourbon le tint pour le roi de France, il eut pour second parrain Henri d’Albret, etsa marraine fut Isabelle, sœur du roi de Navarre et veuve du comte de Rohan. Lorsque l’eau tomba sur son front, une salivée maligne perla le fil de sa bouchette, il pelota son ventre et rit.

On l’appela d’abord prince de Viane. Comme sa mère souffrait toujours, épuisée par le suprème effort de ses couches, Henri d’Albret jeta un regard sur la vigoureuse étable gasconne, et désigna lui-même la nourrice.

C’était une femme de laboureur, du paysan Lassansaa, d’un bourg nommé Bilhères, limitrophe de la commune de Pau. Elle était jeune, forte, haute, avec des dents blanches, des seins gras, épais, glanduleux, aux mamelons saillants, simple et portant guimpe, de nature nette, d’intelligence pratique, l’appétit ouvert de bon matin, les lèvres fraiches et le pied sec, de ces rares et belles femmes dont on disait alors qu’elles ne mordaient pas leur bouche, ne balançaient pas leur derrière et ne portaient point de cochet à vent au cerveau. Choisie par un vieillard sage qui voulait infuser un sang peuple au roi, elle unissait en sa personne, comme un arbre chargé de fruits, les virilités et les grâces nationales. On l’accueillit comme une reine des champs, et ces deux sources pansues s’inclinèrent vers le princelet : il n’eut qu’à prendre.

— Higue ! hogue ! hagasset ! le petit chevreau. saute au chou ! cria le grand-père.

— Entre bouche et tétin n’y a pas d’encombre, dit une vieille duchesse.

À voir cet enfant si petit, si menu, si nu, aux yeux bleus comme des gouttes de ciel tombées, cette cour de Béarnais rudes s’amusait.

— Il pleurait, le voilà qui chante ! — Il se raccommode à l’écuelle, dit un capitaine.

— Crodi ! jura une voix gasconne, il lappe à grand gué, mais y a dans son plat plus de sauce que de chair !

L’enfant avalait par tétées goulues. — Bois, disait le vieillard, de bon sein bon boire, jamais tu ne boirás si jeune ; hélas… tu boiras encore après moi.

Il fit lever la tête de la paysanne, et au milieu. du silence la regarda devant tous :

— Enfants deviennent gens, ma bonne. Celui que vous portez doit un jour prendre taille, reins et cœur de héros, et par surplus nous venger des injures d’Espagne : soignez-le donc de votre lait et de vos veilles, il sera votre récompense. Je vous ôte de vos champs, non pour qu’il soit élevé comme ces jeunes seigneurs trop caressés, mal appris et mal réglés, mais pour ce que je veux, dès son premier jour, qu’il se sente et reconnaisse alimenté, chéri, bercé par le gros peuple qui est le nourricier des forts, et qu’il n’oublie jamais, par ainsi, de lui rendre dans le futur, expressément et filialement, l’amour qu’il reçut des humbles au berceau. Donc, n’échauffez pas vos sangs de chimères, faites la promenade et buez vos langes en paix ; vous êtes ce qu’il nous faut à nous : une maîtresse paysanne. (Il lui mit la main sur l’épaule) Voilà qui ne sent ni la marée ni le sermon, ce n’est pas viande de carême, mais de la belle chair impériale. Notre fils ne sera pas Chicheface, et il vous faut faire de lui plus qu’un roi : un homme. C’est dit maintenant. Retirez-vous, mère, et allez faire téter le prince sous les ormeaux.


Après avoir pris au peuple ce qui allait être le fond, la base, la vie ultime du roi futur, le vieillard rêva un intermédiaire ; il désira corriger cette nourriture paysanne, ce lait opalin qui, quoique doux et sucré, charriait trop brutalement les muscles, le souffle et le fer ; il chercha la matière qui aiderait à se combiner ce lait de campagne et ce sang royal ; entre la paysanne et les nobles, il pensa qu’il serait heureux, peut-être, d’insinuer les vertus moyennes du pays, solides et pratiques, et ce tiers dans l’éducation, il le découvrit aussitôt dans cette société sobre et sédentaire, de souche classée, issue du peuple, mais distincte de lui, aux costumes étoffés, amples et sombres, aux bas de laine, aux souliers carrés comme les idées, gens à bon sens, de mœurs simples, à mines replètes, qui glissaient aux oreilles des grands, déjà, leurs conseils muets et anonymes, et dont les femmes étaient le portrait plus pur et affiné. Ce projet fut une cour de jeunes « bourgeoises », et la reine l’approuva.

Vinrent alors, des régions gasconnes, une trentaine de filles d’antiques maisons marchandes, aux mains compteuses, au pied preste, au nez bougeur, avec d’intelligentes étincelles sur la figure, dans les fossettes, sur l’arc des lèvres et à chaque coin d’œil. Toutes portaient le bonnet cornu : les Basquaises légères à la corne d’abondance renversée, faite de toile fine, aux rubans tortillés autour, des femmes de Bayonne coiffées d’une guimpe roulée en turban où saillait la corne aiguë, d’autres de Bordeaux, d’Agen, de Montpellier, de Toulouse, et des filles de Dax, plus éventées, hardies, en chaperons nouveaux surmontés de la corne judaïque et infernale, de quoi, sans baisser un cil, répondaient aux gens étonnés que c’était un piège à pincer les fous. D’Albret leur montra de loin la paysanne.

— Approchez, gracieuses. Elles firent un rond. Le vieillard, un instant, observa ces belles figures, et se résignant, lui qui n’avait parlé qu’en combats, au dernier discours de cette bienvenue féminine, il commença, gravement enjoué, comme ceci :

— Entre toutes les fortunes, Damettes, dont me combla le Seigneur, celle de nous avoir donné cet enfant est sans contredit la plus merveilleuse. Le voici déjà aux mamelles, vif comme un saupiquet, montrant par là qu’il aimera le vivre et le rire ainsi soit fait. Mais il lui faudra bientôt, outre la pâtée, des exemples. Or, pour cela, ici vous êtes. Je vous ai dérobées à vos maisons closes, aux boutiques et cabinets de vos honorables pères maîtres et ouvriers des grands corps marchands, non pour discourir comptes de drapiers, pelletiers, orfèvres, découpeurs et autres, ni apporter en ma maison les plus hauts soucis de quelques familles dont certaines ont charge de robe, mais pour entourer l’enfant, chef d’un royaume présumé, d’une compagnie honnête et agréable ensemble, bonne, belle à voir, et par-dessus tout laborieuse, car le courage seul est la vraie décoration d’un visage. Quand il sera plus grand, vous lui parlerez de travail dont vous êtes au fait, vous qui avez aidé aux luttes de vos pères, mieux que les nobles qui, la guerre éteinte, pendent l’arme au crochet et se corrompent. Cependant, pour vous indiquer ici, par un mot, vos communes places, je vous subordonne dès cette heure à la commère qui nous arrive céans. (La nourrice entra, le mignon au sein) Inclinez vos jolis chefs de bon gré ; les moues gâtent les lèvres, et les vôtres, Dames, sont cerisettes matineuses. Que si la fierté vous ôte le sens, adieu vous dis. La belle que voilà, aux riches mamelles, représente l’image de la Terre dont nous tirons le sang, la force et la gloire des peuples ; elle est pour l’état présent la mère de votre prince, et il vous la faut entourer de soins comme les oiselets saluent la campagne au lever du jour. Après son service viendra le vôtre, personne ne sèchera sur pieds. (II leva les bras, parla plus fort) Je vous oblige ma vie et mon honneur que si vous m’obéissez comme je veux, je vous trouverai quand il le faudra renommée, privilège, pignon, dot et mari. Il n’y a pas en vous faute de cœur ; vous êtes Françaises, et de plus Gasconnes qui les surpassent. Pour commencer, je vous prie donc, Dames bourgeoises, d’aller faire vos révérences à la campagnarde qui tient le prince ; ainsi me plairez.

Les dames s’inclinèrent toutes, la corne en avant, par trois fois, se retournèrent ensemble, saluèrent la paysanne et sautèrent baiser l’enfant. Le vieillard, déjà, le cajolait.

— Glout-à-tout ! té ! té ! petit à petit vient l’appetit.

— Qu’il est beau ! crièrent vingt voix.

Calme comme une génisse empêtrée de chèvres curieuses, la « Terre » souriait aux dames.

Et dès lors la vie du château se groupa autour de son sein.


Cette femme d’un paysan qui, pour tout héritage, n’avait trouvé qu’un nid de bœufs à l’ombre de sa charrue, cette compagnonne du « pauvre laboureur » tint pendant trois ans, pressé contre sa mamelle, l’espoir d’une famille royale, et s’en montra digne. Un rêve de dentelle ennoblissait les salles où cette allaiteuse passait, lente, escortée de dames qui avaient pour mission de la distraire, car la joie fait le lait meilleur. Lorsque cette nourrice, appelée par tous la Terre, chaude, forte, massive et ensoleillée comme un coteau s’asseyait, le groupe des suivantes s’asseyait aussi. Avant que le sein füt donné, c’était une Quercinoise, ou une Basquaise, ou une accorte dame d’Agen, ou d’autres, vives artisanes de Montauban ou de Cahors, qui lotionnaient le mamelon, le plaçaient elles-mêmes sur la langue rose du prince ; et pour le mettre en goût de boire, la « Terre » en faisait jaillir de joyeuses fusées de gouttes. À huit mois, il mordit de deux dents, fines comme des aiguilles. Les dames appelèrent la reine, le vieux roi vint voir, et toute la Gascogne chanta ces perles ! À neuf mois il en eut quatre, à treize il en eut huit. Gros buveur a grosse bouteille de glougloutantes goulées, parfois, lui laictaient le larynx et le bouchaient, il éternuait en chat et lançait aux dames une bruine blanche ; on riait. Le prince de Viane, rebaptisé duc de Beaumont, marcha tout à fait à quinze mois. On le mit d’un palais dans d’autres, les champs ; il y but un lait nouveau, celui des cieux ; noircit, grandit, se corda de nerfs comme un isard. Cependant, il lampait toujours à ces vases de chair liquide, tétait encore, mais trépignant, debout, les mains brusques. À vingt mois, il frappait la « Terre » comme un soldat, et la nourrice, heureuse, recevait les coups comme des baisers. Le cheveu sur l’œil, fin, dur, la narine aiguë, il galopait entre les chevaux, se pendait aux éperons des capitaines et roulait les chiens. On l’adorait. Il avait des mines, choyait de caresses les joues râpeuses des paysans, et entrait le béret levé dans les échoppes de Pau. — À deux ans, son grand-père le devina bon pour la vie, le retira du sein, l’emporta en croupe et le conduisit à Jurançon. Vaste enfeuillement emperlé de bijoux vermeils : le vieux roi se pencha, saisit sans quitter la selle une poignée de grains, les broya, et enveloppant la vigne d’un long geste humide et amoureux :

— Plus de lait ! cria-t-il. Regarde, Henri, voilà celle qui sera maintenant ta nourrice !

Et les deux « hommes » s’embrassèrent.


Ce fut en ce temps-là, caressant son enfantelet posé près de sa main dans un corbillon, et regardant d’une chambre de la tour cet étroit royaume d’Agenais, de Condomois, de Gascogne, de Bazadais, de Guyenne et des Landes, que le vieillard consumé devina sa fin. Il n’appela personne. Il mourait d’avoir trop penché sa vie sur une autre vie comme une urne inclinée s’épand dans un creux. Sa tête retomba, hautaine, effleura la jeune chair dormante ; et comme se voilaient ses regards, leur dernière pensée s’en exhala, mystérieuse, allumant une autre âme de sa lumière envolée, lampe enfantine dont il pressentait que l’éclat, un jour,’plus loin que l’Albret natal, éclairerait ailleurs d’autres Frances.