La Grande Grève/Texte entier

Librairie des Publications populaires.

LA
GRANDE GRÈVE




PREMIÈRE PARTIE


I

DANS LES BOIS


Le grand jour était venu. Dans les bois calmes et profonds courut soudain un frémissement ; un coup de sifflet longuement prolongé déchira l’air et, à ce signal, comme en un brusque changement de décor, surgirent partout, de l’épaisseur des fourrés des groupes et des individus.

Les rayons mourants du soleil, tamisés par le dôme de feuillage, éclairaient le rassemblement dans une large clairière, de plusieurs centaines d’hommes.

C’étaient des mineurs, les esclaves de Chamot, roi des mines de Pranzy et de Mersey.

La veille au soir, Ronnot, délégué par ses camarades, était allé recevoir à la gare Baladier, orateur révolutionnaire à la voix ronflante, mais inféodé à la police qui lui faisait jouer, avec succès, les rôles d’agent provocateur.

Ronnot, sur la recommandation de militants lyonnais trompés eux-mêmes, avait installé chez lui Baladier.

On est confiant dans le monde révolutionnaire depuis qu’en a disparu le vieux conspirateur Blanqui. L’enthousiasme réel ou affecté, suffit trop souvent à recommander un homme qui peut être un sincère comme aussi un écervelé ou un traître.

De la meilleure foi du monde, les membres du groupe lyonnais La Solidarité sociale avaient donc décerné à Baladier le plus élogieux brevet de révolutionnarisme. Il parlait bien, écrivait de même et vivait de l’existence misérable du prolétaire ; comment n’eût-il pas été au-dessus de tout soupçon ?

Arrivé à Mersey le samedi soir, le conférencier fut aussitôt présenté par son hôte à Détras, Vilaud, Janteau, Panuel réunis chez Ronnot. Las de subir le joug du capitalisme autocratique et du cléricalisme triomphant, ceux-ci rêvaient d’affranchir les mineurs, de leur donner conscience de leur propre force et de leur valeur. Leur idée première s’arrêtait à la création d’une société de secours mutuels et d’une caisse de grève, permettant la lutte contre le patronat.

N’ayant pu trouver à Mersey-les-Mines une salle de réunion, car tous les commerçants de la ville restaient sous la dépendance de Chamot et le redoutaient, Détras, fils d’un ancien déporté de la Commune qui avait osé, malgré Chamot et le curé de Mersey vouloir être enterré civilement et l’avait été au grand scandale de la population asservie, Détras, disons-nous n’hésita pas à proposer à ses camarades de se réunir dans les bois, sous le grand manteau du ciel étoilé.

Dès l’arrivée de l’orateur, il y eut un moment d’observation : Baladier, très circonspect sous des allures rondes, étudiait le tempérament des mineurs, avant d’affirmer le sien. Ce moment dura peu ; bien vite la cordialité apparente du nouveau venu lui acquit les sympathies de ces hommes rudes et francs, incapables de dissimuler longuement leurs sentiments.

— Celui-là c’est un bon ! affirma avec force Janteau lorsque, avec ses trois autres camarades, il eut pris congé de Ronnot et de Baladier.

— Oui, fit Vilaud, on voit que c’est un véritable ami du peuple, un homme qui sait beaucoup et qui, néanmoins, ne vous écrase pas de ses grandes phrases. J’aime cela.

Albert Détras fit un signe d’approbation. Panuel ne dit rien. Celui-ci, un ouvrier menuisier travaillant pour son compte, restait indépendant, et aussi méfiant par caractère. Mais il avait le cœur loyal. Ancien ami du père Détras, il demeurait l’ami du fils, tout autant.

Évidemment le conférencier ne lui avait pas produit mauvaise impression, mais il fallait attendre son discours avant de le juger.

La matinée du lendemain fut employée par Baladier que guidait Ronnot à visiter quelques mineurs, de ceux, lui disait son hôte, qui avaient des idées. Le mouchard les laissait causer, accentuant d’un mot leurs revendications et leurs colères, notant ceux qui lui paraissaient hommes à se laisser entraîner. Parfois il les interrogeait sur les conditions du travail : l’aération des puits était-elle suffisante ? n’y avait-il pas eu plusieurs coups de grisou au puits Saint-Jules depuis le commencement de l’année ? Il lui semblait bien se rappeler que si. Mineurs et manœuvres s’entendaient-ils bien ? C’était indispensable car, « voyez-vous, citoyens, la solidarité seule assurera la victoire des exploités. » Et Chamot, ce misérable vampire, se hasardait-il quelquefois à descendre dans la mine, au milieu de ses victimes ? Pas souvent, n’est-ce pas ! Il redoute l’explosion de colères bien légitimes. Mais viendra le jour du grand règlement de comptes !

Les mineurs flattés dans leurs espoirs et leurs rancunes d’opprimés, vidaient leur cœur gonflé de souffrances. Ils se sentaient attirés vers ce propagandiste s’intéressant aux détails de leur vie quotidienne et qui évoquait l’avènement des temps meilleurs.

Baladier voulut jeter un coup d’œil sur les chantiers déserts, les magasins fermés et les bureaux de la direction. Dans le repos de cette journée dominicale, nul être vivant n’apparaissait.

— Où donc sont les chiens de garde du maître ? demanda-t-il.

— À la messe, répondit Ronnot. Ingénieurs, comptables, garde-magasins, surveillants, contre-maîtres, tout ce qui commande ou s’élève au-dessus de nous est forcé d’y aller sous peine de renvoi immédiat.

Et il ajouta dans un gros rire :

— C’est tout juste si on ne nous force pas nous-mêmes à aller manger le bon Dieu.

Baladier regarda l’église de Mersey dont la flèche s’élevait au-dessus des toits rouges, dominant la ville.

— Il n’y a donc pas d’allumettes chimiques à Mersey ? demanda-t-il d’une voix tremblante d’une indignation naturelle.

C’est qu’en ce moment, le mouchard était sincère. Comme les excellents artistes, il s’était mis entièrement dans la peau de son personnage, sentant avec l’âme d’un prolétaire écrasé et lançant au ciel un vrai cri de révolte.

Ronnot y fut trompé et répondit avec un soupir :

— Que voulez-vous ! Nous ne sommes pas les plus forts.

Au déjeuner, Baladier fut charmant et conquit les enthousiastes sympathies de Mme Ronnot. Pour ne pas ajouter une charge à celle qui pesait sur le ménage — cinq enfants ! — il avait expressément tenu à apporter sa part : une grande tarte et deux bouteilles de bon vin. Et, comme le mineur protestait, il avait vaincu ses résistances de cette phrase superbe :

— Chacun selon ses moyens : c’est la vraie formule du communisme, de l’égalité et de la fraternité.

Après ce dessert, qui fit la joie des enfants, ce fut Baladier qui s’offrit et insista pour tourner le moulin à café.

Puis dans l’après-midi, le conférencier et le mineur s’étaient acheminés tranquillement vers le Bois-de-Vaux, parlant peu, car le premier préparait son discours et le second respectait la méditation de son hôte.

De tous les points de la ville et des faubourgs, des mineurs se dirigeaient pareillement vers la forêt. Ils allaient par petits groupes et plus encore isolément, s’enfonçant et disparaissant soudain sous le rideau des halliers.

On savait que Chamot possédait sa police : Michet, qui sans travailler allant et venant des chantiers aux puits et des puits aux chantiers, était payé comme un contre-maître, sans compter les gratifications ; les frères Chenin, suspects à tous pour être vus fréquemment en sa compagnie ; puis quelques autres qu’on ne nommait pas, n’ayant sur eux que de vagues soupçons. Aussi fallait-il prendre ses précautions. Être signalé, c’était être renvoyé et un mineur renvoyé par Chamot pouvait aller loin et longtemps avant de trouver à s’embaucher.

Ronnot et ses amis les plus intimes, ceux qui, dès la première heure, s’étaient ralliés à son idée de société de secours mutuels, avaient individuellement prévenu leurs camarades, n’excluant que les suspects ou les ivrognes sur la discrétion desquels on ne pouvait compter.

Malgré tout, il est bien difficile qu’un secret confié à plusieurs centaines d’individus soit fidèlement gardé. Aussi, au moment même où le coup de sifflet de Ronnot faisait surgir des profondeurs de la forêt, comme une légion de spectres, toute une armée de mineurs, une figure inquiète, celle de Michet, émergeait-elle du feuillage épais d’un vieux chêne.

Installé à califourchon sur une grosse branche, le mouchard Michet pouvait embrasser d’un coup d’œil circulaire le rassemblement des mineurs, voir sans être vu.

Devant lui s’étendait une clairière entourée d’un épais rempart d’arbres et de hautes broussailles. Cette clairière était située à cent mètres à peine d’une immense carrière abandonnée qui eût pu servir également de lieu de réunion.

— Les gredins ! pensa Michet qui tâchait de dénombrer les mineurs et de noter les physionomies. Ils sont bien de trois cent cinquante à quatre cents. Voici Janteau, Bochard, Vilaud, le gros Pétron… Galfe… lui aussi !… Détras, qui s’avance vers Jaillot. Attention !…

Ronnot, accompagné de Baladier, s’était placé au centre de la clairière et, d’un geste, avait réclamé le silence. D’une voix forte, dont chaque parole parvint à l’oreille de Michet, il commença :

— Camarades, je n’ai pas besoin de vous dire à quelles précautions nous oblige notre misérable condition de salariés. Notre présence à tous dans cet endroit en est la preuve. Ceux que notre travail fait riches et heureux ne veulent pas que nous nous réunissions pour discuter nos intérêts, et de tous les débitants de Mersey, il n’en est pas un seul qui oserait nous prêter sa salle. N’importe ! nous nous en passons…

Des applaudissements et des acclamations, mêlés au cri de : « À bas Chamot ! » bientôt répété par des centaines de voix, l’interrompirent.

— Ah ! gueux ! murmura in petto Michet, pâle de rage, si le patron apparaissait avec des gendarmes, vous ne crieriez plus : « À bas Chamot ! »

Cependant, Ronnot continuait son discours. Sans être orateur, il trouvait des mots, et mieux que des mots, des arguments, pour convaincre ses camarades de la nécessité de s’unir afin de faire contrepoids à la tyrannie patronale. Il allait au-devant des objections possibles, expliquant comment la société, quoique légale, aurait un certain caractère secret, les travailleurs relativement indépendants devant seuls figurer sur des listes officielles, tandis que les autres seraient inscrits sur des listes secrètes.

Un tonnerre d’acclamations lui répondit.

Les mineurs n’avaient pas souvent l’occasion d’exprimer tout haut ce qu’ils pensaient. La semaine durant, ils étaient implacablement rivés à leur tâche de forçats ; le dimanche s’écoulait pour eux, moins fatigant mais à peine moins morne, au milieu de leur famille triste et misérable, ou entre les quatre murs d’un estaminet. Maintenant, dans l’enthousiasme communicatif d’un décor impressionnant et la confiance de leur nombre, ils se sentaient heureux de manifester leurs sentiments.

— Ah ! que les garde-chiourmes de Chamot viennent donc nous chercher ici ! cria Jaillot.

— Mes amis, reprit Ronnot, lorsque le silence se fut rétabli, la société de secours mutuels, qui pourra devenir plus tard un véritable syndicat — il y eut ici de nouvelles acclamations — est désormais constituée. Nommez-lui un président.

— Vous ! toi ! Ronnot !

Le mineur désigné par ce triple cri étendit la main. De nouveau, le silence se fit :

— J’accepte, camarades, dit-il. Mercredi prochain, nous nous réunirons de nouveau ici, à neuf heures du soir, pour la désignation des autres membres du bureau et l’adoption définitive des statuts. Je cède maintenant la parole au citoyen Baladier, venu de Lyon pour vous porter la bonne parole, et je suis heureux de lui souhaiter la bienvenue au nom de vous tous.

Une salve d’applaudissements salua de confiance le propagandiste que désignait Ronnot.

Baladier s’était senti contrarié du discours terre à terre, posé et pratique qui venait de servir de préambule à sa conférence. Il y avait loin d’une société de secours mutuels à la révolution sociale. Et pourtant, il ne voulait ni exciter les défiances ni se brouiller avec Ronnot dont il constatait surtout l’influence. Le policier, homme de ressources, s’en tira avec adresse.

— Mes amis, clama-t-il d’une voix chaude qui impressionna en sa faveur, — car les orateurs ont toujours séduit beaucoup plus par la forme de leur débit que par la puissance de leurs idées, — je tiens d’abord à vous dire qui je suis, afin que vous voyiez que j’ai le droit de me dire des vôtres.

Mon père, ouvrier graveur, plusieurs fois condamné pour avoir attaqué l’Empire, a été fusillé par les bandits de Versailles, lors de la défaite de la Commune.

Un grand cri s’éleva, comme une voix de la terre, qui emplit la forêt :

— Vive la Commune !

— Oh ! oh ! pensa Michet, ils s’échauffent.

Ronnot, surpris, regardait Baladier. Celui-ci avait les yeux humides, la figure tirée dans un rictus farouche, comme devant la vision de quelque scène tragique ; ses poings se fermaient, menaçants.

— J’étais soldat, encore prisonnier en Allemagne, continua l’agent provocateur, lorsque mon père fut ainsi assassiné par les soudards, laissant ma pauvre mère seule, sans ressources, sans appui, minée par les souffrances morales qui devaient bientôt la conduire au tombeau. Ce sont, voyez-vous, citoyens, des souvenirs qu’on n’oublie jamais…

Il s’arrêta une seconde, comme vaincu par l’émotion, et examina à la dérobée l’effet de son éloquence sur les mineurs. Cet effet était considérable : les visages de ses auditeurs reflétaient l’émotion, quelques yeux même se mouillaient.

Baladier eut une jouissance d’artiste et continua :

— Pour moi, rentré dans la vie civile, c’est-à-dire dans l’esclavage du travail et de la misère, pour moi, déshérité comme vous, exploité comme vous, ayant de plus que vous l’inoubliable souvenir de mon père et de ma mère assassinés par une société infâme, j’ai fait le serment de consacrer mes forces à détruire cette société-là ou à mourir.

C’était la phrase à effet, celle qui empoigne par l’image, le « crescendo » du ton et le geste. Elle s’acheva, c’était inévitable, dans un tempétueux fracas d’applaudissements.

La difficulté était vaincue.

— Prolétaires ! Esclaves du Capital ! continua-t-il, votre vie est celle des bêtes de somme : morne, abrutie, sans repos, sans espoir. Ou plutôt si, il vous reste un espoir : l’espoir que ce monde d’exploitation et d’infamie s’écroulera, écrasant les têtes orgueilleuses qui dépassent les vôtres, têtes de jouisseurs qui insultent à vos souffrances.

La tirade était un peu longue ; néanmoins, l’élan avait été donné : l’impression sympathique persistait. Baladier, regardant Ronnot à la dérobée, le vit tout de même un peu déconcerté : c’était moins ces grandes phrases à métaphores et épithètes qu’une exposition claire des antagonismes économiques qu’attendait le mineur.

Habilement, le conférencier descendit un peu de ces hauteurs où il planait au milieu des fulgurations menaçantes. Il montra, antithèse facile, mais toujours saisissante, le parasite Chamot, oisif, insolent, remuant les millions et vivant dans la splendeur, tandis que ses esclaves, artisans de sa fortune, traînaient au milieu des mortels périls du grisou et des éboulements la plus misérable des existences.

Il montra, cette fois, avec une éloquence réelle, parce que, tout agent provocateur qu’il fût, il ne disait que l’exacte vérité, les multiples forces de l’État : armée, magistrature, clergé, concourant toutes à la défense du capital.

— Quant à ces êtres abjects que l’on nomme mouchards, s’écria-t-il, partout où vous les rencontrerez, supprimez-les !

— Eh mais, il va bien ! murmura Michet les dents serrées, tandis qu’un immense cri de : « Mort aux mouchards ! » répondait à l’orateur.

Baladier termina par un appel à la révolution sociale et au groupement de tous les prolétaires pour la réaliser. Cet appel fait dans la même réunion clandestine où s’était fondée la société de secours mutuels pourrait permettre plus tard de dénaturer le caractère de celle-ci devant un tribunal ne cherchant que prétextes et apparences pour condamner.

Après quelques derniers mots de Ronnot rappelant à tous le rendez-vous du mercredi suivant, les mineurs s’en retournèrent à Mersey comme ils étaient venus, isolément ou par petits groupes. Michet eut soin de descendre le dernier.

— Dire que j’avais prévenu le curé de l’arrivée de cet oiseau-là et qu’il n’a pas voulu que je l’assomme ! murmura-t-il. Un gredin qui parle de nous supprimer. C’est à n’y rien comprendre.

Michet, en effet, ne brillait point par la compréhension, et l’abbé Brenier, curé de Mersey, informé par Drieux, jésuite de robe courte et chef des policiers à la solde du clergé et du capital, du rôle de Baladier, n’avait pas jugé à propos de faire des confidences au bas mouchard de la mine.


II

LA BANDE NOIRE


Chamot, le roi de Mersey, était content. Sa Grandeur, l’évêque de Tondou, qu’il était allé visiter, lui avait discrètement dit deux mots d’un homme jeune encore, et titré, conséquemment du meilleur monde, élève des bons pères jésuites, recommandation flatteuse et qui, avec cette délicatesse de sentiment propre aux fils des hautes classes, cherchait une riche héritière.

Chamot se disait que le baron des Gourdes, ainsi se nommait ce phénix, pouvait parfaitement convenir à Mlle   Julia.

Certes, quand on est la nièce d’un millionnaire sans enfants, on ne manque jamais de prétendants.

La société bourgeoise, qui flétrit la prostitution des filles pauvres, encourage et glorifie le mariage d’argent, la forme la plus caractéristique de ce marchandage sexuel, puisque, cette fois, la prostitution est à vie. Aussi, Mlle  Julia n’eût-elle eu qu’à choisir parmi les soupirants attirés par l’espoir d’une grosse dot : ingénieurs sortis en un rang honorable de l’École centrale et apparentés à des personnages politiques ; avocats, naissantes lumières du barreau, également prêts à défendre la victime et le bourreau, le peuple souverain et le financier escroc ; futurs conseillers d’État et jeunes officiers aux victorieuses moustaches et aux bottes impeccables, reflétant l’âme militaire dans leurs miroitements, tout le régiment select et servile des coureurs de dot avait défilé dans les salons de Chamot ou postulait pour y être présenté.

Mais le directeur-gérant des mines de Pranzy était difficile : ses millions lui en donnaient le droit. Il connaissait d’ailleurs l’esprit de sa nièce, ambitieux sous une apparence placide d’eau dormante, et cela n’était pas pour lui déplaire. Il fallait à la jeune fille un mari qui eût la naissance, un nom et un titre ouvrant toutes les portes ; peu importait la fortune : Chamot était là pour y pourvoir. De cet aristocrate emmillionné, Julia se chargerait bien de faire un homme politique : un député — avec de l’argent on achète les électeurs — puis, pour peu qu’il eût quelque étoffe, un ministre — les honorables collègues ne sont pas plus incorruptibles que le suffrage universel.

Tout en naviguant dans les mêmes eaux conservatrices que Schickler (un autre roi, le roi de l’acier, au Brisot), Chamot jalousait ce dernier. Ne pouvant rivaliser avec lui par le chiffre de la fortune, quel triomphe s’il rétablissait l’égalité par un mariage aristocratique ouvrant à sa famille un double débouché dans le grand monde et dans la politique !

Le baron des Gourdes, d’après ce que lui avait confié incidemment l’évêque de Tondou, semblait réaliser l’idéal du genre. Officier de cavalerie, comme tout gentillâtre qui se respecte, il avait mis le comble à cette respectabilité en démissionnant pour ne pas servir la République. Inutile de dire si les bons pères jésuites, ses premiers éducateurs, s’intéressaient à lui et s’employaient à lui trouver l’héritière redoreuse de blason — des Gourdes ne possédait qu’une fortune modeste — qui lui permît de se lancer dans le monde politique et y servir efficacement la cause de l’autel d’abord, du trône ensuite.

De même que Mlle  Julia avait rencontré des prétendants, des Gourdes avait croisé dans sa vie un certain nombre de demoiselles à marier, dont les aïeux avaient, sinon guerroyé aux croisades, du moins servi de valets de chambre à Louis XIV ou Louis XV, ce qui, dans le noble monde, est presque aussi bien porté. Malheureusement ces jeunes personnes n’avaient guère à lui apporter que des dots hors de proportion avec leur naissance.

Conséquemment le jeune baron ne dédaigna pas de tourner ses aristocratiques regards sur les héritières plus cossues du monde bourgeois.

Des Gourdes avait pour professeur un jésuite, le père Carino qui approchait l’évêque de Tondou. Et celui-ci, en général qui tient sous sa main l’état de ses effectifs et de ses ressources, possédait la liste complète des nobles célibataires et des riches héritières de son diocèse. C’est en faisant des mariages qu’on s’assure la domination des familles.

Le père Carino parla donc de des Gourdes à Monseigneur et celui-ci aussitôt songea à la famille Chamot. Il y avait là une jeune personne valant plusieurs millions. C’était l’oiseau rare rêvé par le noble célibataire.

Chamot et des Gourdes ayant un égal désir de se rencontrer, il était évident que la rencontre finirait par se produire. Restait à savoir comment, et où elle se produirait : les bons pères, qui s’intéressaient si activement à la chose, décidèrent que ce serait chez la comtesse de Fargeuil.

À quelques kilomètres de Mersey, sur la route du Brisot, s’élevait, au sommet d’un coteau entouré de vignes, une construction spacieuse, d’élégance banale, le château de Fargeuil, qui portait le nom de sa propriétaire.

Celle-ci était une créature étrange et belle, d’environ trente ans, arrivée de la Martinique cinq ou six années auparavant et qui appelait Mme  Schickler sa tante. Elle avait été mariée à un viveur du second Empire, qui, à la suite de peccadilles d’argent, abus de confiance et faux, disparut un beau jour pour aller mourir à l’étranger. Mme  de Fargeuil, qui n’appartenait pas à l’espèce rare des veuves inconsolables, n’en fut pas affectée et se livra sans hypocrisie à toutes tes impulsions de son ardente nature tropicale.

Grande et souple, avec cette démarche majestueuse que Virgile prêtait aux déesses, le teint mat, la lèvre voluptueuse, l’œil noir chargé d’éclairs, la comtesse de Fargeuil venait d’atteindre cet âge, apogée de la beauté féminine : trente ans. Perle tropicale, égarée par le caprice des événements dans cette région industrielle de la France, elle y était courtisée, adulée par tout ce qu’il s’y rencontrait de jeunes élégants et de vieux beaux appartenant à son monde.

Franche et naturellement humaine, il ne lui manquait, pour être excellente, que d’avoir vu le jour et grandi dans un autre milieu. Mais, dès le berceau, elle avait été la proie des imposteurs religieux. Jeune fille, elle avait reçu l’éducation vide des indolentes créoles, éducation faite de préjugés et de superstitions plus encore que d’orthographe et de musique. Elle crut avec ferveur à la création du monde en sept jours, aux sermons de l’ânesse de Balaam, à l’opération du Saint-Esprit et à toutes les bourdes abrutissantes enseignées par la sainte Église. En outre, sa nature impressionnable et sensuelle s’extasiait aux pompeuses cérémonies du culte, à toute cette mise en scène de parfums, lumières et cantiques, savamment combinée pour pénétrer et dominer les âmes faibles ou ignorantes.

Aussi, dans le département de Seine-et-Loir comme à la Martinique, était-elle demeurée le jouet des prêtres. C’était chez elle, souvent à son insu et sous le couvert de sa frivolité mondaine, que se nouaient des intrigues de toutes sortes, intrigues amoureuses, intrigues politiques.

Ce soir-là le salon de la belle créole était empli de monde : le gratin réactionnaire de la région. Du côté des hommes, le comte de Mirlont, un de ces gentillâtres désœuvrés au cerveau vide, qui justifient le jugement émis sur la noblesse contemporaine par un écrivain pourtant réactionnaire : « Catin, crotin, crétin. » Ce fin-de-race avait, en effet, toujours limité l’exercice de ses facultés entre le boudoir des mondaines et le turf. Maintenant retiré dans une exiguë propriété qu’il appelait pompeusement ses terres, il attendait lui aussi, à trente-cinq ans, que quelque héritière lui tombât du ciel. Puis, c’était le banquier Hachenin, quinquagénaire gros et poussif au physique, doué au moral d’une singulière activité, le roi de la finance dans Seine-et-Loir, comme Schickler y était le roi de l’industrie ; à côté de lui, le commandant en retraite Estelin, le notaire Durivaux et l’abbé Brenier, formant un groupe. Enfin, des Gourdes reluisant d’élégance, très entouré par l’élément féminin.

Et cet élément féminin, c’était : causant avec la créole, la belle Mme  Hachenin, superbe incarnation de cette beauté bourguignonne faite de régularité, de robustesse et de fraîcheur ; avec son mari, la jeune femme, âgée de vingt-cinq ans à peine, offrait un contraste frappant. Un peu plus loin, Mme  Ponette, veuve d’un des grands viticulteurs de la région, apparaissait, maigre et toute blanche, dans l’invariable costume de soie noire qu’elle portait depuis dix ans. Toute confite en dévotion, avec les allures dignes d’une douairière, elle avait la fourniture du vin de messe et, tous les ans, envoyait en cadeau à Monseigneur une barrique de son meilleur crû. Sa piété exemplaire lui valait d’être invitée au château de Fargeuil où sa correction sévère faisait repoussoir aux allures mondaines de la comtesse. Causeuses et rieuses, deux blondes créatures de vingt-huit et trente ans, les deux sœurs Mary et Jane Scheyne, orphelines d’un actionnaire de Pranzy et qui, émancipées par l’âge et par la fortune, aussi par l’éducation anglaise qu’elles avaient reçue, déclaraient tout haut leur intention de coiffer sainte Catherine ; le meilleur mariage, disaient-elles, ne valant pas la liberté.

Le valet de pied à la livrée bleu et argent annonça la famille Chamot. Un silence se fit comme à l’approche de souverains.

Le roi de Mersey entra dans le salon, et très régence, baisa galamment la main que lui tendait la créole. Celle-ci et Mme  Chamot s’embrassèrent.

— Et vous ? dit en riant la comtesse de Fargeuil à Mlle  Julia qui, discrète, effacée dans l’ombre de son oncle et de sa tante, s’était contentée de saluer d’une révérence.

Et elle embrassa aussi la jeune fille.

Puis commencèrent les saluts, les poignées de main. Et comme le baron des Gourdes demeurait un peu isolé ainsi qu’il convient à un premier rôle, la comtesse de Fargueil fit la présentation.

— Monsieur Chamot, le baron des Gourdes. Ne vous êtes-vous pas encore rencontrés ?

— Pas encore, fit le directeur des mines. Depuis le commencement de l’année, j’ai presque vécu en sauvage, à Mersey.

Et s’adressant au jeune homme :

— Sans doute, vous égarez-vous rarement dans cette région.

— C’est seulement la troisième fois que j’y viens, répondit le baron.

La créole expliqua à Chamot qu’elle avait connu des Gourdes à une réception au Brisot, chez Schickler, et l’avait revu à la fête diocésaine de Tondou. Puis elle se retira, laissant les deux hommes converser seul à seul.

Chamot écoutait et observait des Gourdes. Sans embarras, comme sans ostentation, le jeune homme, sortant des banales généralités, donnait un tour sérieux à la conversation, parlait des richesses de la région, de l’extension croissante de l’industrie dans Seine-et-Loir, du développement prodigieux qu’elle y atteindrait sûrement si un régime de sérieuses garanties pour les classes possédantes permettait enfin de se livrer en paix à l’exploitation du sous-sol. Qu’on en finît sérieusement, une bonne fois pour toutes, avec les misérables qui osaient prêcher aux ouvriers la haine du patronat et de la religion, alors la fortune des actionnaires de mines doublerait ou triplerait en quelques années ; mais pour cela, il fallait un gouvernement fort. Chamot approuvait, déjà sympathique à ce jeune homme qui causait affaires, citait des chiffres et, bien différent du comte de Mirlont, pouvait converser d’autre chose que de courses. Et des Gourdes, se sentant analysé, parlait posément, sûrement, en homme connaissant à fond la question, bien décidé à donner de lui une impression aussi favorable que possible.

Cependant à l’autre extrémité du salon, les petits groupes s’étaient fondus en un seul, au centre duquel pérorait, prenant des poses devant les dames, le gentilhomme-sportsman. Et tout d’un coup, éclata ce mot mystérieux, lancé par lui d’une voix mélodramatique : « La bande noire ! »

Chamot et des Gourdes se retournèrent.

— La bande noire ! fit en riant Jane Scheyne, mais c’est une invention de roman.

— Vous avez tort de plaisanter avec ces choses-là, fit gravement Mme  Ponette.

— La bande noire, une invention ! s’écria de Mirlont atteint dans son amour-propre de conteur… Je puis vous assurer, moi, qu’elle existe.

Cette déclaration péremptoire produisit dans l’assistance une sensation profonde, mélange de frayeur et de curiosité. Ce fut ce dernier sentiment qui l’emporta, lorsque Mary Scheyne, qui ne semblait pas plus épouvantée que sa sœur, eut dit au comte :

— Eh bien ! monsieur de Mirlont, puisque vous savez ce qu’est la bande noire, il faut nous le dire. Nous mourons d’envie de vous entendre.

Chamot, intéressé, s’était rapproché, accompagné de des Gourdes, qui, comme lui, écoutait.

— La bande noire, fit le comte de Mirlont flatté par cette attention générale, c’est une société secrète, révolutionnaire, anarchiste et internationale — cette énumération d’épithètes entraîna un frisson de l’auditoire — formée sur le modèle de la fameuse société La Marianne. Nierez-vous que la Marianne ait existé ?

Personne n’ayant eu l’audace de formuler semblable dénégation, le gentilhomme continua :

— Vous n’ignorez pas que les nihilistes russes, les socialistes allemands et les communards français échappés en 1871 à une répression malheureusement des plus insuffisantes, se sont réunis en Suisse pour y fonder le parti anarchiste et y élaborer un plan de guerre impitoyable à la société.

— Oui, c’est connu, murmura le commandant Estelin, tandis que l’abbé Brenier approuvait gravement de la tête et que Mme  Ponette levait au ciel des yeux angoissés.

— Lors de l’amnistie, tous ces brigands sont rentrés en France, et notre région se trouvant sur leur route, ils s’y sont naturellement répandus…

— Ces gens qui ont voté l’amnistie, prononça le banquier Hachenin, il faudrait les brûler à petit feu.

— Et encore, ce ne serait pas assez, appuya le commandant Estelin.

— C’est à Lyon qu’ils ont constitué leur quartier général, poursuivit de Mirlont. C’est de là qu’émanent tous les ordres de leur chef suprême, le prince russe Kropotkine.

— Comment ! Que dites-vous ? Un prince chef des anarchistes ? exclama stupéfaite Mme  de Fargeuil.

— Oh ! celui-ci est un prince unique dans son genre, pour l’honneur de la noblesse, répondit vivement le gentillâtre. C’est lui qui a fait assassiner le tsar Alexandre II ; après quoi, condamné à mort dans son pays, il est tranquillement venu en France pour y bouleverser la société.

— Et la République le laisse libre… naturellement ! constata l’évangélique curé de Mersey.

Chamot, terrifié, levait les yeux au plafond et serrait convulsivement les poings. Mme  Chamot était devenue très pâle : l’idée qu’une armée anonyme, insaisissable, de furieux malfaiteurs, allait se répandre dans la région, s’attaquant aux personnes et aux propriétés, venant peut-être l’assassiner après avoir égorgé son mari et violenté sa nièce, la bouleversait. Les autres dames paraissaient aussi peu rassurées ; même les demoiselles Scheyne, tout en conservant leur sourire, ne semblaient pas exemptes de quelque émotion. Le banquier Hachenin était pourpre d’indignation ; le notaire, visiblement inquiet, regardait le commandant comme pour lui demander sa protection, le cas échéant. Et l’ancien officier, se disant qu’il devait dans cette épouvante personnifier le courage militaire, veillant à la défense de la société menacée par l’hydre révolutionnaire, avait pris une pose héroïque.

Des Gourdes avait conservé la même physionomie. Sans être un aigle, il se rendait compte de l’amoncellement de sottises débitées solennellement par de Mirlont. Et Mlle  Julia, ayant levé les yeux, son regard rencontra le regard impassible du jeune homme, peut-être traversé d’un éclair d’ironie.

Lui et elle se comprirent d’un coup d’œil.

La nièce de Chamot, sinon instruite, du moins intelligente, d’une intelligence froide, patiente et dissimulée, comprenait tout ce que résumait de prétentieuse ignorance le bellâtre causeur. Son oncle et sa tante pouvaient bien s’épouvanter, elle avait conservé son calme, moins émotionnée même que les sœurs Scheyne, hardies, railleuses, mais accessibles à l’imagination et au romanesque. Elle, au contraire, était tout calcul. Et, du premier coup, elle avait vu en de Mirlont une outre vide.

Il avait beau, celui-là, posséder un titre, ce n’était certes pas à lui qu’elle serait.

D’ailleurs, même mariée, elle ne serait jamais qu’à elle seule. Elle chercherait, non un maître, mais un instrument ou un associé.

Et, lisant dans les yeux de des Gourdes, elle se dit aussitôt qu’elle l’avait trouvé, tandis que le baron comprenait que le regard de la jeune fille signifiait une offre d’alliance, une alliance qui pourrait se nouer pour la vie.

De Mirlont continuait son récit. Il montrait une armée de pillards et d’incendiaires prête à se soulever au Brisot sous les ordres du socialiste Fumay, un buveur de sang qui, au Quatre Septembre, avait remplacé Schickler en fuite. Il parlait d’un dépôt de dynamite — au moins soixante cartouches ! — découvert par les gendarmes dans le bois des Brasses. Ailleurs, du côté de Montjeny, un cultivateur avait déterré près de son enclos trois mains coupées… oui, mesdames, trois mains coupées !… trois mains de traîtres, évidemment, car les affiliés de la bande étaient tenus de jurer qu’ils ne reculeraient, sous peine de mort, ni devant l’assassinat, ni devant le viol. Ce mot, le viol, fit à nouveau frissonner les femmes, même Mme  Ponette, que ses cheveux blancs semblaient mettre à l’abri des derniers outrages.

— Et tous ces malfaiteurs sont venus de Suisse ? interrogea Mme  Hachenin.

— Oh ! les chefs seulement, répondit l’abbé Brenier. Quant au gros de cette armée du crime, c’est la population ouvrière qui le fournit. Chose épouvantable à dire, il ne se trouve peut-être pas à Mersey deux mineurs sur dix qui ne soient prêts à faire cause commune avec les anarchistes.

Et, en disant ces mots, il regardait Chamot.

L’avant-veille, il l’avait averti des projets de ses ouvriers de fonder une société de secours mutuels et de se réunir dans les bois pour y discuter librement. Il ne pouvait préciser où, car le secret sur ce point était gardé par Ronnot, Détras, et quelques autres qui se chargeaient d’avertir leurs camarades au dernier moment. Aussi, le directeur de la Compagnie de Pranzy ne s’était-il point montré tout à fait aussi effrayé que l’espérait le prêtre.

— Mon cher abbé, lui avait-il répondu, je crois comme vous que mes mineurs sont travaillés par le mauvais esprit ; mais n’exagérons pas le mal qui est déjà assez grand. Toutefois, j’ouvrirai l’œil et vous avez ma parole que Détras sera frappé de mieux qu’un renvoi. Laissez-moi arranger cela.

Cette réponse n’avait qu’à demi satisfait le curé.

Un mot fait souvent plus que de longs discours. Ce nom « la bande noire », lancé par de Mirlont, qui l’avait entendu prononcer quelque part, bouleversa l’industriel plus que toutes les objurgations du prêtre.

— La bande noire ! murmura-t-il entre ses dents. Ah ! mes gredins, vous voulez la guerre ! Eh bien, je ferai venir les gendarmes et la troupe pour vous mater.

Cependant, la crainte et l’indignation ne lui faisaient pas oublier ses visées d’entrer, par une alliance de famille, dans le monde de l’aristocratie et en partant il invita le baron des Gourdes.

— Lorsque vous viendrez à Mersey, lui dit-il, j’espère bien que vous serez notre hôte pendant deux ou trois jours. Je vous ferai visiter les mines. Vous verrez comme le travail d’exploitation est intéressant.


III

LE PRÊTRE ET LA FEMME


Geneviève Détras, la femme du mineur, était seule à la maison. Dans la matinée, elle avait lavé et étendu le linge dans la cour, puis cousu des chemises qu’elle devait porter en ville le lendemain. Tout en piquant l’aiguille, assise près de la fenêtre ouverte du rez-de-chaussée, sous la caresse chaude du soleil, elle songeait. Les frais d’enterrement du père Détras, les trente francs versés à la collecte pour les renvoyés de la mine, l’agape du 14 juillet, sans compter la cotisation à la société de secours mutuels, tout cela avait absorbé les économies du ménage. Pour aller jusqu’à la prochaine paie du samedi, il restait trois francs à la maison et l’on était le mardi !

Jamais encore depuis leur mariage, les Détras n’avaient été aussi à court. N’ayant pas d’enfants, ils eussent pu mettre de côté quelques sous sans les soins à donner au vieillard. Albert Détras était sobre, ne buvait pas, fumait peu ; elle, Geneviève, ouvrière affinée, avait bon goût, sans néanmoins être coquette, et ne dépensait presque rien pour elle-même. C’était donc une gêne accidentelle et qui, il fallait l’espérer, serait de courte durée. Une ou deux paies rétabliraient l’équilibre.

Comme Geneviève était dans ses pensées, elle vit par la fenêtre se profiler une ombre ; elle leva la tête et reconnut l’abbé Firot, vicaire de Mersey, ambitieux jésuite de robe longue, joli cœur et coureur de cotillons, par-dessus le marché, qui déjà avait essayé — mais vainement, — de lui faire la cour.

— Madame Détras, je vous salue bien, fit doucement l’abbé Firot.

Geneviève avait éprouvé une sensation d’agacement en le reconnaissant. Elle lui répondit cependant d’un : « Monsieur l’abbé… », accompagné d’une inclinaison de tête. La route est à tout le monde et elle ne pouvait empêcher le vicaire de passer devant sa maison.

— Voulez-vous me permettre d’entrer vous dire un mot ? demanda l’abbé Firot.

Cette prière indiscrète, mais formulée d’un ton discret, remplit de malaise la femme du mineur. Elle eût voulu éviter une guerre en règle avec les prêtres, sachant bien que dans semblable guerre on ne pouvait être que broyé.

Aussi, à l’astuce ecclésiastique, opposa-t-elle sa finesse féminine.

— Dites, monsieur l’abbé, fit-elle.

Elle avait répondu « dites » et non « entrez », éludant une acceptation ou un refus.

L’abbé Firot sentit l’habileté et sourit. Un instant, il eut l’idée d’insister ; mais il se retint, pensant qu’il risquait d’amener chez la jeune femme une démonstration plus caractérisée d’hostilité. Avant tout, il fallait gagner sa confiance.

— Soit, fit-il, en simulant la franche gaîté, puisque vous ne voulez pas me recevoir…

Il s’interrompit une seconde, le temps de permettre à Geneviève de protester ou de revenir sur sa décision.

La jeune femme n’ayant pas ouvert la bouche, il reprit :

— Je vous parlerai du dehors. Si même, je vous demandais la permission d’entrer, c’était pour qu’on ne me vît pas vous causant ; les opinions de votre mari…

— Qui sont les miennes, interrompit Geneviève d’un ton très net, car elle voulait abréger ce colloque.

L’abbé Firot la regarda fixement. Il sentait en elle une trempe, une volonté. Combien d’autres femmes de mineurs, dans ce pays de misère livré à la tyrannie du prêtre, se fussent défendues timidement en arguant de la volonté de leur mari !

— Eh bien, madame, dit le vicaire, j’aime votre franchise et vous pouvez voir que moi aussi, je suis franc avec vous.

— Où désirez-vous en venir, monsieur l’abbé ?

— À vous mettre en garde contre vous-même et ceux qui vous perdent. Notre religion ordonne de rendre le bien pour le mal, l’affection pour l’injure, d’aimer — et il appuya sur ce mot — qui nous hait.

— Mais nous ne haïssons personne, riposta Geneviève.

Le prêtre eut un sourire indéfinissable.

— Allons, tant mieux, murmura-t-il, vous avez encore de bons sentiments ; Dieu vous en tiendra compte. Mais, croyez-moi, ma chère enfant, arrêtez-vous sur les bords de l’abîme pendant qu’il en est temps encore. Vous ne savez pas quels malheurs vous vous préparez.

Cette prophétie menaçante fit froid au cœur à Geneviève. N’était-ce pas une menace déguisée ? L’incertitude étant la pire des souffrances, elle résolut d’en avoir le cœur net.

— Monsieur l’abbé, dit-elle bravement, les malheurs ne viennent pas tout seuls. Qui donc peut chercher à nous faire du mal ?

Le vicaire allait répondre que l’irréligion provoque toujours des punitions du ciel, mais il se retint et trouva plus sensé de lui dire :

— Vous savez que M. Chamot est profondément religieux.

— Je le sais, riposta Geneviève, puisqu’il a renvoyé quinze malheureux pères de famille, coupables d’avoir accompagné le cercueil de mon beau-père, enterré civilement.

La réponse était nette et cassante dans sa simplicité. L’abbé Firot pâlit un peu.

— Madame, murmura-t-il, croyez bien que M. le curé et moi ne sommes pour rien dans cette décision.

Et hypocritement, il ajouta :

— Que de fois, au contraire, nous avons supplié la Direction de garder des ouvriers que leur inconduite avait fait mettre à la porte !

— Leur inconduite, c’est possible, riposta la jeune femme, mais pas leurs opinions.

L’abbé Firot sentait que cette femme, tout à l’heure hésitante, prenait l’offensive. Elle disait le droit pour chacun d’avoir ses idées et de vivre comme il l’entendait, sans faire de mal à personne. Pourquoi voulait-on forcer les gens à affecter des sentiments qu’ils n’avaient pas ?

— Voyons, madame Détras, fit le vicaire, ne vous excitez pas : ce n’est pas la première fois que nous causons.

— Non, riposta Geneviève, et je ne sais pas pourquoi, monsieur l’abbé, vous revenez à la charge. Mon mari vous a pourtant dit…

— Votre mari, s’écria impétueusement l’abbé Firot, c’est lui qui vous perd. Mais je vous sauverai, moi ! je vous sauverai malgré vous, parce que…

Le galant prêtre avait un peu baissé la voix en prononçant « parce que », comme s’il eût voulu terminer sa tirade lyrique dans le murmure d’une confidence. Qu’allait-il ajouter ? Peut-être : « Je vous aime », phrase naturelle pour tout homme normal, mais criminelle pour un prêtre, si criminelle qu’il est obligé de la corriger par ce complément indirect « en Jésus-Christ ».

Avec ou sans complément, c’était peut-être l’aveu redoutable que l’abbé Firot allait se décider à faire. Mais Geneviève ne l’entendit point : décidée à terminer cette conversation irritante et à éviter le mot irréparable qu’elle lisait dans les yeux du prêtre, elle ferma brusquement sa fenêtre.

Le doucereux vicaire devint pâle de rage. Toute sa meilleure astuce de jésuite allait-elle sans cesse échouer contre l’énergique droiture de cette jeune femme ?

— Elle ferme au curé sa porte et à moi sa fenêtre, pensa-t-il. Oh ! mais patience ! Elle n’aura pas le dernier mot.


IV

NUAGES NOIRS


Geneviève n’avait point parlé à son mari de la visite du prêtre. À quoi bon le tourmenter, l’exaspérer, le porter peut-être à un coup de violence, car elle comprenait qu’Albert, justement parce qu’il ne se livrait pas à des emportements inutiles, était, une fois exaspéré, homme à ne reculer devant rien.

À ce prêtre qui rôdait autour de sa maison, s’efforçant de suborner sa femme, de la lui prendre moralement et physiquement, sans doute eût-il infligé une correction sévère. Qui sait même s’il ne l’eût pas assommé purement et simplement, comme on écrase une bête nuisible !

Or, la jeune femme se sentait assez sûre d’elle pour ne point se réfugier sous la protection de son mari. Il n’y a que les créatures faibles qui appellent au secours en renonçant à se défendre elles-mêmes.

Aussi, lorsque le mineur rentra, lassé, noir de poussière de charbon et qu’il lui demanda, comme d’habitude, avant de se débarbouiller et de l’embrasser : « Rien de nouveau ? » elle répondit tranquillement : « Rien. »

Albert s’en fut dans l’autre pièce se laver au baquet empli d’eau tiède qu’il trouvait toujours prêt en rentrant ; puis il changea de vêtement : dix minutes après il reparut un autre homme, frais et blanc, dans une chemise et un pantalon propres, les pieds à l’aise dans des chaussons.

— La soupe est prête, dit Geneviève. Mais il faudra nous passer de vin jusqu’à samedi.

— Oh ! fit Albert, l’eau claire vaut bien la piquette et coûte moins cher.

Le frugal dîner fut bientôt expédié. Une soupe aux légumes, épaisse et odorante, en faisait tous les frais ; du moins y en avait-il à discrétion.

Albert finissait sa troisième assiette lorsqu’on frappa à la porte trois coups régulièrement espacés.

— Panuel ! fit-il, tandis que Geneviève courait ouvrir.

C’était, en effet, le menuisier. Geneviève offrit un verre de vin à leur ami, et ils causèrent des mineurs, de Chamot, de la question sociale.

Puis ils parlèrent de la Société de secours mutuels. Elle allait bien, comptant maintenant près de cinq cents adhérents ; une seconde réunion s’était tenue au bois des Brasses, Ronnot jugeant utile de changer chaque fois le lieu de rassemblement, et les affiliés avaient prêté le serment de ne révéler à personne les noms des sociétaires. Aussi Panuel, encore qu’on eût en lui toute confiance et qu’on l’eût même invité à assister aux réunions, s’était-il discrètement tenu à l’écart.

— Non, avait-il dit, il est prudent que la société conserve son caractère corporatif. Dans un trou comme Mersey, où Chamot et la calotte sont les maîtres, il faut jouer serré.

Cependant, il regrettait presque, maintenant, de n’avoir pas accepté l’invitation de ses amis les mineurs. Habitué à juger les individus sur mille détails, insignifiants au premier abord, le regard, la voix, les gestes, les allures, il eût été bien aise d’analyser le discours de Baladier et Baladier lui-même.

— Tu te défies toujours de lui ? demanda Albert.

— Je ne puis pas dire. Pourtant ce que tu m’as conté de son discours ne m’a guère plu. J’aime les solutions pratiques, pas les grandes phrases.

L’impression que ressentait Panuel, Ronnot l’avait éprouvée en entendant parler Baladier. Lui aussi préférait les idées claires aux adjectifs et aux métaphores. Toutefois, les manières cordiales du conférencier tendaient à le lui rendre sympathique et il s’expliquait sa véhémence imagée en se disant : « C’est un homme qui a souffert. »

Pour la plupart des mineurs, Baladier était le type même du militant révolutionnaire, courageux et désintéressé. Sans doute, il tapait rudement sur les capitalistes ; eh bien, faudrait-il donc prendre des gants pour toucher à ces vampires qui s’engraissaient du sang et de la vie des ouvriers ?

Le mouchard avait eu soin d’écrire à Ronnot au lendemain de sa conférence, lui envoyant en outre des journaux et brochures révolutionnaires avec prière de faire circuler. La lettre contenait aussi un mandat de 22 fr. 50, montant, disait Baladier, d’une collecte faite par lui dès son retour à Lyon, en faveur des quinze mineurs renvoyés par Chamot.

Naturellement Ronnot avait répondu, accusant réception et remerciant. Dès ce moment, la correspondance était nouée, prête à fournir un prétexte d’accusation contre les mineurs selon les besoins de Chamot, du curé Brenier et de l’abbé Firot. Baladier eut même l’habileté de se tromper dans la suscription d’une lettre, de façon à la faire ouvrir à la poste pour rechercher le destinataire. Le contenu de cette lettre était tel qu’à la poste, elle fut immédiatement envoyée au procureur de la République.

En même temps, circulait, lancé on ne sait d’où, le nom de bande noire. Ce nom, de Mirlont, comme beaucoup d’autres, l’avait recueilli au passage.

Coïncidence étrange, bien faite pour donner à penser, à peu près au même moment où, en France, la réaction policière et cléricale répandait le bruit de l’existence d’une bande noire dans le département de Seine-et-Loir, en Espagne, la même réaction policière et cléricale inventait de toutes pièces — on l’a su depuis — une mystérieuse association de malfaiteurs, la Mano-Negra (la Main-Noire), invention qui permettait d’envoyer des anarchistes au bagne ou à la mort.

Qu’en conclure, sinon que la police et l’Église, internationales pour le malheur des peuples maintenus, eux, dans les stupides rivalités patriotiques, se communiquent fraternellement leurs stratagèmes, ou même ourdissent de gigantesques plans d’ensemble ? L’année 1882 était menaçante en Europe pour le vieil ordre social ; les pays latins surtout s’agitaient. Pour l’état-major du Gésu, ces pays-là n’étaient qu’un seul champ de bataille.

Pendant que Ronnot, malgré son bon sens, se laissait envelopper d’un invisible réseau et que Panuel formulait avec hésitation devant ses amis de simples impressions, Baladier, lui, ne perdait pas de temps. Deux fois, il était revenu aux environs de Mersey, si clandestinement que Ronnot même n’en avait rien su, et, chaque fois, il avait vu quelques individus jugés par lui propres à exécuter le plan policier.

Ç’avait été d’abord Michet. Le mouchard de la mine était allé, sur l’ordre du curé, se promener à Jagy et y attendre, devant l’auberge des Trois Chemins, un individu dont le signalement ne laissa pas de l’étonner. Cet étonnement arriva au comble quand il reconnut bel et bien le conférencier Baladier.

— Eh bien, oui, fit celui-ci en s’approchant goguenard, c’est moi, ça vous étonne ?

— Vous qui parliez si bien de tuer les mouchards !

— Vous m’avez entendu ?

— Je crois bien ! J’étais caché dans les branches d’un arbre.

— Tous mes compliments, mon cher confrère, fit Baladier de plus en plus ironique. Je vois que vous êtes un malin.

Et il lui tendit la main.

— Dame ! on fait ce qu’on peut, répondit modestement Michet, flatté à la fois du compliment et de la poignée de main de cet homme qui parlait si bien.

— Vous savez pourquoi vous êtes ici ? lui demanda Baladier.

— Monsieur le curé m’a dit que je recevrai des instructions.

— Très bien. Vous n’aurez qu’à vous y conformer rigoureusement, sans chercher à comprendre.

Michet eut un mouvement d’épaules.

— Oh ! comprendre, à quoi bon, murmura-t-il ? je vois bien que vous êtes une tête, je ne suis que le bras.

À son tour, Baladier sentit son amour-propre agréablement chatouillé. Cet aveu naïf le grandissait : subalterne de M. Drieux, il se trouvait à son tour le supérieur de quelqu’un.

— Mon brave Michet, fit-il d’un ton moins narquois, êtes-vous connu dans cette auberge ?

— Non.

— Très bien. Je vous invite à dîner et entre deux bouteilles de bon vin, je vous dirai ce qu’il faut faire. Si vous exécutez proprement mes ordres, vous pouvez compter sur une belle gratification.

— Ça n’est pas de refus.

— Et puis vous aurez la gloire d’avoir contribué à sauver la société.

— Oh ! ça m’est égal, répondit Michet d’un ton de parfait détachement.

Après le mouchard de la mine, Baladier avait vu un individu tout différent.

À l’entrée du bois de Faillan, en venant du hameau de Saint-Jules, vivait un solitaire, dans une misérable cabane, un jeune homme de dix-neuf ans, nommé Galfe, travaillant comme piqueur au puits Saint-Pierre.

L’habitat exerce une influence indéniable sur la mentalité. Tandis que les mineurs, vivant agglomérés dans les cités ouvrières de Mersey, y conservaient, une fois leur travail terminé, des allures de bétail humain, étouffant dans la promiscuité des commérages et des disputes, n’ayant pour dérivatif que le plaisir grossier de boire, entre les quatre murs du cabaret, ceux qui, comme Albert Détras, avaient pu échapper à cet encasernement, reconquéraient un peu de leur individualité.

Il en était de même pour Galfe. Celui-ci, par exemple, vivait tout à fait seul, son père, ancien mineur âgé de cinquante-cinq ans ayant eu sa retraite dans l’hospice de Jancy après trente années seulement de travail au service de la Compagnie, grâce à un éboulement qui lui avait broyé la jambe gauche. La mère était morte d’une maladie que le médecin n’avait su ni guérir ni baptiser et à laquelle on eût pu sans se tromper donner ce nom : « Mal de misère. » Et le fils, de caractère méditatif, un peu sauvage, demeurait volontairement un isolé. Ses rares voisins l’apercevaient, le soir, revenant de la mine et, silencieux comme une ombre, se glissant dans sa demeure. Il mangeait une bouchée de n’importe quoi, s’occupant lui-même de sa cuisine ; puis, malgré la fatigue de ses dix heures de travail et d’une heure de marche, aller et retour, il prenait un livre et lisait. Machine dans la journée, il redevenait à ce moment une créature humaine.

Sa bibliothèque, c’étaient des brochures et des journaux dont le seul titre eût bouleversé Chamot : le Révolté, hebdomadaire anarchiste que Kropotkine avait fondé à Genève l’année précédente, et dont le jeune homme s’était, on ne sait comment, procuré quelques numéros ; des exemplaires de Ni Dieu ni Maître et du Socialiste, des Manifestes aux Conscrits, imprimés clandestinement à Lyon, des pages dépareillées de livres qui avaient servi de cornets chez l’épicier ou le charcutier et que Galfe mettait soigneusement de côté lorsqu’il rencontrait quelque passage intéressant.

Cette littérature révolutionnaire, collectionnée peu à peu avec une patience infatigable, disait le caractère du jeune homme, caractère sérieux, tenace, énergique. Il ne se répandait pas en cris de colère contre les exploiteurs, ne faisait pas de phrases, sentant, plus il étudiait, combien peu il savait, mais il était capable d’un acte de froide énergie, et l’enthousiasme de ses dix-neuf ans, pour être chez lui concentré, n’en avait que plus de puissance.

Galfe n’était pas beaucoup plus causeur à la mine. Les disputes, les tournées chez le marchand de vins, les parties de quilles ne le voyaient non plus jamais et ses camarades, un peu étonnés d’abord de cette sauvagerie, qu’ils ne comprenaient pas, avaient fini par n’y plus faire attention.

Ce n’était certes point par mépris ou hostilité que Galfe s’abstenait de vivre avec eux, mais parce qu’il ne pouvait. D’un affinement de nerfs plus grand, et que ses lectures avaient encore développé, il lui était impossible de s’intéresser une seconde à des questions qui remuaient les autres mineurs.

Galfe était anarchiste et se disait qu’aucun homme n’a le droit de commander à un autre.

Il voyait bien de profondes différences d’intelligence, de goûts et de tempérament entre les individus ; mais il pensait que, une fois le milieu social transformé, ces différences s’atténueraient et s’harmoniseraient. Quant à cette transformation du milieu, évidemment elle ne pourrait s’accomplir que par des moyens terribles, les seuls efficaces. On prêchait au peuple la patience : parbleu ! c’est bien facile, quand on a le dos au feu, le ventre à table. Et le peuple était toujours assez bête pour écouter ce boniment, accompagné de temps à autre d’une petite bribe de réforme qui ne réformait rien du tout ! Comme si espérer le Paradis après la mort ou la transformation sociale dans mille ans ne revenait pas au même !

Personne ne soupçonnait les opinions de Galfe, quand Ronnot lança l’idée de sa société de secours mutuels. Au puits Saint-Pierre, où travaillait le jeune homme, tous les camarades furent prévenus à l’exception de quatre ou cinq qui passaient pour trop bien avec Michet. Quant à Galfe, sa sauvagerie n’était pas un motif pour qu’on se défiât de lui, bien au contraire : on l’informa et il donna son adhésion.

Et il arriva, ce que n’avait pas prévu Galfe, que ce fut lui qui se signala aux yeux scrutateurs de Michet. Jusqu’à ce jour, le mouchard de la mine n’avait pas pris garde au jeune homme, le voyant taciturne et en dehors de toutes les coteries. Épais d’intelligence, il s’attachait plutôt à la surveillance des bruyants, tout en gueule, dont la révolte s’épanchait en discours.

En apercevant Galfe dans la forêt, il eut une surprise : il le prenait pour un ouvrier modèle, c’est-à-dire sans pensée, acceptant sa sujétion de salarié comme une fatalité toute naturelle. Est-ce que, par hasard, cet enfant de dix-neuf ans saurait dissimuler ? Ou bien venait-il là machinalement, sans se rendre compte de ce qu’est une association ouvrière ? Il voulut savoir et, un jour, pendant que Galfe travaillait à la mine, il se rendit à sa cabane, muni d’un trousseau de fausses clefs, d’un passe-partout et d’une pince-monseigneur, engins également propres aux cambrioleurs et aux policiers. Il entra, vit la bibliothèque et demeura fixé.

Averti par Michet de la découverte d’un anarchiste parmi les mineurs, Baladier exulta. Il savait que les partis d’avant-garde comptent les meilleurs et parfois les pires éléments, les désintéressés enthousiastes et stoïques, prêts à tout donner pour le triomphe d’une idée, comme aussi les dévoyés se réclamant de cette idée pour en vivre ou couvrir leurs méfaits. Dupe ou complice, Galfe pouvait lui être précieux.

Baladier eut l’adresse non pas d’aller à Galfe, mais d’amener Galfe à lui. Un dimanche, jour où il était sûr que le jeune homme était chez lui, il s’embusqua près de sa cabane muni d’un petit paquet de brochures et tenant un volume à la main. Dès qu’il vit paraître le mineur, il fit un détour et déboucha devant lui, le nez dans son livre ouvert. À six pas, il leva la tête, feignit de l’apercevoir et lui demanda :

— C’est bien la route de Nouton ?

— Oui, répondit Galfe ahuri en reconnaissant le conférencier du bois de Varne.

— Merci, répondit Baladier.

Et il continua son chemin ; mais à ce moment son paquet de brochures mal attaché se défit et les imprimés s’éparpillèrent. Deux ou trois arrivèrent jusqu’à Galfe, qui lut : Dieu et l’État, par Michel Bakounine ; Les Incendiaires, poésie de Vermesch ; il les ramassa avec un frémissement et les tendit non sans un soupir de regret à leur propriétaire, disant :

— Tenez, citoyen Baladier.

— Vous me connaissez donc ? exclama le mouchard.

— J’étais à votre conférence.

— Eh bien, puisque vous êtes des nôtres, gardez ces brochures et choisissez-en d’autres.

Ces paroles furent naturellement accompagnées d’une poignée de main. Offrir des brochures à Galfe, c’était le prendre par son point vulnérable : on causa très longuement, Baladier s’efforça de prêcher l’anarchie avec une telle apparence de sincérité que le jeune homme lui dit au bout de deux minutes :

— Je suis anarchiste.

— Enfin ! s’écria l’agent de Drieux, je trouve donc un homme !

Il cassa la croûte avec Galfe tout en lui racontant, frénétique d’enthousiasme, comment Carlo Cafiero, jeune et millionnaire, avait exposé sa vie et sacrifié sa fortune pour la révolution sociale. En partant, il laissa au jeune homme le livre qu’il lisait lorsqu’il le rencontra, l’Éternité par les astres, de Blanqui.

— Je suis pour quelque temps dans la région, dit-il avec un sourire mystérieux, je reviendrai le prendre quand vous l’aurez lu.

Il était revenu, en effet, tout en recommandant à Galfe de ne pas parler de ces visites. Il avait des raisons très sérieuses, disait-il, pour laisser ignorer sa présence ; les mineurs se trompaient en croyant qu’on peut toujours dire tout haut ce qu’on pense, et ce qu’on fait.

Justement parce qu’il avait vécu isolé, sans un ami à qui confier le trop-plein des idées qui le tourmentaient, Galfe éprouva un irrésistible besoin d’ouvrir son cœur à Baladier, à la discrétion duquel il fut bientôt complètement.

Indépendamment de Michet, brûlé, et de Galfe, sincère, bon pour un acte isolé mais resté jusqu’ici trop en dehors de ses camarades pour pouvoir les entraîner, il fallait à Baladier un complice à la mine même, quelque bon garçon, beau parleur, sachant se rendre populaire aux autres et, au besoin, capable de les mener. La police a toujours sous la main de faux ouvriers, admirables pour remplir ce rôle d’agents provocateurs. Baladier en référa à son chef Drieux qui approuva l’idée de son subordonné et lui expédia de Saint-Étienne l’homme nécessaire.

C’était un nommé Bernin, qui, mineur authentique à Anzin, y avait joué le rôle de mouton avec tant de perfection que la police se l’était attaché.

Ce mouchard ambulant fut envoyé à Baladier qui écrivit à la fois à Michet pour le faire entrer au puits Saint-Pierre et à Ronnot pour le recommander comme un bon militant socialiste, victime des rancunes patronales. En effet, Bernin était soi-disant renvoyé pour idées subversives de chaque mine où il travaillait ; au bout de quinze jours ou un mois la police, qui le subventionnait, le faisait rentrer autre part.

Bernin reçut l’ordre de se lier particulièrement avec Ronnot, Détras et Galfe.


V

L’ATTENTAT


Un mois s’était écoulé. Dans les champs voisins de Mersey les moissons jaunes ondulaient comme une mer sous le souffle orageux de thermidor.

La journée du mercredi avait été lourde, traversée par moments de courtes rafales qui semblaient présager la tempête.

Était-ce à cet état de l’atmosphère qu’il fallait attribuer la surexcitation qui perçait dans l’attitude d’un certain nombre de mineurs travaillant au fond des puits ? On eût pu le croire si, dans certaines galeries, des chuchotements mystérieux ne se fussent échangés de ci de là pendant l’éloignement des surveillants.

À sept heures, des coups de sifflet retentirent, se croisant, aigus, sous la voûte des galeries. Les hommes se rassemblèrent par équipes, quelques-uns avec une fébrilité inusuelle, au débouché des puits, s’engouffrant dans la cage de l’ascenseur où, à chaque étage, les attendaient des bennes vides et, à un coup de cloche, la remonte commença. L’abîme rendait à la vie extérieure son misérable contingent de chair à travail.

Un observateur eût pu s’étonner d’une chose, c’est que, une fois remontés, les mineurs, au lieu de se diriger de leur habituel pas lourd vers les estaminets se laver la gorge de la poussière de charbon, prenaient rapidement le chemin de leur demeure ; d’aucuns, et même assez nombreux, celui en ligne directe du bois de Varne.

Détras et Vilaud, ce dernier habitant lui aussi sur la route de Saint-Vallier, cheminaient ensemble.

— Nous serons plus nombreux que jamais à la réunion de ce soir, disait le premier. Les camarades de Montjeny ont l’intention de fonder eux aussi une société.

— Pourquoi n’adhèrent-ils pas simplement à la nôtre ? Plus on serait nombreux, mieux ça vaudrait.

— Je ne sais pas ; en tout cas, il en viendra de là-bas.

Albert Détras développa son idée. Il préférait un réseau de petites sociétés, bien compactes, bien unies entre elles à ces associations énormes, qui justement parce qu’elles comptent une foule de membres finissent par se désagréger, tiraillées entre toutes les tendances et tous les tempéraments, ou alors deviennent un troupeau sans initiative, conduit par quelques hommes.

— Tu as raison pour les sociétés politiques, lui répondit Vilaud, mais nous sommes simplement une société de secours mutuels ; nous n’avons qu’une seule chose à faire : payer notre cotisation.

— C’est vrai, murmura Détras. J’oubliais !

Depuis quelques semaines, sans que son caractère eût changé, ses idées subissaient une évolution. Auparavant, sous l’influence de son père, il considérait la République avec une sorte de ferveur mystique. Ce mot, que les habiles de la politique exploitaient, n’était pas pour lui un mot ; c’était une entité vivante qui, par sa propre vertu, finirait, triomphant des embûches de la réaction — une autre entité — par affranchir le prolétariat et faire fraterniser les peuples. Le vieux républicain de 48 avait déteint sur lui. Vers la fin, cependant, Albert en arrivait à se demander si cette foi républicaine n’était pas de la religiosité pure et simple. Après la mort de son père, cette tendance, n’ayant plus de contrepoids, s’accentua. Il comprit que cette révolution sociale, dont Panuel, le premier, lui avait parlé, ne tomberait pas du ciel, mais serait l’œuvre du peuple, entraîné par une élite consciente. Pas les profiteurs de la politique, les parlotteurs des Congrès, non ! d’anonymes convaincus, modestes et résolus comme lui-même.

Déjà, sans se l’avouer, il trouvait Ronnot trop modéré. Pourquoi se donner tant de mal, tant de précautions pour créer une simple société de secours mutuels que l’omnipotence de Chamot pouvait briser d’un coup en renvoyant de la mine tous ses membres connus ? Pendant qu’on y était, autant eût valu créer un syndicat qui eût commencé la lutte économique en attendant la lutte révolutionnaire.

Arrivés au faubourg de Vertbois, les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent sur ce mot :

— À ce soir !

Albert, resté seul, doubla le pas. Geneviève l’attendait au seuil de sa porte.

— Bonsoir, fit-il, si absorbé dans ses pensées qu’il embrassa tout de suite sa femme, ce qui la transforma en négresse.

Aussitôt après, il s’aperçut de sa distraction.

— Imbécile que je suis ! murmura-t-il. Je te demande pardon.

Geneviève avait souri, mais sans rien dire, comme en proie, elle aussi, à une pensée secrète.

— Tu as quelque chose ? lui dit son mari.

— Oui, fit-elle d’un ton sérieux qui frappa Albert, il y a du nouveau.

— Du nouveau ? Quoi donc ?

Elle jeta un regard sur la route déserte et répondit :

— Entre donc. Je vais te montrer ce que j’ai trouvé dans la chambre. On a dû déposer ça par la fenêtre ouverte, pendant que j’avais le dos tourné.

Et comme le mineur, étonné, inquiet, entrait dans la chambre où d’habitude l’attendait le baquet d’eau tiède, Geneviève allait, dans la cour, soulever un certain nombre de planches et vieilles caisses. Elle reparut avec un revolver, une petite boîte de cartouches et un paquet d’imprimés.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Albert stupéfait.

Geneviève hocha la tête.

— Le sais-je ! murmura-t-elle. Ma première idée avait été de jeter le tout dehors ; ce revolver surtout, ça m’est suspect ; mais pourtant j’ai cru bon de ne rien faire en attendant ton retour. Je me suis contentée de cacher le tout.

— Tu as bien fait. Un joujou comme celui-ci vaut toujours dans les dix à douze francs.

Il avait pris le revolver et l’examinait avec complaisance, faisant jouer la gâchette.

— Oui, répondit Geneviève, mais il peut nous amener pour plus de douze francs d’ennui. Qui sait dans quel but on l’a déposé chez nous ?

Albert ne répondit rien. Il examinait maintenant les imprimés. C’étaient des manifestes du caractère le plus révolutionnaire.

La façon mystérieuse dont avaient été déposés ces manifestes avec le revolver et les cartouches était inquiétante. D’où provenaient-ils ?

Existait-il dans Mersey un groupe révolutionnaire constitué pour faire de l’agitation ? C’était improbable ; lui, Détras, en eût eu connaissance. Les manifestes, cela va sans dire, ne portaient aucune désignation de provenance, sauf quelques-uns, au bas desquels se lisait : « Imprimerie de la Révolte, route de la Liberté, »

C’était d’un beau symbolisme, mais rien n’expliquait l’énigme. Le mineur demeurait partagé entre sa sympathie pour les idées contenues dans les imprimés qu’il lisait l’un après l’autre, et une certaine défiance sur l’origine de l’envoi. Qui sait ! C’était peut-être de vrais révolutionnaires, mais ce pouvait être tout aussi bien la police, celle de l’État ou celle de Chamot. À plusieurs reprises, Albert s’était demandé pour quel motif on le gardait à la mine tandis que les camarades signalés par leur manifestation irréligieuse aux obsèques de son père, en avaient été chassés. Peut-être n’avait-on attendu que pour mieux le frapper !

Et, pendant qu’il réfléchissait ainsi, tout à coup la pensée de Baladier traversa son esprit. Il lui semblait retrouver dans les manifestes des expressions et même des tours de phrase du conférencier.

— Je suis fou ! se dit-il. Tous ceux qui parlent ou écrivent sur un même sujet finissent par exprimer leurs idées d’une façon analogue.

C’était vrai ; pourtant, il demeurait soucieux. Geneviève, qui ne l’avait pas interrompu dans sa méditation, lui dit alors :

— Écoute, ne va pas ce soir au bois de Varne. Reste ici.

Albert eut un haut-le-corps.

— Ça, jamais, par exemple ! exclama-t-il. Comment, tu me conseilles de lâcher les camarades !

— Pourquoi a-t-on mis cela chez nous, le même jour où il y a réunion ? Pour moi il y a un piège.

— Tout est possible, mais je ne crois pas.

En répondant ainsi, Albert ne traduisait pas exactement sa pensée, mais il ne voulait point accroître les alarmes de sa femme.

— J’emporterai toutes ces bricoles, dit-il, et si je vois qu’il y ait lieu de se méfier, je ferai un trou dans certain endroit de la forêt pour les y cacher.

Cette réponse rassura quelque peu Geneviève. Cependant lorsque le mineur voulut se débarbouiller comme il le faisait chaque soir, elle l’arrêta.

— Non, fit-elle, mieux vaut que tu y ailles comme cela. S’il arrive quelque chose, on ne te reconnaîtra peut-être pas.

— Comme tu veux, répondit Albert désireux de la calmer tout à fait.

Le dîner fut rapide et presque silencieux, chacun étant absorbé dans ses pensées, tout en cherchant à dissimuler à l’autre son angoisse. La dernière bouchée avalée, Albert se leva pour partir.

— Il est temps, fit-il en regardant le coucou qui marquait huit heures vingt-cinq.

Il fit un seul paquet des imprimés, du revolver et de la boîte de cartouches, les enveloppant d’abord d’un journal, puis d’un bout de vieux torchon pour les garantir de l’humidité s’il se décidait à les enfouir dans la terre. Peut-être, le mystère s’éclaircissant, irait-il les rechercher.

— Au revoir, dit-il à Geneviève.

— Au revoir, fit celle-ci en se jetant dans ses bras et l’embrassant les larmes aux yeux comme s’il n’eût jamais dû revenir.

Le cœur a de ces pressentiments.

Albert s’était gardé de parler à sa femme, déjà suffisamment angoissée, d’un fait grave dont la nouvelle avait couru dans la soirée au puits Saint-Jules.

Trois ouvriers appartenant à la fosse Denis, ayant rencontré l’abbé Brenier qui portait le saint-sacrement à un mourant et ne s’étant pas découverts devant le fétiche, venaient d’être renvoyés.

C’était la tyrannie cléricale s’appesantissant de plus en plus sur Mersey. Rares étaient les femmes de mineurs qui osaient, comme Geneviève, s’abstenir de paraître aux offices religieux. Quant aux hommes, si on ne pouvait, sous peine d’interrompre les travaux d’exploitation, congédier tous ceux qui n’allaient pas, le dimanche, remercier le bon Dieu de les avoir créés esclaves à perpétuité, tout au moins, exigeait-on d’eux une attitude respectueuse vis-à-vis du clergé.

Ce nouveau renvoi était un défi. Chamot voulait-il pousser à bout son bétail humain, l’obliger à se révolter ?

Cette fois, c’était la carrière qui avait été choisie pour lieu de rassemblement. En y arrivant, Albert trouva quelques groupes déjà réunis : on s’entretenait du renvoi, confirmé, des ouvriers de la fosse Denis. Leurs noms couraient : Boitard, Négrin, Bancel.

À chaque instant, des mineurs arrivaient. Il en sortait de chaque buisson et de toutes les excavations du roc, creusé de galeries en tous sens. Bientôt, la carrière présenta l’aspect d’un cirque naturel, empli de spectateurs.

Albert, tenant toujours son paquet à la main, chercha du regard Ronnot. Il l’aperçut, causant très animé, avec Vilaud et Janteau. Aussitôt, il se dirigea de son côté et lui fit signe à la dérobée.

Ronnot quitta ses deux compagnons et s’avança au-devant de son ami.

— Écoute, dit celui-ci, je veux te parler à part. Tu ne devinerais pas ce que j’ai reçu ?

— Un revolver et des imprimés, fit sans hésitation le président de la Mutuelle.

Albert recula d’un pas.

— Comment sais-tu cela ? exclama-t-il.

— Parce que j’en ai reçu autant. Vilaud et Janteau également.

— Diable ! que penses-tu de cela ?

— Que c’est un piège de la police. Chamot aura eu vent de notre association et cherche à en dénaturer le caractère. C’est lui-même qui aura fait envoyer les armes et les manifestes.

— Lui !… Après tout, il en est bien capable !…

— Oui, mais nous déjouerons son plan. Sans attendre une perquisition, nous irons déposer le tout entre les mains du commissaire de police.

Albert eut un geste de répulsion.

— La police, dit-il, je ne…

Il n’eut pas le temps d’achever. Janteau s’était approché, suivi de Vilaud et, impétueusement, s’écriait :

— Toi aussi, tu as reçu quelque chose ! Eh bien ! je ne suis pas du tout de l’avis de Ronnot. D’abord, rien ne nous prouve que ça vienne des mouchards.

— D’où veux-tu que ça vienne ? demanda Ronnot.

— D’où ! Peut-être d’un groupe révolutionnaire. Allez-vous dire qu’il n’en existe pas ? Vous êtes pour la révolution.

— Pas moi ! fit nettement Ronnot, je suis pour le progrès sage et les choses sensées.

— Ah oui ! fit avec amertume le jeune mineur. Tu glorifies les révolutionnaires d’autrefois, ceux qui ont pris la Bastille, mais tu te défies de ceux qui veulent les imiter !

La discussion menaçait de s’aigrir. Vilaud s’interposa :

— Évidemment, fit-il, on peut avoir l’opinion qu’on veut, mais il ne faut pas traiter de mouchards tous ceux qui parlent de révolution. Qui sait si cette révolution ne viendra pas un jour ! Seulement, nous sommes déjà assez malheureux comme cela sans aller nous faire coffrer bêtement.

— Pour moi, dit Albert, mon parti est pris. Je n’irai pas trouver les policiers parce que ce serait peut-être leur dénoncer de vrais révolutionnaires, mais je cacherai…

il ne termina pas : la lumière d’une fusée s’élançant de derrière les arbres raya soudain le clair-obscur du soir. En même temps, une détonation sourde retentissait.

La surprise arracha un même cri à tous les mineurs. Que voulait dire cela ? Était-ce un signal ? Mais déjà montait vers le ciel un chant lointain, chant de menace et de guerre sociale, la Carmagnole !

— C’est la révolution qui commence ! cria Janteau, ivre d’enthousiasme et tirant de dessous sa cotte un revolver.

Déjà un murmure d’orage grondait parmi les mineurs. Ronnot s’écria, le dominant :

— Mes amis, il faut nous défier. Nous sommes plusieurs qui avons reçu des armes sans savoir d’où elles viennent. Ne tombons pas dans un piège de la police : ajournons notre réunion pour ne pas nous trouver mêlés à des complications. Je vous engage tous à aller vous coucher comme moi.

Et, disant à Détras, Vilaud, Janteau : « Venez-vous ? » il prit le chemin de Mersey, suivi par nombre de mineurs.

Détras et Janteau ne furent pas de ceux-là.

Ronnot pouvait avoir raison au point de vue de la prudence ; il leur semblait honteux de se retirer ainsi, tandis que, près d’eux, des camarades exposaient peut-être leur vie. Avant tout, il fallait savoir ce qu’il en était.

Vilaud et une foule d’autres se retiraient, suivant Ronnot. Sur leur passage, ils rencontraient de nouveaux mineurs qui se rendaient à la réunion et ils leur criaient :

— Rentrez à Mersey !

— Les capons ! gronda Janteau, les poings crispés.

Autour de lui et de son compagnon, demeuraient une soixantaine de mineurs, indécis sur ce qu’ils avaient à faire.

— Et toi, dit le jeune homme à Albert, vas-tu leur conseiller de foutre le camp ?

— Non, répondit le fils du déporté, qui sentait courir en lui les anciennes ardeurs paternelles. Allons voir ce qui se passe.

Mais déjà débouchait vers eux des taillis, une bande étrange, de trente à quarante hommes, armés de fusils et de haches : des mineurs comme eux, à en juger du moins par le costume, car il était impossible de reconnaître les figures barbouillées de suie.

Et soudain, une grande clameur de : « Vive la sociale ! » emplit la forêt.

— Que se passe-t-il, camarades ? cria Albert aux nouveaux venus.

Mais déjà ceux-ci et les autres s’étaient mêlés, ne formant plus qu’une bande et, à ce moment, une voix lança cet ordre étrange :

— Camarades, où vous savez !

Déjà, les mineurs s’engageaient à travers bois, dans la direction du carrefour Sainte-Marie. Janteau, sans savoir où l’on allait, s’était joint à l’avant-garde. Albert Détras suivait, considérant qu’il eût été honteux de s’éclipser, mais il demandait des explications et s’étonnait, s’inquiétait que nul ne pût lui en donner.

Voici ce qui s’était passé :

Le renvoi des trois ouvriers coupables d’irrespect vers l’abbé Brenier et le saint sacrement réunis, avait été une provocation méditée. Sur l’avis de Baladier, chargé par Drieux de la direction des opérations policières en ce qui concernait Mersey, ce renvoi avait lieu le jour même où les mineurs devaient se réunir dans le bois de Varne. Le mouchard escomptait l’indignation générale : tout étant ainsi préparé, la moindre étincelle suffirait pour mettre le feu aux poudres.

À neuf heures du soir, Michet et une quinzaine d’hommes, ses agents connus ou non, se trouvaient réunis dans le bois de Varne, tapis dans les fourrés bordant le sentier qui mène de la chapelle à la carrière. Tous étaient munis de fausses barbes et noircis de suie, complètement méconnaissables. Tous portaient une arme, hache ou fusil.

Michet, ayant compté son monde, leur adressa à voix basse une très courte allocution, tel un général avant la bataille :

— Suivez bien mes ordres et n’oubliez pas, quand le moment sera venu, de gueuler plus fort que les autres. Allons, en avant !

Et, suivi de ses hommes qui marchaient à la file indienne, il se dirigea vers la chapelle.

C’était un bâtiment large de dix mètres et long de vingt-cinq, dont la pierre grisâtre, mangée çà et là par la mousse, attestait la vétusté. L’abbé Firot venait y dire la messe le jeudi, tandis que ses confrères de Saceny-le-Grand et de Nouton la desservaient alternativement le dimanche.

La porte était fermée. Michet s’avança, la hache à la main et, d’un coup qui retentit sourdement, brisa la serrure. Un autre coup jeta bas la porte.

— Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il à ses compagnons qui, immobiles et silencieux, attendaient un ordre.

Ceux-ci se précipitèrent.

— Chambardez-moi tout d’importance ! leur cria-t-il.

Puis, il tira de sa poche une fusée et l’alluma la lançant en l’air lorsque la mèche fut à demi consumée. Ce furent la lueur et la détonation de cette fusée que perçurent les mineurs en ce moment rassemblés dans la carrière.

À l’intérieur de la chapelle, les agents de Michet déployaient leur zèle, brisant les cloisons de la sacristie, le confessionnal, les bancs, les chaises.

À ce moment, les broussailles s’écartèrent pour donner passage à un prêtre, l’abbé Firot.

Le jeune vicaire contempla du dehors avec un sourire étrange la profanation dont le saint lieu était l’objet, en se murmurant à lui-même :

— Qui sait si la comédie d’aujourd’hui ne deviendra pas la tragédie de demain ! Maintenant nos mouchards, plus tard peut-être les vrais révolutionnaires !

Cependant Michet sortait de l’église. Il aperçut soudain le vicaire.

— Eh bien ? fit des yeux celui-ci.

— Je n’oserai jamais, murmura Michet se parlant à lui-même.

Cependant les mineurs qui se rendaient à la réunion de la carrière passaient, attirés par les cris révolutionnaires. Brusquement, Michet bondit sur l’abbé Firot avec un grand cri de : « Mort aux jésuites ! » et le prit au collet sans trop de rudesse.

— À la bonne heure ! fit cette fois toujours du regard le prêtre ainsi malmené pour la forme.

Les nouveaux venus s’étaient joints aux mouchards sans les reconnaître. Est-ce que, d’ailleurs, les quinze cents esclaves de Chamot, travaillant à des puits différents, pouvaient tous se connaître ? Il n’y avait entre eux qu’un seul lien : le sentiment de leur commune misère et un vague esprit de révolte.

— Les enfants, à la carrière ! cria Michet qui prit la tête de la troupe.

Et, tenant toujours l’abbé Firot au collet, il entonna à pleins poumons la Carmagnole, reprise en chœur par tous ses compagnons.

Cependant, étant arrivé devant un fourré très sombre, Michet, qui marchait à dix pas des autres, lâcha son prisonnier ; celui-ci, qui n’avait pas ouvert la bouche, s’aplatit soudain au ras du sol et se faufila sous les buissons avec la souplesse d’un serpent.

— Il fout le camp ! Par ici ! s’écria Michet se précipitant dans une direction tout opposée.

Tous le suivirent, moins, bien entendu, le prisonnier.

Celui-ci, resté seul, continua pendant quelques secondes à s’éloigner en rampant. Bas de Cuir et le dernier des Mohicans eussent admiré sa dextérité silencieuse.

Puis il se redressa et, d’un pas rapide, reprit le chemin de la chapelle.

La porte fracassée gisait à terre : à coups de talon, le vicaire acheva de disjoindre quelques planches. Puis il entra dans le sanctuaire, haussa les épaules devant l’amoncellement des chaises et des bancs en un seul tas, devant la nef.

Toutefois la dévastation n’apparaissait pas assez grande. L’abbé Firot s’en fut chercher dans la sacristie une vieille échelle reléguée dans un coin depuis un temps immémorial. Il l’appliqua contre la muraille, juste au-dessous de la rosace qui surmontait l’entrée de la chapelle ; puis tirant de dessous sa soutane une sorte de cylindre brun, long de quinze centimètres, il le déposa sur le rebord circulaire de la paroi.

Un homme aussi prévoyant que l’abbé Firot, qui se promenait avec des explosifs en poche, possédait naturellement une boîte d’allumettes. Il mit le feu à la mèche, redescendit et s’en alla, après avoir jeté près de la porte, comme pièce à conviction, sa boîte d’allumettes.

Derrière lui, éclatait la détonation éparpillant la rosace en miettes multicolores et lézardant le mur.


VI

TRAQUENARD POLICIER


L’attentat avait été machiné de main de maître. Autrement intelligents que le curé, bon pour ruminer de grosses ruses, et que Michet, simple agent d’exécution, l’abbé Firot d’une part, Baladier de l’autre, avaient tracé en détail le plan, soigneusement revu par Drieux.

En faisant renvoyer trois ouvriers, on permettait de présenter l’acte qui allait être attribué aux mineurs, comme une vengeance d’anticléricaux frappés. En agissant le jour même de ce renvoi et au moment où les mineurs se trouvaient secrètement rassemblés dans le bois de Varne, on démontrait péremptoirement la culpabilité de ceux-ci, d’autant plus qu’un certain nombre s’étaient, après coup, mêlés aux faux frères qu’ils ne soupçonnaient point.

L’arrestation pour rire de l’abbé Firot par Michet devenait un fait grave. Enfin, en faisant éclater une cartouche de dynamite à la chapelle après le départ de la bande qui l’avait déjà saccagée, on établissait l’arrivée sur les lieux d’une nouvelle troupe de mineurs, venus pour tout saccager. Il ne pouvait, dans ces conditions, être question d’une échauffourée : il s’agissait bel et bien d’un complot en règle.

Après avoir poussé son cri de : « Camarades, où vous savez ! » Michet avait disparu. Jusque-là, il avait prudemment marché à distance des vrais ouvriers, en avant ou au milieu de ses acolytes. Son déguisement, la demi-obscurité de la forêt, où glissait à peine la clarté blafarde de la lune, n’avaient pas permis de le reconnaître. Mais maintenant le jeu devenait dangereux : il s’engouffra soudain dans l’épaisseur d’un fourré et laissa passer la bande.

Celle-ci n’avait pas remarqué cette disparition et continuait à marcher. Où ? elle ne savait ! C’était le troupeau qui passe, suivant son guide ou l’impulsion qui lui a été donnée, jusqu’à ce que ce guide soit perdu ou la force acquise épuisée.

Les acolytes de Michet, ceux du moins qui se sentaient le plus soupçonnés, s’éclipsaient peu à peu ; mais il en demeurait encore quelques-uns, qui marchaient d’un pas ferme, en hommes qui savent où ils vont, et cela suffisait pour que les mineurs, emballés, suivissent.

Cependant Albert Détras, plus soupçonneux, avait demandé à un mineur, un vrai, de la première bande :

— Où allons-nous, camarade ?

— Je ne sais pas, répondit l’homme tout en continuant à marcher.

Un peu décontenancé par cette réponse, Albert s’adressa à un autre, un agent provocateur, cette fois. L’individu, embarrassé, se contenta de lui montrer l’horizon.

— Je te demande où l’on va, insista Détras avec un commencement d’irritation.

— Je vais où vous allez tous.

Et sur cette phrase ambiguë, le faux travailleur s’éloigna pour se perdre, l’instant d’après, dans la profondeur du bois.

— Halte ! s’écria Albert, l’esprit éclairé d’une lueur terrible.

Ronnot avait eu raison : c’était bien à un piège que l’on allait.

Maintenant tous ceux de la bande à Michet avaient disparu. Les mineurs, abandonnés à eux-mêmes, s’arrêtaient indécis devant le carrefour Sainte-Marie.

Une clairière de cent pas de circuit, ce carrefour où s’embranchaient les routes de Mersey à Saceny, Faillan et au bois des Brasses. Au croisement des trois chemins s’élevait une colonnette portant, dans une niche, une petite statue en plâtre de la Vierge avec l’enfant Jésus en ses bras, statue toute moisie et noircie par le temps. Plus loin, sur chacune des trois routes, s’élevait une croix de bois, au pied de laquelle les dévotes quelquefois venaient déposer une gerbe de fleurs.

— Mes amis, cria Albert, le tout n’est pas de se mettre en mouvement : il faut savoir où l’on va.

— C’est vrai ! clamèrent des voix.

Les mineurs l’entouraient, l’écoutaient, c’était lui maintenant qu’ils considéraient comme leur chef.

— Que ceux qui vous ont entraînés se montrent, qu’ils marchent en avant, qu’on les connaisse au moins, et s’il s’agit de quelque chose de sérieux, de sensé, j’en suis avec vous tous.

— Bravo ! C’est bien ! Oui ! oui !

Les acclamations des ouvriers s’élevaient unanimes dans un brouhaha confus. Mais aucun ne sortait des rangs.

— Vous le voyez, continua Albert frémissant. C’était un piège qu’on nous tendait.

Un grondement furieux courut parmi les mineurs et éclata soudain comme un tonnerre :

— Mort aux mouchards ! mort aux jésuites !

— Oui, mort aux jésuites ! hurla Janteau. Ah ! les cochons ! ce sont eux qui ont manigancé le coup.

Et, dans son exaspération, il déchargea les six coups du revolver qui lui brûlait les mains sur la Madone de plâtre.

Un moment de stupeur avait suivi cette agression spontanée contre un emblème. Puis, une fièvre de colère et d’imitation saisit les mineurs. Est-ce que ces stupides fétiches ne matérialisaient pas pour eux la religion toute d’hypocrisie et d’oppression au nom de laquelle on les condamnait à vivre de la vie des bêtes ? Et dans une contagion, dans un besoin trop longtemps comprimé de révolte, ils se précipitèrent. En un clin d’œil, la colonnette fut à terre, tronçonnée, émiettée sous les lourds talons des mineurs. Puis Janteau, qui ne se possédait plus, s’écria :

— Aux croix !

Sur les trois sentiers maintenant, les mineurs s’attaquaient aux croix, les arrachaient de terre après leur avoir brisé les bras.

Albert Détras laissait faire. Sérieux autant qu’énergique, il n’éprouvait pas le besoin de s’en prendre à des symboles de pierre et de bois. Par exemple, il n’avait pas eu l’idée, un instant, d’empêcher cette iconoclastie ; ah ! certes non ! Il comprenait bien trop le sentiment qui emplissait le cœur de ses camarades, obligés, sous peine de perdre le pain de la famille, de laisser leurs femmes, leurs enfants s’agenouiller humblement devant ces idoles.

Cette destruction avait quelque peu apaisé les nerfs des mineurs. Quelques-uns, commençant à envisager les suites de l’affaire, se retiraient, mi-inquiets, mi-curieux de savoir la tête que feraient le lendemain les cléricaux de Mersey.

— C’est égal, cria Janteau, c’est tout de même trop bête de rentrer comme ça nous coucher. Puisque les jésuites ont voulu ouvrir le bal, ils danseront ! À la chapelle !

— À la chapelle ! répétèrent des voix.

Janteau était maintenant chef de bande. Enivré d’enthousiasme, voyant peut-être la révolution sociale surgir quand même de ce mouvement fomenté par des mouchards — peut-on jamais savoir ! — il s’éloigna vers la droite, suivi d’une quinzaine d’hommes.

Albert Détras, bien que sensé et résolu, était profondément angoissé. Il répétait aux mineurs qui l’entouraient :

— Rentrez chez vous !

Mais il lui déplaisait d’abandonner les enthousiastes qui allaient s’exposer ; la prudence égoïste lui disait de partir : il voyait Geneviève, l’attendant anxieuse ; un sentiment de chevaleresque solidarité le retenait avec les autres. Il les suivit.

Le chant de la Carmagnole s’éleva de la petite colonne, d’un effet puissant dans ce bois sombre, au milieu de la nuit.

Tout à coup, une voix s’écria :

— Les gendarmes !

Albert voulut s’élancer en avant pour prévenir une collision. Soudain, il fut saisi par les bras ; trois hommes surgis de l’ombre le renversèrent malgré sa vigoureuse résistance. Il se sentit ligotté, bâillonné avec un mouchoir et fouillé.

— Oh ! Oh ! fit une grosse voix chargée d’émanations alcooliques, un revolver, des cartouches, des papiers ! Son compte est bon.

Albert chercha à discerner les traits de l’individu qui parlait ainsi. C’était un homme vêtu en civil, à l’allure trapue ; lorsque, après avoir perquisitionné dans les poches du prisonnier, il releva la tête, ce fut pour montrer une figure bestiale, barrée d’énormes moustaches noires : le mineur reconnut le secrétaire du commissaire de police.

Les deux autres étaient des agents en uniforme.

Ainsi l’autorité se trouvait prévenue, complice, sans doute, du guet-apens.

Mais ce guet-apens, qui l’avait préparé ?

Les mouchards de la mine, comme Michet, peut-être. Mais ces gens n’avaient pu être que des sous-ordres ; l’affaire était trop grave pour qu’ils eussent agi de leur propre initiative. Derrière eux et bien au-dessus d’eux, il fallait évidemment chercher les vrais préparateurs.

Qui ? Ce ne pouvait être que la direction des mines, voulant frapper un grand coup pour se débarrasser, une fois pour toutes, des ouvriers suspects de penser. Chamot et avec lui les prêtres avaient tout machiné.

Et Albert comprit maintenant pourquoi, jusqu’alors, on l’avait gardé à la mine. On avait toujours eu l’idée de le rattraper en l’impliquant dans quelque complot.

Au moment même où on l’arrêtait, une demi-douzaine de gendarmes sortant des fourrés se jetaient brusquement, sabre au clair, sur la petite troupe que guidait Janteau.

Il y eut une panique. Les mineurs, bien que plus nombreux et quelques-uns armés, furent saisis de cette terreur superstitieuse qui souvent s’empare d’hommes braves en d’ordinaires occasions, lorsqu’ils rencontrent devant eux un bicorne et une paire de bottes, emblèmes de cette déesse redoutable, la Loi.

La plupart s’enfuirent ; d’autres furent arrêtés après une plus ou moins vive résistance. De ce nombre était Janteau.

On emmena les prisonniers au commissariat de Mersey.


VII

CÉLESTE NARIN


Galfe n’était pas du nombre. Alors que Baladier s’attendait à le voir jouer un rôle important dans cette révolte factice, s’y précipitant tête baissée, en aveugle et en mystique, un incident inattendu l’avait éloigné, ce soir-là, du bois de Varne.

À cinquante mètres de la cabane du jeune mineur, derrière un rideau de maigres broussailles, passait, clair et rapide, un ruisseau, le Moulince, dont les eaux allaient grossir celles du canal du Centre.

Ce soir-là, il sentait la fièvre de ses idées lui brûler le cerveau. Le renvoi des trois mineurs l’avait indigné ; mais ce qui l’indignait bien plus encore, c’était la résignation muette de ce grand troupeau.

Galfe se demandait s’il irait ce soir-là à la réunion de la mutuelle. À quoi bon ? Entendre des discours ! entendre des camarades qui passaient pour intelligents prêcher la sagesse, la résignation, et préconiser des palliatifs dérisoires qui, dans mille ans, laisseraient encore debout le salariat, cette forme moderne de l’esclavage ! Non, tous ces discours l’exaspéraient : il n’irait pas ce soir-là, se contentant de verser exactement sa cotisation.

Songeant ainsi, il s’approchait du Moulince pour y tremper sa tête brûlante, lorsqu’un cri étouffé le cloua sur place.

Sa stupeur ne dura qu’une seconde. Tout de suite, il se ressaisit et courut vers le ruisseau. De là était parti l’appel.

Son regard explora la berge et ne rencontra rien, puis se porta sur le ruisseau, large de quatre mètres et profond de deux. L’espacement des grands arbres laissait pénétrer en cet endroit de la forêt plus de clarté qu’ailleurs ; le reflet d’un mince croissant de lune argentait le cours du Moulince : dans un remous, Galfe aperçut une masse sombre qui disparut l’instant d’après.

Il se précipita dans le ruisseau, plongea et sentit quelque chose qui, emporté par le courant, lui glissait entre les doigts. Il revint à la surface pour respirer, replongea d’une vigoureuse poussée et tout aussitôt sa main se referma sur une étoffe, il tira : l’étoffe était alourdie par un poids. Quelques secondes plus tard, Galfe déposait sur la berge un corps inanimé.

C’était une jeune fille qui paraissait à peine seize ans, brune et très belle dans la rigidité de ses membres et la pâleur de son visage. Ses yeux, ombragés de longs cils noirs, étaient à demi fermés, laissant entrevoir la pupille dilatée ; pas une fibre de son être ne tressaillait ; Galfe, très angoissé, posa la main sur sa poitrine, et ne sentit pas le cœur battre. Peut-être aussi se trouvait-il trop ému pour bien se rendre compte.

Était-elle morte ?

Doucement il l’étendit à terre, la tête un peu plus basse que les pieds et s’efforça de desserrer les mâchoires fermées. Le mineur se rappelait avoir lu des histoires de noyés rappelés à la vie au bout de plus d’une heure de submersion. Or, quelques minutes à peine s’étaient écoulées entre le moment où il avait entendu le cri d’appel et celui où il avait ramené le corps.

Galfe, après avoir desserré les mâchoires de la noyée, la déshabilla.

Sous la vigoureuse friction du mineur, un corps de jeune nymphe, d’une impeccable pureté de lignes apparaissait, raide et frigide comme un marbre. Peu à peu, il lui sembla que ce corps reprenait la chaleur et la vie. Un soupir contracta la poitrine, les paupières tressaillirent, se soulevèrent, laissant errer le regard encore trouble, vague de deux grands yeux noirs.

— Elle vit ! s’écria joyeusement Galfe.

Et, alors seulement il eut conscience de la situation, seul devant cette jeune fille nue, qu’il venait d’arracher à la mort.

Galfe était un chaste. Non par principe, car il professait cette idée que les individus des deux sexes doivent être absolument maîtres de leur cœur et de leur corps et que seule l’hypocrisie sociale en a décidé autrement. Il respectait l’être qui se donne par amour, plaignait la malheureuse qui se vend par misère et méprisait foncièrement celui ou celle qui se marie par intérêt. Mais, vivant avec son imagination dans un monde tout idéal, resté farouche et peut-être au fond timide, il ne courait pas le jupon.

Devant la superbe nudité de ce corps qu’il venait d’arracher à la mort et achevait de ranimer, il se sentait troublé, embarrassé.

Cependant un frisson avait secoué la noyée. Galfe s’arracha à son indécision.

Deux minutes après l’inconnue reposait sur le lit du mineur, chaudement enveloppée d’une chemise de laine et d’une couverture. Galfe lui avait enlevé ses bas et ses chaussures, de grosses bottines aux talons tournés et usés par la marche.

Dans l’unique chambre flambait un bon feu de bois que le mineur avait allumé. Une casserole emplie de café chauffait.

Justement à défaut d’autre chose, il restait à Galfe un peu de café de l’avant-veille. Il pensa que ce liquide chaud achèverait de remettre la pauvre enfant.

Un soupir, faible comme un souffle, s’échappa des lèvres de la ressuscitée. Galfe versa le contenu de la casserole de café dans un gobelet qu’il vint porter aux lèvres de la jeune fille.

— Buvez ! lui dit-il en lui soulevant la tête de la main gauche.

Machinalement, la noyée ouvrit la bouche et laissa le café couler dans sa gorge goutte à goutte.

— Merci ! balbutia-t-elle.

C’était sa première parole.

Le mineur avait pensé juste : la chaleur du café maintenant achevait de la ranimer. Elle soulevait la tête et promenait un regard étonné sur les quatre murs de la cabane.

— Vous voilà sauvée, lui dit Galfe. Ne vous faites pas de mauvais sang et reposez-vous. Quand vous aurez dormi il n’y paraîtra plus.

— J’ai faim, murmura la jeune fille.

Puis aussitôt, comme sous la honte de cet aveu inconsciemment arraché à sa faiblesse, ses joues pâles furent envahies d’une rougeur.

— Faim, pensa Galfe avec amertume. C’était bien un suicide ! Et dire que je n’ai rien pour la rassasier.

Furieusement, il chercha de tous côtés. Il croyait bien n’avoir, car on était au milieu de la semaine, qu’une demi-miche de pain rassis et un peu de cervelas, mets peu réconfortant pour l’estomac d’une jeune fille qui a failli se noyer. Et soudain, il poussa un cri de triomphe : il venait de découvrir, conservé entre deux assiettes, un restant de certaines herbes cueillies par lui dans la forêt et qui, bouillies et hachées, avaient un goût d’épinards. C’était plus délicat que de la charcuterie.

— Vous allez manger, dit-il presque triomphant.

Il partagea son pain en deux, tendant le plus gros morceau à la jeune fille. Puis il lui passa l’assiette d’herbages.

Devant ce repas, si frugal qu’il fût, l’enfant eut un regard indicible, le regard d’un naufragé mourant d’inanition qui rencontrerait la table de Véfour. Son premier mouvement fut de se jeter avec avidité sur cette nourriture. Galfe l’arrêta.

— Doucement, lui conseilla-t-il, vous vous feriez mal. Et puis… malheureusement, c’est tout ce que j’ai.

Il n’osait lui offrir le cervelas, non parce que lui-même n’avait pas autre chose à manger, mais parce qu’il craignait que cette charcuterie ne lui fît mal. Pourtant, quand il vit la jeune créature se ranimer en mangeant et frotter son pain sur l’assiette vidée, il se hasarda :

— J’ai tout de même encore quelque chose, dit-il en lui apportant le cervelas.

Mais elle le repoussa du geste, murmurant :

— Et vous ?… Merci, je n’ai plus faim !

Galfe comprenait bien que c’était plus de privations que de la secousse de son bain qu’elle souffrait. Aussi insista-t-il et, comme elle refusait encore, il divisa le cervelas en deux parties égales, lui en donnant une et mangeant l’autre avec le restant du pain.

Alors, après avoir fini de manger, elle lui conta son histoire. Elle s’appelait Céleste Narin ; son père avait travaillé aux mines de Brisot et de Pranzy, puis était mort dans un éboulement.

Dès ce moment avait commencé une indescriptible odyssée de misère. Céleste, alors âgée de huit ans, avait accompagné sa mère dans d’interminables exodes, le long des routes, cherchant à vivre de travaux dans les fermes ; parfois suivant des caravanes foraines, souvent arrêtées par la gendarmerie pour n’avoir pas de domicile, puis relâchées tant leur misère faisait pitié. Elle avait onze ans et demi, lorsque, épuisée, sa mère rendit l’âme sur la paille d’un vieux hangar où des paysans avaient bien voulu par charité la laisser s’abattre et mourir. Céleste fut recueillie par les religieuses du couvent de la Merci à Tondou, qui, chrétiennement, firent d’elles leur esclave en Jésus-Christ. Elle fut employée au jardin, à la cuisine, à la lingerie, nourrie d’une soupe aux légumes gâtés et d’eau claire, la semaine, de restes de ragoûts et de piquette, le dimanche ; pourtant comme il fallait lui faire faire sa première communion, on lui apprit entre temps à lire pour qu’elle pût s’assimiler le catéchisme, les miracles de l’Histoire sainte et les vérités éternelles de l’Évangile. Trois jours après avoir avalé sous la forme d’un pain à cacheter le sacré corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle eut une indigestion définitive de toute cette bondieuserie doucereusement féroce et se sauva. Mais où aller ? Au bout de deux nuits passées à la belle étoile, et de deux jours, passés dans les champs où elle déterra des carottes pour les manger crues, elle fut reprise et ramenée au couvent. On la punit, mais en lui imposant double travail, au lieu de l’inutiliser au cachot, où elle ne resta que quarante-huit heures pour la règle. Six mois plus tard, nouvelle tentative d’évasion : décidément Satan habitait en cette petite, lui soufflant son esprit de révolte et une noire ingratitude envers les bonnes dames qui l’avaient si généreusement recueillie : le mieux était peut-être de s’en défaire. Quelque temps plus tard Mme  Hachenin étant venue du chef-lieu faire ostensiblement ses dévotions à la cathédrale de Tondou — les mauvaises langues insinuaient autre chose — rendit visite à la supérieure des Dames de la Merci, s’intéressant d’ailleurs depuis longtemps aux œuvres de la communauté. Par hasard, on parla domestiques, difficulté de s’en procurer à la ville d’absolument honnêtes et maniables ; ainsi la femme du banquier avait dû renvoyer une petite de dix-sept ans, pas plus, qu’elle avait prise par bonté d’âme, à quinze francs par mois. La supérieure saisit l’occasion de se débarrasser de Céleste, sinon contre argent, la vente des esclaves étant interdite, du moins avec la perspective d’un don à la communauté. Et Céleste, prônée par son bourreau comme une merveille, entra au service de Mme  Hachenin.

Ce fut incontestablement une amélioration notable dans sa vie. À la vérité on ne pensait pas à la payer : une enfant de moins de quatorze ans, recueillie « par charité » !

Ce bien-être relatif dura un an et demi. Mais un jour Mme  Hachenin s’aperçut de la disparition d’une bague. La femme de chambre soupçonnée jeta les hauts cris, d’autant plus qu’elle avait réellement commis le vol et pour se dégager accusa nettement Céleste. Celle-ci eut beau s’indigner, protester, la femme du banquier parla de la faire arrêter. Alors l’enfant, affolée à l’idée d’être emprisonnée comme voleuse, se sauva de cette opulente maison où, sous les dehors de la respectabilité bourgeoise, se cachaient la sécheresse du cœur et tous les vices possibles, car Céleste et les autres domestiques eussent pu en dire long sur le compte de Mme  Hachenin, courtisée par Schickler et par bien d’autres encore.

La malheureuse petite partit au hasard, abandonnant la ville, cherchant du travail dans les fermes, en trouvant quelquefois parce qu’elle était jolie et bientôt obligée de partir quand elle s’apercevait que le maître entendait bien la traiter entièrement comme sa chose. Et finalement, lasse de misère, de jours sans pain, de nuits à la belle étoile, arrivée d’étape en étape sur les bords du Moulince, ne sachant plus où aller, que faire, elle avait voulu en finir, une fois pour toutes : elle n’avait pas encore seize ans.

Galfe écoutait sans l’interrompre ce récit lamentable qui lui poignait le cœur. À mesure que la jeune fille parlait, il voyait, comme s’il s’y fût trouvé mêlé lui-même, se dérouler les phases de cette vie, il se sentait courbé dans l’agenouillement stupide du couvent, épuisé de travaux rudes par les servantes du Christ, puis encagé comme un oiseau chez Mme  Hachenin, enfin se traînant à demi mort de fatigue et de faim, au long des routes. Quand elle eut fini de parler, il murmura d’une voix étranglée :

— Oui, elle est jolie, la société ! Et on ne se révolte pas !

Et comme elle le considérait d’un regard un peu étonné, il ajouta :

— De sorte que, maintenant, vous ne savez pas où aller ?

— Non, répondit Céleste.

Elle avait éprouvé une sorte de soulagement amer en vidant le trop plein de son cœur. Depuis bien des années, c’était la première fois qu’elle eût rencontré un être auquel elle pût conter toutes ses souffrances de jeune paria.

— Eh bien, dit Galfe, vous resterez ici jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelque chose.

La jeune fille eut un élan de reconnaissance.

— Ah ! vous me sauvez ! s’écria-t-elle en se soulevant sur le lit et embrassant les mains du mineur d’un mouvement spontané.

Au contact tiède de ses lèvres, Galfe avait pâli, puis senti subitement un flot de sang lui monter au cœur, tandis qu’un brouillard humide passait devant ses yeux.

— Reposez-vous et dormez, fit-il doucement.

— Mais vous, demanda Céleste, où allez-vous dormir, si je vous prends votre lit ?

— Ne vous en occupez pas. Bonne nuit.

Galfe prononça ces mots avec une certaine autorité pour vaincre l’hésitation de la jeune fille. Celle-ci, d’ailleurs, tombait de sommeil, un sommeil fait de l’accumulation de toutes ses fatigues antérieures : elle bégaya un « bonne nuit » dans un irrésistible bâillement et s’endormit profondément.

Le mineur la regarda longuement, soucieux, méditatif. Qu’allait devenir cette enfant, perdue dans la vie, guettée par toutes les embûches d’une société inexorable aux faibles et aux déshérités ? Lui-même ne gagnait que tout juste son pain, une partie de son salaire étant envoyée à son père, qui n’était pas au mieux à l’hospice de Jancy, une autre passant en achat de livres et brochures. C’était une charge inattendue qui lui tombait du ciel : il ne pouvait, cependant, après l’avoir arrachée à la mort, rendre cette enfant aux misères de la grande route. Enfin, on verrait.

Avec tout cela, il fallait qu’il prît lui-même un peu de repos, pour recommencer le lendemain matin sa vie de bête de somme. Il se fit un lit de feuilles sèches et ne tarda pas à s’endormir.

Galfe avait parfaitement oublié la réunion de la Mutuelle à laquelle, d’ailleurs, son intention au retour de la mine, n’était guère de se rendre.

Il ne se doutait pas que cette même nuit devait voir s’accomplir, dans le bois de Varne, des événements de haute importance.


VIII

SEULE !


Geneviève avait, sans se coucher, attendu son mari jusqu’au jour. Mille angoisses, mille pressentiments la torturaient, l’empêchant de fermer les yeux, fût-ce un instant. Jamais il n’était arrivé à Albert de passer une nuit dehors, que signifiait son absence prolongée ? Que signifiaient surtout l’arme et les manifestes déposés mystérieusement dans leur maison ? Sans doute y avait-il corrélation entre les deux faits ? Était-il possible que les mineurs eussent projeté un mouvement insurrectionnel ? Mais Albert en eût su quelque chose et, confiant en elle, lui eût au moins laissé entrevoir une partie de la vérité, afin de ne pas accroître ses anxiétés.

Non, ce ne pouvait être cela ! Mais alors qu’était-ce ? Un piège ourdi par la police ou par la Direction des Mines, probablement par les deux, pour se débarrasser des ouvriers suspects en les englobant dans un coup de filet ? Plus la jeune femme réfléchissait et plus c’était cette dernière crainte qui prévalait en son esprit.

L’aube vint blanchir le ciel et Albert n’était toujours pas rentré. Que faire ? L’attendre encore ou courir à la mine ? Là peut-être saurait-on quelque chose.

Incapable de demeurer plus longtemps dans cette mortelle incertitude, Geneviève écrivit d’une main tremblante sur une large feuille blanche quelques lignes avertissant son mari, au cas où il reviendrait pendant son absence, qu’elle allait à sa recherche et le suppliant de l’attendre à son tour ou de la rassurer par un mot. Elle laissa le papier bien en évidence sur la table et partit.

Maintenant le petit jour se levait, envahissant le ciel d’un rose pâle d’où se détachait à l’horizon la ligne sombre des coteaux et des bois. Des chants de coqs montaient, clairs et perçants, dans le silence matinal et tout d’un coup éclata, vibrante, une sonnerie de clairons.

Geneviève tressaillit, envahie de stupeur, inquiète. Que voulait dire cela ? Il n’y avait pas de soldats à Mersey, où la force publique consistait en une demi-douzaine d’agents de police et une brigade de gendarmerie. Peut-être des gamins, réveillés avant le jour, s’amusaient-ils à troubler ainsi le sommeil des paisibles habitants.

Mais non : c’était bien une sonnerie militaire : la diane, dont les notes s’envolaient avec une justesse inconnue des trompettes amateurs. Et, arrivée devant la baraque de la mère Bichu, endroit où la côte, s’élevant au-dessus du faubourg de Vertbois, dominait le fond de Mersey, elle aperçut distinctement le fourmillement d’une masse d’hommes, des pantalons rouges.

— Mon Dieu ! qu’est-il arrivé ? murmura-t-elle.

L’être hypothétique auquel, par ancienne habitude de langage, elle s’adressait ainsi, ne lui répondit pas ou, s’il lui répondit, ce fut par l’intermédiaire gracieux de la mère Bichu.

— Eh bien, mame Détras, cria la vieille chiffonnière apparaissant au seuil de sa porte, paraît qu’il y a eu du grabuge cette nuit ; la bande noire a voulu faire de ses coups. Par bonheur que maintenant nous avons l’armée pour nous protéger.

La pieuse mégère disait cela d’un accent triomphal. Elle ne pardonnait pas aux Détras leur irréligion.

Geneviève se sentit défaillir. Ainsi ses pressentiments ne l’avaient pas trompée : il y avait eu cette nuit-là des troubles à Mersey ; son mari s’y était trouvé mêlé, et maintenant il devait être prisonnier, blessé, mort peut-être ! Ce fut en tremblant qu’elle demanda à la chiffonnière :

— Qu’est-il arrivé ? Je vous en supplie, dites-le-moi… Mon mari n’est pas rentré.

La mère Bichu réprima à peine un petit rire méchant et répondit avec une hypocrite pitié toute chrétienne :

— C’est vrai, ma pauvre enfant… j’oubliais que votre mari a de mauvaises idées et qu’il devait être de la bande… C’est bien malheureux pour vous, car l’affaire est grave ; il paraît qu’ils ont détruit la chapelle du bois de Varne et qu’ils voulaient tout faire sauter à Mersey… Comment votre mari a-t-il pu aller avec ces gens-là ! Enfin, les voilà tous coffrés !

Geneviève était demeurée foudroyée, frappée au cœur.

La mère Bichu, ricanante, la regarda s’éloigner.

— Voilà tout de même comment finissent tôt ou tard ceux qui n’ont pas la crainte de Dieu ! murmura-t-elle.

Cependant Geneviève continua de courir vers Mersey. Tout d’un coup, en traversant le faubourg de Vertbois, elle se rappela qu’elle venait de passer devant la demeure de Vilaud. Peut-être là pourrait-elle apprendre ce qu’était devenu son mari.

Elle revint sur ses pas et s’arrêta devant la maison du mineur, une petite maison basse, à deux étages. Vilaud habitait une pièce du rez-de-chaussée, sa fenêtre donnait sur la route. La jeune femme frappa aux volets.

Dès le premier coup, une voix mal assurée répondit :

— Qui est là ?

On s’était donc réveillé de bonne heure, ou peut-être même ne s’était-on pas couché dans cette maison-là. Geneviève répondit :

— Jeanne, ouvrez-moi ! C’est moi… Geneviève Détras.

Le volet s’ouvrit aussitôt. La figure de Mme  Vilaud, personne de trente-cinq ans, apparut inquiète.

— Vous êtes seule ? demanda la femme du mineur.

Et sur un geste affirmatif de Geneviève :

— Entrez ! lui dit-elle.

Le premier mot de Geneviève fut :

— Albert ? Savez-vous où il est ?

Vilaud eut un sursaut et se dressa sur le lit :

— Comment ! il n’est pas rentré ? fit-il, tout pâle.

Et son sentiment d’inquiétude pour son camarade, aussi pour lui-même, se tournant en colère, il explosa :

— Nom de Dieu ! Ronnot lui avait bien dit de ne pas rester : il aurait dû l’écouter. Toutes ces armes et ces imprimés qu’on a reçus, ça ne pouvait être qu’un piège. Je ne sais pas ce qu’il fallait avoir dans la tête pour ne point le comprendre.

Toutefois il ne savait rien de précis, ayant quitté le bois en même temps que Ronnot et croyant bien qu’Albert allait en faire autant. Il parla de la fusée dont on avait perçu la lumière, de la Carmagnole qu’on avait entendu chanter. À son tour, Geneviève lui communiqua les renseignements qu’elle tenait de la mère Bichu.

— La chapelle du bois du Varne ! s’écria-t-il. Il n’y a pas à en douter : c’est un coup de la bande à Michet ! Et pour nous mater !

— Mon Dieu ! pourvu que nous n’ayons pas d’ennuis, nous aussi ! murmura Mme  Vilaud, avec un égoïsme inconscient.

Puis, aussitôt après, son regard rencontrant le regard angoissé de Geneviève, elle se sentit remuée : les deux femmes, comme leurs maris, étaient camarades, on eût pu dire amies, si le caractère sérieux de Détras n’avait limité le nombre de leurs intimes.

— Ma pauvre Geneviève, dit-elle avec une sincère compassion, ne vous alarmez pas outre mesure, cela ne sert à rien.

— Oui, ajouta Vilaud, il est impossible que Détras ne s’en tire pas. Qu’est-ce qu’on peut lui reprocher ? Rien, n’est-ce pas ? Si on l’a arrêté, on le relâchera.

Au fond, il était peu rassuré, non seulement pour Détras, mais aussi pour lui-même.

— Restez avec nous, je me lève, dit Vilaud, nous prendrons ensemble un peu de café.

Geneviève refusa. Maintenant que, de plus en plus, elle avait ce point de repère, le commissariat de police, pour s’informer du sort de son mari, elle ne voulait pas perdre de temps. Et puis, elle se sentait bizarrement énervée ; c’était non seulement l’anxiété et l’insomnie, mais un malaise physique qu’elle avait déjà éprouvé la veille pour la première fois et dont elle commençait à comprendre la cause.

Malgré les efforts de Vilaud pour la retenir, lui disant qu’il était trop tôt pour aller au commissariat, qu’on ne la recevrait pas, elle partit. Elle ne voulut pas attendre que Vilaud s’habillât pour descendre dans Mersey avec elle.

Chemin faisant elle croisa une patrouille de lignards qui arpentait la route d’un pas cadencé. Il sembla à la jeune femme que ce rythme éveillait un écho lugubre dans son cœur. Les soldats avaient la baïonnette au fusil. Geneviève s’approcha d’eux assez pour discerner sur leur col le numéro de leur régiment : le 134e.

Cinq heures sonnaient en ce moment à l’église de Mersey : la ville était encore presque endormie, mais sur la place bivouaquait une compagnie, les hommes, debout ou assis à terre devant les faisceaux formés, les officiers causant entre eux et fumant la cigarette. Et peu à peu s’ouvraient des fenêtres, des figures inquiètes ou curieuses y apparaissaient, figures d’habitants qu’avaient fini par éveiller la sonnerie de clairon et les allées et venues de détachements.

Le complot policier était si bien ourdi qu’à onze heures du soir, c’est-à-dire avant même que gendarmes et agents fussent rentrés, le commissaire de police allait lui-même réveiller l’employé du télégraphe ahuri et faisait transmettre aux autorités supérieures civiles et militaires, un télégramme circulaire donnant tous les détails de l’« insurrection » et les noms de ses prétendus chefs.

Immédiatement le commandant militaire du 8e corps montait dans un train spécial avec quatre cents hommes à destination de Mersey, où allait le rejoindre le préfet, à la tête d’une véritable armée de magistrats et de gendarmes.

Geneviève se dirigea vers le commissariat : un piquet d’infanterie le gardait ; la mairie, l’école, l’église, le télégraphe, la gare étaient pareillement occupés ou protégés. Dans les rues, quelques gamins commençaient à rôder, curieux ou hostiles, autour des soldats.

— Halte ! fit brusquement un sergent barrant le passage à la jeune femme.

Pourtant comme celle-ci, malgré l’insomnie et l’anxiété peintes sur son visage, était jolie, ce fut d’un ton moins rébarbatif qu’il ajouta :

— Que demandez-vous ?

— À voir M. le commissaire, répondit Geneviève.

— À pareille heure ! Fichtre ! vous êtes bien pressée !

— Mais monsieur, il faut absolument que je voie quelqu’un : mon mari a disparu.

— Il a eu bien tort, fit le sous-officier en lorgnant son interlocutrice avec cette impertinence du militaire bourreau des cœurs qui se prend pour don Juan lui-même et se croit partout en pays conquis.

— Je vous en prie, dit Geneviève, laissez-moi voir quelqu’un qui puisse me renseigner.

À ce moment déboucha d’un coin de rue un individu dont la vue fit bondir Geneviève : c’était le commissaire de police lui-même. Toute la nuit ce fonctionnaire avait été sur pied, interrogeant les mineurs arrêtés, rédigeant des procès-verbaux, prenant des mesures pour l’installation des troupes et la réception des autorités qui allaient arriver. Ce plan, à la préparation duquel il n’avait point participé, s’effaçant discrètement dans un rôle d’aveugle rouage, devant la police secrète qui agissait par-dessus sa tête et dans l’ombre, lui ouvrait pour lui-même des perspectives d’avancement, ce à quoi un fonctionnaire est le plus sensible.

— Monsieur le commissaire…, fit Geneviève.

— Non, je n’ai pas le temps, répondit-il brusquement sans regarder celle qui lui parlait.

Mais Geneviève, repoussant le sergent qui voulait la retenir et s’étant plantée devant lui, il la reconnut.

— La Détras ! exclama-t-il avec l’urbanité habituelle au monde policier. Eh bien, ma petite mère, si vous venez pour me parler de votre mari, je vous conseille de revenir une autre fois. Ah ! le brigand !

— Monsieur, dit la jeune femme frémissante, vous insultez un honnête homme estimé de tous. Que lui reprochez-vous ?

— Un homme ! un homme ! qu’on arrête avec un revolver chargé dans sa main et un paquet de manifestes appelant au meurtre et au pillage !

Le revolver n’était pas chargé, Albert ne le tenait pas à la main et le « paquet » se réduisait à trois ou quatre manifestes, le mineur ayant jeté les autres. Cela, le commissaire le savait parfaitement, mais, pour donner à ses supérieurs la mesure de son zèle, il convenait de corser les choses.

— Si l’on a trouvé ces objets sur mon mari, répondit Geneviève, c’est parce que des personnes qui voulaient le compromettre les ont déposés chez nous à notre insu.

— À merveille ! fit ironiquement le commissaire. Je vois que vous vous êtes donné le mot. Et qui est ce quelqu’un ?

— Je l’ignore.

— Parfait. Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite que c’est la police ?

Et d’ironique la voix du commissaire se fit menaçante pour ajouter :

— Femme Détras, prenez garde à vos paroles : elles sont bien près d’établir votre complicité avec votre mari. Je ne sais si je ne dois vous faire arrêter.

— Faites-le ! dit Geneviève. Nous sommes tout juste aussi coupables l’un que l’autre.

Elle n’avait pas baissé les yeux devant le regard furibond du magistrat. Ce fut, au contraire, celui-ci qui détourna la tête.

Cependant, arrivaient maintenant d’autres femmes de mineurs. Geneviève reconnut celle de Bochard, ce dernier avait été arrêté avec Jaillot ; puis aussi celles de Ronnot et de Vilaud qui accouraient les dernières, tout éplorées. On venait, à l’instant même, de cueillir leurs maris et de les emmener sans explications, sans seulement vouloir dire où.

Et le commissaire se trouva soudainement entouré du groupe suppliant de ces malheureuses, le conjurant avec des sanglots de leur rendre leurs hommes.

— Monsieur le commissaire, mon mari n’a rien fait…

— Monsieur le commissaire, par pitié, j’ai trois petits enfants !… Si vous nous enlevez notre soutien, nous allons mourir de faim à la maison.

De toutes, Geneviève était la moins prosternée. Accablée, torturée, elle avait cependant retrouvé de l’énergie devant les insultes adressées au compagnon de sa vie. Les autres priaient, pleuraient ; elle se redressait devant ce représentant d’une autorité impersonnelle, inexorable, qui l’écrasait.

— Nom de Dieu ! cria le commissaire. Voulez-vous bien toutes me foutre la paix ! Vous irez les réclamer à Chôlon vos maris. Sergent, faites votre service !

Et, insensible au concert de lamentations qui redoublait, il entra dans le commissariat, tandis que les soldats, sur l’injonction de leur sous-officier, écartaient les malheureuses.


IX

RELIGION D’AMOUR.


Geneviève, une fois rentrée chez elle, ne prit même pas le soin de refermer sa porte et se livra tout entière à la douleur.

Durant que ses larmes coulaient, elle n’entendit pas entrer l’abbé Firot. Le prêtre la saisit à la taille comme pour la consoler.

— Vous ! s’exclama-t-elle en sortant alors de son désespoir.

— Oui, moi ! répondit-il avec un mélange d’onction et de tendresse. Pauvre femme ! je sais quelles sont vos douleurs et je viens vous consoler.

Et comme elle se taisait, encore étourdie par le choc de cette visite qui s’ajoutait à tant d’autres chocs, il reprit :

— Ne vous l’ai-je pas dit, ma chère enfant, la dernière fois que je vous ai vue, que je restais votre ami ? Et maintenant que vous voilà seule, le cœur saignant, sans appui, je viens à vous.

Ces paroles, débitées d’un ton sentimental, étaient parfaitement vraies. Oui, l’abbé Firot venait à Geneviève parce qu’elle demeurait isolée, accablée et sans défense ; toutefois, il n’avait pas trop à s’en vanter.

— Et vous, murmura Geneviève, que me voulez-vous ?

Dans ce « et vous » il y avait tout un reproche adressé à cet anonyme bourreau : la société ; la société dont le vicaire était une des forces malfaisantes.

— Vous consoler, dit l’abbé Firot.

Et sa main vint caresser doucement la tête éplorée de la jeune femme.

Geneviève n’avait pas fermé l’œil de la nuit ; depuis quinze heures, c’est-à-dire depuis la trouvaille du revolver et des manifestes, elle vivait dans les angoisses ; toutes les secousses, tous les accablements s’étaient succédé pour elle, la rendant en partie inconsciente. Elle ne sentit pas la main du prêtre et ne protesta point contre son geste bizarre de consolation.

Encouragé, l’abbé Firot se rapprocha, donnant à son contact, d’abord furtif, la force d’une étreinte. De la main qui lui restait libre, il saisit les deux mains de la jeune femme ; sa poitrine amoureuse pressa le sein de Geneviève.

— Venez à moi ! murmura-t-il selon la formule sacrée du divin pasteur.

Et il ponctua cette phrase mystico-charnelle d’un ardent baiser sur les lèvres mêmes de Geneviève.

Celle-ci poussa un cri et se dressa d’un sursaut éperdu : le baiser de l’abbé Firot lui brûlait la bouche comme un fer rouge. Elle voulut se débarrasser de l’étreinte du prêtre ; mais cette étreinte, tout à l’heure insensible, était devenue puissante comme celle d’un boa constrictor soudé à sa proie. Le prêtre maintenant n’était plus qu’un homme, un homme enfiévré de rut.

Maintenant il l’étreignait à la taille et, avec une force stupéfiante chez un être aussi fluet, il lui écrasait les lèvres, lui mangeait la face de nouveaux baisers, auxquels désespérément elle cherchait à se soustraire. Geneviève luttait, mordait et ne pouvait se débarrasser de cet enlacement de reptile qui l’étouffait. Déjà, il la renversait sous lui.

À ce moment, un poing vigoureux s’abattit sur la tête du vicaire et, avant que celui-ci eût le temps de se remettre du choc et de la surprise, il était enlevé par la nuque et jeté sans cérémonie à la porte avec la ponctuation finale d’un formidable coup de pied au derrière.

Le poing et le pied appartenaient à Panuel.

De tous ceux que connaissait le ménage Détras, le menuisier était incontestablement celui qui avait droit dans toute l’acception du terme au titre d’ami. Il avait été celui du père et, depuis de longues années, celui du fils ; Geneviève aussi le considérait comme un parent, une sorte de frère aîné pour son affection à toute épreuve et son esprit plein de justesse. Après lui seulement venaient de bons camarades comme Ronnot, Vilaud et quelques autres.

Comment, dans son angoisse mortelle, la femme du mineur n’avait-elle pas songé à faire appel à cette amitié chaude et avisée ? C’est ce que son trouble profond pouvait seul expliquer.

Panuel avait dormi, cette nuit-là, d’aussi bon cœur que les autres fois, sans se douter de la catastrophe qui frappait ses amis. Même il n’entendit pas la sonnerie de clairon ou, s’il l’entendit, ne la distingua pas d’un rêve.

Ce fut seulement à son réveil qu’il apprit les événements de la nuit. Il vit les soldats et, très alarmé pour ses amis, courut aux informations dans le voisinage. Alors il apprit quelques noms des arrêtés : Détras, Ronnot, Janteau, Vilaud. Sans plus tarder il se précipita chez Geneviève.

Il y était arrivé juste à temps pour délivrer la jeune femme du misérable qui, l’ayant à demi étouffée, allait finir par la violer.

Jusqu’alors Geneviève avait lutté ; mais, une fois débarrassée du prêtre, ses nerfs exaspérés se détendirent dans une réaction naturelle : une crise se produisit, que la fatigue et la faiblesse terminèrent bientôt par un évanouissement.

Panuel, très anxieux, lui prodigua tous les soins, l’installant dans un fauteuil, lui frictionnant les tempes avec du vinaigre et finalement lui appliquant sur la tête une grande compresse d’eau sédative.

Au bout de quelques minutes, Geneviève rouvrit les yeux ; un soupir s’échappa de sa poitrine.

— Merci ! murmura-t-elle.

— Courage, ma pauvre amie ! lui dit affectueusement Panuel.

Sous l’influence de cette voix affectueuse, la jeune femme acheva de reprendre conscience.

— Panuel, dit-elle en serrant fortement les mains du menuisier, est-ce que ce n’est pas un rêve ? Ce prêtre…

— Ne parlons plus de ce gredin… il a eu son compte. Comme je me réjouis d’être arrivé à point !

— Et Albert ?

Geneviève ne songeait plus au misérable vicaire, fuyant honteusement après son attentat non consommé. Toutes ses pensées se tournaient vers son mari.

— Ils l’ont pris ; ils vont soulager contre lui leur vieille haine et celle qu’ils nourrissaient contre son père.

Et elle raconta à Panuel le mystérieux dépôt du revolver, des cartouches et des imprimés.

— Un complot policier ! cela ne fait pas de doute, répétait le menuisier en l’écoutant le cœur serré.

Le père avait été frappé par l’Empire, le fils allait-il l’être par la République ?

— Écoutez, dit-il, c’est une épreuve… dure, oui, mais il ne faut pas se désespérer. On verra bien l’infamie des mouchards ; Albert vous reviendra, vous êtes jeunes l’un et l’autre, sans enfant, ce qui est un bonheur…

Geneviève l’interrompit d’un gémissement :

— Panuel ! je suis enceinte…

Le menuisier pâlit.

Enceinte ! Oui, Geneviève en avait eu la veille le premier doute, mais si vague encore qu’elle ne l’avait pas communiqué à son mari. Et puis cette affaire du revolver et des imprimés lui avait tourné la tête et fait tout oublier. Ce matin, elle avait eu confirmation de ses doutes ; ce malaise, troubles de l’estomac, nausées, qui s’était joint à ses souffrances morales, c’était la preuve indéniable de sa maternité. En elle germait un être destiné à souffrir comme tous ceux de sa classe et qui, à cette société capitaliste emprisonnant son père, servirait, garçon, de chair à travail et à canon, fille, peut-être de chair à plaisir !

Panuel lut tout cela dans les yeux de la jeune femme. Grave, il étendit la main et déclara :

— Geneviève, tant que je serai vivant et debout, ni vous ni la créature que vous portez n’aurez à souffrir. Et si jamais les juges avaient l’infamie de ne pas vous rendre votre mari, l’enfant d’Albert serait le mien.


X

GUERRE SOCIALE


Deux mois environ s’étaient passés. Le plan laborieusement échafaudé par Drieux avait reçu en grande partie son exécution.

Tandis que les socialistes s’excommuniaient au Congrès de Saint-Étienne, brisant en deux tronçons rivaux et impuissants le parti ouvrier, les anarchistes, fatigués des querelles de chefs et de dogmes, s’élançaient en enfants perdus en avant et en dehors des autres fractions révolutionnaires. Mais la réaction individualiste se faisait chez eux véhémente et chaotique : c’est la loi naturelle qui régit tous les partis de combat à leur naissance ; le temps seul élucide leurs idées et use leur fougue. Pleins d’enthousiasme, répudiant les chefs et attendant tout de la spontanéité des masses, les anarchistes étaient par cela même plus en proie que d’autres aux mouchards, agents provocateurs et pêcheurs en eau trouble.

Aussi, pendant que, tiraillés entre Brousse et Guesde, oscillaient indécis, désorientés, les groupes du parti ouvrier, des actes de guerre sociale commençaient à s’accomplir. De ces actes les uns étaient réellement l’œuvre de révolutionnaires, les autres celle de policiers.

Œuvre de révolutionnaires, les vengeances du salarié frappé dans sa dignité ou dans ses moyens d’existence par un exploiteur impitoyable, les protestations du sans-travail près de succomber d’inanition auprès de l’abondance et se refusant à tendre la main. Œuvre de policiers, les attentats stupides, dirigés au hasard, contre la foule ou n’importe qui et ne produisant comme résultat que le discrédit d’idées nouvelles incomprises et un déchaînement de fureurs réactionnaires.

À Mersey, Michet et sa bande s’étaient remis à la besogne. Ces misérables exécutaient aveuglément le mot d’ordre venu d’en haut, ils ne savaient d’où, car derrière Michet, il y avait Baladier, derrière Baladier, Drieux et derrière Drieux, les jésuites. Le résultat était double : empêcher l’acquittement des mineurs de Mersey par le tribunal de Chôlon et ce qui était bien plus important, créer dans toute la France un mouvement de réaction à la faveur duquel un prétendant, par un hardi coup de main, prendrait le pouvoir.

Le duc d’Aumale, oncle du comte de Paris, étant général de la République, les probabilités demeuraient en faveur de la monarchie orléaniste.

La bande Michet n’était pas seule à l’œuvre : Galfe aussi opérait !

Le jeune homme, en apprenant à la mine les événements qui s’étaient passés au bois de Varne, avait été saisi de rage. Rage d’abord de n’avoir point, lui anarchiste, participé à la destruction des croix, opérée par les mineurs — était-ce bien la peine d’être un « conscient » pour demeurer inactif au moment du chambard ? — rage ensuite à la réflexion du piège où étaient tombés les mineurs.

Fallait-il donc se mettre toute une bande pour un travail de destruction qu’un homme résolu pouvait accomplir ?

Dans la soirée du 10 septembre, les vitres du cabaret Pichet avaient volé en éclats, au chant de la Carmagnole, c’était la bande Michet qui passait. Le même soir, sous l’explosion d’une cartouche de dynamite, la grande croix de pierre de Paragey s’effondrait : c’était Galfe agissant seul. À Saint-Phallier, Faillan, Bouvignes, des habitations de paysans étaient attaquées à coups de cailloux : c’était Michet. Dans la nuit du 13, la maison du chef mineur Bardot se lézardait, dynamitée : c’était Galfe.

Celui-ci avait maintenant voué une dévotion à la poudre redoutée plus encore que redoutable, arme d’un maniement connu et d’un approvisionnement facile pour le mineur qui l’emploie contre le roc là où le pic ne peut mordre. N’est-ce pas la fée Dynamite qui, plus forte que les fusils perfectionnés et les canons des bourgeois, ouvrirait la voie à la révolution sociale ?

Toutefois, malgré la naïveté de cette ferveur, Galfe eut l’intuition de travailler seul, ne se confiant à personne. Bernin avait cherché à se lier avec lui sans y réussir : ses allures trop rondes, trop bon enfant, de beau parleur sanguin n’étaient pas en harmonie avec le caractère concentré et un peu farouche de ce nerveux. D’ailleurs le fait que Céleste Narin partageait maintenant sa demeure déterminait le jeune homme à un redoublement de prudence. Il voulait bien exposer sa liberté, sa vie pour le triomphe de son idéal ; mais, pour rien au monde, il n’eût voulu compromettre celle qui avait déjà tant souffert, et nul, pas même elle qui habitait avec lui, ne se doutait des actes mystérieux qu’il accomplissait. Lui seul connaissait la cachette — un trou creusé sous une grosse pierre — où restaient déposées par lui trois cartouches de dynamite, trois autres ayant déjà servi.

Céleste partageait ses repas et dormait sous son toit, mais c’était tout. Pas un instant Galfe, qui pourtant répudiait le mariage comme bourgeois, et proclamait la liberté de l’union comme condition primordiale de l’amour, n’avait eu l’idée de posséder cette belle fille. Il lui eût semblé mettre un prix à l’hospitalité qu’il lui avait offerte, transformer un acte de solidarité spontanément accompli en honteux marchandage.

Certes, il ressentait pour elle de la sympathie, de l’amitié même, mais c’était tout. Un moment, oui, il avait senti une chaleur lui monter aux tempes, son cœur battre plus violemment qu’à l’habitude, protestation de la jeunesse et de la virilité qui lui criaient d’aimer. Ce n’avait été qu’un éclair : l’instant d’après, il s’était replongé, mystique et farouche, dans sa contemplation d’un monde idéal. Et il ne cherchait pas, ne pensait pas à lire dans cette âme de jeune fille.

Pour Céleste, il en était tout différemment. Jusqu’à ce jour malheureuse, sevrée d’affection, elle avait enfin, pour la première fois, rencontré un cœur généreux et désintéressé. Galfe lui apparaissait comme un être supérieur, avec des pensées autres que celles du commun des mortels. Elle n’osait l’interroger sur ses idées ; quand par hasard, et comme se répondant à lui-même, il laissait tomber une phrase empreinte de sa religion d’humanité libre, Céleste demeurait en suspens, muette et toute pensive. Parfois aussi elle trouvait dans son propre cœur et son bon sens que ce que disait Galfe était tout naturel.

Elle raccommodait le linge et les effets du jeune mineur, s’occupait de la cuisine, tenait en un mot le ménage.

Galfe avait séparé sa cabane en deux pièces par un vieux drap tendu d’un mur à l’autre. Il avait abandonné d’autorité son lit à Céleste, se fabriquant pour lui-même une autre couchette avec quatre pieux, une toile et un amas d’herbes sèches. Cette couchette était près de la porte ; quand il croyait Céleste endormie, il se levait sans bruit, portant à la main ses souliers qu’il chaussait dehors, et il s’en allait commettre quelque autre attentat, À son retour, il prenait les mêmes précautions pour ne pas réveiller la jeune fille.

En d’autres circonstances, Galfe eût consacré tous ses loisirs à faire d’elle une anarchiste. La société bourgeoise n’avait pas eu le temps de la pourrir ; son cœur était encore accessible à la révolte contre l’injustice, à la haine du mal, à l’enthousiasme pour le beau ; mais maintenant une seule pensée dominait, possédait le jeune homme :

Appeler par ses actes individuels le gros de l’armée des mineurs à la révolte, à la lutte définitive pour l’émancipation.

Cependant, le jour du procès des mineurs arrivait. Tout l’intérêt maintenant se concentrait sur Chôlon. La petite ville était emplie d’un va-et-vient de témoins, de journalistes, et aussi de policiers. Les deux camps étaient en présence : le camp jaune du capital, le camp rouge de la révolution.

Geneviève était venue, anxieuse, torturée et cependant confiante en l’acquittement de son mari. On eût difficilement reconnu en elle la belle jeune femme de naguère. Ses yeux rougis par les larmes et les nuits sans sommeil, passées cousant et songeant, brillaient de fièvre dans un visage amaigri. C’est que, moins pour elle que pour le petit être qui allait venir et aussi pour envoyer quelque argent au prisonnier, elle n’avait cessé de travailler, vivant d’un bol de lait et d’un peu de soupe. Il fallait que Panuel, qui venait la voir tous les jours, se fâchât pour lui faire de temps à autre boire un verre de vin et manger un peu de viande. Et le brave homme, qui lui avait offert inutilement de l’argent, devait s’ingénier pour lui faire accepter quoi que ce fût.

— Mais, ça n’a pas de bon sens ! exclamait-il. Comment vous me refusez… à un vieil ami comme moi !

— Non, répondait la fière jeune femme en lui serrant affectueusement la main. Vous êtes un travailleur, vous aussi, et tant que mes doigts pourront tenir l’aiguille, je ne veux être à charge à personne. Plus tard, si je tombais malade, si je mourais après avoir donné naissance à l’enfant d’Albert, j’ai votre promesse… cela me suffit. Pour le moment, l’ouvrage ne manque pas : laissez-moi travailler.

L’abbé Firot, depuis la rude correction qui avait terminé sa dernière tentative, faisait prudemment le mort. Certes, il aurait sa revanche quelque jour, mais convenait-il de compromettre sa situation, son avenir, en s’acharnant à la conquête d’une femme, alors qu’il n’avait qu’à jeter son mouchoir à dix autres pénitentes ?

Donc Geneviève était venue à Chôlon, accompagnée de Panuel. Les femmes des autres mineurs s’y trouvaient également, quelques-unes hospitalisées fraternellement par des ménages ouvriers, d’autres logeant à deux afin de réduire les frais.

Chamot, lui aussi, était à Chôlon, logeant dans un coquet pavillon de la rue des Lilas, mis à sa disposition par le banquier Hachenin. Il y trônait comme un monarque, entouré à la fois d’une cour et d’une garde. Outre sa femme et sa nièce, la comtesse de Fargeuil était venue le joindre, curieuse d’assister à un procès aussi sensationnel et peut-être au fond, vaguement sympathique à ces mineurs malgré leur crime de s’être attaqués aux choses saintes.

La famille Chamot campant à Chôlon, le baron des Gourdes, naturellement, y campait aussi. On commençait à parler de son prochain mariage avec Julia et cette union à vie d’un titre et d’un coffre-fort paraissait aux gens bien pensants la chose la plus normale et la plus morale. Tout au plus y avait-il quelques jaloux.

De Mirlont, le notaire Durivaux, le commandant Estelin complétaient la cour volante de Chamot et se serraient héroïquement autour de lui comme pour empêcher la révolution sociale de l’atteindre.

Du reste, les plus grandes précautions étaient prises par les autorités pour réprimer avec une énergie sauvage toute tentative, toute agitation. La région fourmillait de troupes : lignards, chasseurs, dragons, campaient à Mersey, à Pranzy et dans les communes voisines comme en pays conquis. Le général Chouban avait tenu à bien faire les choses.

Trop bien même au point de vue de Drieux qui, partisan ardent d’un contact entre soldats et travailleurs, contact capable de produire un conflit, eût désiré un moindre déploiement de forces, de façon à encourager les révolutionnaires pour mieux les écraser ensuite.

Mais dans les organisations même hiérarchiques dont les rouages sont par trop complexes, il n’est pas toujours facile d’arriver à la précision des détails qu’on se proposait. Le commandant du 8e corps était, comme tout officier supérieur, un parfait réactionnaire, mais il n’était pas affilié aux jésuites ; il ignorait leurs plans secrets et sa stratégie de vieux soudard simpliste venait en l’occurrence contrecarrer quelque peu la leur.

Depuis trois jours, le procès des mineurs était commencé. L’acte d’accusation, chef-d’œuvre du procureur général Faychiar, établissait avec une extraordinaire précision de détails, l’horrible complot fomenté pour livrer Mersey aux horreurs sanglantes de l’anarchie. C’était très beau : toutes les dames, terrifiées et ravies, éprouvaient le frisson.

La saisie chez Ronnot de listes secrètes des adhérents à la mutuelle que leur situation empêchait de se proclamer tels ouvertement, avait permis de montrer « le travail d’embrigadement pour la révolte, tenté hypocritement au nom de la solidarité ». Ainsi s’exprimait, indigné, le magistrat, organe de la vindicte sociale.

Une perquisition chez Vilaud y avait fait découvrir des insignes révolutionnaires destinés, disait l’acte d’accusation, à permettre aux conjurés de se reconnaître. Ces insignes révolutionnaires étaient tout simplement des rubans rouges et un drapeau tricolore cravaté d’un nœud écarlate, qui avaient servi à la dernière fête du 14 juillet.

Les revolvers, cartouches et imprimés, remis par Baladier lui-même à Michet qui les avait clandestinement déposés chez une demi-douzaine de mineurs, ceux que l’on voulait frapper, faisaient merveille dans cette mise en scène. Comment prétendre qu’il s’agissait d’une pacifique société de secours mutuels lorsque les principaux adhérents se réunissaient en armes, la nuit, dans les bois ?

Et la destruction des croix dans le bois de Varne, celle de la chapelle assaillie, forcée et dynamitée, l’arrestation de l’abbé Firot, insulté, brutalisé et n’échappant à la mort que par miracle, la fusée mystérieuse qui avait donné au milieu de la nuit le signal de toutes ces horreurs, était-ce de la philanthropie mutualiste ?

L’arrestation de l’abbé Firot surtout, émouvait. Pendant une demi-heure, trois quarts d’heure peut-être, ce digne prêtre, tout charité et amour, avait subi les outrages de forcenés, hurlant à ses pieuses oreilles : « La Vierge à la voirie ! » On l’avait battu, accablé de soufflets et de crachats : c’était tout juste si on ne l’avait pas couronné d’épines. Et lui, après cette douloureuse passion, à l’exemple du divin Maître, pardonnait à ses bourreaux ! Chez le juge d’instruction, tout en reconnaissant par respect de la vérité, les sévices odieux qui lui avaient été infligés, il s’était refusé à en nommer les auteurs. Lorsque le magistrat, las d’insister, lui avait dit : « Monsieur l’abbé, cette générosité envers les ennemis de la société est dangereuse ; d’ailleurs, elle est inutile : nous savons bien que votre agresseur, c’est Détras, qui vous poursuivait de sa haine », le vicaire avait levé au ciel un regard angélique, en répondant d’un ton de mansuétude ineffable : « Si vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ? »

La plupart des mineurs comme Ronnot, Vilaud, Bochard, Pétron, furent acquittés, d’autres condamnés au hasard à quelques mois de prison.

Albert Détras et Janteau entendirent avec stupeur les magistrats prononcer contre eux la peine de sept ans de travaux forcés !

Sept ans de travaux forcés, alors que le premier n’avait en réalité à sa charge qu’un port d’arme prohibée et le second la mutilation de quelques croix !

Mais la haine cléricale avait transformé Détras en chef d’un vaste complot. Des témoins inattendus, sous-ordres de Michet, affirmaient que c’était lui qui avait distribué les armes et les manifestes révolutionnaires, que c’était lui qui avait saccagé, puis dynamité la chapelle du bois de Varne, arrêté l’abbé Firot.

Et celui-ci, toujours ineffable, s’était une fois de plus, refusé à formuler un témoignage précis, laissant ainsi accabler l’accusé qu’un seul mot de vérité eût sauvé !

Ce mot-là, le prêtre se gardait bien de le dire. Il se vengeait ainsi et de l’incroyant qu’il n’avait pu convertir et de la femme qui lui avait résisté.

Jamais la tartuferie chrétienne n’avait été plus doucereusement féroce. « Quel bon prêtre ! » murmuraient dans une demi-pâmoison hystérique la comtesse de Fargeuil, Mme  Hachenin et les autres pieuses dames couvant le jeune et blond vicaire de longs regards énamourés, tandis qu’un inexprimable sentiment d’indignation et d’horreur rendait muet Détras. Était-il possible que ce ne fût point un rêve ? Il fit un effort pour se lever, crier son exaspération, et il retomba le poing crispé sans avoir pu prononcer un mot.

— Votre déposition est bien inutile, monsieur l’abbé, dit onctueusement le président, l’attitude de l’accusé parle suffisamment : il avoue.

Dans l’explosion de murmures qui suivit ces paroles, on entendit dans l’assistance ce cri de désespérée poussé par une voix de femme :

— C’est faux !

C’était Geneviève, défaillante en entendant accabler Albert. L’instant d’après, elle tombait à bout de forces, inanimée ; Panuel, qui ne la quittait pas, n’eut que le temps de la soulever dans ses bras et de l’emporter comme un enfant. Elle ne reprit connaissance que pour apprendre que la justice venait de faire de son mari un mort-vivant : un forçat, et d’elle une veuve.

Quant à Janteau, il demeurait littéralement écrasé.

De son côté Galfe ayant, à l’instigation du mouchard Bernin qu’il prenait pour un compagnon, tenté de faire sauter la maison d’un maître-porion, suivait bientôt Détras et Janteau devant la cour d’assises et s’y entendait condamner aux travaux forcés à perpétuité.

Les travaux forcés à perpétuité alors que le mineur n’avait tué personne ! Quoi c’était là, rendue au nom du peuple souverain, la justice de la République ? Était-ce donc vrai ce que disaient les révolutionnaires que, sous ce gouvernement comme sous les précédents, toutes les forces de l’État concouraient à la défense du capital, qu’il n’y avait rien de changé ?

Et des cris de : « Vive la sociale ! » accueillirent ce jugement inique.

Céleste demeurait pétrifiée. Du regard elle et Galfe s’attachaient désespérément l’un à l’autre ; c’était plus que la vie que la société impitoyable leur prenait. Ah ! certes, quels que fussent son courage et sa conviction le condamné ne cherchait guère, en ce moment, à poser pour l’histoire.

Lorsque les gendarmes l’emmenèrent, Céleste poussa un grand cri et fondit en larmes. Des personnes compatissantes, l’entouraient, s’efforçaient de la consoler, mais était-il de consolation possible ?

Ce fut en vain que Galfe sollicita par lui-même et par son avocat la faveur de revoir une dernière fois celle qui avait, pendant un moment trop fugitif, ensoleillé sa vie de jeune esclave. Cette consolation, à la veille de partir pour le bagne, lui fut impitoyablement refusée. Et de quel droit la demandait-il ? Céleste lui était-elle quoi que ce fût aux yeux de la loi ? Était-elle autre chose que sa concubine ?

La jeune fille revint à Mersey, la tête perdue, incapable de penser ; devant elle tout n’était plus que brouillard et ténèbres. La destinée marâtre qui, dès l’enfance, l’avait vouée à l’infortune, lui faisait payer chèrement à elle aussi une minute de bonheur. Quelles nouvelles misères, quelles nouvelles catastrophes l’attendaient encore ?

Céleste était à peine de retour dans la cabane qui lui rappelait de si doux souvenirs qu’elle dut s’enfuir pour éviter les outrages des mouchards.

Le même jour, dans la cathédrale de Tondou, se célébrait en grande pompe le mariage du baron des Gourdes et de Mlle  Julia Chamot.

Toutes les notabilités départementales assistaient à cette cérémonie, rehaussée par la présence de Sa Grandeur qui donna la bénédiction aux jeunes époux. Ceux-ci environnés d’une atmosphère d’encens, de fleurs et de musique, couvés par tous les regards d’admiration ou d’envie, s’avancèrent à l’autel comme dans une apothéose.

Et c’était une apothéose, en effet, l’apothéose du capital omnipotent, qui a remplacé les rois et les dieux, du capital qui trône, domine, écrase et que nulle révolte n’a jusqu’ici pu renverser. Ce n’était pas seulement sa nièce que Chamot donnait à des Gourdes : c’était sa souveraineté industrielle, ses actions représentatives de millions sués par le travail de misérables. Une fois de plus s’accomplissait, fêtée, glorifiée, l’union de l’aristocratie et du coffre-fort.

Le troupeau des esclaves, rentré sous la terre, y peinait, dompté pour longtemps, sans révolte, sans espoir ; les raisonneurs étaient surveillés ou chassés, les énergiques au bagne : l’ordre régnait !






DEUXIÈME PARTIE

LA PUISSANCE DE L’OR


I

LES MINEURS SE RECUEILLENT


Dans son cabinet de travail, le docteur Paryn, assis devant sa table, surchargée de papiers, était pensif.

Depuis nombre d’années, il vivait à Climy, en pleine contrée agricole, au milieu des paysans qui l’aimaient, parce qu’il voyait en eux des hommes et non des clients possibles. Des clients, il n’eût eu qu’à s’installer à Chôlon ou à Môcon, pour en avoir plus qu’aucun de ses confrères, car il joignait à une compétence médicale reconnue, ces éléments de réussite, plus puissants encore, les relations et la fortune.

Mais sans dédaigner l’exercice de sa profession, il se sentait invinciblement attiré vers la politique. Républicain intransigeant, socialiste de tendances, encore qu’il demeurât en dehors de toute école, il se disait que la République n’existait en France que de nom et de cette fiction il eût voulu faire une réalité. Dans son département, pourtant l’un des plus avancés, il voyait combien il y avait à faire : partout l’administration était aux mains des réactionnaires, le clergé continuait à donner le mot d’ordre, la magistrature se montrait foncièrement conservatrice, les préfets et sous-préfets se succédaient et se ressemblaient, n’ayant qu’une pensée : plaire à la fois au ministère et aux gros bonnets locaux. Dans les discours officiels, c’étaient toujours les mêmes clichés qui revenaient : « progrès pacifique, sage liberté, prospérité des affaires, grandeur nationale. » Et sous tous ces mots pompeux, aucun sentiment généreux, aucune idée forte, mais le vide le plus absolu !

En vain, les populations travailleuses de Seine-et-Loir avaient-elles, à maintes reprises, manifesté leurs aspirations vers un régime social meilleur, vers une République qui fût véritablement la chose de tous ; la domination du capital s’exerçait toujours aussi oppressive. Avec des formes et des mots différents, c’était encore la féodalité : au Brisot, continuait de régner la dynastie Schickler ; à Mersey, le baron des Gourdes, héritier et successeur de Chamot, roi des mines de Pranzy.

Et, à côté de ces autocrates de la grande industrie, enrichis par tout un peuple de serfs, c’étaient des femmes ambitieuses et sans cœur qui dictaient leur volonté : la baronne des Gourdes, à Mersey ; Mme  Hachenin, dans toute la région ; et le clergé, qui, lui aussi, est femme par la robe et par la souplesse subtile.

Depuis le procès de Chôlon, des années avaient passé…

L’éclair de révolte avait alors transfiguré les mineurs d’esclaves en combattants. Le calme, depuis cette époque mouvementée et tragique, n’avait cessé de régner à Mersey : dans les profondeurs de la terre, l’armée noire travaillait silencieusement pour ses maîtres.

Était-ce la mort ou l’abdication qui, souvent, est pire que la mort ?

L’abdication ou la mort, un observateur superficiel eût pu le penser. Les mineurs ne tenaient plus, la nuit, de réunions secrètes dans les bois ; ils ne se laissaient plus éblouir d’images chaudement colorées ou bercer de phrases chantantes ; ils ne couvraient plus de leurs applaudissements des orateurs métaphoriques comme Baladier.

Ils réfléchissaient et s’essayaient, du moins un bon nombre, à penser par eux-mêmes.

La révolte vaincue de 1882 n’avait pas été inutile, certes non ; de semblables mouvements ne le sont jamais, quelle que soit leur issue. Elle avait appelé leur attention sur des idées, les avait forcés de réfléchir, de chercher eux-mêmes des solutions, au lieu de s’en remettre au hasard ou à des sauveteurs providentiels.

Et ils commençaient à comprendre cette grande parole que l’émancipation des prolétaires sera l’œuvre des prolétaires eux-mêmes. La chambre syndicale des mineurs de Mersey, demeurée debout parce qu’elle se tenait sur le terrain de la plus stricte légalité, maintenait, si modérée que dût être son attitude, un lien de solidarité familiale entre les travailleurs.

« Ils se recueillent, pensait le docteur. Le feu couve sous la cendre. »

Cette germination d’idées parmi les mineurs l’intéressait au plus haut point. Que serait le réveil de cette classe de producteurs sans laquelle l’industrie moderne serait frappée de mort ? Sans doute le jour viendrait où les mineurs, reconnaissant leur puissance, s’uniraient par delà les frontières, en France, en Angleterre, en Belgique, pour former une immense fédération, plus forte par son entente que tous les millions du Capital et alors les serfs de la veille deviendraient les maîtres.

Le docteur Paryn se leva, alla à sa fenêtre et l’ouvrit. Le soleil illuminait de ses feux le cours de la Gorne et les contreforts des Cévennes ; entre la rivière et les montagnes s’étendait, immense, un espace verdoyant de bois et de coteaux où les maisons de villages épars piquaient çà et là une note blanche.

Longuement, il contempla cette paix de la campagne contrastant avec les agitations des hommes. Dans la sérénité de la nature, sous le ciel clair, où montait, doucement grisante, l’exhalation des plantes et des fleurs champêtres, il se retrempait, puisait des forces pour la lutte, cette lutte politique vers laquelle il se sentait invinciblement attiré.

Déjà il était devenu populaire dans le département de Seine-et-Loir. Les mineurs de Mersey n’avaient pas oublié son activité courageuse, puis ses tentatives réitérées pour obtenir la grâce des mineurs forçats.

Le jour où, désireux de vivre en dehors du souci des affaires, dans une retraite tranquille et dorée, Chamot avait remis au baron des Gourdes le gouvernement de son royaume industriel, il avait dit à son successeur :

— Les mineurs de Mersey sont matés pour de longues années, je l’espère, mais prenez garde à ce docteur de Climy qui vient se mêler de nos affaires. Je sens en lui un adversaire dangereux.

— Ne craignez point, avait répondu des Gourdes, nous l’écraserons.

Et si la baronne n’avait rien ajouté aux paroles de son mari, son regard aigu comme une pointe d’acier en disait long sur ses pensées.

C’est que le mariage lui avait donné le rôle directeur qu’elle ambitionnait depuis longtemps. Finie la jeune fille effacée et muette ! C’était maintenant une femme dominatrice, toute volonté et ambition, qui régnait à Mersey, elle et des Gourdes ne faisant qu’un en deux personnes.

Sans être de nature cruelle ni même méchante par plaisir, elle eût, pour arriver à son but, marché sur n’importe qui, indifférente à tout ce qui n’était pas la réalisation de son idée.

Avec une activité d’esprit remarquable, elle aidait et conseillait son mari, enchanté d’avoir rencontré pareille collaboratrice. Elle eût voulu le voir député, vivant à Paris, où elle tiendrait salon, tandis que Troubon, l’administrateur comptable, homme de toute confiance, se fût entièrement occupé des mines. Par son conseil, des Gourdes avait appelé de Paris un révolutionnaire repenti, un nommé Moschin, pour en faire le chef de sa police, Michet devenant simplement son sous-ordre. D’intuition ou de raisonnement, la baronne comprenait qu’il n’est tel que les renégats pour connaître et frapper impitoyablement leurs anciens coreligionnaires.

Telle était la femme qui avait voué au docteur Paryn une haine froide ou même quelque chose de plus terrible que la haine : la résolution sereine de le broyer, sans colère comme sans hésitation, puisqu’il s’annonçait comme un obstacle entre elle et ses ambitions.

Paryn ne l’ignorait pas. De Mersey même lui parvenaient des avis anonymes l’avertissant et bien que, par nature, il attachât peu de créance aux lettres non signées, il ne pouvait méconnaître l’origine de celles-ci. Elles émanaient de mineurs tremblant que leurs noms fussent connus et qui, cependant, tenaient à mettre sur ses gardes celui qui s’était montré leur défenseur.

Tout cela faisait, en fin de compte, réfléchir le docteur. Non qu’il eût jamais douté de l’animosité de la famille des Gourdes ; toutefois cette animosité s’était jusqu’alors manifestée d’une façon vague, n’indiquant aucun plan d’attaque ; maintenant, il en était différemment. Le baron avait annoncé son intention d’en finir avec Paryn avant de « se présenter » sans doute à la députation ; sa femme avait montré l’arme : la Gazette de Seine-et-Loir.

Paryn connaissait ce journal défenseur de l’exploitation capitaliste et de la réaction politique, sous la formule « républicain conservateur ». Deux ou trois fois, déjà, il avait été pris à partie dans cette feuille avec une mauvaise foi absolue.

— Ah ! Mme  la baronne veut me faire dévorer par la Gazette de Seine-et-Loir ! murmura-t-il avec un sourire dédaigneux. Eh bien, moi aussi, j’aurai un journal et je puis lui garantir que la lutte sera chaude.


II

LE DOCTEUR PARYN


Le docteur était dans ces pensées de combat lorsque, son regard s’abaissant, il aperçut une demi-douzaine de paysans qui se dirigeaient vers sa demeure.

— Que diable me veulent-ils ? se demanda-t-il intrigué.

En ce moment, celui qui marchait le premier, l’air sérieux comme s’il eût préparé un discours, leva la tête. En apercevant le docteur à sa fenêtre, il s’arrêta court et salua ; les autres l’imitèrent.

— Eh bien, père Poulet, demanda familièrement le docteur, est-ce à moi que vous en avez tous les six ?

— À vous-même, citoyen, répondit gravement le forgeron.

Paryn sourit. Poulet, radical convaincu, l’appelait « monsieur le docteur » en temps calme et « citoyen » aux moments d’effervescence. Cette seconde appellation confirmait son doute.

— Monsieur le docteur, fit le cordonnier Petit, c’est pour une communication de la plus haute importance.

— Eh bien, entrez. Nous causerons mieux que par la fenêtre.

La bande pénétra dans la maison, au grand étonnement de la bonne qui ouvrit et les introduisit dans le salon.

Paryn les y attendait.

— Eh bien, mes amis, qu’y a-t-il ? leur demanda-t-il en souriant et en leur serrant cordialement la main.

— Monsieur le docteur… commença le cordonnier.

— Citoyen…, fit en même temps le forgeron.

— Parlez, mais pas tous à la fois.

Sur ces mots, Paryn s’assit dans un fauteuil après avoir indiqué des sièges à ses visiteurs et se prépara à entendre la communication.

— Voilà, dit le rémouleur Bussy qui n’avait pas encore ouvert la bouche, les élections municipales s’approchent.

— Après ? fit le docteur, qui sentit quelque peu le sang affluer à ses tempes.

— Nous venons vous demander d’être notre candidat.

— Candidat !

Le docteur Paryn demeura un instant pensif. Non que cette idée d’être candidat lui causât une répugnance insurmontable ou un étonnement profond. Au contraire, porté comme il l’était vers les luttes politiques, il avait déjà entrevu cette éventualité, mais du rêve à la réalisation il y a loin.

Élu, certes, il pouvait l’être. Nul dans Climy n’était aussi populaire que lui. Et il se disait que la force de la vraie République, la république sociale, émancipatrice du peuple travailleur, devait résider dans la commune, cellule de la nation. Quand les administrations municipales seraient partout aux mains des hommes de progrès, la démocratie n’aurait plus rien à craindre des intrigues de la réaction ; les charges pesant sur les miséreux seraient allégées ; les organisations ouvrières s’alimenteraient de nouvelles forces, aujourd’hui pour restreindre, demain pour éliminer la tyrannie du capital.

Oui, mais pour être élu, quel fleuve de boue fallait-il traverser ! Le suffrage universel, salué jadis comme l’arme pacifique et puissante d’émancipation, qu’était-il devenu sous le règne de l’argent ? Par quels procédés de corruption et de mensonge ne le déshonorait-on pas chaque jour ? Il se représentait l’âpreté des concurrents, se ruant non à la bataille pour une idée, mais à la curée pour des émoluments et des honneurs, les pièges perfides, les accusations calomnieuses, les manœuvres de la dernière heure, toute cette artillerie de l’ennemi qui le guettait pour l’accabler, lui dont la vie avait été irréprochable. Respecté jusqu’alors, sauf des feuilles réactionnaires à la dévotion de des Gourdes, il serait, à peine devenu candidat, insulté, calomnié, traîné aux gémonies : c’était ça la politique !

Pourtant, il n’était pas un contemplatif : son tempérament tout d’activité l’éloignait de ce qu’il appelait « les théories à grande distance ». Puisqu’il se refusait à en appeler à la force, il ne restait que le suffrage universel. Ne convenait-il pas de l’employer tel qu’il était, sans attendre qu’il se fût épuré, ce qui n’arriverait peut-être pas de sitôt ?

— Eh bien, citoyen ? demanda Poulet.

Lui et ses compagnons avaient respecté la méditation du docteur. Maintenant, ils s’apprêtaient à faire valoir leurs arguments.

— Il n’y a pas ici un homme comme vous pour tenir tête aux réacs, affirma Petit.

Paryn sourit. Cette déclaration, qu’il savait exempte d’idée de flatterie, lui faisait plaisir. C’était une reconnaissance enthousiaste, mais sincère des efforts énergiques que, pendant des années, il avait déployés.

— Oui, reprit le forgeron, c’est la pure vérité. Pour tout dire, j’aurais préféré, citoyen, que vous soyez un ouvrier comme nous.

— Tiens ! et pourquoi ?

— Parce que les ouvriers sont la classe abaissée. Malheureusement, l’instruction leur manque ; de sorte que nous devons nous adresser aux bourgeois qui, le plus souvent, se fichent de nous.

— Oui, appuya avec force Bussy, ce n’est pas tous les jours qu’il nous arrive d’en rencontrer de bons comme vous : aussi nous ne vous lâcherons pas.

— Mais, protesta Paryn, qu’appelez-vous bourgeois ? Je suis, ce me semble, un travailleur comme vous, exerçant ma profession sans exploiter personne. Combien s’intitulent ouvriers et n’en pourraient dire autant !

Il s’efforça d’expliquer à ces braves gens qu’il ne faut pas juger des hommes sur la mise. Arborer une blouse, même à la Chambre des députés, ne voulait rien dire ; l’ennemi est l’oisif qui s’enrichit du labeur d’autrui et non l’individu portant chapeau haut de forme.

— Certainement, il y a du vrai dans ce que vous dites, fit Poulet. Nous le sentons bien ; la preuve c’est que nous venons vous chercher.

— C’est entendu ? Vous acceptez, n’est-ce pas ? ajouta Petit sous une forme interrogative, mais qui était en même temps une affirmation.

— Eh bien oui, répondit le docteur.

Son parti était pris. La démarche des électeurs de Climy répondait trop bien aux aspirations qui l’entraînaient vers les mêlées politiques pour qu’il hésitât plus longtemps. Ce qui jusqu’alors avait répugné à son caractère, c’étaient les démarches habituelles aux candidats, les manœuvres nécessaires pour se créer un parti ; mais puisque ce parti existait, puisque les électeurs venaient eux-mêmes le trouver, il ne reculerait pas : il se lancerait et de toute sa vigueur dans la lutte à coups de bulletins.

Les visiteurs de Paryn se retirèrent enchantés, comme s’ils eussent déjà terrassé la réaction, Poulet sifflant la Marseillaise, ce qui était chez lui l’indice de la satisfaction la plus intense.


III

LES AMBITIONS DE M. DES GOURDES


Le baron des Gourdes, à l’époque où nous arrivons, n’était plus ce jeune aristocrate soucieux de son avenir et se demandant ce qu’il deviendrait s’il n’arrivait pas à vendre en mariage sa personne et surtout son blason par la grâce des bons pères jésuites.

Maintenant, il était riche !

Contrairement à nombre de gentillâtres, paresseux et ignares, des Gourdes avait l’intelligence des affaires. Sa direction avait donné à l’exploitation des mines de Pranzy un redoublement d’activité. De nouveaux débouchés s’étaient ouverts.

Des Gourdes remuait les millions. Après Schickler, il était le grand personnage du département : les préfets le courtisaient et le craignaient, trop heureux s’il eût daigné accepter leurs avances, car eux ne représentaient que le gouvernement qui passe, tandis que lui représentait la richesse qui reste.

Mais le baron n’avait garde de déroger en condescendant à frayer avec les fonctionnaires de la République. Il se bornait à maintenir avec eux des relations froidement courtoises, et c’était tout. Jamais lui ni la baronne n’honorèrent de leur présence une réception ou une soirée officielle au cours de leurs fréquents séjours au chef-lieu.

Des Gourdes entendait être, un jour, aux élections législatives, le porte-drapeau de la réaction monarchiste et cléricale. Il demeurait donc dans la logique de son rôle en évitant tout rapprochement qui eût pu être considéré comme une adhésion au régime politique qu’il voulait combattre.

Toutefois avec les autorités ecclésiastiques et militaires, il se maintenait au mieux. L’évêque de Tondou et tout le clergé du département considéraient des Gourdes comme le champion naturel de l’Église dans la contrée.

Le moment venu, ce clergé donnerait comme un seul homme en faveur de des Gourdes et, par les femmes, ferait marcher les électeurs.

Quant aux autorités militaires, imbues d’esprit ultra-réactionnaire, elles eussent été ravies que des agitations semblables à celles de l’année 1882 leur donnassent l’occasion de mater une fois encore les mécontents. Quoi de plus glorieux que de tuer, sinon de mourir, pour le capital ?

Et puis, des Gourdes était un ancien officier, élève des bons Pères comme la plupart des jeunes gens sortis de Saint-Cyr, pour commander par droit de naissance et d’éducation aux fils d’ouvriers et de paysans.

Aussi les colonels, commandants et capitaines étaient-ils fréquemment invités par lui tant à Chôlon qu’à Mersey. Dans le salon de la baronne se poursuivait discrètement un travail d’embauchage auprès de ceux de ces officiers qui n’étaient pas, d’ores et déjà, acquis à l’idée d’un futur mouvement contre la République. Mais le nombre en était minime ; la plupart ne dissimulaient même pas leurs sympathies ouvertes pour la Royauté ou l’Empire. Royauté ou Empire ? De cette divergence, des Gourdes s’inquiétait peu : l’essentiel pour lui était l’étranglement de « la gueuse » ; il savait bien que, sous la Monarchie ou l’Empire, les véritables maîtres du pouvoir, maîtres occultes, seraient ses amis, les jésuites.

Des Gourdes ne croyait pas que cette transformation de régime pût s’accomplir pacifiquement par la seule voie parlementaire. Certes, s’il arrivait une majorité monarchiste à la Chambre, ce serait tant mieux : cette majorité pourrait préparer le terrain. Mais même alors un coup de force serait indispensable, et pour que ce coup de force réussît, il fallait que les hauts grades de l’armée et toutes les administrations publiques fussent remplis de créatures des jésuites.

Des Gourdes savait que de grands événements se préparaient. Pour qu’il pût, le jour où ils éclateraient, jouer un premier rôle, il fallait qu’il eût préalablement pris pied dans la mêlée politique, se fût fait un nom en dehors du monde industriel où il trônait par sa fortune.

Il fallait, en un mot, qu’il se présentât aux élections législatives.

Le baron s’était légèrement empâté, bien que son activité d’esprit demeurât la même ; l’œil restait vif et la moustache en croc, toujours noire, d’ancien officier de cavalerie surmontait une bouche volontaire et avide, la bouche d’un dévoreur, prêt à broyer indistinctement des hommes ou des millions.

Assise en face de lui, ce soir-là, et d’une pâleur un peu mate que faisait ressortir son élégante matinée bleu tendre au col et aux manches de dentelles, la baronne apparaissait à peine changée de figure depuis qu’elle avait cessé d’être Mme  Julia Chamot. Seulement un peu plus forte et l’allure plus résolue. Impérieuse même. Jamais elle n’avait été jolie et, compensation, il ne semblait pas qu’elle fût destinée à devenir, un jour, laide. La passion qui brûle le sang et ploie les muscles ne fatiguerait jamais ce corps de femme. Ou plutôt toute sa passion se concentrait dans sa tête : passion froide d’ambitieuse.

— Encore trois ans avant d’arriver aux élections législatives ! murmura des Gourdes.

— Juste le temps qu’il vous faut pour préparer le terrain, répondit sa femme.

Les deux époux se regardèrent.

— Oh ! ajouta le baron, le terrain est en grande partie préparé.

— Croyez-vous ?

— Certes. Et même j’estime qu’il serait maladroit de tout régler à si longue distance du scrutin. Car alors l’ennemi aurait le temps de connaître notre plan et de le déjouer.

Mme  des Gourdes eut un mouvement d’épaules.

— Oh ! notre plan, est-il personne qui puisse l’ignorer ? Vous devez logiquement être député : votre titre, votre richesse et votre influence vous y donnent droit. Quant à ce que vous ferez, une fois député, c’est « notre » affaire.

Dans ce « notre », il y avait tout un monde. La baronne, certainement non féministe en théorie, l’était dans la pratique, du moins en ce qui la concernait, se considérant comme l’égale de son mari, sans que celui-ci songeât à lui contester cette égalité. Et c’était sa part de pouvoir qu’elle revendiquait.

— Dans six mois, reprit le baron, ont lieu les élections pour le conseil général.

— Il y a longtemps, je vous l’ai dit, que vous auriez dû vous y présenter, fit l’impérieuse femme.

— Bah ! rien ne pressait. Que m’importait le mandat, alors que j’avais l’influence ?

— Il faut que vous ayez le mandat et l’influence.

Des Gourdes eut une moue quelque peu dédaigneuse.

— Un mandat régional ! murmura-t-il entre ses dents.

— Qu’importe ! ce n’est pas déchoir. Est-ce que Schickler n’est pas maire du Brisot et conseiller général ?

— Je ne dis pas. Mais réellement l’exploitation des mines de Pranzy m’occupe assez et me touche un peu plus que les intérêts du canton.

— Oh ! les intérêts du canton !… fit la baronne avec un petit rire aigu auquel des Gourdes se joignit. Raoul, nous parlons sérieusement. Il faut que vous soyez conseiller général, parce que ce mandat régional, comme vous dites, ce mandat que vous dédaignez, est le premier jalon sur la route de la députation et augmentera vos chances d’être élu.

— Je le crois aussi, mais trois ans de stage, dans ces fonctions fastidieuses me semblent suffisants. Dans six mois je me présenterai.

— À la bonne heure !

— Et si le suffrage universel daigne m’agréer…

La baronne eut un nouvel accès d’hilarité.

— Le suffrage universel, ricana-t-elle, quelle bonne plaisanterie ! Avec de l’argent et des journaux on le fait parler comme on veut.

— Pas toujours, mais souvent. Donc, je me présenterai, je serai élu et, après trois ans de stage dans ce purgatoire, je tâcherai d’entrer dans le paradis législatif.

— Qui pourrait vous en empêcher ? Quel concurrent assez riche ou assez populaire pour l’emporter sur vous ?

— Un concurrent dans cette circonscription, je ne dis pas, mais…

Et après avoir jeté ces mots, des Gourdes eut soudain une expression soucieuse, comme si lui fût apparue la figure de l’adversaire qu’il craignait.

La baronne lut dans la physionomie de son mari par cette sorte de magnétisme qui fait que deux personnes vivant ensemble se transmettent sans parler, la pensée l’un de l’autre.

— Paryn ! murmura-t-elle. Eh bien, écrasez-le : il s’est déjà révélé notre ennemi. Cela doit suffire. Ne perdez pas de temps et n’attendez pas qu’il soit devenu quelque chose.

Ainsi s’annonçait la lutte entre les deux hommes, lutte acharnée, bien que vivant dans des circonscriptions différentes, ils ne dussent pas être opposés l’un à l’autre comme concurrents. Mais bien plus que la rivalité personnelle, c’était celle des partis irréconciliablement ennemis, qu’ils incarnaient, dont ils étaient les champions, l’un avec son courage et sa popularité, l’autre avec la force que lui donnaient ses millions.

Quel serait le vainqueur ?


IV

LE DESTIN JUSTICIER


Quelques mois plus tard dans la rade de Nouméa.

Devant la petite ville néo-calédonienne dont les maisons blanches à un seul étage, couvertes en zinc, réverbéraient les rayons d’un soleil aveuglant, la frégate la Guerrière venait de jeter l’ancre.

Les passagers et les marins, rassemblés sur le pont et heureux de la fin de cette traversée, qui avait duré trois mois et demi, se montraient les uns aux autres la chaîne des montagnes dans le lointain, plus près les hauteurs rougeâtres et arides dominant Nouméa : Montravel, le sémaphore, le cap Horn, la presqu’île Ducos s’avançant en pointe au nord-ouest et, fermant la rade, à l’ouest, l’île Nou.

C’était vers ce royaume du bagne que se tournaient la plupart des regards. Curiosité bien explicable ; la Guerrière lui amenait un supplément de population s’élevant à deux cent soixante forçats, nombre d’employés d’administration et de gardes-chiourmes avec leurs familles.

Entassés dans les cages des batteries basses, les condamnés attendaient, anxieux, leur baluchon sur le dos, l’ordre de monter sur le pont pour être débarqués dans leur nouvelle patrie. Amaigris, rasés, blafards dans leurs vareuses de toile matriculées, coiffés de larges chapeaux de paille et chaussés de lourds godillots, ces êtres, qui avaient été des hommes et qui n’étaient plus que des numéros, apparaissaient comme un troupeau effrayant, troupeau sinistre où grouillaient les monstres, troupeau résigné que domptait la seule vue du surveillant.

Le plus souvent, les criminels sont des lâches. Tel qui a sans remords violé ou égorgé une enfant, étranglé une vieille femme, tremble devant le revolver du garde-chiourme.

La visite sanitaire était accomplie, déjà le débarquement commençait. Le capitaine du port et l’aide de camp du gouverneur étaient, avant même que la frégate jetât l’ancre, montés à bord porter au commandant les instructions du gouverneur : se débarrasser au plus tôt des forçats et des passagers et se tenir prêt à appareiller dans les quarante-huit heures.

Des troubles venaient d’éclater à Ambrym, dans l’archipel des Nouvelles-Hébrides, entre colons anglais et indigènes. Il importait qu’un navire de guerre français se montrât dans ces parages, l’archipel étant soumis à un condominium des deux nations européennes voisines et rivales en Océanie comme sur d’autres points du globe. Or, il ne restait de bâtiment de l’État en rade de Nouméa avant l’arrivée de la Guerrière qu’un aviso et deux canonnières. Aussi attendait-on impatiemment l’arrivée de la frégate.

Au milieu des coups de sifflet transmettant les ordres, les forçats montèrent sur le pont où ils furent tous aussitôt encadrés d’un corps de surveillants militaires et de Canaques de la police. Ceux-ci, vêtus sommairement d’un pantalon de toile, mais armés par contre de sagaies et de formidables casse-tête à bec d’oiseau, apparaissaient, avec leur teint cuivré et leur chevelure crépue rougie à la chaux ou traversée de plumes comme une légion d’êtres fantastiques. Agiles et musculeux, ils découvraient en riant de blanches et terribles dents d’anthropophages. Car ils riaient, heureux de voir les forçats, des blancs, frémir, humbles et désarmés, devant leurs matraques. C’était toute une revanche de race !

Par l’escalier abaissé de bâbord, les transportés descendirent un à un dans la chaloupe qui les attendait. Puis lorsqu’elle fut remplie, trois grands chalands qu’elle remorquait s’approchèrent et, successivement, prirent leur chargement de forçats.

Quand ce fut terminé, l’enseigne qui commandait la chaloupe fit entendre un strident coup de sifflet auquel répondit de chaque chaland un autre coup de sifflet. Et toute cette flottille, chargée de misérables, s’éloigna vers la terre maudite de l’île Nou.

Parmi les condamnés du premier chaland, il en était un qui contemplait ce rivage de plus en plus proche avec une expression visible d’amertume et de frayeur. On eût dit qu’il s’attendait à y voir apparaître quelque figure redoutée.

C’était Bernin, le mouchard, que de nombreux forfaits, ou, si l’on préfère, une sorte de justice immanente, envoyaient rejoindre enfin ses victimes.

L’ancien mouchard avait actuellement quarante-cinq ans, mais on n’eût pu lui donner d’âge. Les angoisses et la faim — car la ration du condamné, encore réduite par les vols, est juste suffisante pour l’empêcher de mourir — avaient creusé ses joues et ridé son visage. Ses yeux enfoncés dans les orbites brillaient d’un feu sombre, avec parfois quelque chose d’égaré et de terrifié. Le peu qui subsistait de son poil rasé aux lèvres et au menton, coupé court sur le crâne, était presque blanc.

— S’ils pouvaient ne pas me reconnaître ! pensait-il.

Ils, c’étaient les mineurs de Mersey, encore au bagne depuis dix ans.

À peine avait-il été lui-même condamné, des spectres avaient surgi devant sa vision effarée.

Détras, Janteau, forçats eux aussi ; Galfe condamné à finir ses jours au bagne, l’attendaient sans doute là-bas ; il allait les retrouver, être obligé de vivre avec eux, subissant leur mépris, leur colère, peut-être voué à leur vengeance.

La nuit, il se réveillait en sursaut portant la main à sa gorge, comme si une étreinte impitoyable l’eût menacé, ou croyant sentir le froid d’une lame pénétrer dans sa chair.

Il tremblait !

Ses compagnons savaient son histoire et le méprisaient. Si vicié que soit le moral des êtres classés comme « pires malfaiteurs », il est un individu dont ils ont profondément horreur ! c’est celui qui se fait pourvoyeur de geôle et d’échafaud : le mouchard !

Les moutons et les correcteurs finissent souvent de façon tragique.

Bernin était en butte à toutes les insultes de ses compagnons. On crachait dans sa gamelle ; à bord, on coupait, pendant la nuit, les cordes de son hamac. On ne l’appelait jamais par son nom, mais par toutes sortes de sobriquets outrageants, tels que « Flicard », « Bourrique » et « La Vache », les hommes ayant pris l’injuste habitude de déshonorer les animaux inoffensifs ou utiles en donnant leur appellation à des êtres ignominieux.

Il se sentait isolé au milieu de cette hostilité générale. Il eût voulu, reprenant son ancien métier, se faire auprès des gardes-chiourmes le mouchard de ses compagnons, dénoncer des forçats comme il avait dénoncé autrefois des mineurs. Mais il n’osait : il sentait qu’on avait l’œil sur lui.

Et maintenant cette torture allait s’aggraver : il vivrait continuellement — si c’était vivre — dans la crainte de rencontrer un des condamnés de Mersey. Ce jour-là sa peau ne vaudrait pas cher !

Telles étaient les pensées qui s’agitaient dans la tête de Bernin et le faisaient frissonner tandis que les chalands, remorqués par la chaloupe, s’approchaient du rivage de l’île Nou.

Un violent coup de poing dans les reins vint le tirer de sa lugubre méditation, en même temps qu’éclataient furieuses ces paroles :

— Numéro 4,203, qu’est-ce que vous avez à regarder comme cela ? N’ayez pas peur ! vous allez y être arrivé à l’île Nou et on vous y souquera dur ! Charogne !

C’était le surveillant de deuxième classe Carmellini qui s’exprimait ainsi. Non, d’ailleurs, qu’il eût un motif quelconque de réprimander Bernin, mais il estimait qu’il faut « faire sentir son autorité » si l’on veut gouverner les hommes en général et les forçats en particulier.

Aussi faisait-il sentir la sienne au petit bonheur, à propos de tout et de rien. Il s’en prenait généralement au forçat qui se trouvait le plus rapproché de lui. Dans l’occurrence, c’était Bernin.

Celui-ci baissa humblement la tête et fit un pas pour s’éloigner de l’irascible surveillant. Mais les condamnés étaient empilés dans le chaland comme des sardines dans une boîte et la tentative du no 4,203 lui attira un vigoureux coup de pied dans les jambes, qu’accompagna cet avertissement tardif, murmuré à voix basse par un compagnon grincheux :

— Bourrique ! Je te défends de me bousculer.

Ce fut dans ces conditions peu encourageantes que Bernin débarqua à l’île Nou.

C’est généralement sur la grande terre même, au camp de Montravel, que descendent les transportés à leur arrivée dans la colonie. Un premier classement a lieu, à la suite duquel les condamnés classés dangereux et ceux qui exerçaient des professions industrielles sont dirigés sur l’île Nou, tandis que les autres vont renforcer les camps de l’intérieur. Cette fois, le directeur de l’administration pénitentiaire avait décidé que le classement se ferait à l’île Nou même.

Bernin arrivait dans la colonie, transporté de 5e, c’est-à-dire de dernière classe, ayant déjà subi une condamnation. Cela lui valut d’être dirigé sur le pénitencier-dépôt où il demeura deux mois. Puis, élevé, grâce à son humilité et aux sentiments de dévotion qu’il feignait, à la 4e classe, il fut un beau jour envoyé au camp Est.

Jusqu’alors ses craintes ne s’étaient pas réalisées. Certes, les durs travaux de terrassement, exécutés sous un soleil flamboyant, l’insuffisance de nourriture, la brutalité des surveillants, lui faisaient une vie douloureuse. Combien lui paraissait dérisoire cette légende courant dans les prisons que pour les forçats la « Nouvelle » est un pays de cocagne !

Mais, du moins, il n’avait encore rencontré aucun de ceux qu’il craignait de revoir. Jamais même, depuis son arrivée à l’île Nou, il n’avait entendu prononcer le nom de l’un d’eux.

Et il arrivait à espérer qu’ils étaient morts, Galfe surtout. Ce dernier était tout jeune lorsque le bagne l’avait pris. Peut-être les souffrances morales plus encore que les souffrances matérielles l’avaient-elles emporté. Plus encore que pour les vieux bronzés par les luttes de la vie, le bagne est terrible pour les malheureux qui y échouent à vingt ans avec une passion au cœur : passion de femme ou passion d’idée. Et Galfe était possédé par les deux, puisqu’il aimait la Révolte et Céleste.

Peu à peu, Bernin en arrivait à caresser le rêve de la plupart des forçats : s’élever jusqu’à la 3e classe, à partir de laquelle se recrutent les garçons de famille (domestiques) et demeurer dans cet emploi jusqu’au moment où il obtiendrait la faveur d’être mis en concession dans la vallée de Bourail ou celle du Diahot. Ce serait alors la presque liberté et peut-être finirait-il par vivre, cultivateur, plus heureux que bien des paysans ou des ouvriers de France.

Cet espoir le soutenait et lui faisait prendre en patience les brutales promiscuités, les priapées immondes auxquelles, la nuit, dans les cases, se livraient les forçats, les injures et les bourrades des surveillants. Pour arriver à la réalisation de son rêve, il n’était de bassesses qu’il ne fût prêt à commettre, de services qu’il n’eût rendus. Sur un signe du garde-chiourme, il se sentait prêt à dénoncer tout le bagne.

Tant d’humilité eut sa récompense et, un beau jour, le chef de camp lui dit :

— Numéro 4,203, demain vous partirez pour la Grande Terre.

La Grande Terre, c’était l’inconnu et peut-être l’Eldorado ! c’était Nouméa, Bourail, le Diahot, les concessions agricoles, les mines ! C’était, lui semblait-il, autre chose que la vie accablante et monotone de l’île Nou. Ses espérances allaient-elles commencer à se réaliser ?

Le lendemain, une chaloupe à vapeur débarquait à Nouméa un détachement de dix-huit condamnés, dont Bernin.

Celui-ci dévorait du regard la ville tout entière avec ses habitations blanches ombragées çà et là de flamboyants, sa place des Cocotiers, où se promenaient, indolentes, guettées par des soldats, des popinées revêtues de pagnes multicolores, tandis que dans les rues grillées du soleil flânaient des Canaques chantant en chœur une de leurs douces et traînantes mélopées.

Si médiocre que fût cette ville de deux mille habitants, elle lui paraissait un Éden à lui qui venait de l’île Nou. Il y avait là des femmes qui se vendaient, des établissements où l’on mangeait à sa faim, où l’on buvait à sa soif, des magasins où le libéré pouvait troquer l’ignoble livrée du bagne contre des vêtements civils ! Il avait entendu citer des noms d’anciens forçats devenus au chef-lieu commerçants et propriétaires. Qui sait si la destinée ne s’adoucirait pas pour lui !

— Voulez-vous allonger le pas, tas de rossards !…

C’était la voix du garde-chiourme qui le rappelait à la réalité.

Le détachement ne fit que traverser Nouméa sans s’arrêter et s’engagea sur la route qui, côtoyant à droite Montravel, à gauche un marais, limite de la presqu’île Ducos, mène à la Dumbéa.

Les forçats, leur baluchon sur le dos, allongeaient le pas, le surveillant Schneider marchant à l’arrière-garde et, tout en fumant tranquillement sa cigarette, ne les quittant pas de l’œil, prêt par habitude à tirer son revolver en cas de besoin.

Bernin ne pouvait s’empêcher de méditer à ce que présentait de singulier ce troupeau de dix-neuf individus maîtrisés et conduits par un seul. Certes, rien n’eût été plus facile aux condamnés que de se ruer contre leur surveillant sur cette route déserte et le tuer. Mais après, qu’eussent-ils fait ?

De chaque côté de la route, se succédaient invariablement des niaoulis, gros arbres au feuillage vert sombre et au tronc formé d’une couche de peaux d’un blanc argenté. Devant le détachement s’étageaient les hautes montagnes dont l’une, le Mont-Dore, brillait au soleil comme un bloc de vermeil.

Et, ayant dépassé le pont des Français, la rivière d’Yahouée, d’où part la conduite d’eau de Nouméa, puis quelques habitations éparses de colons, entourées de bananiers et d’orangers, les condamnés s’arrêtèrent soudain à l’ordre de : « Halte ! »

Devant eux s’étendaient deux cases, l’une grande et longue, l’autre petite et carrée. Autour de cette dernière, un jardin. Sur la route piochaient une vingtaine de forçats.

Le détachement était arrivé à destination. La plus grande de ces cases était celle des transportés, la plus petite celle des surveillants, au nombre de deux.

Un coup de sifflet ordonna la cessation du travail, et, comme les deux troupes de condamnés se rapprochaient pour fraterniser, Bernin reçut soudain un choc dans tout son être. Dans un forçat jeune et maigre, dont le regard à la fois stupéfié et fulgurant le traversait comme un poignard, il venait de reconnaître Galfe !


V

À LA NOUVELLE !


Détras et Janteau étaient partis par le même convoi pour la Nouvelle-Calédonie. Au milieu de leur infortune, plus cruelle encore pour Détras, qui laissait sa malheureuse femme à la veille d’accoucher, ç’avait été pour eux une consolation d’être ensemble.

Règle générale, le forçat de droit commun voit d’abord avec hostilité le forçat politique, condamné non pour avoir étranglé des vieilles femmes ou violé des petites filles, mais pour avoir épousé une idée. La brute qui ne pense pas et n’a eu qu’un but : jouir en écrasant les autres, ressent comme un reproche vivant la promiscuité de l’être généreux et fier qui, vaincu mais non dompté, ne se prosternera pas, servile, devant le garde-chiourme.

Mais peu à peu l’esprit a sa revanche, il exerce une influence, une pénétration, et les brutes malfaisantes elles-mêmes en viennent à ressentir un certain respect pour celui-là dont elles jalousaient et haïssaient la supériorité intellectuelle.

Il en avait été ainsi pour Détras et Janteau, pour le premier surtout. Janteau, dont les ardeurs enthousiastes avaient été un feu de paille, se laissait aller depuis sa condamnation à des accès de désespoir auxquels succédaient des périodes de profond accablement.

— Courage ! lui disait Détras. Tu es jeune, tu sortiras du bagne. Tu n’as pas laissé comme moi une femme et un enfant.

Il s’efforçait ainsi de le consoler, cachant en même temps le désespoir qui lui broyait l’âme. Ah ! oui, le bagne c’est simplement terrible quand on est seul, mais de quelle épithète le peindre lorsque le condamné laisse derrière lui une femme et un enfant ?

Geneviève et le petit être qu’elle portait en elle, qu’allaient-ils devenir ? Certes Panuel, cet ami dévoué, ne les abandonnerait pas, mais le brave menuisier n’était plus jeune et gagnait sa vie à peu près au jour le jour. Cet appui, le seul sur lequel il comptât, pouvait venir à manquer.

Et pourtant il se redressait sous les coups du sort qui l’accablait. Il se rappelait son père, transporté par l’Empire à la Guyane, sous un ciel plus inclément que celui de la Nouvelle-Calédonie et laissant, lui aussi, derrière lui, une femme et un enfant. Cette épreuve avait duré douze ans, au bout desquels Pierre Détras était revenu.

Comme son père, il tiendrait bon, coûte que coûte ; il se sentait assez de vigueur et de courage pour se raidir dans l’horreur de sa situation.

Et son énergie se communiquait à Janteau, le relevant parfois de son affaissement. Les autres condamnés, après avoir manifesté une sourde hostilité à l’égard des deux hommes, les laissaient maintenant tranquilles et disaient : « Ils ne sont pas des nôtres. »

Détras et Janteau, dès leur arrivée dans la colonie, furent dirigés sur le pénitencier-dépôt, où ils demeurèrent cinq mois, puis sur Bouraké, au nord-ouest du chef-lieu. C’est un point du littoral désagréable, à cause des marécages et de l’abondance des moustiques, ceux-là engendrant ceux-ci. Les deux compagnons furent employés à des travaux de dessèchement sous la direction du surveillant Carmellini. Celui-ci, une parfaite brute, se fût déplu à Bouraké sans cette circonstance que la majoration des dépenses sur les états qu’il dressait lui rapportait un boni appréciable. Aussi les travaux traînaient-ils en longueur. Carmellini en était quitte pour noyer son ennui dans des flots d’absinthe.

Lorsque Carmellini était ivre, ce qui commençait à se produire à la sixième absinthe, il devenait effrayant. Toutes les ardeurs sauvages de sa nature corse, cette nature qui peut être héroïque ou monstrueuse, se déchaînaient en tempête. Malheur, en ce cas, au condamné dont la tête ne lui revenait pas ! Carmellini, empoignant un gourdin qui ne le quittait guère et qu’il appelait « Joseph », rouait de coups cet être que la vindicte sociale avait livré sans défense à son bon plaisir. Ou bien encore, il ordonnait à sa victime de se déshabiller et il l’attachait lui-même « à la crapaudine », c’est-à-dire les jambes ramenées en arrière et reliées sous les reins aux poignets, exposé ainsi aux morsures du soleil et à celles des fourmis sans que les autres condamnés, terrifiés, osassent bouger ni même murmurer.

Parfois un surveillant de Bouloupari venait rendre visite à Carmellini. Celui-ci, alors, plus encore que d’habitude, volait la ration des transportés pour fêter convenablement son collègue. Après le café, le pousse-café, la rincette et la sur-rincette, ces messieurs étant suffisamment éméchés faisaient venir les hommes du camp, choisissaient les plus jeunes et se livraient avec eux à des orgies de luxure renouvelées des bataillons d’Afrique et des sacristies. Ou bien encore, c’était pire : ils jouaient au piquet la vie d’un condamné !

Qu’on ne croie pas à de l’exagération, à du parti-pris ! Ce sont encore, à l’heure actuelle, les mœurs des pénitenciers coloniaux. Là où une presse indépendante, un contrôle sérieux n’existent pas, les tortionnaires s’en donnent à cœur-joie. Dans une société logiquement organisée, les monstres, victimes le plus souvent de tares héréditaires, seraient soignés comme des malades et bien des fois guéris ; dans la société présente où subsiste encore l’esprit du moyen âge, ils sont livrés à l’autocratie de brutes, en général plus cruelles que les malfaiteurs et incontestablement plus lâches, car elles martyrisent sans s’exposer aux représailles de la loi, abritées qu’elles sont derrière leurs fonctions.

Quiconque a l’horreur du travail et l’amour de l’autorité poussé jusqu’au sadisme féroce peut faire un excellent garde-chiourme. A-t-on oublié les hauts faits de ce Canavaggio qui présentait à ses collègues « sa femme », un jeune forçat — et livrait, attachés, aux morsures des fourmis rouges, des condamnés, nus et enduits de la tête aux pieds de sirop de sucre ?

Carmellini n’allait pas jusqu’à cette dernière atrocité, réservant le sucre pour son absinthe. Toutefois, il était la terreur des condamnés.

Tel était l’homme entre les mains duquel tombaient Albert Détras et Janteau.

Les souffrances morales que, pendant deux mois, ils endurèrent furent inexprimables. À maintes reprises, Janteau fut sur le point de se suicider.

— Courage ! lui répétait son ami. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Et, parfois, il ajoutait :

— Mourir ainsi serait lâche. Si je me sentais définitivement à bout de forces, eh bien, avant de mourir, je ferais justice de mon bourreau.

Il ne faudrait pas croire cependant que l’idée de tuer Carmellini germât dans le cerveau de Détras. Non, si odieux que fût le garde-chiourme, il n’était qu’un vulgaire misérable, tortionnaire comme tant d’autres. Et, dans la tempête qui grondait dans sa tête, il s’étonnait de ne ressentir pour ce tortionnaire actuel que presque de l’indifférence.

Mais, autrement criminel que cette brute ignorante, féroce par métier, il était un homme dont l’image ne quittait pas sa pensée : l’abbé Firot.

Celui-là était le vrai scélérat, l’être qui, plein d’onction et souriant de mansuétude chrétienne, l’avait envoyé au bagne.

Le prêtre n’eût eu qu’un mot à dire pour faire tomber l’accusation sur laquelle on l’avait condamné. S’il était un être qui sût que Détras n’avait point dynamité la chapelle du bois de Varne et arrêté l’abbé Firot, c’était à coup sûr l’abbé Firot lui-même.

Mais le vicaire s’était bien gardé de dire ce mot. Comment donc ! N’avait-il pas lui-même été un des machinateurs du drame dont lui, Détras, était la victime ?

Le condamné se rappelait ce que son père lui avait maintes fois dit de la haine des prêtres : elle ne pardonne pas. L’abbé Firot s’était vengé de l’insuccès de ses tentatives, des avertissements catégoriques qui lui avaient été signifiés, de la correction que lui avait infligée Panuel. Il demeurait maintenant victorieux, menaçant pour la jeune femme qu’il convoitait et dont il venait d’envoyer le mari au bagne.

— Oh ! celui-là, murmurait Détras, frémissant dans une pensée sinistre.

Certes une grâce, une amnistie pouvaient abréger sa torture, lui rendre même ses droits civils, mais qui lui rendrait les années volées à sa vie de foyer et converties en années de martyre pour lui et pour les siens ?

Sept ans de travaux forcés, cela veut dire quatorze ans de Nouvelle, car après la libération existe le doublage, qui impose à l’homme sorti du bagne l’obligation de séjourner dans la colonie, astreint à la surveillance et à la résidence, un nombre d’années égal à celui qu’il a passé en cours de peine.

Qui lui rendrait justice ? La loi ? Allons donc ! Quelle dérision ! La loi complaisante aux forts, impitoyable aux faibles ; non certes, il n’attendait rien d’elle ! Il pourrait avoir le temps de mourir avant qu’elle touchât à l’abbé Firot et réparât le mal qu’elle avait fait. Réparer ce mal, le pouvait-elle jamais !

Non ! Il appartenait à l’homme véritablement homme, c’est-à-dire conscient et énergique, de n’abdiquer devant aucune autorité, d’être lui-même le juge et le soldat de sa cause.

Ah ! certes, tout en s’efforçant de demeurer maître de lui, il n’était pas un résigné. Si l’amnistie ou une grâce — une grâce alors qu’il n’avait commis aucun crime ! — tardait trop, eh bien, il tenterait de reprendre n’importe comment cette liberté dont on l’avait indignement privé.

Par ces vagues rumeurs qui courent au bagne et que colportent les condamnés au passage dans les camps, il apprit l’arrivée à l’île Nou de Galfe, parti de France trois mois après lui, mais sur un transport dont la marche avait été beaucoup plus rapide.

« Si nous pouvions être réunis ! » pensa-t-il.

La santé de Janteau périclitait à vue d’œil. Depuis quatre mois, le détachement campait à Bouraké, les travaux semblaient reculer au lieu d’avancer. La paresse concevable des condamnés et les calculs intéressés de Carmellini se trouvaient d’accord pour faire traîner les choses.

Mais le régime n’en était pas moins des plus cruels et des plus épuisants.

Les vols du surveillant et ceux du condamné distributeur étaient tels que les forçats, mourant d’inanition, allaient brouter l’herbe comme des bestiaux ; l’un d’eux fit cuire des feuilles de taro sauvage, en goûta et mourut empoisonné dans d’épouvantables souffrances. Il y avait bien un jardin produisant des légumes, mais c’était celui de Carmellini. Les forçats qui le cultivaient avaient tout juste le droit de ramasser les épluchures de choux et de carottes.

Un matin, Janteau se sentit trop faible pour aller travailler.

— Je ne peux pas ! gémit-il en retombant sur l’amas d’herbes sèches qui lui servait de couchette.

— Comment, tu ne peux pas ! ricana Carmellini. Nous allons bien voir ça !

Et il s’élança, « Joseph » à la main.

Les forçats, avec cette terreur du troupeau devant le maître, s’étaient éloignés.

Tous, sauf un : Albert Détras.

Celui-ci s’était placé dans un coin de la case, guettant Carmellini qui s’approchait.

Et Carmellini ne le voyait pas.

Le garde-chiourme leva son bâton.

— Une fois ! dit-il à Janteau… veux-tu te lever ?… Deux fois…

Il n’acheva pas : le poing fermé de Détras s’abattit sur son crâne avec tant de force que le misérable tomba sans même avoir reconnu son agresseur.

Avant que Carmellini eût pu reprendre conscience, Détras était sur lui, s’emparait du gourdin et en assénait un coup sur le crâne du surveillant qui, cette fois, tombait entièrement évanoui.

Janteau eut une exclamation indicible en voyant tomber près de lui son bourreau. Il se souleva et tendit les bras à son ami.

— Merci, murmura-t-il, tu m’as sauvé de cette brute.

Mais son mouvement et ces quelques mots achevèrent de l’épuiser. Il fût retombé à terre si Détras ne l’eût soutenu.

— Sauvé… mais pas pour longtemps ! ajouta Janteau d’une voix faible comme un souffle.

Un frisson secoua son corps qui se raidit ; ses yeux se convulsèrent, sa bouche s’ouvrit toute grande comme pour aspirer avidement l’air.

Il était mort !

Détras, profondément ému, baisa au front ce malheureux que la mort venait de libérer du bagne et le reposa doucement sur le sol.

Puis il envisagea rapidement la situation.

Que faire ? Attendre que Carmellini eût repris connaissance ? C’était se livrer à la mort de toutes manières, soit que le surveillant déchargeât sur lui son revolver, soit qu’il le livrât à la justice d’un conseil de guerre.

La justice ! Détras avait eu la preuve de ce qu’elle peut faire, alors qu’il était dans la vie dite libre. Que ne ferait-elle pas, alors qu’il était forçat ?

Attaque d’un surveillant militaire, c’était la mort, tout au moins les travaux forcés à perpétuité.

S’il voulait vivre, revoir un jour Geneviève et son enfant, il fallait qu’il s’évadât, coûte que coûte.

S’évader, Détras y avait déjà songé. Mais, outre qu’une évasion de la Nouvelle-Calédonie est autant dire impossible au condamné démuni d’argent, il eût voulu attendre le résultat d’une campagne en faveur de l’amnistie que Panuel, dans une récente lettre, lui annonçait à mots couverts.

Maintenant, il n’y avait plus à hésiter.

Détras commença par saisir le revolver et le gourdin de Carmellini ; puis il déshabilla en un clin d’œil le surveillant et se revêtit de sa chemise, de son gilet et de son pantalon, laissant dans la case son linge matriculé de forçat, qui l’eût fait reconnaître et arrêter.

De sa livrée du bagne, il ne garda que le chapeau de paille et les godillots.

Très heureusement pour lui, Carmellini de même que ses collègues en détachement dans la brousse, n’était pas vêtu à l’ordonnance. La chemise de laine, le pantalon et le gilet blanc qu’il portait pouvaient convenir à un colon aussi bien qu’à un surveillant militaire. Quant à la tunique galonnée d’argent, Détras la poussa du pied avec dégoût.

Pour gagner du temps, il bâillonna le garde-chiourme encore évanoui et, déchirant la vareuse qu’il avait quittée, lui lia les pieds et les mains. Il connaissait assez l’esprit des forçats du camp pour être sûr qu’ils se feraient un plaisir de ne pas le délivrer tout de suite, l’empêchant de donner l’alarme par le télégraphe.

Les condamnés, en effet, s’étaient peureusement éloignés de la case, comprenant qu’il devait s’y passer une scène terrible à laquelle ils ne voulaient pas se trouver mêlés. Ils feignaient de reprendre leur travail de la veille, donnant un coup de pioche toutes les deux minutes.

Jamais ils ne se fatiguèrent moins que ce matin-là.

Seulement, lorsqu’ils virent le soleil marquer dix heures — l’heure de la distribution des vivres, suivie de la sieste — les condamnés, plus étonnés que fâchés de l’absence prolongée de Carmellini, se hasardèrent dans la case.

Ils y trouvèrent, à côté du cadavre de Janteau, le surveillant qui avait repris ses sens, mais qui, ligotté, bâillonné et dévêtu — Détras ne s’était point donné la peine de le rhabiller — écumait d’une rage impuissante.

Mais plus de Détras !

Peut-être quelques forçats avaient-ils aperçu un homme de forte taille, vêtu de blanc, disparaître rapidement derrière la case, du côté des broussailles. Mais aucun d’eux n’en ouvrit la bouche : ces malfaiteurs n’étaient pas des mouchards.

Nous dirons plus tard ce qu’il advint de Détras.

Carmellini fut rappelé à l’île Nou avec des notes si défavorables que, pendant les six années qui suivirent, il demeura surveillant de troisième classe.

Des condamnés de Mersey, Galfe seul restait au bagne.

À l’époque où nous sommes arrivés, il traînait depuis dix ans une vie de douleur. Dès son arrivée à l’île Nou, on l’avait, sans autre motif que sa qualité d’anarchiste, accouplé à la double chaîne avec un empoisonneur. Puis on le jeta au milieu des condamnés de la cinquième classe, fauves humains dont les instincts génésiques s’exaspéraient dans la promiscuité unisexuelle et qui guettaient comme une proie les jeunes forçats débarqués à l’île Nou. Galfe dut se défendre contre eux au poignard presque sous l’œil des surveillants impassibles et habitués à ces scènes.

Ayant cependant montré son énergie, le jeune homme se vit délivré des odieuses obsessions.

Mais un supplice moral rendait sa situation plus douloureuse : l’absence de nouvelles de Céleste.

Qu’était devenue cette enfant qui s’était donnée à lui d’un premier et profond amour ? La vie, qui lui avait été si cruelle, l’avait-elle reprise dans ses embûches ; l’avait-elle accablée dans quelque drame lamentable ?

Les forçats ont le droit d’écrire à leurs plus proches parente et d’en recevoir une lettre tous les mois. Galfe avait écrit à son père en le suppliant de considérer Céleste comme sa propre fille et de ne point l’abandonner ou, tout au moins, de la suivre de vue. Cette lettre ne devait pas obtenir de réponse : le père de Galfe était mort.

Il écrivit à Céleste Narin, à Mersey. Au bout d’un an, la lettre lui revint avec la mention : « Destinataire inconnue. »

Son amie était-elle morte ? Il ne pouvait croire qu’elle l’eût abandonné, oublié, qu’elle lui refusât cette suprême consolation du prisonnier : une lettre ! Peut-être lui écrivait-elle et l’Administration pénitentiaire ne laissait-elle point parvenir ses missives : Céleste n’était pas la parente de Galfe ; aux yeux de la loi, elle n’était que sa concubine !

Au lendemain de sa condamnation, il eût pu l’épouser. Céleste, au premier mot de Galfe, eût fait tout ce qu’il eût voulu. Mais elle savait l’éloignement de son amant pour l’union légale et, dût-elle en souffrir, elle ne lui aurait jamais proposé une infidélité à ses idées.

Lui, de son côté, non plus par répugnance théorique, mais par sentiment de la situation, ne voulant pas enchaîner irrémédiablement la vie de ce jeune être à sa vie de forçat, avait stoïquement repoussé cette pensée de mariage. Qui sait si Céleste, qui avait alors seize ans, n’eût pas, quelque jour, déploré d’être la femme d’un condamné ?

On lui avait assuré, d’ailleurs, que l’inflexible règle étant tombée en désuétude, il pourrait quand même correspondre une fois par mois avec celle qui avait été sa compagne. Mais dans le régime pénitentiaire, la véritable, la seule règle, c’est le bon plaisir et, depuis le jour où il était devenu forçat, Galfe n’avait plus jamais eu de nouvelles de Céleste.

Ainsi, dans le veuvage du cœur et l’amertume sans espoir, s’écoulait au bagne cette jeune existence brisée.

Devenu le no 3211, Galfe était demeuré un an à l’île Nou ; puis, promu à la quatrième classe, il était parti en détachement pour le Diahot. Pendant trois ans, il travailla à l’extraction du cuivre de la mine de Balade, méditant parfois sur l’ironie du sort qui lui faisait, aux antipodes, retrouver son ancien métier. N’avait-il pas été forçat de Chamot avant de devenir forçat de l’État ?

Puis les travaux ayant pris fin par suite de l’épuisement des filons, Galfe fut renvoyé à l’île Nou.

Six mois après son retour à l’île Nou, Galfe fut envoyé à Canala, puis à Houaïlou, puis à Oubatche, d’où il fut dirigé sur les montagnes de la chaîne centrale, aux flancs desquelles on traçait des routes.

Il était dans la colonie depuis dix ans, transporté de la troisième classe, lorsque, au camp de Kouêta, il se trouva en présence de Bernin.


VI

UN OUBLIÉ


Le choc qu’éprouva Bernin en reconnaissant Galfe, Galfe le ressentit en reconnaissant Bernin.

Moins intense, cependant, ou fait d’un sentiment différent.

Chez Bernin, c’était de la peur, une épouvante instinctive, non maîtrisable, en revoyant l’homme qu’il avait dénoncé et fait condamner.

Chez Galfe, c’était autre chose.

C’était la brusque évocation de toute une vie antérieure : Mersey, le travail aux mines, sa cabane du bois de Varne et, par-dessus tout, la figure de Céleste Narin, qui planait sur ce passé.

Dix ans s’étaient écoulés depuis que la destinée avait séparé le tout jeune homme d’alors et la jeune fille à peine devenue femme. Dix ans pendant lesquels, autour de Galfe, s’étaient déroulés les vices, les tortures, les crimes du bagne, les épouvantables amours des fauves humains qui l’entouraient, le fouet, la bastonnade, les coups de revolver des surveillants ; dix ans pendant lesquels il avait eu les yeux pleins de visions d’horreur, les oreilles pleines de cris furieux, de râles et de sanglots.

Et pendant cette submersion de son être dans un indescriptible enfer, tel que pour lui la notion du temps n’existait même plus, l’image de Céleste n’avait pas cessé un seul jour d’être présente à son esprit !

C’était la seule vision qui pût affaiblir l’horreur du bagne et il s’efforçait de concentrer en elle toute sa pensée pour ne pas voir ce qui l’entourait. Ainsi, indifférent à la vie extérieure, les yeux fixes, perdu dans la contemplation de son rêve, était-il devenu une sorte d’automate, de cadavre vivant. Ses compagnons, soit pitié, soit autre sentiment, s’abstinrent de l’obséder, le laissèrent vivre à part de cette vie du souvenir ou de la rêverie.

Même les gardes-chiourmes finirent par le laisser à peu près tranquille en dehors des corvées qu’il remplissait machinalement.

— Il a une idée fixe, quelque chose dans le ciboulot, pensaient-ils. Encore un bagnard qui finira maboule ! Bah ! ce ne sera ni le premier ni le dernier.

Galfe, en effet, sans être atteint de trouble mental, était sur une pente critique.

D’espoir, il n’en avait pas, ne pouvait en avoir. Vaincu dans son duel avec la société capitaliste, c’était pour la vie que celle-ci l’avait jeté au bagne.

Si courageux qu’il se fût montré dans cette lutte, si ardent qu’eût été son mysticisme révolutionnaire, il y avait en lui comme un ressort brisé. Le présent étant horrible, l’avenir devant n’être que la continuation de ce présent, sa pensée, instinctivement, se rivait au passé, c’est-à-dire au rêve.

Or, si ce rêve, prolongé depuis dix ans, l’isolait en esprit du monde de douleurs et d’ignominies dans lequel matériellement il vivait, il n’en est pas moins vrai que l’idée fixe ou la rêverie ininterrompue peut insensiblement conduire à la démence.

Cette apathie, cette torpeur morale, gagnait peu à peu chaque jour. Maintenant, Mersey même et la cabane du bois de Varne commençaient à s’effacer de son esprit ; seule subsistait l’image de Céleste, mais comme enveloppée d’un voile qui, d’abord léger, transparent, finirait peut-être par se faire lourd et l’obscurcir.

Ce voile allait-il s’étendre sur le cerveau même de Galfe, destiné à sombrer, au bout de quelques années, dans l’hébétude ?

Nous n’osons pas répondre à cette question, car il est indéniable que l’esprit même de révolutionnaires vigoureusement trempés est condamné à se déprimer et s’atrophier en pareil milieu.

Mais la vue de Bernin produisit un effet salutaire sur sa victime. Sans doute, fût-ce la première fois que le misérable pût faire, bien involontairement, œuvre utile.

Ce fut d’abord un réveil ou, du moins, une netteté plus grande du souvenir. Mersey et les toits rouges de ses maisons, les chantiers des mines, le puits Saint-Pierre, les compagnons de travail et Bernin parmi eux, revécurent tels que s’il les eût quittés la veille, dans la pensée de Galfe.

Puis ce furent les réunions de mineurs sous les grands arbres du bois de Varne, les conciliabules, l’attentat.

Et, au milieu de cette revivification du passé, le léger brouillard qui entourait la figure de Céleste se dissipa. Galfe, arraché à la dangereuse torpeur de sa rêverie, sentit la vie revenir fortement en lui par la précision du souvenir.

Un flux de sang, qui semblait arrêté depuis des années, circula librement dans ses veines, portant à son cerveau la force et la lucidité.

Tout ce réveil de son être ne demanda, pour s’accomplir, que quelques instants.

Et lorsque Bernin, qui avait baissé la tête, effaré, anéanti, se hasarda à relever les yeux, il rencontra le regard, non plus stupéfié et intensément fulgurant, mais calme de sa victime.

Oui, calme, mais inexorablement rivé sur lui et qui le pénétrait comme une lame d’acier.

— Grâce ! murmura Bernin d’une voix étouffée et crispant les doigts.

Galfe haussa les épaules sans parler.

Quel mot eût-il pu dire qui exprimât la millième partie des idées et des sensations qui se pressaient en lui ? Et quel geste eût-il pu faire en ce milieu qui fût le geste logique ?

Il continua seulement à regarder Bernin et à la fin, la sensation devint trop forte pour que le mouchard pût la supporter. Prêt à défaillir, il se retira chancelant, fermant les yeux.

Il peut sembler étrange qu’un homme aussi peu dénué de scrupules que Bernin fût accessible à une impression toute morale. Pourtant les natures les plus cyniques ont leur moment de faiblesse nerveuse ; puis, il faut tenir compte de la dépression amenée chez l’ancien mouchard par le bagne.

Les autres forçats avaient été témoins de cette scène muette. Ceux arrivés à Kouéta avec Bernin connaissaient l’histoire de ce dernier ; ceux qui s’y trouvaient déjà avec Galfe n’ignoraient pas l’odyssée de celui-ci. Il ne fut pas difficile aux uns et aux autres de pressentir la vérité.

Et tandis qu’une sorte de sympathie discrète s’attachait de plus en plus à Galfe, le mépris et la haine grandissaient autour de Bernin, lui rendant la vie épouvantable.

Il y a chez ces hommes, stigmatisés comme malfaiteurs et qui, cependant, le sont parfois moins que d’autres libres, heureux et triomphants, un instinctif besoin de justice. L’horreur du mouchard, être abject entre tous, domine surtout.

Cette nuit-là, Bernin, qui essaya vainement de fermer les yeux, entendit tous les condamnés venir auprès de son hamac lui cracher les noms les plus ignominieux.

Tous, moins Galfe.

Ce n’était pas que ce dernier eût pardonné à son bourreau. Oh ! non.

S’il se fût trouvé seul à souffrir par le crime de Bernin, peut-être l’anarchiste, se rappelant ses anciennes théories sur l’irresponsabilité humaine, eût-il eu la magnanimité et la force de ne plus voir que l’homme malheureux et non le mouchard.

Mais Galfe, enflammé autrefois par l’amour dans sa ferveur théorique, ne pouvait oublier qu’une autre créature humaine, la femme qu’il avait aimée, qu’il aimait toujours, d’un sentiment indéracinable, survivant à tout, avait été broyée, victime innocente et faible, par la faute du misérable.

Pardonner cela à Bernin lui eût été aussi impossible que de ne pas respirer.

Il comprenait que le destin, autrement vengeur qu’un rapide coup de couteau, commençait à faire justice, que le bourreau à son tour devenait victime, tandis que lui, victime, devenait spectateur. Et sous l’œil de ce spectateur, l’agonie de Bernin se faisait épouvantable.

Chaque jour, chaque nuit, les forçats prodiguaient à celui-ci les injures, les outrages sanglants, les coups. Bernin n’osait se défendre, se plaindre au surveillant, parfaitement indifférent à tout, ni même demander grâce.

Seul Galfe demeurait muet, ne parlait pas, ne frappait pas. Il se contentait de regarder Bernin, et ce regard, que Bernin ne pouvait soutenir, lui était plus terrible que tous les outrages et tous les coups. Sous ces yeux impitoyables, rivés sur lui, il se sentait percé jusqu’à l’âme d’un poignard de feu ; sa poitrine s’oppressait, son cerveau, entamé comme par le scalpel, se troublait. Il sentait avec angoisse la folie l’envahir et n’avait même pas la force de crier.

Depuis dix jours, Bernin était au camp de Kouéta et depuis dix jours durait ce supplice. Bernin ne dormait plus, ne mangeait pas, n’osait parler à personne. Ce silence, auquel il était condamné, achevait de l’affoler. Il se disait que Galfe, après avoir bien joui de sa torture, finirait par l’achever d’un coup de couteau, et il attendait sa mort comme une délivrance, regrettant que ce dénouement tardât.

Galfe lisait en lui, et le maintenait sous une véritable domination magnétique. Il eût pu lui suggérer l’idée de n’importe quel acte : Bernin, jouet inerte, eût obéi.

Le supplice de Galfe durait depuis dix ans ; celui de Bernin dura dix jours, mais chacun de ces jours eut pour le dernier la longueur mortelle d’une année.

Un soir, enfin, on ne vit plus Bernin. Le lendemain matin, on trouva dans la rivière son cadavre déjà bleui.

— Tiens ! il est crevé ! murmura insouciamment le surveillant. — Il s’est fait justice ! pensèrent les forçats.

Ce fut la seule oraison funèbre du mouchard.

Galfe, vers lequel tous les condamnés tournaient leurs regards, ne changea pas de visage, ne prononça pas un mot. On eût dit que jamais il n’avait connu Bernin ou entendu parler de lui.

Mais, sous cette apparence impassible, quelque chose d’inexprimable remuait en lui. Il avait ressenti d’abord un serrement angoissant, puis une sensation de délivrance, comme si un fardeau eût été enlevé de dessus sa poitrine.


VII

L’AUBERGE DE L’ « ÉTOILE SOLITAIRE »


Sur la route du Brisot à Gênac, bordée çà et là de maisonnettes à un seul étage, alternant avec des fourrés, s’élevait l’auberge de l’Étoile solitaire.

Une singulière auberge, car on ne s’y grisait point et les voyageurs y trouvaient à l’occasion un souper modeste, mais jamais un gîte — fût-il mauvais — et encore moins le reste.

La vente des liquides et comestibles n’était d’ailleurs qu’un appoint, comme l’indiquait l’enseigne suivante :

À L’ÉTOILE SOLITAIRE
COUTURE ET TRAVAUX DE MENUISERIE
DÉBIT-RESTAURANT
AVIS : On ne loge pas.

La première fois qu’un voyageur aperçut cette singulière pancarte, il éclata de rire :

— « On ne loge pas » ! fit-il. Drôle d’auberge ! Sans doute la patronne est un vieux trumeau qui refuse vertueusement les hôtes pour cause de laideur. Mais alors, on prend une servante !

Cette pensée, assurément peu délicate et qui assimilait la généralité des auberges à des lupanars, était celle qui éclosait à première vue chez les individus que le hasard ou leurs affaires conduisaient devant l’Étoile solitaire. Et nombre d’entre eux, haussant les épaules, murmuraient :

— En voilà une auberge ! Ma foi, mieux vaut faire encore un kilomètre et s’arrêter à la Belle-Aventure, où le vin est buvable et la patronne engageante.

Ceux qui parlaient ainsi n’avaient évidemment pas vu les propriétaires de L’Étoile solitaire.

En effet, le bruit se répandit bientôt dans les environs — c’était vers 1886 — que la patronne était jeune et de figure agréable, tandis que le patron paraissait bien la cinquantaine.

— Alors, tout s’explique, faisaient quelques-uns, c’est le vieux qui est jaloux !

Le vieux était Panuel ; la jeune femme, Geneviève Détras.

Celle-ci, après la terrible condamnation de son mari, fût morte à la fois de désespoir et de misère sans le menuisier.

Non que les mineurs, compagnons et amis de Détras, de Janteau et de Galfe, eussent oublié les infortunés qui partaient au bagne ou en prison et les familles qu’ils laissaient derrière eux. Au lendemain de l’infâme verdict, ils avaient ouvert entre eux une souscription destinée à assurer une bouchée de pain à ceux qui restaient sans appui.

Mais eux-mêmes avaient leurs familles, leurs besoins, leurs misères. Cet effort de solidarité pouvait-il se prolonger ?

En même temps, l’implacabilité de Chamot se montrait. Avec une férocité toute cléricale, l’autocrate faisait défendre à ses serfs, sous peine de renvoi, de secourir les femmes ou enfants de ceux que la justice avait frappés.

Les bonnes âmes s’empressaient de faire connaître cet ordre et d’en assurer l’exécution. Les patronnes et petites bourgeoises pour lesquelles travaillait Geneviève, fermèrent peu à peu leur porte à la jeune femme, dans la crainte de se compromettre. L’abbé Brenier fulmina en chaire contre les ennemis de Dieu et de l’Église, condamnés à expier avec leurs femmes et leur descendance jusqu’à la troisième génération. Et tandis que le curé soufflait ainsi la haine et la répression sans pitié, l’abbé Firot, de temps à autre, doucereux par habitude, et plus souvent aigre, car, étant définitivement vainqueur, il était inutile de ménager les vaincus, entretenait dans les âmes la haine contre la « race de Satan ».

La race de Satan ! cette appellation faisait bien, encore qu’elle ne voulût rien dire. Geneviève Détras étant née Bouley et non Satan, les registres de l’état civil en faisaient foi.

Satan, personnification de l’esprit de révolte, a toujours été honoré de la haine de ceux qui prêchent avant tout la soumission. Et pourtant, il n’existe pas, n’a point existé, on n’a jamais relevé la trace de sa naissance. Que serait-ce s’il existait !

L’abbé Firot n’était plus épris de Geneviève. Ou, du moins, s’il lui arrivait de désirer la posséder, c’était bien plus pour affirmer sa victoire que par désir charnel. Les souffrances morales, l’approche de la maternité, avaient tracé leur empreinte sur le visage de la jeune femme, tandis que sa taille s’était épaissie. Au contraire, lui toujours coquet, soignant sa personne comme une courtisane, avait vu s’offrir à lui des créatures belles et élégantes qu’il n’eût jamais osé rêver posséder.

Le procès de Chôlon l’avais mis en vedette. L’onction toute séraphique avec laquelle il avait laissé condamner Albert Détras aux travaux forcés avait subjugué des cœurs de mondaines. La comtesse de Fargeuil l’avait pris pour confesseur et directeur de conscience. Directeur de conscience ! Cela voulait dire beaucoup. Huit ou dix mois plus tard, la belle créole disparut, en convalescence, disait-on. Et de fait, son visage portait l’empreinte d’une certaine fatigue ; sa démarche était devenue moins légère. À son tour, l’abbé Firot ne devait pas tarder à quitter Mersey.

Mais ce ne fut pas avant d’avoir fait tout le mal possible à la femme du transporté.

Celle-ci n’avait plus d’appui que Panuel, car sa famille était pauvre et, élevée dans cette soumission des misérables à un ordre social qui les écrase, ne lui pardonnait guère les idées de son mari.

Mais pas un instant Panuel ne l’avait abandonnée. Jamais il n’avait été dépensier, préférant de beaucoup la lecture ou la conversation sérieuse avec des amis à ce qu’il est convenu d’appeler « amusements » ; il réduisit encore ses frais, mettant de côté la moitié de ce qu’il gagnait pour la femme de son ami.

Même avec lui, Geneviève demeurait fière, n’acceptant d’argent qu’à la dernière extrémité, lorsqu’elle avait frappé inutilement à toutes les portes pour se procurer du travail. Aussi était-ce plus souvent des provisions ou des effets que le brave homme lui apportait, afin de lui ôter tout prétexte de les refuser.

Et lorsqu’elle eut accouché d’une fille, qu’elle nomma Berthe, parce que ce nom se rapprochait de celui d’Albert, Panuel vint la voir tous les jours, tant pour la consoler et l’assister que pour la défendre contre de nouvelles tentatives de l’abbé Firot. Celui-ci, qui réunissait dans la même haine Geneviève, Détras et Panuel, fit répandre le bruit que le menuisier était l’amant de la jeune femme.

La mère Bichu, cette vieille chiffonnière, curieuse, bavarde et méchante, mais pénétrée du respect de l’Église, fut le principal agent de cette infamie toute cléricale. Elle avait rapporté à l’abbé Firot les visites de Panuel chez Geneviève, et bien que le vicaire comprît quel sentiment de pure amitié poussée jusqu’au dévouement en était la cause, il leva les bras au ciel, s’écriant hypocritement :

— Seigneur ! Seigneur ! Jusqu’où peuvent aller vos créatures une fois qu’elles vous ont méconnu et que vous vous êtes détourné d’elles ? Quoi, cet homme, qui affectait d’être l’ami de ce malheureux Détras, profite de son absence pour suborner sa femme ! Que dis-je ? Cela devait exister déjà auparavant, car ces ménages immondes à trois, à quatre, à dix, c’est ce que les libres-penseurs glorifient et pratiquent sous le nom d’amour libre !

Qu’on juge si la mère Michu se priva d’aller colporter partout la calomnie du prêtre : la lubricité adultérine de Geneviève Détras et de Panuel, pour parler le langage de l’abbé Firot.

Le menuisier, qui, déjà, avait corrigé si rudement le galant tonsuré, n’était pas homme à se laisser intimider par ces bruits dont il ne tarda pas à avoir vent. Pour lui-même, il en eût haussé les épaules ou se fût borné à allonger quelques gifles. Mais il connaissait assez le cœur humain et l’esprit des petites villes pour se rendre compte que toute esclandre serait préjudiciable à la réputation de Geneviève. Que faire cependant ? Cesser d’aller chez la jeune femme, c’était l’abandonner à la solitude, au désespoir ; c’était laisser le terrain libre à quelque nouvelle tentative perfide ou brutale, de l’abbé Firot.

La calotte demeurait maîtresse à Mersey. S’attaquer à elle, c’était se faire broyer ; le sort d’Albert Détras, coupable seulement d’avoir défendu son foyer et ses idées, le démontrait surabondamment. Panuel lui-même, malgré la sympathie et l’estime qui s’attachaient à lui dans cette ville où il demeurait depuis son enfance, voyait peu à peu sa clientèle l’abandonner par peur de la colère cléricale.

C’était, pour lui comme pour Geneviève, la misère et la famine qui se préparaient.

Il fallait aviser, prendre une décision avant qu’il fût trop tard.

Panuel connaissait à merveille la région et ses ressources. Que de fois, vers la fin de l’Empire ou sous le gouvernement du Seize-Mai, n’avait-il pas parcouru le département pour porter çà et là les instructions des comités républicains, stimuler le zèle des adhérents, raffermir les courages ! Il savait qu’en dehors des centres industriels comme Mersey et le Brisot, tyrannisés par les rois de l’or unis aux prêtres, il pourrait trouver des petits pays où il vivrait tranquille et peu à peu oublié de ses persécuteurs.

S’il eût été plus jeune et seul, peut-être fût-il resté à Mersey pour lutter. Mais il voyait s’approcher l’époque où sa puissance de travail diminuerait peu à peu, rendant l’avenir plus incertain encore et il avait pris la responsabilité d’assurer l’existence de Geneviève et de son enfant, qu’il aimait comme si elle eût été la sienne.

En conséquence, il proposa à la jeune femme de quitter Mersey. Il vendrait le peu qu’il possédait, n’emportant que son établi et ses outils ; elle vendrait ou louerait si possible sa maisonnette, et tous deux, réunissant ce mince avoir, iraient en amis et en associés, s’établir ailleurs. Justement, sur la route du Brisot à Gênac, Panuel connaissait une bicoque où ils pourraient s’installer pour y exercer côte à côte leur profession, elle de lingère, lui de menuisier, et y adjoindre celle d’aubergiste, la route n’étant pas absolument déserte et le débit le plus rapproché se trouvant à un kilomètre. En réunissant ces trois industries, en élevant presque sans frais quelques poules et lapins, on pouvait espérer vivre.

Geneviève accepta : elle connaissait le bon sens droit et la loyauté de Panuel. Elle était, en autre, assez fière, assez sûre d’elle-même pour s’élever au-dessus du qu’en dira-t-on, au-dessus des rumeurs de cette « opinion publique », stupide et malfaisante qui, à Mersey, l’éclaboussait malgré l’irréprochabilité de sa vie. Elle savait très bien que le digne homme, encore que vivant sous le même toit qu’elle, ne serait que son ami dévoué, comme il l’avait toujours été.

Et, un jour, Panuel, Geneviève et la petite Berthe, alors âgée de deux ans et demi, disparurent de Mersey. On peut juger si les bonnes âmes exultèrent, il n’y avait plus de doute : Panuel était l’amant de la Détras puisqu’ils partaient ensemble ! Allait-on laisser pareil scandale impuni ? Car le mari avait beau être devenu forçat, il n’en existait pas moins, il n’en était pas moins toujours le mari. Où les coupables se cachaient-ils maintenant ?

Où ? L’abbé Firot, dont la haine ne pardonnait pas, eût bien trouvé leur piste. Mais le jeune et beau prêtre venait, par la protection de l’évêché et par celle de Mme  Hachenin, non encore veuve mais déjà puissante, d’être appelé aux fonctions de vicaire à l’église Saint-Pierre de Môcon. Stage qui ne serait pas long, murmurait-on, car il était en passe de devenir curé.

Mme  Hachenin, femme dominatrice, avide mais capricieuse, n’avait pas oublié le séraphique abbé qu’elle avait vu au procès de Chôlon. Elle eut le désir de le rapprocher d’elle, et comme ce désir s’accordait avec la bienveillance de Monseigneur, le jeune prêtre passa sur le dos à d’aucuns de ses confrères, plus âgés que lui, mais qui, pour leur malheur, n’étaient pas affiliés aux jésuites.

À Môcon, où ses aptitudes intellectuelles et le charme de son physique pouvaient favoriser son ambition, l’abbé Firot oublia Geneviève et Panuel.

Ce fut heureux pour ceux-ci qui, ayant fait d’une masure quasi abandonnée et acquise par eux à bas prix, l’auberge de l’Étoile solitaire, y vivaient maintenant tranquilles.

Heureuse, certes, Geneviève ne pouvait l’être : trop profonde était la plaie qui lui saignait au cœur. Cette plaie était toujours ouverte, plus avivée même que jamais, car un an après la lettre d’Albert lui annonçant son arrivée dans la colonie et l’exhortant au courage, elle avait cessé de recevoir de ses nouvelles.

Qu’était devenu son mari ? Était-il mort ?

Torturée d’angoisses, et ne sachant que penser, car elle continuait à écrire tous les mois et ses lettres ne lui étaient point retournées avec une mention explicative, elle s’adressa au ministère de la Justice, lequel, après les lenteurs inhérentes à la bureaucratie de l’État, la renvoya au ministère des Colonies, lequel s’informa auprès de l’administration pénitentiaire. Et, au bout d’environ une autre année, Geneviève reçut la communication officielle suivante, transmise de l’administration pénitentiaire aux Colonies et des Colonies à la Justice : « On ignore ce qu’est devenu le transporté Détras (Albert), no 3205, condamné à sept ans de travaux forcés par la cour d’assises de Chôlon, en 1883. »

Qu’avait-on fait d’Albert ? Quelque garde-chiourme l’avait-il assassiné par ordre ou de par son bon plaisir ? Semblables choses arrivent. Ou bien s’était-il évadé ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne le disait-on pas ? La note laissait tout craindre.

— Courage ! Il s’est peut-être échappé. Qui sait s’il ne vous reviendra pas un de ces jours ? disait Panuel, sans cependant se montrer trop affirmatif, car, s’il voulait rendre l’espoir et la force à Geneviève, il voulait aussi éviter la crise, mortelle peut-être, d’une désillusion.

L’administration pénitentiaire avait gardé les lettres de Geneviève et se refusait à lui annoncer l’évasion de son mari, justement parce qu’elle supposait que celui-ci chercherait à se mettre en communication avec la jeune femme, à lui écrire ou, s’il pouvait revenir en France, à la voir. Il fallait donc la laisser dans l’ignorance de cette évasion et la surveiller habilement, tendre une souricière invisible.

Cela demandait d’autres gens que les policiers vulgaires de Mersey. L’agent chargé par la Sûreté de cet espionnage fut un nommé Martine, qui avait autrefois « travaillé » sous les ordres de Drieux, concurremment avec Baladier.

Ce dernier était trop brûlé à Mersey pour revenir y opérer, et puis ses honorables états de service lui permettaient d’aspirer à des besognes plus élevées, c’est-à-dire d’un caractère plus politique que la surveillance d’une femme, Baladier mit simplement Martine au courant des individus et des lieux et partit pour Genève, remplir une mission de haute importance, en collaboration avec des mouchards russes et allemands. Car la police est internationale comme l’Église ! Seuls, les déshérités s’entrehaïssent patriotiquement !

D’instinct, Panuel sentait peser sur Geneviève, à Mersey, la surveillance de la police. Il n’en avait point parlé à son amie : à quoi bon l’inquiéter inutilement ? Et puis, il pouvait se tromper.

À l’Étoile solitaire, loin des caquets et des intrigues féroces, ils vécurent d’une vie calme. Panuel occupait une chambre à droite, au premier étage de la maison, Geneviève et sa fille une chambre à gauche ; au rez-de-chaussée était le débit : une large salle carrée avec un comptoir et quelques casiers, trois tables et des bancs.

Dans cette salle, qui donnait sur la route, Geneviève cousait lorsqu’elle n’était pas occupée à servir. Quand, par aventure, les clients étaient nombreux, Panuel l’aidait, mais ces moments-là étaient rares et, la plupart du temps, le brave homme travaillait à son établi, installé dans la cour sous un hangar pendant la belle saison, et dans un appentis, derrière la salle de débit et la cuisine, lorsque l’hiver venait interdire les travaux en plein air.

Cette auberge isolée, aux murs blanchis à la chaux et aux volets verts, avait un aspect honnête et engageant. Une assez grande cour s’étendait derrière le bâtiment, une cour où picoraient des poules et cabriolaient des lapins.

Dans cette retraite, demi-solitude où vivaient Geneviève et Panuel, la joie innocente d’une enfant de trois ans mettait parfois de la lumière et un sourire.

Berthe était un vivant rayon de soleil. Sa mère, au milieu de sa douleur inconsolable, avait reporté sur elle toute son affection ; Panuel l’adorait et tous deux eussent considéré comme un crime de l’emprisonner dans une atmosphère de deuil, la privant de cette rieuse expansion qui est la santé de l’enfance.

Pouvait-elle savoir ? Pouvait-elle comprendre ?

Plus tard, quand l’enfant aimée serait devenue une fillette courageuse et réfléchie, on lui apprendrait ce que l’iniquité des hommes avait fait de son père : on lui apprendrait à aimer ce père et les idées pour lesquelles il avait été frappé. On ne la bercerait pas du récit d’histoires menteuses. Fille et petite-fille de transportés, elle saurait ce qu’est la vie, ce qu’elle pourrait et devrait être : elle serait digne de porter le nom plébéien des Détras.


VIII

AGITATION ÉLECTORALE


Il y avait ce jour-là à Climy une grande effervescence.

La foire aux bestiaux s’était terminée trois jours auparavant et, bien que quelques vendeurs heureux, au gousset bien garni, traînassent encore dans les cabarets, il était impossible d’attribuer cette effervescence aux transactions effectuées sur les représentants des espèces ovine, bovine et porcine.

Non. Des débits emplis par la clientèle dominicale s’élevaient des éclats de voix disputeuses, aigres ou colères, lançant ces lambeaux de phrase :

— Lui ! il en aura plus que vous ne croyez… Tout Climy.

— Vous êtes un imbécile ! Tout le monde sait bien…

— Je vous dis qu’il en aura plus de douze cents.

— Huit cent cinquante…

— Crétin ! Ivrogne !…

— Vendu !

À ces aménités, on pouvait comprendre tout de suite qu’on se trouvait en période électorale. Les épithètes malsonnantes étaient échangées par des personnes qui ne se trouvaient pas du même avis ; les chiffres se rapportaient non aux prix de bestiaux à vendre, mais au nombre d’électeurs qu’on supputait en faveur des candidats.

Climy était et est encore une excellente petite ville, parée de verdure et de fraîcheur. Les toits rouges de ses maisons émergeant de l’épaisseur des massifs d’arbres, sous l’étendue d’un beau ciel bleu, lui donnaient un aspect général d’idyllique repos. C’est là qu’on eût voulu vivre dans la paix de la nature et l’on comprenait que des religieux y eussent fondé autrefois une abbaye devenue célèbre, dont il ne restait plus que le souvenir.

Pourtant, aux approches d’élections, la petite ville calme s’enfiévrait comme les autres ; comme les autres elle connaissait les âpres compétitions, les racolages, les intimidations, les promesses et le coup des « manœuvres de la dernière heure ».

Deux partis y étaient en lutte depuis des années : celui des conservateurs et celui des rouges.

Sous tous les régimes politiques, monarchie, empire ou république, les conservateurs de Climy s’étaient montrés les mêmes ennemis des intérêts de la plèbe. Ennemis tantôt hypocrites, tantôt hautains, selon que le vent mollissait ou soufflait à l’orage, mais toujours féroces. Sous Louis-Philippe, ils s’appelaient royalistes ; sous Napoléon III, impérialistes ; sous la République mac-mahonienne, conservateurs tout court ; et depuis que, malgré les résistances, l’évolution s’était accentuée à gauche, ils s’étaient affublés de l’étiquette de républicains modérés ; seuls quelques-uns, trop classés à droite pour feindre, aussi modérément que ce fût, le républicanisme, continuaient à s’appeler conservateurs. Et aux élections, communales ou législatives, conservateurs et modérés faisaient généralement bloc.

Ceux qu’on appelait les rouges se rattachaient par la tradition et les tendances, mais avec un programme plus précisé, aux républicains du vieux temps. Lorsque la bourgeoisie soi-disant démocratique, en réalité oligarchique, fut arrivée aux affaires et eut montré un parfait mépris des revendications populaires, ils ajoutèrent pour se différencier d’elle à l’étiquette de républicains celle de « radicaux ».

Mais en une société où les mots ne veulent plus rien dire, les étiquettes sont devenues une illusion : au moment où le parti qui se réclamait d’elles semble devoir triompher à force de luttes persévérantes, déjà ce parti n’est plus lui-même. De nouveaux venus, calculateurs avides, des habiles, des profiteurs, se sont glissés dans ses rangs, en feignant d’adopter son appellation et l’ont déjà écarté de la voie qu’il poursuivait.

Libéraux, républicains, socialistes, anarchistes ont été, sont ou seront soumis à cette loi sociale qui domine les efforts des individus, des plus courageux et des meilleurs.

Ce qui subsiste sous des étiquettes et des formules incessamment changeantes, c’est la lutte éternelle, incessante des tendances rivales : la force de réaction qui tend à ramener l’humanité au passé, celle d’inertie qui veut la river au présent, ce qui est également la mort ; celle de révolution, qui l’emporte vers l’avenir.

Les rouges de Climy, qui s’étaient qualifiés d’abord de républicains, puis de républicains radicaux, se proclamaient maintenant républicains radicaux-socialistes pour se différencier des radicaux pour rire qu’aucune démarcation ne séparait des opportunistes.

Dans cette commune agricole de petits propriétaires, ignorant la hideuse misère des centres industriels qui quelquefois mate, mais quelquefois aussi exaspère les revendications, ils constituaient indéniablement le parti le plus avancé.

Le collectivisme, le communisme leur étaient choses peu connues : une transformation économique par voie révolutionnaire leur apparaissait comme peu réalisable et pleine de périls. Seul, un vieux cultivateur, César Raulin, qui autrefois marin, puis photographe, avait couru le monde et finalement pris sa retraite à Climy, se déclarait hardiment partisan du communisme libertaire et de la société harmonique. On l’estimait, on l’aimait et par déférence pour son âge, soixante-cinq ans, comme pour son caractère, on l’écoutait. Mais c’était tout : il restait seul de son avis, ce qui n’entamait point son optimisme souriant.

Et comme, si vigoureusement convaincu que soit un homme, il lui est difficile sinon impossible de se mouvoir toujours seul, le père Raulin, encore que partisan irréductible des « grands moyens » qui avaient réussi à la bourgeoisie contre la noblesse, marchait d’accord en maintes occasions avec les radicaux-socialistes de Climy. Il s’en séparait seulement aux périodes d’élections législatives se renfermant alors dans un inébranlable abstentionnisme.

— Mais pour la commune, citoyens, déclarait-il en redressant sa tête léonine couronnée de cheveux blancs et surmontant un corps herculéen, pour la commune c’est différent : c’est la base, le point d’appui, c’est nous tous.

Il n’avait pas fait partie de la délégation qui s’était rendue chez le docteur Paryn pour lui proposer la candidature. Mais il approuvait cette démarche.

— Vous avez mis la main sur un honnête homme, déclara-t-il à Poulet. C’est bien : personne ne sera aussi entendu que lui pour gérer les affaires de la commune. Seulement ne l’envoyez jamais à la Chambre.

— Tiens ! Et pourquoi donc citoyen ? demanda le forgeron surpris.

— Parce que la Chambre, il faudra la traiter un jour comme au 24 février 48, comme au 4 septembre 70. Et franchement, ça me ferait de la peine d’y voir un digne homme, devenu le collègue de Millevoye et de Georges Berry.

Poulet, de plus en plus ahuri, n’avait rien répondu, se disant que le soleil des tropiques avait sans doute dérangé l’esprit de l’ancien marin.

Pour le moment, d’ailleurs, Raulin, Poulet, Petit, Bussy, Pétadin, Férand, Boivet, unissaient leurs efforts contre les réactionnaires. Au cabaret et dans les rencontres occasionnelles ou cherchées, ils montraient l’alliance tacite des opportunistes et des conservateurs, la persistance avec laquelle, maîtres jusqu’alors de la commune, ils avaient affecté ses ressources à des œuvres d’abrutissement religieux, plutôt qu’à des œuvres d’utilité publique, l’ingérence cléricale dans les établissements scolaires, la pression honteuse qui s’exerçait sur les habitants aux périodes d’élection.

— il faut un coup de balai, citoyens ! déclarait Poulet qui terminait par un éloge enthousiaste de Paryn.

Jusqu’alors ce dernier n’avait rencontré que des défenseurs ou des adversaires, mais pas un détracteur. On rendait hommage à la droiture de sa vie. Tout au plus ceux qui combattaient sa candidature se bornaient-ils à répondre : « Il ne représente pas nos idées » — ce qui indiquait qu’ils se croyaient des idées — ou : « Il va trop à gauche. »

Mais ce jour-là il y avait quelque chose de changé à Climy et les vitres des cabarets tremblaient sous les éclats de voix tandis que, au milieu de la tempête déchaînée, quelques paysans essayaient de lire ou de commenter tout haut un article de la Gazette de Seine-et-Loir.

Cet article, signé Tartan, accusait le docteur Paryn d’être l’âme d’un complot ourdi par les capitalistes juifs pour provoquer une grève des mineurs de Seine-et-Loir au profit de l’industrie allemande.

« Si au lieu de griser les travailleurs du sous-sol avec de grands mots, déclarait le rédacteur du journal réactionnaire, on les laissait à leur besogne, cette besogne demeurerait pour eux suffisamment rémunératrice. Ils se ressentiraient de l’essor imprimé à la production minière ; mais non ! on s’efforce d’éveiller leur avidité, leur haine des vaillants industriels dont les capitaux ont permis et assuré l’exploitation des mines ; on prend à tâche de faire naître en eux des besoins factices. On s’acharne à produire le désordre, l’anarchie, la misère. Et cela au profit des capitalistes d’outre-Rhin. »

Cet article eût fait hausser les épaules aux mineurs de Mersey ; tous, même les moins conscients, savaient admirablement à quoi s’en tenir sur les vaillants industriels qui s’emmillionnaient sans fatigue en faisant travailler à cinq cents mètres sous terre tout un peuple d’esclaves pour des salaires de famine. « Besoins factices », le besoin de manger à sa faim, se vêtir, se loger et, après, ne pas vivre tout à fait comme des brutes, ne connaissant que le travail, la pâtée et le sommeil !

Mais à Climy, pays agricole, si de sentiment on était avancé, on ne connaissait pas grand’chose aux exploitations industrielles : le paysan et le mineur s’ignoraient. Aussi l’article de Tartan eût-il pu troubler bien des esprits, sans la grande popularité de Paryn.

Au cabaret du Poisson bleu, où s’était installé le comité républicain libéral, constitué par la fusion des conservateurs et des modérés, on faisait grand bruit de l’article de la Gazette de Seine-et-Loir. Pas un consommateur ne pouvait entrer sans que, immédiatement on s’efforçât de le racoler, lui offrant d’abord à boire, puis lui faisant deux ou trois fois la lecture de cet article. Après quoi, on lui fourrait le journal dans la poche. Tout un ballot d’exemplaires, arrivé le matin de Môcon, était là pour être distribué.

Le Poisson-Bleu, à cause de la couleur politique de ses hôtes, beaucoup plus qu’à cause de celle de son enseigne n’était guère fréquenté par les rouges. Cependant deux ou trois qui s’y étaient aventurés avaient discuté chaudement avec les réacs.

Le rémouleur Pidassier s’était même colleté avec le charron Poidasse : le charpentier Brideau et l’épicier Trouquet avaient échangé des coups de poing. Et, à vingt pas du cabaret, on entendait retentir les apostrophes :

— Idiot !

— Salaud !

— Cochon !

Les défenseurs des grands principes de conservation sociale travaillaient le suffrage universel !

Dans l’après-midi, l’effervescence avait gagné toute la commune. Sur la place de la Mairie, des groupes se lançaient des injures et des projectiles aux cris de : « Vive Paryn ! » — « Vive Balloche ! »

Balloche, maire sortant et opportuno-clérical, était plus que l’adversaire, l’ennemi du docteur.

Celui-ci, averti des, scènes qui dégénéraient en bagarres, s’était senti attristé. Quoi ! c’était cela, des pugilats mêlés de hoquets d’ivrognes, le suffrage universel, cette consultation pacifique et sereine, rêvée par des idéalistes qui avaient divinisé le Peuple et n’avaient pas vu l’Homme avec ses tares et ses corruptions ! Par moments, il comprenait le sentiment que ressentaient des natures délicates et fières.

Pourtant, ses tendances batailleuses s’éveillaient : cette cause pour laquelle on luttait, c’était la sienne. Lutte grossière, brutale, mais les poètes qui ont apothéosé la bataille ne sont-ils pas des menteurs ? Est-ce que toute bataille n’est point hideuse ?

En tout cas, il se disait qu’il lui incombait d’aller au milieu de ces hommes tenter de substituer, à la force des coups, celle des arguments. Il prit son chapeau et descendit dans la rue.

Tout de suite il fut aperçu, entouré, acclamé par le plus grand nombre. Seuls, cinq ou six opportunistes lancèrent de loin le cri de : « À bas les rouges ! Vive Balloche ! » Un autre ajouta : « Vive la patrie ! » établissant ainsi une connexité peu flatteuse entre la France et le sieur Balloche. Peut-être, après tout, entendaient-ils parler du journal la Patrie, auquel la publication des faux documents Norton valait une célébrité de ridicule !

— Mes amis, fit Paryn, n’acclamez jamais un homme quel qu’il soit ; acclamez des idées lorsque vous les aurez reconnues justes et grandes.

— Bravo ! appuya Raulin apparaissant dans la foule.

Une borne se trouvait là : Paryn, par une de ces impulsions dont on ne se rend pas compte, y monta et prononça un discours qui n’était certes pas préparé et qui fut peut-être son meilleur. Discours où les ardeurs généreuses et idéalistes de l’homme jeune encore, que n’avaient pas meurtri les désillusions et l’engrenage parlementaire, se mêlaient à une sagacité pratique.

De quoi parla-t-il ? De tout ; excepté de sa candidature. Il dit la nécessité pour tous les hommes, et surtout pour les déshérités, de s’unir, pour augmenter par leur travail le bien-être de tous et de chacun, le lien naturel que constitue la commune rurale, ou, dans les grandes villes, la corporation professionnelle, la moquerie des formules et des déclamations qui présentent le paysan, l’ouvrier, le salarié comme un homme libre détenant une part de souveraineté populaire, alors que, de par l’ignorance et la faim, cette souveraineté n’existe pas. Il retraça avec chaleur l’histoire du département de Seine-et-Loir, les luttes soutenues courageusement par sa plèbe contre une âpre féodalité, féodalité terrienne d’abord, féodalité industrielle plus tard, tendant à tout envahir, tout accaparer, non seulement les richesses du sous-sol, propriété naturelle des habitants, mais encore les diverses branches d’industrie et de commerce.

Il montra ces seigneurs du capital s’emparant de plus en plus de la région, dépossédant ici les producteurs agricoles, là les fabricants, les petits marchands, écrasés par la concurrence des ouvroirs, des cantines où les serfs étaient obligés de se fournir sous peine de renvoi.

— Comment résister à la féodalité qui s’est reformée depuis 1789 ? s’écria-t-il. Féodalité du coffre-fort, plus rapace que celle du blason ! Comment ? Par le faisceau de toutes les forces populaires ; par l’union des groupements ouvriers et des communes, embryons de la future république sociale. La solution radicale interviendra plus tard, mais il faut la préparer : commençons donc par nous emparer des rouages communaux qui sont à notre portée.

Après avoir ainsi exposé la situation d’ensemble, il analysa ce qu’avait été l’administration municipale à Climy, ce qu’elle devait et pouvait être, car s’il est bon d’embrasser du regard un vaste horizon, il faut aussi voir à ses pieds et autour de soi. Il dit le surcroît de ressources et de bien-être que pouvait développer dans la commune une administration intelligente.

Ce discours, commencé devant une trentaine de personnes, finit devant deux cents, au milieu des acclamations enthousiastes.

Lorsque Paryn, après avoir ainsi parlé d’improvisation pendant une demi-heure, redescendit de la borne qui lui avait servi de tribune, Raulin s’approcha de lui et, riant, lui dit :

— C’est très bien, citoyen, très bien, d’autant plus que vous n’avez même pas prononcé le nom de votre adversaire.

— À quoi bon ? répondit le docteur. Ceci est une lutte d’idées et non de personnes. On votera pour moi si l’on veut : j’ai dit tout simplement ce que je pensais.


IX

CE QU’ÉTAIT DEVENUE CÉLESTE


La multiplicité des événements et des personnages nous oblige à abandonner tels de nos héros pour aller aux autres. Aussi avons-nous dû, depuis longtemps, perdre de vue Céleste Narin.

Nous avons quitté la jeune fille au moment où, accablée par la condamnation de son amant, pourchassée par le misérable commissaire de Mersey, brute autoritaire doublée d’un satyre alcoolique, elle s’était enfuie dans les bois.

Où allait-elle ? Au hasard, devant elle, sans savoir.

Ce ne fut que lorsqu’elle eut marché ou plutôt couru pendant plus d’un quart d’heure qu’elle s’arrêta pour reprendre ses esprits.

Céleste se trouvait arrivée à un carrefour de la forêt où se croisaient trois routes. Au centre, un poteau indicateur à double plaque, orientant ses flèches dans les trois directions, portait :

Route de Véran (c’était au nord) ; Bois de Saint-Ambre et Les Bergiers (c’était à l’ouest) ; Mersey et Jagey (c’était au sud).

Céleste se détourna de cette dernière direction : c’était Mersey qu’elle voulait fuir, Mersey où elle avait été si heureuse et si malheureuse, Mersey où elle avait voulu se suicider, où elle avait aimé et où maintenant, seule au monde, elle n’avait plus une pierre pour reposer sa tête !

Qu’allait-elle devenir ? Qu’allait-elle faire ?

Si poignantes que soient les douleurs morales, le besoin de conservation, le plus impérieux que connaisse la nature humaine, finit par reprendre ses droits. Céleste, qui n’avait pas mangé depuis la veille, fut étonnée de sentir les protestations de son estomac.

Machinalement, elle cueillit quelques baies et, se penchant au bord d’un ruisselet, but dans le creux de sa main. Ainsi elle apaisa momentanément sa faim et sa soif, mais ce repas d’anachorète n’était pas une solution pour l’avenir.

Céleste se disait que, quoi qu’il advînt, elle ne serait jamais qu’à Galfe, l’homme auquel de tout son être elle s’était donnée. Dût-elle mourir de misère, jamais elle ne connaîtrait de mari ou d’amant, jamais elle n’aimerait que le forçat condamné au bagne à perpétuité.

Rien ne ferait fléchir cette renonciation dictée par le cœur.

Mais, par moments, il lui semblait impossible que Galfe demeurât au bagne. Comment pourrait-on laisser sous le nom de justice semblable crime s’accomplir : la torture sans autre fin que la mort de cet être jeune et bon qui n’avait tué personne ? L’attentat pour lequel on l’avait condamné était indéniablement d’ordre révolutionnaire et non de droit commun ; se pouvait-il qu’il ne dût jamais y avoir d’amnistie ?

Sans doute l’épreuve serait longue. Eh bien, Céleste l’attendrait : elle était bien sûre que Galfe ne l’oublierait pas ; elle, de son côté, vivrait pour le revoir un jour.

Vivre !

C’était le grand problème. Comment le résoudre ?

Céleste était seule, sans un sou dans sa poche, ne possédant que les pauvres vêtements qu’elle portait sur elle. Après quelques mois de repos et de bonheur passés dans l’habitation de son sauveur, elle se retrouvait dans la situation désespérée qui l’avait amenée à se jeter dans le Moulince.

Mais cette fois, nous l’avons dit, elle voulait vivre pour revoir Galfe. Elle se reprenait de plus en plus à l’existence. Seule la mort de celui qu’elle aimait serait capable de lui faire chercher à nouveau un refuge dans le suicide.

Dès l’enfance, elle avait connu cette vie errante de fatigues et de faim. Avec sa malheureuse mère, elle avait parcouru les chemins, couché à la belle étoile dans les fossés et les halliers, travaillé çà et là, quelquefois imploré la pitié des paysans, jusqu’au jour où les religieuses de Tondou la recueillirent, orpheline, pour en faire chrétiennement leur esclave. Puis était venue cette servitude pesante, accompagnée « d’oremus » et d’eau bénite, au couvent de la Merci, servitude implacable, affolante, qui, plus d’une fois, lui avait fait regretter la grande route avec la faim mais la liberté. Ensuite, l’entrée chez Mme  Hachenin…

Mme  Hachenin ! L’image de cette femme se représentait à sa pensée avec une singulière persistance. Comment cela se faisait-il ?

Entre l’heureuse créature, trônant dans le luxe des millions et n’ayant qu’à vouloir pour que ses désirs les plus dispendieux fussent réalisés, et elle, fille de douleur, que la destinée avait condamnée à souffrir dès le berceau, quel lien, si faible fût-il, pouvait exister ?

Certes, Céleste avait été, dans la maison de la femme du banquier, moins malheureuse qu’au couvent. Mais la façon dont elle avait dû quitter cette maison l’en éloignait à tout jamais, en même temps qu’elle réveillait ses souvenirs de dignité cruellement blessée.

Ne l’avait-on pas traitée comme une voleuse, obligée de s’enfuir pour un délit qu’elle n’avait jamais commis : le vol d’une bague subtilisée par la femme de chambre ?

Ç’avait même été un miracle que cette accusation ne fût point venue peser sur elle au cours de sa prévention à Chôlon. Comment le juge d’instruction qui la tenait sous les verrous avait-il omis de l’interroger en détail sur les phases de sa vie antérieure à sa rencontre avec Galfe, sur son entrée au service de Mme  Hachenin et les circonstances qui le lui avaient fait quitter ? Sans doute, parce que tout l’effort du magistrat tendait à établir la complicité de Céleste dans les attentats commis par son amant : il s’hypnotisait devant les explosions sans voir le reste. Mais l’innocence de la prisonnière était si évidente que le juge, d’ailleurs très malmené par la presse, avait dû signer l’ordre d’élargissement, se réservant d’être d’autant plus rigoureux à l’égard de Galfe.

Si Céleste eût été moins indifférente à son propre sort, elle eût pu craindre, à ce moment-là ou même lorsqu’elle avait été citée comme témoin, de se voir accusée par son ancienne maîtresse. Maintenant elle y songeait et se demandait pourquoi Mme  Hachenin, l’ayant crue une voleuse, n’était pas venue la charger.

Sans doute, la jeune femme avait-elle oublié la disparition de sa bague, la disparition même de Céleste ou jusqu’à l’existence de cette dernière ? Un bijou de valeur moyenne ou une domestique, qu’était-ce pour la créature riche et heureuse qui passait dans la vie comme emportée dans un tourbillon de fête !

Les heures s’étaient écoulées : le soleil baissait sur l’horizon, empourpré d’une lueur d’incendie, et Céleste demeurait irrésolue, au milieu de la forêt, devant le poteau qui lui indiquait les trois routes.

Chercherait-elle à vivre dans les villes ou dans les campagnes ?

Les villes ! Quelles ressources pourraient lui offrir des villes comme le Brisot, Tondou ou Chôlon ? Car c’était dans cette direction que s’allongeait la route de Méran, l’éloignant de plus en plus de Mersey et de Môcon.

Dans ces petites villes, à l’activité régulière et limitée, pourrait-elle jamais, arrivant sans ressources, sans papiers même, trouver le moindre travail ? On n’attendait, certes, pas après elle.

Et l’une de ces villes, Chôlon, lui causait une indicible impression d’épouvante. C’était là qu’on l’avait menée prisonnière, ainsi que son amant, faisant de celui-ci un forçat et d’elle presque une veuve.

Restaient les campagnes.

Là peut-être pourrait-elle, en s’offrant pour les pénibles besognes, trouver des maîtres qui l’accepteraient sans lui demander de papiers et même satisfaits de sa situation qui leur permettrait de l’exploiter davantage. Céleste connaissait l’âpreté du paysan qui entend avoir dans tout salarié un esclave ; elle se souvenait des brutes qui prétendaient abuser d’elle comme de leur chose et qu’elle avait dû fuir, frémissante de dégoût.

Pourtant, il lui fallait opter : villes ou campagnes. La vie dans les forêts, permise aux sauvages, est interdite par ce qu’il est convenu d’appeler notre civilisation.

Céleste, à tout hasard, prit la route de Véran, celle qui menait aux villes : mais elle pouvait s’arrêter aux fermes isolées ou aux villages.

Les arbres de la forêt s’éclaircissaient dégageant l’horizon tout à l’heure pourpre et maintenant violacé par le récent coucher du soleil. Peu à peu ce violet tournerait au bleu sombre, puis au noir : la nuit se ferait. Avant la nuit, Céleste aurait gagné le premier village dont elle entrevoyait les toits éloignés : peut-être y trouverait-elle un gîte.

Ce village, Véran, comptait à peu près cent cinquante habitants, cultivateurs ou bûcherons, dont les demeures, assez disséminées, couvraient une large étendue de collines boisées, escaladées de vignes. À l’entrée du village s’élevait, flanqué d’un mur à droite et à gauche, un bâtiment plus vaste que les autres. Devant la porte cochère stationnait une voiture chargée de foin : non loin picoraient des poules et, en approchant, on eût pu entendre tinter les grelots des vaches.

C’était la ferme de Pierre Mayré, le plus notable habitant de la localité.

Trapu, l’œil vif, brillant dans une figure rougeaude que couronnait une rude chevelure poivre et sel, court taillé, ce villageois offrait le type du paysan robuste et madré.

En ce moment, armé d’une fourche, il enlevait les bottes de foin de la voiture pour les lancer dans la cour où elles formaient un monceau déjà respectable.

Au fond de la cour, une grosse et laide fille de ferme, assise sur un banc, plumait un coq récemment égorgé.

Céleste arriva devant cette ferme où tout annonçait le confort rustique et, bien qu’elle fût lasse d’avoir marché pendant de longues heures, l’estomac vide, car les baies de la forêt ne pouvaient compter pour un repas, elle se redressa, s’efforça de prendre un air sinon gai, du moins assuré. Elle savait que les satisfaits n’aiment ni les figures tristes ni les corps languissants.

— Pardon, monsieur, fit-elle en s’approchant du paysan, est-ce vous le maître de cette ferme ?

Mayré dévisagea l’arrivante d’un regard soupçonneux.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, sans répondre lui-même à la question.

— Je voudrais du travail. Si l’on a besoin de quelqu’un…

— Du travail ? interrompit le fermier. Non, nous n’avons besoin de personne.

Céleste s’attendait à cette réponse. Elle n’en ressentit pas moins un serrement de cœur.

— Je ferai n’importe quel travail, insista-t-elle.

La servante qui plumait le coq avait interrompu sa besogne et s’était rapprochée pour écouter. Elle considérait en dessous cette arrivante avec la jalousie sourde et haineuse des salariés pour les misérables comme eux, en lesquels ils devinent des concurrents possibles.

Mayré s’en aperçut.

— La Martine, cria-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique, allez donc voir à la cuisine si j’y suis.

Puis se tournant vers Céleste :

— N’importe quel travail, ricana-t-il, c’est facile à dire. Reste à savoir si vous en seriez capable. Vous m’avez l’air d’une demoiselle de la ville plutôt que d’une fille de ferme.

C’était absolument vrai. La jeune fille eût pu servir de modèle à un sculpteur ; elle apparaissait d’une tout autre espèce que le vigoureux laideron au service de Pierre Mayré.

Toutefois, Céleste se rendit bien compte que cette phrase, dans la bouche du terrien, n’était pas un compliment. Elle s’empressa de protester :

— On peut être forte sans être grosse, répondit-elle.

— Oui-dà. Eh bien, nous allons voir. Prenez-moi ça.

Il tendit sa fourche à Céleste qui la saisit, commençant à espérer.

— Là, maintenant, enfourchez-moi une brassée de ce foin et lancez-la dans la cour, sur le tas.

Céleste se raidit dans un effort et exécuta l’ordre du fermier. Elle était, en effet, sinon très vigoureuse, du moins plus forte qu’elle ne le paraissait. Son enfance de durs travaux dans les fermes et au couvent de la Merci avait développé ses muscles. Pierre Mayré demeura étonné : néanmoins, il se garda bien de le laisser paraître.

— Peuh ! fit-il dans une moue dédaigneuse, tandis que Céleste continuait à piquer et enlever le plus rapidement possible les brassées de foin. Vous n’êtes pas bien solide : j’avais vu ça tout de suite… Enfin, continuez ce travail et ce soir vous mangerez la soupe avec nous.

— Et pourrai-je coucher dans un coin ? hasarda timidement la jeune fille.

— Coucher !… Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Je ne reçois pas comme ça sous mon toit les premiers venus.

— Monsieur, supplia Céleste, vous n’aurez pas à vous en repentir.

— C’est possible, mais je ne vous connais pas. Avez-vous des papiers ?

— Non, fit la jeune fille.

Elle comprenait bien l’impossibilité de lui raconter son histoire. Ce que le paysan y eût vu de plus clair, c’est qu’elle était la maîtresse d’un dynamiteur, d’un forçat, et qu’elle-même avait été en prison. Loin de se sentir apitoyé, il l’eût mise à la porte à coups de fourche en ameutant contre elle tout le village.

— À votre âge, reprit Mayré, on ne se promène pas comme ça toute seule sur la grande route. On reste dans sa famille.

— Je n’ai plus de famille, répondit Céleste.

— Quoi ? plus de famille ? On a bien un père ?

— Mon père est mort.

— Une mère ?

— Elle est morte.

— Des frères, des sœurs !

— Je n’en ai pas.

— Sacrebleu ! s’écria Mayré impatienté. On a alors un mari ou un amant.

Un amant ! Céleste pâlit et se sentit défaillir, évoquant l’image de Galfe, s’embarquant au milieu du troupeau des forçats à destination de la Nouvelle-Calédonie.

— Je n’ai pas et n’aurai jamais d’amant, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même.

Mayré eut un gros rire narquois.

— Enfin, d’où venez-vous ? lui demanda-t-il la regardant fixement dans les yeux.

Bien que répugnant au mensonge, Céleste sentit la nécessité d’inventer une histoire.

Ce ne fut pas, d’ailleurs, à vrai dire, un mensonge. Soudant les uns aux autres quelques épisodes de sa vie, elle dit la mort de son père dans un accident de mine, la mort de sa mère, épuisée de privations, ses pérégrinations dans la région pour trouver du travail, son départ de diverses maisons où le maître voulait abuser d’elle.

Ce dernier détail, elle le donna avec une double intention : d’abord parce que c’était une explication plausible et véridique, puis pour avertir le fermier que si elle était prête à exécuter tous les travaux, si pénibles ou répugnants fussent-ils, elle était bien décidée à ne point livrer son corps.

Cette histoire improvisée était, somme toute, admissible ; Céleste la racontait sans hésitation, n’ayant, hélas ! qu’à puiser dans ses douloureux souvenirs, quoique taisant les plus douloureux. Elle se bornait à éviter de citer les dates et les localités.

Pierre Mayré n’était ni un sentimental ni un monstre, mais simplement un paysan connaissant la valeur du temps, du travail et de l’argent. Il n’eût certes pas assassiné son prochain et même il réprouvait le vol dans les formes où le punit le Code ; mais il ne se demandait point si, en profitant du malheur ou de la faiblesse d’autrui pour lui imposer un contrat léonin, il ne commettait pas un acte pire que le vol.

— Je vous prends à l’essai, dit-il brusquement à Céleste. Vous mangerez avec nous et coucherez sur la paille dans le hangar. Vous ferez le travail de la maison avec la Martine. Si vous ne faites pas mon affaire, je vous congédierai quand je voudrai. C’est à prendre ou à laisser.

— J’accepte, répondit Céleste.

C’était l’esclavage, mais c’était la vie la plus matérielle, manger et coucher, assurée.

Quelle vie !

Tout de suite la jeune fille fut mise aux grosses besognes : traîner les brouettes, bêcher, laver le plancher, lessiver. La Martine, traitée en animal domestique qu’on rudoie de la parole sinon du geste, fut satisfaite, sa première inquiétude passée, d’avoir auprès d’elle une aide à laquelle elle pût donner des ordres, se déchargeant sans hésitation sur elle de tous les travaux pénibles. C’était une revanche de son abaissement, la revanche sur l’être faible, habituelle aux lâches et aux brutes.

En entrant au service de Pierre Mayré, Céleste Narin avait prudemment changé de nom, prenant celui de Lucette Rénois. Lucette était son second prénom ; Rénois était le nom de sa mère.

— Allons, la Lucette, à l’étable, feignante ! criait la Martine. Les vaches ne sont pas encore tirées.

Ou bien :

— Qu’est-ce qu’elle fiche donc, cette couleuvre ? Les foins n’ont pas encore été rentrés et le temps est à la pluie.

Céleste se hâtait sans répondre, espérant finir par désarmer son bourreau. Mais celui-ci demeurait d’autant plus inlassable qu’il n’avait pas conscience de sa cruauté.

Pierre Mayré observait et laissait faire, la chose pour lui n’ayant pas d’importance. D’ailleurs, il s’abstenait de rudoyer lui-même sa nouvelle servante dont il constatait la bonne volonté. Peut-être était-ce cette circonstance qui irritait la Martine.

Jacqueline, la femme du fermier, était une créature silencieuse, ni bonne ni méchante, ne quittant son aiguille que pour surveiller la cuisine ou la basse-cour. C’était surtout à elle qu’on eût pu appliquer le précepte chinois : « La femme doit être une ombre et un écho. »

Les Mayré n’avaient d’enfant qu’un fils, âgé de vingt-trois ans, qui, ayant devancé l’appel de sa classe, terminait actuellement son service militaire. Il allait être libéré dans quelques mois ; c’était en raison de son absence que son père s’était laissé aller à prendre une nouvelle servante qui, d’ailleurs, ne lui coûtait rien.

Céleste ne pouvait se défendre d’une vague inquiétude, un pressentiment peut-être, à l’idée de ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas et que la caserne allait bientôt restituer à la vie des champs. Sans doute, n’aurait-on plus besoin d’elle et la rendrait-on aux hasards de la grande route.


X

DEUX ADVERSAIRES


Le docteur Paryn avait été élu maire de Climy ; le baron des Gourdes avait été élu conseiller général du canton de Mersey. La situation entre les deux hommes demeurait la même sans qu’aucun eût l’avantage sur l’autre.

Jamais ils ne s’étaient parlé, jamais ils ne s’étaient vus et la lutte entre eux continuait, implacable. Les deux partis qui s’incarnaient en leurs personnes se heurtaient furieusement.

Des Gourdes, c’était l’aristocratie féroce, non pas cette aristocratie momifiée, qui, étrangère à l’universel mouvement des choses, râle et achève de s’éteindre dans ses châteaux délabrés, au milieu d’un monde qu’elle ne connaît pas et qui ne la connaît pas, mais l’aristocratie rajeunie, retrempée par son union avec la haute bourgeoisie, enrichie dans la finance, l’industrie, les spéculations et s’engraissant du formidable travail des masses.

Paryn, c’était la faction intermédiaire entre cette bourgeoisie démocratique, libérale en politique, conservatrice en économie, et le prolétariat révolutionnaire dont l’heure s’approche. C’était le parti destiné aux affaires dans une période préparatoire d’évolution à gauche.

À Climy, la lutte avait été chaude. Plus d’une fois les paisibles habitants avaient failli s’entre-dévorer, grâce surtout aux incitations de la Gazette de Seine-et-Loir qui jetait flamme et venin sur le candidat radical-socialiste. Le cabaret du Poisson-bleu, transformé en place forte des partisans de Balloche, avait vu des batailles homériques. Le soir de la proclamation du scrutin, il avait été pris d’assaut par les rouges, Poulet en tête, au cri de : « Vive Paryn ! »

La nouvelle de cette élection avait naturellement indigné des Gourdes et sa femme, celle-ci plus encore. Si le nouveau maire de Climy n’eût été qu’un arriviste, radical par besoin d’étiquette, elle ne se fût pas émue outre mesure : ces sortes d’individus, qui commencent en révolutionnaires pour finir en conservateurs, calculant vingt ans à l’avance les phases de leur évolution rétrograde, ne lui inspiraient pas la moindre crainte. Mais Paryn n’était pas du tout de cette trempe : il s’était attaqué à l’omnipotente direction des mines de Pranzy, encore que cette région ne fût pas appelée à lui fournir des électeurs, puisque sa commune et sa circonscription étaient essentiellement agricoles, preuve qu’il n’était point guidé par l’idée fixe d’un mandat à conquérir. Un tel homme était dangereux.

— Les articles de la Gazette ont fait long feu, dit la baronne à son mari.

— Long feu ! Il en restera toujours quelque chose, répondit des Gourdes qui avait lu Beaumarchais.

— C’est égal, il faut trouver mieux. D’autant plus qu’il va avoir son journal.

— On le dit.

En effet, le docteur Paryn avait reconnu la nécessité d’avoir à sa disposition un quotidien dans lequel il pût riposter aux calomnies qui, il n’en doutait pas, continueraient à être déversées sur lui par la Gazette de Seine-et-Loir. Le journal, à notre époque d’âpre affairisme et de domination capitaliste, n’est plus que bien rarement le champion d’une idée ; la presse, qui aurait un rôle si grand et si pur dans une société d’affranchis, est asservie sous la puissance de l’or : elle doit servir les appétits, les ambitions, les rancunes de ceux qui possèdent ce levier magique.

Pourtant, il est des feuilles où la conscience ne se vend pas à la ligne et l’Union populaire de Seine-et-Loir était de celles-là.

Fondée à Môcon quelques années auparavant avec un programme de concentration républicaine, ce journal, lieu de se modérer peu à peu comme les républicains arrivés au pouvoir, avait, au contraire, plutôt accentué ses tendances. En même temps, des collaborateurs occasionnels, correspondants de Mersey, de Pranzy, de Montjeny, du Brisot, de Chôlon, lui donnaient maintenant une note populaire : la question sociale y apparaissait, cette question sociale niée par un éloquent tribun républicain qui ne vit jamais dans la masse travailleuse et souffrante qu’un marchepied.

De ces collaborateurs, le docteur Paryn était devenu le principal. D’abord il avait envoyé des chroniques scientifiques, conçues non pas dans ce jargon hérissé à plaisir de termes ultra techniques, inintelligible pour le plus grand nombre, mais en claire langue française. Ces articles, œuvre d’excellente vulgarisation, d’enseignement simple et de conseils pratiques, extrêmement goûtés, avaient contribué à rendre populaire le nom du docteur. Puis, des questions scientifiques il s’était élevé aux questions philosophiques, sociales, politiques, s’occupant très particulièrement de l’enseignement dont il faisait valoir l’importance primordiale dans un pays démocratique.

De la sorte le journal s’identifiait peu à peu à lui. Depuis un an, il en était même devenu actionnaire. Il se trouvait tout naturellement sur le chemin de la direction.

Des Gourdes savait tout cela, sa femme aussi. Leur police, habilement dirigée par Moschin, ne se contentait pas de moucharder les mineurs de Mersey et du Pranzy, elle opérait en dehors de ce fief et enveloppait Paryn, à Climy même, d’un savant réseau d’espionnage.

— Savez-vous ce que vous devriez faire, Raoul ? demanda la baronne des Gourdes.

— Non. Quelle est votre idée ?

— Puisque la campagne de la Gazette et tous vos efforts ont été impuissants à empêcher l’élection de Paryn, eh bien, laissez-le s’élever encore un peu : sa chute n’en sera que plus mortelle.

— S’élever ! Pas jusqu’à la députation, j’imagine !

— Non, mais jusqu’à la direction de l’Union populaire. Seul, il était invulnérable ; une fois son existence et sa fortune liées à la fortune et à l’existence d’un quotidien, il sera à votre merci. Un journal, mon cher, c’est une arme, mais quelquefois aussi c’est un gouffre.

— L’Union populaire est un journal exécrable ; néanmoins, ou à cause de cela, il a une réputation bien assise et une bonne clientèle.

— On peut lui faire perdre l’une et l’autre, le tuer sous les procès. La rédaction d’un journal ne peut toujours être sur ses gardes comme un individu. Quoi de plus facile que de faire glisser un article diffamatoire, une information calomnieuse, de s’entendre avec le marchand de papier, de suborner les dépositaires, de terroriser les vendeurs ? Tout cela nous est facile puisque nous avons de l’argent et que nous pourrons nous mouvoir non plus seulement sur le terrain politique, mais sur tous les terrains.

Des Gourdes regardait sa femme avec admiration. La baronne continua :

— Bref, si nous savons vouloir, Paryn se ruinera, s’endettera dans la possession du journal. Il rêve maintenant la députation ; précipitez-le dans la faillite et vous en serez débarrassé à tout jamais.

Tout cela avait été dit du ton décidé d’un général en chef exposant son plan de bataille à ses lieutenants.

Le baron des Gourdes prit la main de sa femme et la porta galamment à ses lèvres.

— Vous êtes adorable, lui dit-il.

Un mois plus tard, par un vote unanime des actionnaires, la direction de l’Union populaire passait aux mains du docteur Paryn.

Ce fut un événement sensationnel dans le département et plus d’un politicien en chambre prophétisa que l’hostilité, jusqu’alors intermittente entre la Gazette de Seine-et-Loir, feuille à la dévotion de des Gourdes, et l’Union populaire allait se transformer en une lutte à mort.

Peu de temps après, eurent lieu les élections pour le conseil général. Des Gourdes fut élu à Mersey presque à l’unanimité. À peine une centaine d’électeurs, sur plus de trois mille, osèrent-ils se prononcer contre lui. Et encore ceux-là n’étaient-ils pas des mineurs.

Quant au troupeau ouvrier du baron, il s’abstint en très grande partie d’aller voter. On savait qu’à l’entrée de la salle de vote, derrière les distributeurs se tenaient les agents de Moschin, notant ceux qui déposeraient dans l’urne un bulletin au nom de Pougin, le candidat républicain modéré, l’unique concurrent qui eût osé se présenter, d’ailleurs sans nulle chance, contre des Gourdes.

Et la fortune politique de Pougin n’intéressait pas suffisamment ces déshérités pour qu’ils risquassent en sa faveur leur pain quotidien. Des Gourdes, Pougin ou un autre, que leur importait ? Qu’y aurait-il de changé dans leur situation d’esclaves !


XI

UNE LETTRE DE NOUMÉA


Toute la journée Panuel s’était montré nerveux. Déjà la veille et l’avant-veille, Geneviève avait remarqué son humeur inquiète ; le brave homme allant, venant sans but fixe et demeurant silencieux pendant des heures.

La jeune femme, toujours très discrète malgré l’intimité de cette vie côte à côte qui maintenant durait depuis des années, n’avait pas voulu l’interroger. Elle attendait que son ami lui apprît, s’il le jugeait à propos, la cause de son agitation.

Mais Panuel demeurait taciturne. La présence même de Berthe, revenant de l’école de Gênac, put à peine amener un sourire sur ses lèvres tandis qu’il embrassait l’enfant, presque machinalement, sans la regarder.

À la fin, Geneviève se hasarda :

— Mon bon ami, lui demanda-t-elle, je vous vois inquiet, troublé. Avez-vous quelque chagrin ?

— Non, fit brusquement le menuisier, ce n’est rien. N’y faites pas attention.

Geneviève n’insista point. Elle remarqua cependant que, quelques minutes avant cinq heures, moment où passait chaque jour le facteur, l’agitation de Panuel redoubla et que, tout à coup, il quitta l’Étoile solitaire comme pour aller au-devant du courrier.

Son manège eût pu passer pour celui d’un amoureux attendant impatiemment quelque missive de sa belle, mais l’âge du menuisier, cinquante-cinq ans bien sonnés, rendait peu vraisemblable pareille supposition.

Qu’était-ce donc ?

Geneviève le vit revenir au bout d’un quart d’heure, l’air absorbé dans un monde de réflexions.

Pendant le dîner, à peine desserra-t-il les dents, il eut seulement un tressaillement lorsque Berthe, tirant sa chaise tout près de lui et le regardant, câline, lui demanda, implorante :

— Papa Nuel, raconte-moi une histoire.

Papa Nuel était l’appellation que Berthe enfant bégayait autrefois en tendant ses petits bras vers le brave homme qui avait remplacé son père, appellation qu’elle lui continuait toujours malgré ses dix ans. Et les histoires étaient le triomphe du menuisier. Non pas histoires absurdes de fées, de revenants, de miracles, dont on farcit encore la tête des enfants, mais histoires vraies, racontées sous une forme simple et mêlées de considérations pleines de bon sens.

— Une histoire ! murmura Panuel. Eh bien, oui.

Sa voix était altérée par l’émotion. Geneviève le regarda fixement : leurs yeux se rencontrèrent.

La femme du forçat lut la pensée de son ami. Cette pensée était : « Écoutez et comprenez. »

— Il était une fois, raconta Panuel dont la voix, s’affermissant peu à peu, devint grave, un ouvrier mineur honnête et courageux qui s’était fait des ennemis puissants parce qu’il ne disait rien que ce qu’il pensait et agissait toujours selon sa conscience.

Geneviève étouffa un soupir : elle comprenait que c’était l’histoire de son mari que le menuisier commençait à conter et elle se préparait à apprendre quelque nouvelle, tragique peut-être. Quant à Berthe, elle avait levé les yeux sur son grand ami, un peu étonnée et l’air méditatif. Quand elle était arrivée en âge de commencer à comprendre on lui avait parlé de son père, envoyé par des méchants dans un pays lointain dont on ne revient pas toujours, lui disant que même si ce père ne revenait point, il était juste qu’elle pensât à lui et l’aimât. Plus tard, on lui en apprendrait davantage.

Panuel continua :

— Un jour, on l’accusa d’avoir poussé ses compagnons de la mine à se révolter contre les riches qui les faisaient travailler.

Berthe interrompit le conteur :

— Papa Nuel, pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres ? Est-ce juste ?

— Non, mon enfant, ce n’est pas juste. Cela finira quand les pauvres l’auront compris.

— Alors, le mineur avait raison s’il voulait se révolter avec ses camarades.

Panuel eut un éclair dans le regard. Ce bon sens droit de l’enfant, non déformé par les conventions et les mensonges de la société, lui plaisait : la petite serait digne de son père et de son aïeul.

Il reprit :

— Le mineur fut condamné par des juges, qui défendaient les riches contre les pauvres et jamais les pauvres contre les riches, à aller passer de longues années comme prisonnier dans un pays lointain qu’on nomme la Nouvelle-Calédonie.

— Comme mon pauvre père ! soupira Berthe.

Geneviève essuyait à la dérobée ses yeux humides de larmes. Elle s’efforçait de ne pas éclater en sanglots devant sa fille et se demandait pourquoi Panuel avait choisi ce procédé pour l’initier évidemment à quelque nouvelle grave, sans doute pour éviter une crise en la forçant à dompter son désespoir en présence de son enfant.

— Oui, comme ton père, ma chérie, reprit Panuel tout en encourageant Geneviève par ce magnétisme du regard qui transmet toutes les émotions ou toutes les forces de l’être.

Or, le mineur avait laissé dans son pays une femme et une enfant, une petite fille comme toi, Berthe, et il n’avait pas renoncé à l’idée de les revoir. Un jour il s’évada…

Geneviève, qui pleurait silencieusement, ne put se contenir davantage. Avec un cri étouffé elle se leva, chancelante, l’œil hagard.

— Parlez ! mais parlez donc ! fit-elle à Panuel. Vous me tuez.

Berthe, bouleversée de voir pleurer sa mère, fondit en larmes, elle aussi. Panuel la poussa doucement dans les bras de Geneviève. Toutes deux demeurèrent étroitement embrassées.

— Oui, continua Panuel, il s’est évadé. Et depuis, des années se sont passées ; on n’a plus eu de ses nouvelles, on n’a plus entendu parler de lui. Peut-être de nouvelles aventures l’ont-elles retenu dans les pays lointains et empêché de revoir sa femme et sa fille qui ne l’ont pas oublié et l’attendent toujours.

— Évadé ! murmurait Geneviève.

— Il reviendra ! s’écria Berthe. Ah ! Papa Nuel, c’est de mon père que tu parles : je l’ai compris en voyant pleurer maman.

Le premier choc, que le digne homme avait redouté pour Geneviève, ayant été ainsi préparé et amorti, Panuel raconta ce que, au bout de tant d’années écoulées dans l’incertitude, il était parvenu à apprendre.

En présence du mauvais vouloir ou de l’ignorance des autorités qui s’étaient bornées à constater la disparition d’Albert Détras, Panuel avait écrit sans en parler à Geneviève au directeur de l’administration pénitentiaire, puis au maire de Nouméa qui, plus humain, envoya deux lignes pour dire que tout ce qui concernait le bagne et les forçats lui était étranger.

Panuel s’abstint de montrer à son amie cette lettre qui, n’apportant aucun renseignement, n’eût pu que raviver sa douleur.

Néanmoins, il ne se tint pas pour battu.

Il se disait que quelques-uns des communards déportés en 1871 avaient pu demeurer dans le pays et que ces hommes frappés jadis pour avoir défendu la liberté ne pourraient manquer de s’intéresser au sort des condamnés de Mersey.

Ce en quoi, Panuel, malgré sa sagacité habituelle, se trompait.

Tout d’abord, les plus avancés, les plus militants de cette déportation comptant des éléments très disparates, avaient dès l’amnistie quitté un pays qu’ils exécraient, l’habitant contre leur gré. Il n’était resté ou revenu en Nouvelle-Calédonie qu’un nombre extrêmement restreint de communards, s’occupant d’affaires, agriculture, élevage ou spéculation sur les mines de nickel.

Et ceux-là, quoique conservant par habitude des opinions en somme républicaines, étaient devenus en général indifférents à la politique, plus encore à un mouvement social qu’ils ne connaissaient pas, ne comprenaient point.

L’homme, en général, n’a dans sa vie qu’une période de forte activité généreuse pendant laquelle il est capable de sacrifier sa liberté et même sa vie pour des idées et un but collectif : c’est la jeunesse, commençant quelquefois un peu plus tôt et se terminant un peu plus tard. Passé trente-cinq ans, il est rare que l’individu conserve l’enthousiasme, la vaillance et le désintéressement. La quarantaine devient l’âge mauvais, l’âge de l’égoïsme qui raille les aspirations idéales d’autrefois, les traitant d’illusions, et qui veut jouir de cette vie arrivée à un point culminant, au delà duquel il n’y a plus que le déclin vers la vieillesse et la mort. Quelquefois, cependant, chez certaines natures l’approche de la vieillesse produit un réveil ; l’homme devient indifférent à cette vie qui s’éloigne de lui, aux jouissances matérielles dont il ne peut plus goûter. Il éprouve le besoin de se rattacher à des idées fortes, de vivre par le cerveau, alors que ses autres organes s’éteignent et il peut redevenir enthousiaste, héroïque même comme aux jours de sa jeunesse. Telle est la raison pour laquelle les révolutions populaires comptent à la fois des vieux et des jeunes, des barbes blanches à côté des figures imberbes. Les hommes mûrs y sont rares.

Pour ces raisons, les quelques communards demeurés à « la Nouvelle » ne s’intéressaient plus au mouvement des idées et des faits dans cette France située aux antipodes. Puis la Commune qu’ils avaient défendue, les uns par conviction, les autres emportés simplement par les événements, était un mouvement politique et patriotique teinté seulement de vagues aspirations sociales. Depuis, le monde avait marché, les antagonismes de classes s’étaient accentués, la lutte du Travail contre le Capital emplissait le monde, faisant succéder, après de courtes accalmies, les révoltes aux répressions et les répressions aux révoltes. Mais cela, eux, restés hommes de 1871, ne le voyaient pas, ne le comprenaient pas.

Puis, embourgeoisés, devenus respectés et notables dans ce pays où ils étaient arrivés en prisonniers, les anciens communards ne s’occupaient pas de cet enfer qui existait près d’eux : le bagne. Certes, quelques-uns des leurs : Maroteau, qui y était mort, Amouroux, Alphonse Humbert, Allemane, Dacosta avaient peiné pendant huit ans dans cette géhenne. Mais ceux-là partis, que leur importaient les autres ? Un ramassis de voleurs et d’assassins, mêlés par-ci par-là de quelques anarchistes, fous dangereux qui ne voulaient reconnaître aucun gouvernement !

Ainsi pensaient les ex-déportés de Nouméa, et Panuel, qui avait pu bien difficilement se procurer l’adresse de deux ou trois d’entre eux, vit bien qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté-là.

Mais la Nouvelle-Calédonie est une colonie où l’on envoie des soldats, et les jeunes gens du département de Seine-et-Loir sont, comme ceux de tous les autres départements, appelés à l’honneur de défendre l’ordre social.

Panuel se dit donc qu’il pourrait peut-être parmi ces jeunes gens en trouver un destiné à la Nouvelle-Calédonie et ayant assez de cœur pour s’intéresser à la situation d’Albert Détras, assez d’intelligence pour réussir à se renseigner.

On savait par les parents de Janteau que le malheureux jeune homme était mort au bagne ; cela redoublait les angoisses de Geneviève et de Panuel. Quant à Galfe, on croyait bien qu’il vivait toujours, mais comme il n’avait plus de famille, on l’oubliait. Les anciens de la mine qui l’avaient connu autrefois étaient maintenant pour la plupart morts, partis ou assagis.

Sept ans et demi s’étaient déjà écoulés depuis l’arrivée de la dernière lettre d’Albert Détras lorsque Panuel réussit à trouver l’homme qu’il cherchait.

Un charron de Gênac, Firmin Montal, qui venait quelquefois à l’Étoile solitaire et avec lequel il aimait à causer, leurs idées se rapprochant beaucoup, lui apprit un jour que son fils, Arsène, soldat au 3e  régiment d’infanterie de marine, allait prochainement s’embarquer de Brest à destination de la Nouvelle-Calédonie où il passerait tout son temps de service.

Cela fit réfléchir Panuel. Ce jeune homme avait des idées assez avancées et, mieux encore que des idées, des sentiments humains que la vie abrutissante de la caserne ne lui ferait peut-être pas perdre. Il se rappelait l’avoir vu deux ou trois fois avant son départ au régiment et une impression favorable lui en était restée.

Sans parler de rien à Geneviève, Panuel expliqua à Montal son désir d’être renseigné par une enquête sérieuse et discrète sur le sort d’Albert Détras, condamné aux travaux forcés pour participation aux événements de Mersey et dont on était sans nouvelles depuis des années.

Firmin Montal affirma aussitôt que son fils ne demanderait pas mieux que de se livrer sur place à cette enquête. Il faudrait pour cela lier connaissance avec quelques colons, si possible avec quelques gardes-chiourmes et se renseigner dans les rédactions de journaux de Nouméa, car la colonie possédait, outre le Moniteur officiel, deux feuilles quotidiennes. Si le soldat ne pouvait agir lui-même directement, en cette enquête, peut-être rencontrerait-il quelque brave homme pour accepter de le seconder ou le suppléer.

Le charron ne s’était pas trompé : Arsène, auquel il avait aussitôt écrit, accepta sans difficulté et Panuel n’eût plus qu’à lui envoyer tous les renseignements pouvant faciliter sa tâche.

Dix mois s’écoulèrent ensuite. Le voyage du transport la Saône avait duré cent douze jours ; puis, presque au lendemain de son débarquement, la compagnie à laquelle appartenait Arsène avait été détachée à Bouloupari. Panuel commençait à désespérer lorsque le père Montal apparut un jour à l’Étoile solitaire avec une lettre de son fils. Celui-ci annonçait son prochain retour à Nouméa où il espérait se procurer tous les renseignements sur Albert Détras. Sans doute par le prochain courrier pour l’Europe, c’est-à-dire dans un mois, serait-il à même d’envoyer ces renseignements.

C’est ce qui explique la fièvre avec laquelle, depuis trois jours, Panuel attendait le facteur.

Geneviève, en apprenant l’évasion de son mari, avait ressenti un choc dans tout son être. La nécessité de se dompter devant sa fille et la façon dont Panuel avait préparé son récit la sauvaient cependant d’une crise douloureuse ou d’une accablante prostration.

Deux sentiments luttaient en elle, l’espoir et la douleur.

L’espoir, car elle se disait qu’Albert, échappé aux gardes-chiourmes, pourrait arriver à revoir la vieille Europe et, dans ce cas, lui reviendrait. Elle ne doutait pas de son affection.

La douleur, car elle se disait aussi que son mari avait dû succomber dans quelque drame ignoré, au lendemain de son évasion. Trop d’années maintenant avaient passé, sans qu’il eût donné signe de vie, pour qu’on pût le croire encore de ce monde.

— Panuel, dit Geneviève, cessez de me parler par lambeaux de phrases. Vous voyez que je suis forte : apprenez-moi tout ce que vous savez.

Le menuisier, alors, raconta à Mme  Détras comment il avait pu trouver un correspondant qui se chargeât de le renseigner. Puis, tirant de sa poche la lettre d’Arsène Montal, il lut tout haut :

« Je vous dirai qu’il ne m’a pas été facile de savoir la vérité au sujet d’Albert Détras. À Bouloupari, j’ai bien essayé d’interroger quelques forçats du camp, mais aucun ne se rappelait l’avoir connu. Ou bien, s’ils savaient quelque chose, ils se taisaient. Moi-même je ne pouvais avoir que de rares rapports avec eux, parce qu’il nous était défendu de leur causer.

« Quant aux surveillants-militaires, ils affectent de se croire supérieurs aux soldats. D’autre part, nos officiers ne les fréquentent point et ils ne sont pas aimés de nos sous-officiers. Pour cette raison, je n’ai rien pu savoir d’eux.

« Pourtant le camp de Bouraké où, d’après les renseignements que vous m’avez fournis, Détras se trouvait en dernier lieu, n’est pas éloigné de Bouloupari. Aussi j’enrageais de me savoir près de l’endroit d’où le malheureux a disparu et d’être impuissant à trouver trace de lui.

« Enfin, nous sommes entrés à Nouméa et j’ai lié connaissance avec un employé du journal la France australe. Je me disais que lui, qui habitait la colonie depuis quinze ans et avait eu sous ses yeux les nouvelles, saurait peut-être quelque chose. Mais non !

« J’en arrivais à perdre tout espoir, me disant que le bagne garde ses secrets, lorsque nous fûmes commandés pour partir à l’île Nou. Je songeai aussitôt que là je pourrais apprendre quelque chose. Le hasard, souvent, fait mieux les choses que les recherches patientes.

« Je regrettais de n’être point gradé, car, sergent ou même simplement caporal, j’aurais eu plus de facilités pour aller à droite et à gauche m’informer. Néanmoins, je cherchais toutes les occasions de causer avec les forçats et, finalement, au camp Est, j’en rencontrai un, auquel on laissait un peu plus de liberté qu’aux autres, parce que les journaux de France parlaient assez souvent de lui, et qui put me mettre sur la voie.

« Sans doute, vous rappellerez-vous son nom. C’était Cyvoct, qui fut, en 1883, condamné à Lyon pour l’explosion de la place Bellecour.

« Lui était au courant de la vie du bagne et, quand j’eus gagné sa confiance, il m’apprit qu’il avait entendu parler bien vaguement, à une date correspondant à celle de la disparition de Détras, d’une audacieuse évasion au camp de Bouraké.

« Un condamné d’une trentaine d’années, dont on a toujours tu le nom, se serait enfui du camp en assommant à demi l’unique surveillant, le garrottant et s’emparant de ses vêtements. Ce condamné n’aurait jamais été revu.

« Comme semblable fait pouvait servir d’exemple aux forçats, on s’est efforcé de le leur laisser ignorer. Les hommes du détachement de Bouraké ont été envoyés au camp Brun, d’où l’on ne revient guère vivant. C’est à peine s’il en est resté trois ou quatre, qui ont reçu l’ordre de se taire, sous peine des châtiments les plus sévères.

« Le surveillant-militaire Carmellini était, à cette époque, le chef du détachement de Bouraké. Sans doute, pourrait-il fournir des détails, mais qui donc oserait les lui demander ?

« C’était une piste ; je résolus de la suivre, mais comment rencontrer et aborder Carmellini ?

« Heureusement, le cantinier des surveillants est natif de Gênac ; c’est donc un pays. J’en profitai, quelques petits verres aidant, pour me mettre dans ses bonnes grâces et finalement lui confier mon désir.

« — Carmellini, me dit-il, oui, il a eu une mésaventure de ce genre, je me rappelle. Dame, cela remonte à pas mal de temps, il n’aime pas en parler, ça se comprend, mais laisse-moi faire. Il est justement à l’île Nou. En le faisant boire, je me charge de tirer de lui toute l’histoire. »

« Et, en effet, huit jours plus tard, le cantinier m’a fait part de ce qu’il avait appris.

« Le forçat qui, en décembre 1884, s’est évadé seul du camp de Bouraké après avoir ligotté Carmellini et revêtu ses effets, est bien le condamné Albert Détras, no 3205.

« Depuis, on n’a jamais eu de ses nouvelles. »

On peut juger de l’émotion que produisit sur Geneviève la lecture de semblable lettre.


XII

APRÈS L’ÉVASION


Qu’était devenu Albert Détras ? Nous l’avons laissé, s’échappant du camp de Bouraké après avoir lié, bâillonné Carmellini et revêtu une partie de ses effets à la place des vêtements matriculés du bagne.

Tout d’abord, il n’eut qu’une pensée : s’éloigner de ce lieu maudit. Ensuite, il échafauderait un plan quelconque.

D’instinct, il se dirigea à travers les fourrés dans la direction du nord, tournant presque le dos à la mer pour se rapprocher des montagnes.

Bouraké forme une presqu’île, située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Bouloupari.

Cette dernière localité, pourvue d’un poste militaire et d’un camp de transportés, se trouve elle-même distante d’environ seize lieues de Nouméa, sur la route qui, du chef-lieu, conduit au nord de l’île en longeant la côte ouest, le plus souvent très près de la mer.

La Nouvelle-Calédonie, île étroite s’étendant du nord-ouest au sud-est, sur une longueur de quatre-vingt-dix lieues, est traversée par une chaîne centrale de montagnes serpentineuses dont les plus hautes, les pics Panié et Humboldt, dépassent seize cent quarante mètres d’altitude. Une ceinture de récifs madréporiques coupée çà et là par des passes, l’entoure, s’évasant au nord pour se continuer à cent cinquante milles de la grande terre. De la chaîne centrale, qui partage l’île en deux versants, descendent des cours d’eau, torrentueux à leur naissance, larges à leur embouchure comme des bras de mer et dont un seul, le Diahot, ayant un cours sinueux d’environ quinze lieues, mérite en réalité le nom imposant de fleuve.

Le groupe des Loyalty, formé des trois îles Ouvéa, Lifou et Maré, à l’est, l’île des Pins, au sud, forment les dépendances de la Nouvelle-Calédonie, séparée de l’Australie par trois cent soixante lieues d’Océan.

Cet exposé géographique était nécessaire pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Avant tout, comme Détras ne pouvait espérer rencontrer sur la côte une embarcation abandonnée et pourvue de vivres dont il pût se servir pour gagner l’Australie et que, même si un miracle lui en eût fait rencontrer un, il n’eût pas su la gouverner, il s’éloigna de la mer, quitte à y revenir. Il comprenait d’instinct qu’une battue eût pu l’acculer dans ces marécages et amener sa capture s’il ne se décidait à chercher le large, c’est-à-dire l’asile des montagnes.

Détras franchit donc la grande route de Nouméa au Diahot, à plusieurs kilomètres au nord-est de Bouloupari, marchant le plus possible à couvert et explorant du regard le terrain devant lui. Il avait emporté à la fois le revolver et le gourdin de Carmellini, et était bien décidé à ne pas se laisser prendre sans une résistance désespérée. En outre, bonheur inespéré, le gilet du garde-chiourme contenait une montre et cinquante francs.

L’ancien mineur était l’honnêteté même. Toutefois, on se tromperait singulièrement en s’imaginant qu’il eut une seconde l’idée d’aller retrouver son bourreau pour lui restituer cette propriété. Cet argent avec les vêtements, c’était, dans son épouvantable situation, le salut possible.

Tant par les récits de forçats qui étaient allés en détachement sur divers points de la brousse que par la vue quotidienne d’une grande carte appendue au mur de la case du surveillant militaire, Détras avait une idée, au moins générale, de la région dans laquelle il se trouvait. Il résolut de gagner les contreforts du mont Ouitchambô.

Lors de la célèbre insurrection canaque de 1878, des combats acharnés s’étaient livrés dans ces parages. Les tribus révoltées, après avoir massacré habitants et fonctionnaires de Bouloupari, avaient tenu dans les montagnes où les soldats d’infanterie de marine ne purent en avoir raison qu’avec l’aide d’auxiliaires indigènes servant de rabatteurs. Maintenant, ces vastes régions étaient inhabitées, sauf peut-être par quelques évadés errant dans la brousse.

Cette absence de tribus était un atout dans le jeu de Détras, car les Canaques, excellents coureurs, stimulés par la prime de vingt-cinq francs accordée pour la capture de tout forçat évadé, l’eussent chassé comme un gibier et finalement repris, tandis que, surveillants militaires et gendarmes, habitués à voyager seulement sur les routes, étaient médiocrement à craindre.

Détras marcha pendant quatre heures sans s’arrêter. Les niaoulis devenaient rares ; au flanc de montagnes escarpées, surplombant des précipices, courait un immense rideau de broussailles, d’où émergeaient çà et là de splendides fougères arborescentes.

Le fugitif gagna le couvert de ces broussailles et alors seulement fit halte pour se reposer et s’orienter.

Il avait derrière lui les postes militaires de Bouloupari, sur la route de Nouméa, et d’Uaraï, sur celle du Diahot, devant lui ceux de Kuen-Thio, à sa droite et de La Foa à sa gauche. S’il voulait gagner le massif presque impénétrable du Ouitchambô, il devait se diriger à droite en coupant la route de Bouloupari à Kuen-Thio et passant à distance de ce dernier poste.

C’était chose relativement aisée, mais une question se posait à lui : celle de la subsistance.

Ces montagnes désertes, couvertes de broussailles et çà et là de bois, n’abritaient pas de gibier, car la faune néo-calédonienne est pauvre. Les cocotiers, précieux pour leurs noix, ne s’éloignent guère des régions basses du littoral ; la destruction des tribus indigènes en 1878 a amené l’abandon des cultures, le bananier, l’igname et le taro sont devenus introuvables ou à peu près dans ces parages élevés ; le taro sauvage s’y rencontre encore, mais Détras se rappelait avoir vu succomber dans d’atroces souffrances un condamné qui avait cru pouvoir se nourrir avec les feuilles de ce végétal.

Lui faudrait-il mourir de faim ?

Tous les jours des forçats s’évadent, las de souffrir dans les camps sous la tyrannie du garde-chiourme, et la plupart, impuissants à se nourrir dans la brousse, reviennent, après quelques jours d’une liberté précaire, se reconstituer prisonniers.

Serait-il obligé de faire comme eux ?

Non, jamais ! Plutôt mourir de faim que de reprendre son ignominieux esclavage !

Oui, le plus grand nombre des évadés reprennent, domptés, épuisés d’inanition, le chemin du camp.

La plupart, mais non tous.

Détras se rappelait avoir entendu parler d’évadés qui avaient couru la brousse pendant des mois et des mois et dont quelques-uns — oh ! très peu — avaient fini par trouver l’occasion de se glisser à bord d’un navire en partance pour l’Australie.

Ne pourrait-il faire comme eux, avoir la même chance ?

L’argent de Carmellini pourrait lui être d’un puissant secours. Aussi se promettait-il d’en être jalousement ménager.

Qu’il pût se maintenir caché dans la brousse pendant une dizaine de jours, le temps que ses cheveux et sa barbe rasés repoussassent quelque peu, et il pourrait se hasarder vers les centres habités sans avoir par trop l’air d’un forçat. Peut-être alors trouverait-il l’occasion de s’embarquer sinon directement pour l’Australie, ce qui eût exigé plus d’argent qu’il n’en possédait et des papiers, du moins pour les Nouvelles-Hébrides, archipel soumis à un condominium anglo-français. Là, il chercherait à travailler au service de quelque colon anglais et, après avoir amassé le prix de son passage, il se ferait admettre à bord de quelque navire en partance pour Sydney ou Melbourne.

La question demeurait celle-ci : comment se nourrir pendant les quelques dix jours qu’il passerait caché ?

Un ruisseau sourdait de la montagne à peu de distance et roulait, s’élargissant, entre des quartiers de roches micaschisteuses, sans doute pour aller se perdre dans la rivière de Thio.

Détras se dirigea vers ce ruisseau et, s’agenouillant sur le bord, but à grandes gorgées. La sensation rafraîchissante de l’eau le revivifia et lui inspira le désir de se baigner. C’était une volupté que Carmellini interdisait férocement à ses hommes.

Le fugitif, s’étant déshabillé en un tour de main, plongea avec délices dans l’eau limpide. Il se sentait maintenant un tout autre homme : il lui semblait que le liquide purificateur enlevait les souillures du bagne et le souvenir même de cet enfer : c’était une autre vie qui allait commencer pour lui.

Détras s’étant rhabillé regarda l’heure à la montre de Carmellini : onze heures. Le soleil commençait à irradier ses rayons les plus incandescents. C’était le moment habituel du déjeuner suivi de sieste pour Carmellini. L’évadé sourit en pensant à la tête que devait faire à ce moment son ex-geôlier et, ayant avisé une anfractuosité de roc à demi cachée par des broussailles, il s’y étendit sinon pour dormir, du moins pour goûter un repos nécessaire.

Les tiraillements de son estomac le rappelèrent au bout d’environ deux heures, aux exigences de la situation. Coûte que coûte, il fallait manger.

Quelques oiseaux, pigeons-verts et perruches, volaient criant et passaient sans se poser. S’il eût possédé un fusil, Détras les eût tirés, mais le revolver n’est pas une arme de précision. Détras, d’ailleurs, était décidé à conserver intactes ses six cartouches pour les décharger sur ceux qui tenteraient de l’arrêter. Il fallait donc renoncer au gibier à plumes.

Mais il se rappelait avoir, en se baignant, vu passer entre deux eaux, rapides et bizarres, des ombres grisâtres, des formes de crustacés. C’étaient évidemment des koulas, écrevisses, néo-calédoniennes, plus petites que les écrevisses d’Europe, mais également savoureuses. Et n’eussent-elles pas été savoureuses, c’était un plat quelconque.

Seulement comme engins de pêche Détras ne possédait que ses mains. Une idée très ingénieuse lui vint : il enleva son pantalon, ferma par un nœud l’extrémité inférieure des deux jambes et maintenant la ceinture ouverte par des baguettes recourbées, il disposa le vêtement à la surface de l’eau en guise de filet, après avoir établi tout autour un barrage avec de grosses pierres.

Alors, entrant à nouveau dans l’eau, à quelque distance en amont et l’agitant de ses mains, il chassa devant lui les crustacés.

Lorsqu’il enleva son pantalon, il y trouva emprisonnés une demi-douzaine de koulas et deux poissons argentés, longs comme le pouce. C’était peu ; néanmoins cela valait mieux que rien. Seulement, faute de combustible, Détras dut dévorer sa pêche toute crue.

Peut-être le Ouitchambô offrirait-il des ressources supérieures. L’évadé entrevoyait le massif et ses contreforts : il s’y dirigea par une marche pénible à travers broussailles et précipices. Lorsque, un peu avant le coucher du soleil, il eut atteint le flanc du mont, il se laissa tomber à terre, épuisé ; la sueur ruisselait à grosses gouttes sur son visage.

Autour de lui s’élevaient des roches basaltiques, des pics surplombant presque perpendiculairement des ravines. Une végétation, formée surtout de fougères arborescentes, s’étendait au long des pentes escarpées où des torrents avaient creusé leur lit maintenant desséché. En bas, dans les gorges, on apercevait comme de mystérieux fantômes, des bouquets de niaoulis au tronc argenté et au feuillage vert-sombre ; de-ci de-là, les dominant comme un géant, s’élançait, droit vers le ciel, quelque pin colonnaire. Plus loin, c’étaient d’inextricables rideaux de lianes.

Il était peu probable qu’on vînt relancer Détras dans cet asile.

Un amas de roches sur lesquelles grimpaient des plantes aux fleurs violettes, semblables à des convolvulus, attira naturellement les regards de l’évadé. Il se dirigea de ce côté : c’était un abri possible, abri non à dédaigner car les nuits sont fraîches en Nouvelle-Calédonie.

Détras n’était pas arrivé à vingt pas des roches, lorsqu’un aboiement furieux éclata. Deux chiens à la robe jaune-brun, hauts sur pattes et terriblement maigres se précipitèrent sur lui, la gueule ouverte, découvrant des crocs redoutables.

Par la taille et l’aspect, ces chiens aux yeux luisants et aux oreilles droites ressemblaient à des loups. Ils en avaient aussi la férocité et Détras n’eut que le temps d’asséner un formidable coup de gourdin sur le crâne de l’un qui, déjà, lui sautait à la gorge. L’animal retomba en poussant un hurlement, mais déjà son compagnon ou plutôt sa compagne, car c’était la femelle, lui entamait le mollet d’une terrible morsure qui teignit de sang le pantalon blanc de Carmellini.

La douleur arracha un cri à Détras qui, oubliant sa résolution de garder intactes les six cartouches de son revolver, fit feu sur la chienne furieuse. Celle-ci roula atteinte d’une balle dans la tête. En deux coups terribles, « Joseph » le gourdin du surveillant militaire, acheva les deux bêtes.

Délivré de ces féroces agresseurs, l’évadé revenait au sentiment de la situation et se reprochait d’avoir cédé à un mouvement irréfléchi en faisant feu. La présence des quadrupèdes n’annonçait-elle pas la proximité de l’homme ?

Dans ce cas, il avait donné l’éveil ; le maître des chiens ne pouvait être loin.

Peut-être valait-il mieux s’éloigner, mais, outre qu’il se sentait trop exténué pour retourner sur ses pas, redescendre les hauteurs escarpées qu’il avait gravies, autant avec ses poignets qu’avec ses jambes, il se disait que la nuit le surprendrait bientôt perdu dans quelque ravine, car le crépuscule est de courte transition dans les pays tropicaux. En outre, sa blessure à la jambe le faisait cruellement souffrir et, manquant d’eau et de charpie, il convenait, au moins, de ne pas l’irriter par une marche pénible.

Enfin, il avait encore cinq cartouches à tirer, c’est-à-dire de quoi résister à l’agression même de deux ou trois hommes.

Conséquemment, après une courte hésitation, il reprit sa marche en avant, se dirigeant vers les roches d’où s’étaient élancés les chiens.

C’était une sorte d’abri naturel, formé par la rencontre de plusieurs blocs basaltiques sur lesquels couraient lianes et plantes grimpantes. L’entrée en était large d’environ cinq pieds et haute de trois.

Arrivé à cette entrée, Détras s’arrêta un moment, le temps pour ses yeux de s’habituer à une demi-obscurité, car l’anfractuosité paraissait assez profonde ; elle semblait même s’enfoncer dans le flanc de la montagne.

Un nouvel aboiement, mais beaucoup plus faible, celui d’un tout jeune chien, se fit entendre sous les roches.

— Encore ! s’exclama Détras stupéfait. Ah çà ! tous les chiens de la Nouvelle-Calédonie se sont-ils donc donné rendez-vous ici ?

Deux petits chiens jaunes et aux oreilles droites, la progéniture évidemment de ceux qu’il avait tués, s’avançaient vers lui, grondants et hostiles, mais peu redoutables. Détras n’avait pas le temps d’être sentimentaliste : malgré le jeune âge de ses nouveaux agresseurs, il saisit l’un d’eux et l’étrangla ; l’autre s’enfuit dans la profondeur de la grotte et, à la grande surprise de l’évadé, disparut comme vers une issue ignorée.

— Décidément, c’est un véritable logement que je trouve ici, pensa Détras. Il n’y manque que l’eau et le gaz. Et encore !…

Ces deux derniers mots, le forçat venait de les exclamer tout haut, comme sa main tâtant le roc à l’intérieur de la grotte, venait d’y rencontrer une fraîcheur fluide. Celle d’un mince filet d’eau courant sur le roc pour aller se perdre en une rigole qui fuyait non à l’extérieur, mais à l’intérieur de l’abri.

La Nouvelle-Calédonie est le pays des sources mystérieuses. On y voit des rivières comme le Tontouta, qui, se précipitant torrentueusement des montagnes, semblent bues par la terre et reparaissent plus loin, après un cours souterrain de plusieurs kilomètres. D’autres, comme la rivière de Hienghène, se creusent un lit au-dessous de leur embouchure, sous le fond même de la mer et surgissent dans des îlots où elles entraînent des feuilles tombées des arbres de la grande terre.

Le très mince filet d’eau qui, s’égouttant du flanc de la montagne, suintait sur les parois du roc s’enfonçait-il dans la terre pour reparaître plus loin ? C’était possible : en tout cas, Détras eut l’idée que l’exploration de cette grotte, beaucoup plus vaste qu’elle ne le paraissait du dehors, lui réservait des surprises.

Pour le moment, il était heureux de rencontrer de l’eau, car la fièvre recommençait à le dévorer. Il appliqua ses lèvres sèches contre la roche et aspira avidement les gouttes d’eau.

Puis, recueillant le bienfaisant liquide dans le creux de sa main, il lava la blessure que lui avaient faite au mollet les crocs de la chienne.

Comment ces animaux s’étaient-ils trouvés là ? Ils semblaient n’avoir pas de maître ; vivaient-ils donc dans une farouche indépendance qu’ils avaient voulu défendre contre un intrus ?

Détras, maintenant, se rappelait avoir entendu conter par des forçats que, au lendemain de la destruction des tribus insurgées de l’Aoui, massif montagneux s’étendant entre la côte est et la côte ouest, à peu près dans la région où il se trouvait, les rares chiens et les plus rares chats à demi domestiqués par les Canaques avaient repris leur entière indépendance. Revenus à l’état primitif de leur race, les chiens, tels des loups, s’associaient par bandes pour chasser moutons et jeunes veaux ; le chien canaque, d’ailleurs, hostile à l’Européen et nationaliste à sa manière, a toujours eu un fond de férocité. Les chats, eux, ne pouvant d’un seul bond évoluer jusqu’au tigre, devenaient tout au moins des chats-tigres, chasseurs, carnassiers. Ainsi se créent et se transforment, sous l’influence du milieu et de la lutte pour la vie, les races animales.

L’évadé comprenait maintenant qu’il avait eu affaire à un couple de chiens sauvages, logés en véritables troglodytes dans cet abri sous roches, éloigné des routes fréquentées et d’où ils s’élançaient à la poursuite des bestiaux errants, pour revenir apporter à leurs petits les débris de leur chasse.

— Puisque des chiens y ont vécu, je pourrai bien y vivre ! pensa Détras.

L’idée ainsi exprimée peut sembler peu flatteuse pour le fugitif ; elle n’en était pas moins profondément exacte. La société n’avait-elle pas fait de lui un être en dehors de l’humanité et obligé de se cacher comme un fauve, de vivre de la vie des bêtes ?

Maintenant le soleil se couchait derrière les pics, embrasant le ciel d’une rougeur d’incendie. Peu à peu les nuages pourpres et or se violaçaient. À l’orient, le croissant pâle de la lune s’élevait au-dessus de la mer qu’on ne voyait pas, mais qu’on devinait, immense, derrière la cime boisée des monts. Du sommet du Ouitchambô sans doute devait-on apercevoir des deux côtés de l’île l’étendue azurée du Pacifique, déroulant ses vagues à l’infini comme un océan de rêve et d’oubli.

De ce spectacle imposant du ciel, les regards de Détras s’arrachèrent pour se porter sur celui, plus prosaïque, de la terre. Trois cadavres de chiens couvraient le sol, et l’évadé, qui avait déjeuné sommairement de quelques koulas crues, se dit aussitôt qu’il avait là une provision de viande pour plusieurs jours.

Manger du chien ! Certes, l’ancien mineur eût autrefois catégoriquement refusé semblable mets, surtout à l’état cru. Mais ce n’était pas le moment de se montrer difficile.

Restait la double question : comment dépouiller les chiens et comment en conserver la viande ? Détras ne possédait d’autre instrument que ses mains et cependant il fallait se hâter, la décomposition des matières organiques s’accomplissant rapidement sous ces latitudes.

Combien il eût souhaité en ce moment posséder le moindre bout de métal pointu ou même une pierre tranchante ! Il comprenait les efforts persévérants des hommes primitifs pour tailler la pierre et la joie qu’ils durent ressentir lorsque, pour la première fois, ils furent en possession d’une informe pièce de métal fondu.

Détras se demandait s’il ne serait pas obligé de déchirer et dépouiller les cadavres avec ses dents, à la manière des bêtes fauves et il allait s’y résoudre, si répugnant que lui parût ce procédé, lorsqu’il eut une exclamation de joie.

Il venait tout simplement de songer à la boucle de son pantalon et à celle de son gilet. L’une et l’autre avec leurs dents constituaient deux engins précieux.

L’évadé eut bien vite enlevé la boucle du gilet à l’aide de laquelle il commença l’opération sur le petit chien, celui dont la chair et la peau tendres lui offraient le moins de résistance. Il l’eut assez vite dépouillé et vidé, mettant de côté les boyaux pour les faire sécher et s’en servir comme de cordes : il se disait qu’il pourrait avec ces cordes et les os aiguisés par le frottement contre les roches, se fabriquer un arc et des flèches.

Détras avait mordu en affamé dans cette chair saignante et l’avait trouvée exquise.

Rassasié, il se mit à dépouiller les deux autres bêtes. Le travail, cette fois, fut beaucoup plus pénible, vu l’insuffisance de son instrument et dura la moitié de la nuit.

Enfin, il eut devant lui un amas de viande qu’eût envié un carnassier.

Son désir eût été de pouvoir découper cette viande en tranches extrêmement minces et de les faire sécher au soleil, dont l’action peut remplacer celle de la fumée.

Oui, mais pour cela, il lui eût fallu au moins un couteau. Avec l’aide combinée de ses doigts, ses dents et la bouche, il ne pouvait tailler et découper que de façon très insuffisante.

Une idée soudaine lui vint : il se rappelait avoir lu dans la bibliothèque de son père que les cavaliers tartares préparaient la viande crue, tout simplement en la comprimant sous leur selle. En battant cette chair canine à coups répétés, il finirait par l’attendrir, l’amincir et la rendre plus propre à subir l’action des rayons solaires.

Détras se déchaussa, gratta et lava très soigneusement avec l’eau de la grotte la semelle et le talon de ses godillots, que la marche avait recouverts d’une couche de terre dure. Puis, étalant la viande à plat sur la roche, il la frappa à coups redoublés de ses souliers comme d’un marteau.

Au bout de plusieurs heures de cet exercice fatigant, une grande partie de la viande était aplatie comme sous le hachoir du boucher.

Déjà le jour se levait. Détras tendit en guise de cordes plusieurs lianes entre deux arbustes et y suspendit sa venaison, s’armant en même temps d’une branche feuillue pour chasser les grosses mouches. Quant aux parties non conservables, comme l’estomac et le gros intestin, il les avait enfouies dans un trou creusé avec « Joseph » et qu’il recouvrit de terre et de pierre.

— Tout de même, il serait bien plus commode d’avoir des allumettes ! pensait-il.

L’idée lui vint d’aiguiser les dents de sa boucle, ébréchées par le découpage. C’était son seul instrument et il se disait qu’il pourrait lui être encore utile. Il se mit donc à frotter les pointes d’acier contre la roche et, s’animant à cet exercice, eut la surprise de voir jaillir une étincelle.

Le choc qu’il éprouva, les hommes des temps préhistoriques durent le ressentir lorsque, pour la première fois, ils virent naître entre leurs mains l’élément qu’ils n’avaient vu jusque-là que fulgurer dans l’éther.

Du feu ! mais comment le saisir au passage, le conserver ?

Les indigènes océaniens savent, comme tous les sauvages, le produire par le frottement continu et rapide de deux branches sèches. Détras avait naguère, à Bouraké, tenté de s’en procurer par le même procédé, mais il n’avait pas réussi. Il lui manquait un tour de main que seule donne l’habitude. Toutefois, ayant vu à l’œuvre un Canaque de la police, il se rappelait que l’homme laissait tomber les étincelles sur la poussière de bois produite par le frottement et qui servait de combustible.

Autour de lui, les arbustes ne manquaient pas : l’évadé eut vite réuni un amas d’écorce sèche qu’il pulvérisa et de fibres de plantes dont il fit une sorte d’étoupe. Il plaça cet amas au-dessous de la roche et battit le briquet.

Une minute après, un jet de flamme jaillissait et Détras n’eut plus qu’à entretenir ce feu en y jetant des branches. Puis, à l’instar des Canaques, il chercha un niaouli, arbre à l’écorce épaisse et molle, semblable à des peaux superposées, et qui peut brûler lentement pendant des jours avant de se consumer. Avant l’universalisation des boîtes d’allumettes, le niaouli servait aux indigènes de garde-feu.

Maintenant, la situation du fugitif se trouvait bien améliorée. Tout d’abord, il était à même de conserver la viande bien mieux que par la simple exposition au soleil. Puis, une fois cette besogne terminée, la venaison empaquetée dans de larges feuilles et cachée dans un trou, Détras, s’armant d’une branche résineuse enflammée comme d’une torche, put procéder à l’exploration de la grotte.

Cette reconnaissance ne laissa pas d’être d’abord très difficile. Vu le peu de hauteur de la paroi, l’évadé était forcé de ramper dans cette excavation au premier abord peu spacieuse. Pourtant, en tâtant les roches, là où disparaissait la source, il sentit deux de ces roches s’ébranler sous la main. Un instant après, il avait dégagé l’ouverture d’un boyau assez irrégulier, qui s’enfonçait obliquement dans les entrailles du sol.

Cela paraissait un admirable abri. Détras revint sur ses pas se munir d’une provision de branches résineuses, car l’exploration pouvait durer longtemps. Puis, il reprit son voyage, d’abord pénible, insensiblement plus aisé : en effet, la hauteur et la largeur de cette étrange galerie augmentait peu à peu. Au bout de dix minutes, le voyageur cheminait dans un souterrain d’une hauteur et d’une largeur moyenne de deux mètres, dont les parois schisteuses, pailletées de mica, brillaient féeriquement à la lueur de la torche.

Il serait trop long de suivre Détras dans les détails de son exploration. Celle-ci, au bout d’environ trois quarts d’heure, se termina de la façon la plus inattendue : l’évadé revoyant soudainement la lumière du jour. Il se trouvait à ciel ouvert, tout au fond d’un vallon verdoyant, d’environ cent mètres de circonférence. Des pins, des bananiers, des papayers, des pommiers canaques, des ananas, et une foule d’autres végétaux qui lui étaient inconnus, en faisaient un Éden en réduction. La source, qui traversait la grotte et n’avait cessé de se grossir de mille infiltrations souterraines, venait y aboutir en un clair ruisseau qui se terminait par un petit lac, à la surface duquel apparaissaient « koulas » et poissons aux écailles irisées. Sans doute, ce lac avait-il un épanchement souterrain.

Ce vallon était encaissé entre des montagnes aux flancs abrupts et voilé en partie par un rideau de lianes, de sorte qu’un voyageur, du haut de ces montagnes, n’eût pu l’entrevoir que d’une façon très imparfaite.

Mais ce qui frappa le plus Détras fut de découvrir sur les bords du ruisseau des traces de cultures. Des tarodières y étendaient leurs tranchées parallèles, autrefois irriguées, maintenant à sec.

Des hommes avaient donc vécu dans ce coin perdu ! Quels hommes ? Sans doute des réfugiés fuyant les guerres d’extermination que se livraient autrefois les tribus anthropophages ; peut-être les derniers survivants des révoltés de l’Aoui.

Cette dernière hypothèse que se formula Détras était la vraie, comme il s’en aperçut peu après, en découvrant trois squelettes humains. Deux gisaient dans une anfractuosité recouverte de broussailles et de plantes grimpantes ; le troisième était étendu un peu plus loin, le crâne tourné vers le ciel.

Sans doute le survivant, après avoir inhumé ses compagnons, s’était-il allongé là pour mourir. L’état de conservation des ossements indiquait que ces morts ne remontaient guère à plus de deux ans.

— Des révoltés ! songea mélancoliquement Détras. En fuyant la poursuite des soldats et des auxiliaires, ils ont trouvé la galerie souterraine qui les a menés ici où ils se sont refait une petite tribu.

Il songeait à la vie triste qu’avaient dû mener les trois exilés, se cachant loin des autres hommes. Sans doute, avaient-ils succombé à la nostalgie plus encore qu’au dénûment.

Les chiens qui l’avaient attaqué appartenaient sans doute à ces Canaques et, une fois ceux-ci morts, avaient repris leur entière liberté.

Quant au jeune quadrupède survivant qui, s’enfuyant devant lui, l’avait involontairement guidé vers cet Éden, il demeurait invisible. Peut-être trop faible pour risquer une lutte, s’était-il enfui en regagnant le souterrain, derrière Détras.

Celui-ci, trouvaille inappréciable, rencontra auprès des squelettes deux sagaies en bois durci, terminées l’une par un trident de fer, l’autre par une forte arête de poisson, un « tamioc » ou hachette américaine, une calebasse et un filet de pêche presque intact. Les oiseaux rapaces qui s’étaient nourris de la chair des cadavres, avaient respecté ces engins.

C’était pour l’évadé la possibilité de subsister en se cachant pendant des semaines jusqu’à ce que, ses geôliers l’ayant oublié, il pût gagner Nouméa. La pêche, la cueillette et peut-être un peu de culture lui permettraient de tenir.

Des jours s’étaient écoulés lorsqu’un matin il sembla à Détras que le sol dansait sous ses pieds. Il se raccrocha à un arbuste pour ne pas tomber.

Cela ne dura que trois minutes : c’était tout simplement un tremblement de terre.

Lorsque les dernières ondulations de la secousse sismique se furent éloignées, l’évadé, saisi d’un pressentiment, courut à la galerie souterraine.

L’orifice en était obstrué entièrement par un énorme quartier de roc.

Détras leva les yeux vers les montagnes dont les flancs abrupts s’élevaient presque perpendiculaires tout autour du vallon. Il se trouvait enfermé au fond d’un véritable entonnoir d’où il ne lui serait pas aisé de sortir. Majestueux et impassible, le ciel s’étendait au-dessus de sa tête comme un bleu linceul.

Devait-il, comme les Canaques qui l’y avaient précédé, mourir dans ce lieu oublié, loin du monde, loin des siens ?


XIII

RÉVEIL DES MINEURS


C’était un après-midi de dimanche.

Mersey dormait sous la tiédeur de juin. Seul, le cabaret du Fier Lapin, sis au haut de la côte de Vertbois, semblait vivre, animé par les conversations d’une quarantaine de mineurs.

Il est vrai que de cet établissement long et large, aux murs blancs festonnés de lierre, aux larges volets verts et à l’enseigne glorieuse — un gigantesque lapin coiffé du bonnet blanc de cuisinier, brandissant une casserole — se dégageait un double parfum de fraîcheur et de gibelotte, tout à fait irrésistible.

Dans la vaste salle du fond, donnant sur une assez grande cour garnie de tonnelles, les mineurs étaient attablés autour de quelques bouteilles. Ils buvaient modérément et discutaient avec sang-froid.

Les moralistes reprochent volontiers au peuple travailleur une tendance à l’ivrognerie et lui déclarent que, s’il buvait vertueusement de l’eau, son sort se trouverait complètement changé.

Il est incontestable que l’ivrognerie est une plaie terrible et que mieux vaut s’abstenir de vin que de rouler dans le ruisseau. Reste à savoir si cette plaie est une conséquence ou une cause et si elle ne résulte pas d’un régime économique que les vertueux moralistes se gardent bien de vouloir changer.

Si les prolétaires se condamnent aux plaisirs abrutissants du cabaret, n’est-ce point parce que leur situation sociale leur interdit les plaisirs plus élevés ?

N’est-ce point parce que la fatigue de travaux qui, selon une énergique expression, font couler le cerveau dans les bras, le manque de temps et d’éducation première leur enlèvent toute possibilité de s’initier aux jouissances de l’art et de la science ?

Et c’est l’oubli momentané de sa condition de bête de somme que le déshérité cherche au fond de la bouteille.

Mais que disparaisse le salariat, restant de l’esclavage antique et du servage médiéval, et l’ivrognerie disparaîtra, elle aussi. Deux générations pourront suffire pour éliminer de la société transformée les éléments morbides, tristes fruits de l’exploitation économique et de l’atavisme.

En outre, les Palais du peuple, où se trouveront réunis tous les plaisirs et délassements intellectuels ou physiques, n’existant jusqu’à ce jour qu’à l’état de rêve prophétique ; les Universités populaires demeurant le plus souvent inaccessibles au prolétaire inculte et les Bourses du travail commençant seulement à surgir dans les grandes villes, où donc mieux qu’au Fier Lapin eussent pu se réunir les mineurs de Mersey par ce chaud après-midi de juin 1893 ?

Du reste, nous l’avons dit, ils buvaient modérément et seulement parce qu’il est impossible de s’installer chez un débitant sans consommer.

On pouvait voir, à l’attention avec laquelle le plus grand nombre suivaient une conversation soutenue par une demi-douzaine d’entre eux, qu’ils s’étaient réunis pour discuter une question sérieuse et non pour boire bouteille.

— En résumé, disait un mineur d’environ trente ans, à la physionomie sagace et décidée, on nous reprend d’une main ce qu’on est forcé de nous octroyer de l’autre. Il faut bien nous payer, si peu que ce soit, pour notre travail, les machines ne pouvant nous remplacer entièrement…

— Oh ! les machines, interrompit un travailleur plus âgé, il faudrait les briser !

— Non : il faudrait les prendre. Donc on est forcé de nous payer, juste assez pour que nous puissions vivre et reproduire une race de malheureux comme nous, travaillant à perpétuité pour les maîtres. Mais, en même temps, nous sommes tenus de nous fournir du nécessaire, aliments et vêtements, dans les cantines installées par la Compagnie.

— Où l’on ne vend que de la camelote, déclara un troisième.

— Et défense de nous fournir ailleurs. De sorte que l’argent qui nous a été versé le samedi revient presque tout entier le dimanche à nos patrons.

— Si la concurrence des commerçants était permise, on serait forcé de nous vendre meilleur et moins cher.

— Oui, mais elle n’est pas permise, voilà le hic. La municipalité est aux ordres de la direction.

C’est en petit l’histoire de la société, mes amis. Le gouvernement nous paraît quelque chose de bien grand, de bien redoutable : eh bien, on se trompe. Ceux qui le mènent et qui tiennent les fils, ce sont les capitalistes. Le gouvernement est comme un gendarme chargé de défendre un coffre-fort.

Une chose était remarquable, la modération de langage de ces durs travailleurs. Certes, ils exprimaient des idées aussi catégoriques que possible sur le régime capitaliste ; mais cela était dit simplement, sans aucun de ces grands mots et de ces épithètes terribles qui souvent recouvrent le vide absolu de la pensée.

Les mineurs de Mersey savaient qu’ils étaient exploités ; ils ressentaient profondément cette exploitation et cherchaient les moyens de l’atténuer, en attendant l’aide des événements pour y mettre entièrement fin, mais ils ne s’attardaient pas aux déclamations stériles.

Ce que, si on se reportait à dix ans en arrière, ils semblaient avoir perdu en élan impulsif, ils l’avaient gagné en solidité consciente.

Ronnot était mort : Vilaud, attiédi par l’âge, se tenait très calme ; Jaillot, après son retour du régiment, ne trouvant plus à s’employer aux mines de Mersey, était parti pour Rive-de-Giers. Comme eux, d’autres anciens étaient morts, assagis ou partis. C’est la loi naturelle ! Mais d’autres avaient surgi qui, sans bruit, sans éclat, se faisaient éducateurs de leurs camarades. Si une période de lutte, comme en 1882, revenait, la direction trouverait cette fois devant elle, non plus seulement de naïfs enthousiastes, mais des réfléchis tenaces qui sauraient disputer la victoire sans se laisser griser ni abattre.

Pour le moment, la circonspection des militants, refusant de tomber dans les pièges que leur tendait Moschin, avait sauvegardé l’existence du syndicat. C’était beaucoup, nul autre groupement de travailleurs n’ayant pu jusqu’alors se fonder dans la région.

Les mineurs réunis au Fier-Lapin se connaissaient tous les uns les autres. Ils savaient qu’ils pouvaient parler entre eux sans que leurs paroles fussent rapportées aux mouchards de la direction. D’ailleurs, ils ne conspiraient point et n’avaient même pas l’air de conspirer comme leurs devanciers de 1882.

— Oui, reprit celui qui avait pittoresquement comparé le gouvernement à un gendarme veillant sur un coffre-fort, il faudrait faire la révolution dans la commune en chassant la municipalité réactionnaire. Ce serait, du moins, un commencement.

Sur ces paroles, la conversation devint confuse, plusieurs mineurs parlant à la fois.

— Ce que tu nous dis là, Bernard, dit un vieux, n’est pas facile à faire. On nous chante bien que le bulletin de vote nous rend souverains : cela n’empêche pas, depuis un demi-siècle, tous les mystificateurs de se foutre de nous et les maîtres de rester les maîtres.

— Si on s’adressait à l’Union populaire, suggéra un jeune. Pour sûr elle nous aiderait à lutter ici contre la calotte et les gros bonnets. Ça les ferait peut-être réfléchir.

— Ou ça les exaspérerait. N’importe, ton idée a du bon.

— Autrefois, fit un ancien, on s’est aussi adressé à un individu de Lyon pour venir nous faire des conférences, un nommé Baladier, soi-disant un type épatant. Ah ! le cochon ! ce qu’il nous a mis dedans ! Il était de la police.

— C’était du temps de la bande noire, ajouta un autre. Plusieurs de nos camarades sont allés au bagne ; quant à Baladier, on n’a jamais su ce qu’il était devenu.

— Pardon ! J’ai entendu dire que les anarchistes de Genève l’avaient flanqué dans le lac. Malheureusement il savait nager.

— Pour en revenir à ce que nous disions, reprit Bernard, je crois que le concours des radicaux en vue du département et de l’Union populaire pourrait nous aider à créer dans Mersey un mouvement sérieux. Non pas une révolution comme l’espéraient nos camarades de 1882 — les révolutions ne se décrètent pas et celle qui jettera bas la bastille du Capital peut venir soit demain, soit dans quinze ans — mais une forte agitation des esprits. La population tout entière nous est au fond sympathique ; préparons le terrain, non par des déclarations furibondes, mais par des discours sensés, des manifestations pacifiques en dehors de notre travail ; intéressons à notre cause des personnages qui comptent par leur situation et leur nom, comme le docteur Paryn, et puis après nous formulerons tranquillement nos revendications. Si on les méconnaît, alors… la grève !

La grève ! Ce mot, lancé comme une bombe, produisit une singulière impression sur les mineurs.

Bernard avait parlé posément, en homme qui mesure ses phrases et ne se laisse point emporter plus loin qu’il ne veut aller. D’une instruction supérieure à celle de ses compagnons, il puisait dans les brochures socialistes des matériaux, mais non point des idées toutes faites, estimant que tout être doit penser avec son cerveau. Avant d’admettre une opinion, il l’avait analysée, retournée sous toutes ses faces et, une fois qu’il l’avait admise, il cherchait les moyens pratiques de la réaliser.

Il ne se réclamait d’aucune école et ne se disait même pas indépendant, car ce titre, qui devrait être le plus beau, sert trop souvent à masquer le vide de convictions ou d’idées, l’absence de droiture, les compromissions honteuses avec tous les partis.

Bernard eût été de préférence collectiviste, mais il se disait qu’aucun système ne peut prétendre à l’infaillibilité, de même qu’aucun cerveau ne peut déterminer autrement que dans ses grandes lignes l’évolution à venir des sociétés humaines. Il y avait, en outre, à la fois dans la doctrine collectiviste et dans les allures du parti une rigidité dogmatique qui lui déplaisait ou, du moins, qui ne s’accordait pas avec son caractère, car, somme toute, il trouvait utile qu’à côté des opportunistes il y eût des sectaires. C’était une compensation.

Artiste ou poète au lieu d’être ouvrier, il eût été vraisemblablement anarchiste, car l’anarchie, vision d’une humanité future, est plutôt considérée comme la sublimation de l’individu dans une société évoluée que comme la révolte spontanée et anonyme des masses. Elle tend à méconnaître parfois les nécessités économiques immédiates pour planer en plein rêve philosophique : un rêve qui aura sans doute sa réalisation.

Mais Bernard était un travailleur manuel : il voyait de trop près ou plutôt il ressentait trop lui-même les conséquences du servage économique pour ne pas vouloir avant tout briser ce servage et, s’il ne pouvait le briser d’un coup, l’amortir, l’éliminer progressivement, s’arrêtant peu aux moyens, légaux ou révolutionnaires, pourvu qu’ils aboutissent.

Il possédait, chose rare parmi les ouvriers et les révolutionnaires, cette plasticité, ce doigté qui sont des armes puissantes à condition de s’allier à l’intégrité de caractère.

Sa conception d’une société dans laquelle les travailleurs, groupés professionnellement, seraient co-propriétaires des sources de production, sol, mines et outillages, qu’ils exploiteraient à leur profit, organisant eux-mêmes la production, la consommation et l’échange, différait certainement de la conception républicaine bourgeoise qui, même sous l’étiquette radicale, maintient le salariat comme institution indispensable à laquelle il ne faut pas toucher sinon dans quelques siècles. Mais, puisqu’on vivait enserré dans la société capitaliste, il fallait bien en tirer le peu qu’elle pouvait donner et régler son action en conséquence, se servant de toutes armes, bonnes ou médiocres, au lieu de s’envelopper dans les majestueuses intransigeances théoriques.

Aussi l’idée de faire venir à Mersey des personnalités influentes du chef-lieu ne lui déplaisait-elle pas. C’était un appui moral pour les mineurs, un encouragement pour la population, un réveil succédant au recueillement de dix ans. Certes il faudrait éviter les incohérences qui pouvaient, dès le début, isoler et perdre le mouvement, mais, une fois ce mouvement lancé et bien orienté, on en tirerait tout ce qu’il pourrait donner.

Après avoir battu en brèche la municipalité aux ordres de des Gourdes par une campagne de réunions dont les organisateurs ostensibles ne seraient pas les mineurs, Bernard entrevoyait la grève comme un moyen efficace pour forcer les édiles à se retirer. Avec eux disparaîtraient une foule de règlements et arrêtés vexatoires qui faisaient des salariés de la Compagnie de véritables serfs. La police de Moschin mille fois plus redoutable que la police municipale, ne viendrait plus moucharder les mineurs jusque chez eux et terroriser les familles des travailleurs.

Certes il n’appartenait pas à Bernard ni à une minorité de ses camarades de faire décider une mesure aussi grave que la grève, car tous ces travailleurs savaient ce que ce mot signifiait. Ce n’était pas seulement la cessation de travail pour la bête de somme humaine, lasse de produire sans trêve, c’étaient aussi les minces ressources s’épuisant chaque jour, le manque de pain pour la famille tout entière, les angoisses, la faim.

Et pourtant toute victoire est le résultat d’une bataille. Combien plus poignantes et héroïques sont ces batailles économiques que celles livrées à coups de canon par des héros stupides qui s’entre-égorgent sans savoir pourquoi !

Du moins si la grève devait être décidée par l’ensemble des mineurs eux-mêmes, pouvait-on la préparer.

— Alors, c’est décidé ? demanda Bernard, vous m’engagez à demander le concours d’orateurs républicains de Môcon et d’ailleurs ?

— Oui.

— Lesquels ?

— Paryn !

Ce nom fut proféré par toutes les voix avec une spontanéité remarquable.

— Après ?

— Renouard ! Vallon !

— Mais, fit un des mineurs, il faudrait tout de même, au moins, un orateur de Mersey.

— Naturellement, répondit Bernard. N’ayez pas peur : on en aura.

Comme il achevait ces mots, la porte de la salle s’ouvrit et s’avança sur le seuil un homme dont l’apparition fut saluée de ce cri de haine ou de peur :

— Moschin !


XIV

MOSCHIN


Trente-cinq ans, une solide carrure, des cheveux noirs coupés en brosse, une forte moustache rejoignant vers l’oreille d’épais favoris, tel était au physique Moschin, chef de la police particulière du baron des Gourdes.

Au moral, c’était un homme intelligent, énergique et sans scrupules.

Après avoir reçu une assez bonne instruction, il s’était engagé, non par amour du métier militaire, mais pour en avoir plus tôt fini, disait-il. Et après ses cinq ans de service au 7e chasseurs à pied, il était rentré dans la vie civile.

Le grade de caporal, qu’il avait recherché uniquement pour se débarrasser sur les hommes des plus lourdes corvées, ne lui inspirait aucun désir de rengager. Il se sentait assez intelligent pour se faire une situation ailleurs qu’à la caserne.

Malheureusement, la société est encombrée d’une foule d’individus intelligents et même munis de toutes sortes de diplômes, qui passent leur vie à se chercher inutilement des situations.

L’impossibilité où il se voyait d’employer ses facultés d’une façon sérieusement rémunératrice, alors que tant d’oisifs à l’intelligence médiocre n’ont que la peine de se laisser vivre, le rendit révolutionnaire. Non pas anarchiste, car il était ambitieux et l’anarchie ne réserve à ses adeptes ni places, ni honneurs, tout au plus les vanités creuses de la célébrité ; mais blanquiste — ce parti d’agitation populaire semblait alors avoir des chances.

Le révolutionnarisme, pour Moschin comme malheureusement pour beaucoup d’autres, consistait surtout à supplanter les mêmes dirigeants que l’on vouait aux gémonies. Il tenait tout entier dans cette formule simple et réaliste : « Ôte-toi de là, que je m’y mette ! »

Plusieurs années s’écoulèrent et le parti blanquiste, que ne dirigeait plus son vieux chef, héroïque et sagace, eut sa décadence ; ses chances d’arriver au pouvoir par un coup de main devinrent de plus en plus rares, puis disparurent tout à fait. De ses éléments quelque peu disparates, les uns — les mauvais, batailleurs brutaux, sans idées — se fondirent dans le boulangisme naissant ; les autres allèrent au collectivisme, à l’anarchie ou disparurent.

Moschin n’avait pas attendu cette désagrégation pour aviser. Se disant que, sous tous les régimes, il était deux forces qui dominaient la société : le clergé et la police, il s’en fut sans la moindre hésitation offrir ses services à un homme mystérieux qui travaillait pour l’un et pour l’autre.

Cet homme, c’était Drieux que nous avons entrevu lors des événements de la Bande noire et que nous reverrons encore.

Drieux savait juger les hommes : Moschin, qu’il utilisa heureusement dans deux ou trois affaires, lui plut beaucoup ; il s’occupa de lui faire un sort. À ce moment, des Gourdes, successeur de Chamot, donnait une extension énorme à l’exploitation des mines de Pranzy ; il lui fallait une police. Grâce à la recommandation de Drieux, Moschin devint le chef de cette police qu’il recruta et organisa supérieurement.

Moschin et le comptable Troubon étaient, après des Gourdes, les deux autocrates de la mine. Par le premier, les ouvriers y entraient et en sortaient ; par le second, ils étaient soumis aux règlements les plus tyranniques. Pour entrer, il fallait d’abord posséder un casier judiciaire blanc et un livret vierge de ces annotations en apparence anodines qui signalent les travailleurs irrespectueux de l’autorité patronale ; il fallait, ensuite et surtout répondre aux questions que posait Moschin et par lesquelles il s’assurait si l’homme était un raisonneur ou une simple brute. Dans le dernier cas, l’embauchage se faisait sans difficulté ; dans l’autre, l’individu était refusé, ou, si le besoin de bras se faisait sentir, accepté, mais mis en observation. Un homme de l’équipe jouait le rôle de mouton et aux premières paroles imprudentes, le signalait à Moschin qui lui faisait donner son congé.

Troubon, lui, s’assurait, en centralisant les écritures, que les serfs de la mine, dépensaient la plus grande partie de leurs salaires en se fournissant dans les cantines et magasins installés par la Compagnie de Pranzy. Si l’homme faisait des économies, la police de Moschin cherchait à s’assurer qu’elles ne passaient point en achats de brochures et livres subversifs ou en souscriptions pour des grévistes, ce qui l’eût fait renvoyer immédiatement.

Bernard avait, comme les autres, subi l’interrogatoire de Moschin. À la question : « Que pensez-vous des grèves ? » il s’était laissé aller à hausser les épaules sans rien dire. Ce geste lui avait valu une bonne note, en même temps que son mutisme avait satisfait l’examinateur : « Il ne sait pas parler, avait-il pensé. Ah ! si tous les ouvriers avait la langue coupée ! »

Bernard, en effet, considérait la grève comme une arme insuffisante pour amener l’émancipation du prolétariat. Il savait très bien que le plus souvent elle se termine par l’écrasement des travailleurs qui n’ont que des gros sous à opposer aux millions du Capital. Lors même que celui-ci est momentanément vaincu, se disait-il avec les théoriciens révolutionnaires, il prépare sa revanche et commence peu à peu à reprendre d’une main ce qu’il a concédé de l’autre. La loi des salaires est une loi d’airain : les déshérités en vertu de la concurrence qu’ils se font par leur nombre illimité, demeurent à la merci du patronat qui leur concède juste l’indispensable pour vivre en continuant à travailler et pour se reproduire. D’autre part, si les salaires augmentent, par un jeu de bascule, les vivres, vêtements, loyers, toutes les nécessités de la vie augmentent aussi. Que peuvent les grèves contre cela ? Ah ! une bonne grève générale qui arrêterait la production dans toutes ses branches et coïncidant avec une grève de soldats, obligerait la bourgeoisie, désarmée et atterrée auprès de ses millions stériles à abdiquer comme jadis la noblesse, oui, ce serait la solution ! Mais une telle grève est-elle possible ?

Si Moschin eût pu se douter des idées qui s’agitaient dans le cerveau de Bernard, il ne l’eût certainement pas déclaré « bon pour l’embauchage ».

À la mine, Bernard observa et, reconnaissant à quel point la police de des Gourdes enveloppait les travailleurs, il s’abstint de toute parole imprudente. Mais il avait reconnu les camarades sérieux, ceux qui avaient ou étaient susceptibles d’avoir une idée dans la tête, et un groupe d’affinité s’était peu à peu formé qui, en dehors du travail, en dehors même de la chambre syndicale, se réunissait pour discuter sérieusement.

L’apparition inattendue de Moschin dans la salle du Fier Lapin causa une stupeur générale. Comment avait-il eu vent de ce rendez-vous, que les mineurs s’étaient donné individuellement entre camarades sûrs ? Y avait-il donc un traître parmi eux ?

Certes, ils ne faisaient rien d’illégal en projetant une campagne de réunions publiques à Mersey. Mais la loi, sinon dans la lettre, du moins dans son esprit et son application, est faite pour les puissants contre les déshérités.

Et ces hommes, qui ne semblaient pourtant pas des lâches, eurent pour la plupart, à la vue de Moschin, le frémissement du troupeau fouaillé devant le maître.

— Eh bien ! mes gaillards, fit le nouveau venu, on se réunit donc en cachette pour conspirer ?

— Pardon, fit Bernard qui, bien que surpris, avait conservé son sang-froid, si nous voulions conspirer, nous ne viendrions certainement pas dans un établissement public.

— Oui-dà ! vous iriez vous promener la nuit dans les bois comme vos prédécesseurs de la bande noire et, comme eux, pour vous faire la main en attendant la sociale, vous dynamiteriez quelques croix ?

— J’ignore ce qu’a été la bande noire, ce qu’elle a fait. Je sais seulement que nous avons le droit d’être ici pour consommer en payant.

— Et pour comploter contre ceux qui vous donnent du travail ?

— Qu’en savez-vous, monsieur Moschin ? Vous écoutiez donc à la porte ? répondit Bernard tranquille, mais ironique, tandis qu’un vieux mineur bougonnait près de lui :

— Du travail, eh ! certainement, ils nous en donnent, et plus que nous n’en voudrions. C’est de l’argent qu’ils ne nous donnent pas assez.

Le sang-froid de Bernard avait rendu courage à ses compagnons qui, maintenant, soutenaient le regard du chef policier.

— Je ne suis pas venu ici pour discuter avec vous, fit ce dernier. Je constate que vous tenez ici une réunion publique sans déclaration préalable, ce qui est contraire à la loi.

— Une réunion publique ! s’écria Bernard au milieu des murmures de ses camarades. Par quoi donc est-elle constituée ? Y a-t-il des affiches, un ordre du jour ? Y a-t-il eu un appel aux habitants de Mersey ?

Moschin considérait le mineur avec attention, reconnaissant en lui l’étoffe, tempérament et sagacité, d’un véritable meneur d’hommes. Comment cette individualité avait-elle pu lui échapper, à lui qui scrutait soigneusement les ouvriers avant de les admettre à l’honneur de travailler pour la Compagnie ? Sa négligence ou sa distraction avait été impardonnable.

Et maintenant, il se demandait quel parti était préférable : le renvoyer brusquement de la mine ou le garder ? Le renvoyer avait le côté salutaire d’un exemple et serait excellent, mais à condition que Bernard quittât le pays, car s’il s’y installait pour travailler soit à son compte, soit dans un emploi quelconque, ce serait un mal pour un bien.

En le gardant provisoirement et sous une surveillance qu’on lui ferait sentir, peut-être l’amènerait-on à s’assagir par peur de perdre son pain. Il serait alors une sorte d’otage, répondant de la conduite de ses camarades. Qui sait même si on ne pourrait l’amener à servir les intérêts de la compagnie ? Moschin savait par expérience quels hommes utiles peuvent être les renégats ; et il lui semblait entrevoir en Bernard une valeur réelle.

— Si ce n’est pas une réunion publique, lui dit-il, désireux d’éprouver jusqu’au bout sa dialectique, c’est donc une réunion privée. C’est plus grave encore ; en vous assemblant à plus de vingt et une personnes, sans avoir déposé préalablement de statuts, ni même informé les autorités, vous constituez une société secrète, vous conspirez. C’est ce que je disais tout à l’heure.

Et souriant, il attendit la réponse.

— Nous ne conspirons pas plus que les consommateurs réunis dans un restaurant, que les spectateurs réunis dans un concert ou un théâtre, répondit délibérément Bernard. À la mine, nous recevons des ordres et les exécutons ; mais, une fois notre travail terminé, nous allons où bon nous semble et ne connaissons pas de maître, monsieur Moschin.

Un murmure d’assentiment de ses camarades souligna les paroles fermes et calmes du mineur.

Moschin savait que le dompteur ne doit pas reculer devant ses fauves, autrement il est perdu et dévoré, et lui-même se comparait volontiers à un dompteur, assimilant les mineurs à des bêtes féroces n’osant pas rugir, mais impatientes de mordre. D’ailleurs, il était énergique.

— Vous êtes partisan de la liberté, fit-il à Bernard d’un ton narquois. Très bien, vous viendrez demain matin dans mon bureau m’exposer vos théories. Quant à vous autres, j’ai vos noms et vos figures dans la tête : il est inutile de revenir demain travailler. Sur ce, bonsoir mes enfants et réjouissez-vous d’être des hommes libres : cela nourrit.

Il tourna les talons et s’en alla en sifflotant, tandis que, derrière lui, éclatait un murmure d’imprécations.

Moschin avait la décision prompte ; il venait de faire acte d’autorité : le renvoi des quarante mineurs (peut-être reprendrait-il les suppliants) serait un exemple admirable, tandis que le maintien de Bernard exciterait contre celui-ci les suspicions des autres mineurs et détruirait du coup toute son influence.

Machiavel n’eût pas été plus habile.


XV

UN REVENANT


Sur la route de Ranjy à Mersey, un homme de stature assez haute et vigoureuse dont il eût été difficile de préciser l’âge, cheminait le bâton à la main.

D’allure droite et solide, on lui eût donné trente-cinq ans en le voyant simplement de dos. De face, sa figure basanée et ridée, couronnée de cheveux blancs et barrée d’une moustache de neige, lui eût fait donner vingt ans de plus. Pourtant, dans cette figure ridée, brillaient deux yeux restés jeunes.

Il était vêtu d’un complet bleu sombre, d’étoffe simple, dessinant sa taille bien musclée. À la boutonnière de la jaquette hermétiquement boutonnée s’étalait le ruban de la médaille militaire ; un chapeau melon de feutre brun posé droit sur la tête, complétait son costume.

Somme toute, le voyageur avait la mine d’un sous-officier d’Afrique, retraité, mais ayant gardé le pli militaire et l’empreinte physique du séjour colonial.

Sans doute était-il descendu à la station précédente, car il ne paraissait point fatigué, et la poussière de la route ne ternissait que très peu le brillant de ses solides chaussures.

En tout cas, Mersey semblait lui être une localité familière, car il se dirigeait droit devant lui, sans hésitation, s’arrêtait à peine un instant de-ci de-là pour contempler quelque maison neuve ou quelque voie récemment percée.

Il se dirigea vers le faubourg de Vertbois, s’engagea sur la route de Saint-Phallier et la suivit jusqu’à la hauteur du passage des Lianes.

Alors il s’arrêta court et une expression de surprise douloureuse se peignit sur sa physionomie comme s’il eût été déçu dans quelque attente.

Sur la porte d’une maison basse aux tuiles rouges, un vieux, en bras de chemise, fumait sa pipe. Le voyageur s’approcha.

— Pardon, fit-il, en soulevant son chapeau, est-ce qu’il n’y avait pas ici un menuisier ?

Le vieillard hocha la tête.

— Oh ! murmura-t-il, vous n’avez pas besoin d’aller bien loin pour trouver le père Jouby, celui qui a succédé à Panuel. Il s’était d’abord installé ici, mais la mauvaise réputation de son devancier lui faisait du tort. Alors, il est allé s’établir un peu plus haut, sur la côte, à main droite.

— Ce devancier, comment l’appelez-vous ? Panuel était donc un malhonnête homme ?

— Ah pour ça, oui, il a filé de Mersey en enlevant la femme d’un de ses anciens amis.

— La femme d’un ami ! murmura le voyageur d’une voix altérée.

— Oui, d’un individu qui était au bagne pour les affaires de la bande noire, un nommé Détras. Panuel a enlevé la Détras, ainsi qu’une enfant qu’il avait eue d’elle et ils sont partis.

L’étranger eut un regard étrange. Pourtant ce fut d’une voix parfaitement calme qu’il demanda :

— Et partis sans dire où ils allaient ?

— Naturellement, répliqua le vieux en riant. Ils sont allés cacher leur bonheur comme deux jeunes amoureux.

— Merci, fit le voyageur.

Il partit de son pas régulier, gravissant la côte, sans que rien dans sa physionomie indiquât la torture intérieure qu’il devait ressentir.

Nos lecteurs ont reconnu Albert Détras.

Nous dirons tout à l’heure quelle suite de péripéties il avait traversée, quelles aventures l’avaient empêché, pendant des années, de revenir en France où, à peine de retour, il accourait à la recherche de Geneviève et de sa fille.

Il se disait qu’au bout de dix ans, personne ne le reconnaîtrait à Mersey. Malgré les épreuves cruelles qu’il avait subies, il n’était pas extrêmement vieilli. Ses cheveux châtains commençaient à peine à grisonner aux tempes ; mais, pour plus de sécurité, il se les blanchit, ainsi que la moustache.

Comme dans ce prétendu pays démocratique qu’est la France, rien n’en impose encore autant à la masse badaude qu’un chiffon de couleur quelconque à la boutonnière, il arbora le ruban de la médaille militaire, cette croix d’honneur des sous-officiers modernes.

Sous cet aspect de vieux sergent, qui donc eût reconnu le forçat no 3205 ? Quel sans patrie se fût permis de manquer de respect à un vétéran dont le seul aspect devait faire jaillir ce cri cher à M. Déroulède : « Vive l’armée ! »

Prudemment, il ne s’était pas informé de Geneviève Détras, mais de Panuel, bien sûr que, par celui-ci, il retrouverait celle-là. Il ne voulait pas, d’ailleurs, aller directement à sa maison et désirait, pour éviter à sa femme une émotion dangereuse, la faire prévenir par son ami.

On peut juger du choc terrible qu’il ressentit lorsque le vieil habitant de Mersey, se faisant l’écho de la calomnie lancée par l’abbé Firot, lui annonça que sa femme, le trahissant pour Panuel, était disparue avec celui-ci, emmenant sa fille.

Il se tint à quatre pour ne pas sauter à la gorge de l’inconscient calomniateur ou lui rompre son bâton sur le crâne.

Non pas qu’il se crût « déshonoré », comme tant de niais qui attribuent à l’honneur conjugal une singulière position topographique. Absent depuis dix ans, disparu, cru mort, de quel droit monstrueusement propriétaire se fût-il permis de condamner Geneviève, si celle-ci, restée seule, sans appui, ayant à nourrir sa fille, et encore au printemps de sa vie, s’était, légalement ou non, unie à un autre, unie à l’ami dévoué des Détras, qui veillerait sur la mère et l’enfant ?

Mais non, il connaissait le cœur de Geneviève et, encore qu’il lui reconnût le droit de disposer d’elle-même, il avait l’inébranlable intuition qu’elle l’attendait toujours.

Ce qui l’indignait, c’était donc non la conduite attribuée à Geneviève, mais le ton sur lequel on parlait d’elle. Peu s’en fallut qu’il n’éclatât.

Heureusement, il était fort ; il se dompta et partit sans laisser soupçonner au vieillard quelle tempête se déchaînait en lui.

Geneviève, Berthe et Panuel avaient disparu. Où les retrouver ?

Comment s’informer sans donner l’éveil ?

Tout en songeant, angoissé, il marchait. Il était arrivé maintenant au haut de la côte, dominant le faubourg. Devant lui, était une masure qu’il reconnut, bien que dix ans eussent passé sur son toit crevassé : celle habitée jadis par la mère Bichu ; sans doute, la vieille chiffonnière était-elle morte. Et à cent pas, sur sa droite, s’élevait une autre maison, dont la vue fit battre son cœur, une maison basse aux volets verts, la sienne !

C’était là qu’il avait vécu avec son père ; c’était là qu’était mort le vieux Détras ; c’était là qu’il avait amené Geneviève Boulay, sa femme, qu’ils avaient passé leurs années de jeunesse, heureux l’un près de l’autre, s’aimant ! Là était née son enfant, sa fille, qu’il ne connaissait pas.

Détras sentit la tempête qui convulsait son cœur monter à sa gorge en un furieux sanglot. Il voyait, par la fenêtre ouverte, une femme, qui n’était pas la sienne, assise, cousant. Jamais il n’avait été à la fois si près et si loin de son foyer, maintenant perdu ; il se sentait mille fois plus malheureux que lorsqu’il était en Nouvelle-Calédonie, sous le gourdin de Carmellini.

La femme leva la tête et, l’ayant aperçu, le regarda. Lui aussi la considéra : c’était une femme quelconque, sans âge, peut-être moins de trente-cinq ans, peut-être plus de quarante.

Elle lui fit un salut de la tête, ce qui le fait tressaillir de surprise.

— Est-ce qu’on me reconnaîtrait ? pensa-t-il, l’idée de préservation lui revenant au milieu de son désespoir.

Un instant après, il pensa :

— Que je suis bête ! Ce n’est pas moi, c’est mon ruban qu’elle salue.

Machinalement il porta la main à son chapeau.

— Il fait chaud voyager à pied, dit familièrement la femme.

— Oui, il fait chaud, répéta Détras sans trop savoir ce qu’il disait.

Cependant l’idée lui vint de profiter de cette conversation commencée.

— Vous vivez bien éloignée du faubourg, fit-il pour dire quelque chose.

— Oh ! répondit-elle avec un sourire qui découvrit des dents passables. Il y a bien toujours quelques voyageurs qui s’arrêtent ici.

— Y a-t-il longtemps que vous y vivez ?

— Pas plus de deux ans et demi. Avant moi la maison appartenait à un paysan qui ne l’habitait pas, parce qu’il avait une terre à Saint-Phallier.

— Et avant le paysan ?

— Elle était à une pauvre femme qui avait eu des malheurs. Son mari était au bagne pour des affaires politiques ; elle, un beau jour, a vendu tout ce qu’elle possédait, la maison aussi, et a disparu avec un vieux. Tout le monde ici lui jette la pierre, mais je dis qu’elle est plus à plaindre qu’à blâmer : il faut bien vivre, n’est-ce pas ?

Quelle torture pour Détras ! Et pourtant, il y avait dans ces paroles un sentiment de commisération pour Geneviève qui contrastait avec la dureté ricanante du vieillard. Il eut l’explication de cette humanité, lorsque la femme, le regardant avec de singuliers yeux, lui dit :

— Si vous êtes fatigué, vous pouvez entrer : je ne vous prendrai pas cher.

Il reçut un choc et demeura stupide. Ainsi, cette femme racolait les hommes ; cette maison, dans laquelle il avait vécu, honnête, travailleur, entre un père martyr d’une idée, et une compagne modèle, était devenue un lieu de prostitution.

Il eut un gémissement étouffé, sa main serra convulsivement le bâton et, brusquement, il partit.

Où allait-il ? Il ne savait. La loi avait fait de lui un être en dehors de l’humanité, quelque chose comme un mort vivant. À quel habitant de Mersey eût-il pu se confier ?

Tout d’un coup, reprenant conscience, il se trouva dans le bois de Varne. C’était là que se réunissaient autrefois clandestinement les mineurs pour fonder une société de secours mutuels : c’était là que Baladier, le mouchard, prêchait la révolution sociale ; c’était là que, dans la nuit de l’attentat, il avait été arrêté par la police.

Les grands arbres, témoins muets de ces événements, étaient toujours là. Il retrouvait, courant entre les buissons, la route de la chapelle et, par une association d’idées, la figure de l’abbé Firot surgit dans sa pensée.

Cette évocation lui rendit tout son sang-froid. Il avait, quoi qu’il pût arriver, un terrible compte à régler avec le misérable, cause initiale de sa catastrophe ; le désespoir est le refuge des âmes faibles, il ne devait pas s’y abandonner.

Calme, résolu, il envisagea la situation.

Il ne pouvait, malgré son déguisement, continuer à fouiller Mersey, s’enquérant au hasard, sous peine d’éveiller des soupçons. Sûrement, il existait encore d’anciens camarades de la mine ; mais était-il prudent d’aller les trouver ? Qui sait quels changements d’idées avaient pu produire dix années !

Un nom, cependant, lui venait à l’esprit : Ronnot. Celui-là était un camarade sérieux et sagace, plus même qu’un camarade : après Panuel, c’était un ami. Il pourrait le voir, lui parler, et, s’il le jugeait à propos, se faire reconnaître.

Pour cela il fallait attendre la fin du travail quotidien et aller au-devant du mineur, à quelque distance de sa maison, afin d’éviter les curiosités de la famille et des voisins.

Comme il allait revenir sur ses pas, se dirigeant vers le faubourg des Vert-bois, il vit surgir de l’épaisseur des taillis un jeune homme en costume débraillé dont le visage le frappa.

De son côté, le nouveau venu eut un mouvement de recul et appuya sur sa blouse pour y dissimuler quelque chose de mystérieux : un lapin indûment pris au collet.

Avec sa figure maigre et blafarde, trouée par deux yeux gris très vifs et ombragée par trois poils de moustache, le jeune homme offrait le plus pur type du voyou.

Mais ce qui préoccupait Détras, c’est qu’il croyait reconnaître cette physionomie.

Il ne se trompait pas : c’était Justin Bichu, petit-fils de la vieille et bigote chiffonnière, sa voisine, qui apparaissait, revenant de braconner. Une faiblesse de constitution et plus encore la protection des prêtres l’avaient fait exempter du service militaire. Aussi n’avait-il pas quitté Mersey.

De son côté, le jeune chasseur considérait Détras. Bien qu’il fût à mille lieues de le reconnaître, cette figure basanée et énergique lui inspira une confiance mêlée de respect. Le respect était sans doute dû au ruban jaune.

Justin réprima donc sa velléité de fuir et s’avança vers l’étranger qu’il salua militairement.

— Bonjour, mon ancien, fit-il.

— Bonjour, répondit Détras.

— C’est-y votre chemin que vous cherchez ? Vrai comme je m’appelle Bichu, vous tournez le dos à Mersey et à Saint-Phallier pour vous enfoncer dans les bois.

Bichu ! Ce nom rappelait tout un monde de souvenirs au mineur. C’était bien le gamin maraudeur, adonné à mille petits métiers, son voisin d’autrefois, qu’il avait devant les yeux. Allons ! puisque Justin ne le reconnaissait pas, les autres ne le reconnaîtraient point non plus.

Qui sait ? Cette rencontre était peut-être heureuse. Ce jeune homme, qui l’avait abordé, pourrait de lui-même lui apprendre quelque chose, le mettre sur une piste.

Il sentit en même temps la nécessité d’inventer une histoire.

— En effet, dit-il, je crois que je me suis égaré. C’est la première fois que je viens à Mersey depuis vingt-cinq ans et j’en ai aujourd’hui cinquante-cinq bien sonnés.

— Ah ! vous étiez déjà venu dans le pays ?

— Une fois et j’y suis resté vingt-quatre heures, mais je me rappelle. Il y avait à cette époque un digne curé que je connaissais un peu, l’abbé Frémont… j’ai eu le chagrin d’apprendre qu’il était mort.

Justin, tout à fait respectueux devant cet ancien militaire décoré, qui connaissait des prêtres, répondit :

— Oui, monsieur… oh ! il y a longtemps de cela… j’étais tout à fait un môme. Il a eu pour remplaçant M. l’abbé Brenier qui est parti après les affaires de la bande noire.

— Quelle bande noire ? demanda Détras du ton le plus naturel.

— Comment ! vous ne connaissez pas ? En 82.

— En 82, mon jeune ami, j’étais encore au service de l’État dans les colonies, après être sorti de l’infanterie coloniale adjudant médaillé.

Cela était dit du ton digne d’un vieux sous-officier blanchi sous le soleil des tropiques. Justin, ébloui, salua derechef.

— Continuez, fit Détras, ce que vous dites m’intéresse et même, s’il y avait une auberge sur notre route, je vous inviterais à y boire une chopine avec moi, car la marche m’a donné soif.

— J’en connais une, s’écria vivement Justin, à dix minutes d’ici, le restaurant Chenet, au bois de Varne. Vous pourrez y trouver à boire, manger et coucher.

— Allons-y, fit Détras qui, dans l’effondrement de ses espérances, se raccrochait instinctivement à Justin.

Le restaurant Chenet ! Que de choses — toute une vie passée ! — lui remémorait ce nom ! C’était là que, bien des fois, avec Geneviève, il était venu s’asseoir le dimanche, sous les bosquets, en écoutant gazouiller les oiseaux. C’était là que, le 14 juillet, un mois avant la catastrophe, tous deux, accompagnés de leurs amis, Panuel, Ronnot, Vilaud, Janteau, Jaillot et leurs familles, étaient venus célébrer la fête de la République et boire à l’avenir.

Et maintenant Geneviève et Panuel étaient disparus, Janteau mort au bagne ; Ronnot, Vilaud, Jaillot, il ne savait ce que le temps avait fait d’eux et craignait presque de l’apprendre. La République avait fait de lui un forçat, de sa femme et de sa fille deux malheureuses ; l’avenir avait été le bagne, la misère, le désespoir !

Chemin faisant, Justin, sans nul besoin d’y être incité, contait l’histoire de la bande noire, avec force détails terrifiants et imaginaires, car dans le pays cette histoire avait fini par devenir une légende. Mais au milieu de toutes les exagérations et inventions, Détras pouvait reconstituer la vérité.

Ainsi il apprit ce qui s’était passé au lendemain de son départ pour la Nouvelle-Calédonie : Ronnot était mort — et il en éprouva un profond serrement de cœur ; — Jaillot avait quitté le pays ; Vilaud était devenu un « ouvrier modèle », déclarait Justin, ce que Détras traduisit par un résigné auquel il ne serait pas prudent de se confier.

Une à une ses dernières espérances s’envolaient. Absorbé dans l’amertume de ses pensées, à peine se rendit-il compte qu’ils étaient arrivés au restaurant Chenet et s’attablaient dans la cour sous un bosquet, tandis que Justin s’empressait de commander « un litre, et du bon ! »

Tout en buvant, le petit-fils de la mère Bichu continuait à conter et Détras, un moment perdu dans sa douloureuse rêverie, revint au sentiment de la réalité lorsqu’il l’entendit parler avec un rire trivial du départ de Geneviève et de Panuel.

— Ils ont filé sans tambour ni trompette, fit-il, s’esclaffant, pendant que le pauvre bougre de mari fait le Jacques à l’île Nou. Ah ! les salauds ! Et on les croit bien loin, mais moi…

Détras se retint pour ne pas pousser un rugissement de joie. Ce vaurien allait-il donc le mettre sur la piste si passionnément désirée ?

— Vous savez où ils sont ? demanda-t-il, en s’efforçant de cacher l’émotion qui l’étouffait.

— Peuh ! pas précisément… d’autant plus que je m’en fous, mais, si j’y avais le moindre intérêt, je vous réponds que je saurais bien les dénicher. J’ai rencontré, il n’y a pas huit mois, sur la route de Gênac, un bonhomme ressemblant bougrement à Panuel et qui accompagnait une petite écolière de l’âge de Berthe. Vous comprenez que si l’amant et la gosse sont là, la mère doit y être aussi. Pas vrai ?

Détras fit un geste affirmatif. Il lui eût été impossible de parler, partagé entre la velléité d’étrangler Justin qui se faisait, lui aussi, l’écho de la calomnie, et l’envie de l’embrasser pour l’inappréciable information qu’il lui donnait.

Gênac ! C’était là ou aux environs que se trouvaient ceux qu’il cherchait !

— En route pour Gênac ! se dit-il aussitôt.


XVI

L’ODYSSÉE D’ALBERT DÉTRAS


Il est temps de dire quelles aventures, traversées par Albert Détras, l’avaient empêché pendant de longues années de se mettre à la recherche des siens.

Nous l’avons laisse enfermé dans une vallée du Ouitchambo comme au fond d’un entonnoir. Un tremblement de terre, phénomène assez fréquent en Nouvelle-Calédonie, avait obstrué la galerie souterraine par laquelle il était venu. De chaque côté, les flancs des montagnes s’élevaient sous des angles de soixante-cinq et soixante-dix degrés, c’est-à-dire presque perpendiculairement, à des hauteurs de plusieurs centaines de mètres.

Il était donc prisonnier, condamné inexorablement à mourir de faim avant d’avoir pu escalader ces hauteurs inaccessibles.

Détras se rendit compte du sort qui l’attendait. Pour gravir ces flancs abrupts, il ne fallait pas attendre que la faim eût affaibli ses forces et son agilité.

Il mesura de l’œil la pente des montagnes : il lui sembla que la moins raide s’élevait au nord-est. Le sol, rougeâtre et nu jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, apparaissait, à quelque cent mètres du sommet, coupé par une ligne sombre et droite de buissons auxquels il pouvait s’accrocher pour terminer son escalade. Puis ces buissons lui faisaient présager la proximité de l’eau.

L’évadé commença par garnir le filet de pêche de ses dernières provisions — un restant de viande séchée et quelques fruits — auxquelles il joignit la calebasse, remplie d’eau et hermétiquement bouchée. Il y ajouta les deux sagaïes et le tamioc trouvés auprès des cadavres canaques et, faisant du tout un seul fardeau, l’attacha solidement sur ses épaules avec une forte et souple liane, cueillie au bord du lac. Puis, ayant au côté le revolver de Carmellini et au poing son gourdin « Joseph », il commença l’ascension.

Mais, après avoir péniblement gravi quinze ou vingt mètres en rampant et s’agrippant aux moindres aspérités, Détras aperçut au-dessus de sa tête la muraille rocheuse implacablement droite et se continuant telle pendant au moins cinquante mètres, ce dont il n’avait pu, de loin, se rendre compte. Il dut redescendre.

Après s’être reposé et rafraîchi par un bain dans le lac, il renouvela sa tentative sur la même montagne, mais en partant d’un autre point et s’orientant plus au nord.

Au bout de quatre heures, épuisé, rôti par le soleil qui plombait sur lui, il était arrivé à proximité de la ligne de buissons que, du fond de la vallée, il avait aperçue.

Mais alors une exclamation de désespoir s’échappa de ses lèvres.

Ces buissons bordaient sur toute la longueur de la montagne une crevasse profonde d’au moins vingt mètres, large de dix, dont les parois, découpées à angle droit, rendaient impossibles la descente et la montée.

Que faire ?

Épuisé, découragé, l’évadé s’était laissé tomber à terre au bord du précipice.

Et, tout à coup, le sol s’effondra sous lui. Il roula dans la crevasse, étendant vainement les bras pour se retenir.

Comment ne se tua-t-il pas dans cette chute ?

Sans doute parce qu’il tomba sur le dos et que le filet chargé de provisions, formant matelas, amortit la violence du choc.

Détras n’en perdit pas moins connaissance.

Lorsque, au bout de plusieurs minutes, il rouvrit les yeux et revint à lui, ce fut pour comprendre toute l’horreur de sa situation, mille fois plus terrible que celle où il se trouvait quelques heures auparavant.

Il était prisonnier maintenant, non plus dans un vallon où l’eau et les fruits, à défaut de gibier, ne manquaient pas, mais dans un précipice nu et désolé, où la soif et la faim ne tarderaient pas à avoir raison de lui lorsqu’il aurait vidé sa calebasse et épuisé les provisions de son filet.

De plus, il se sentait incapable de se lever, ayant le pied droit luxé, peut-être cassé.

C’était la mort inévitable, sans espoir, qui l’attendait en ce lieu perdu. Peut-être son agonie se prolongerait-elle quelques jours, une semaine, mais elle n’en serait que plus atroce.

— Cette fois, c’est bien la fin, se dit-il, évoquant l’image de sa femme et de sa fille.

Geneviève saurait-elle jamais en quel lieu désert et de quelle mort affreuse il allait périr ?

La pensée des êtres chers lui rendit son énergie habituelle et, quelque désespérée que fût sa situation, il se prépara à lutter jusqu’au bout contre la destinée.

La soif et la douleur qu’il ressentait à la jambe le torturaient également. Sa calebasse ne s’était ni brisée ni vidée dans sa chute et c’était un bonheur relatif. Détras la déboucha et but, mais il eut la force de volonté de n’avaler qu’une très faible gorgée, juste de quoi humecter sa gorge et ses lèvres brûlantes.

Puis il se déchaussa, déchira un lambeau de sa chemise et, l’imbibant d’un peu de l’eau qui lui restait, en enveloppa sa jambe gonflée au-dessus de la cheville. Il serra fortement cette bande.

C’était tout ce qu’il pouvait faire, et il se rendait compte combien cette thérapeutique était dérisoire. Pourtant, il résolut de se priver de boire pour entretenir humide cette compresse. Avant tout, il fallait qu’il retrouvât l’exercice de sa jambe. Le salut, s’il y avait un salut possible, était à ce prix.

Ses provisions, viande de chien et fruits, éparpillées et écrasées dans sa chute, formaient une sorte de hachis des moins appétissants. Détras mit cependant de côté tout ce qu’il put ramasser de ces débris : c’était toujours de la nourriture, de la vie.

Du reste, il ne se sentait aucune faim et s’en réjouissait, se disant que ces bribes de provisions dureraient plus longtemps.

La nuit fut atroce. Détras, après avoir rôti pendant le jour, se sentit glacé par la rosée et comme cloué à terre. Ce fut seulement lorsque le soleil se fut élevé au-dessus de l’horizon qu’il commença à pouvoir remuer les membres.

Il passa ainsi trois jours, buvant à peine, mangeant quelques bouchées et se traînant sur les poignets afin d’éviter de fatiguer sa jambe. De tous côtés s’étendait le précipice avec ses parois à pic et au-dessus du précipice reprenait la déclivité presque verticale de la montagne.

Pourrait-il jamais sortir de là ?

Cependant, sa jambe, quoique toujours enflée et engourdie, le faisait moins souffrir. Décidément, il n’avait rien de cassé, seulement une luxation, et par des frictions énergiques, il s’efforçait de rétablir le jeu des muscles.

Encore deux jours et il pourrait recommencer à marcher bien que boitant.

Mais ses provisions étaient épuisées, sa calebasse presque tarie. Pourrait-il attendre encore deux jours ?

Avec son tamioc, il avait ébauché quelques marches dans la muraille rocheuse de quoi poser le pied et une main, s’aidant ainsi pour l’ascension. Mais l’état de sa jambe, qu’il traînait comme un boulet, ne lui avait pas permis de creuser à plus de deux mètres de hauteur et la paroi en avait bien vingt.

Le quatrième jour, l’évadé, se sentant plus solide et seulement à demi mort d’inanition, se déclara :

— Aujourd’hui, je sortirai de ce tombeau ou j’y resterai à jamais.

Pieds nus, il s’éleva à la force du poignet jusqu’à la dernière anfractuosité qu’il avait creusée péniblement dans la roche dure et reprit la tâche commencée la veille. Ainsi creusant et se hissant, il arriva en trois heures d’efforts surhumains à quinze pieds au-dessous des buissons qui couronnaient, au-dessus de la faille, le flanc rougeâtre de la montagne.

Encore une heure ou deux et il était hors de ce gouffre, sauvé peut-être !

Mais il était épuisé et se sentait près de dégringoler dans l’abîme qu’il venait de quitter.

Tout à coup, une idée traversa son cerveau endolori.

Il portait toujours, attaché sur son dos par une liane qui faisait plusieurs fois le tour de sa poitrine, son filet à provisions.

Ce filet déroulé avait bien une longueur de deux mètres et la liane à peu près autant.

En outre, Détras avait, dans la poche de son pantalon, quelque chose qui pouvait également servir de corde : les boyaux séchés des chiens.

Juste, en attachant le tout bout à bout, de quoi atteindre les buissons et, en s’y accrochant, fournir pour l’escalade un point d’appui.

L’évadé se sentit ranimé subitement. D’une main, et avec l’aide de ses dents, il défit la liane, attacha à son extrémité les boyaux de chien et en noua le bout au filet déplié. Puis, tandis que de l’autre main il se cramponnait désespérément au roc, il fit tournoyer au-dessus de sa tête, comme un lasso le filet qui alla s’accrocher aux buissons.

Il tira sur la liane : elle ne céda pas.

— Le tout pour le tout ! s’écria-t-il.

Et, avec une force de traction décuplée, il se hissa. Si la liane ou le boyau se rompait, si le filet se détachait des buissons, il était perdu : il allait s’abîmer, fracassé, au fond du précipice.

Mais les mailles du filet étaient solides ; en outre, l’extrémité inférieure en était, selon l’habitude canaque, garnie de petites pierres servant à assurer son immersion, car les filets des indigènes néo-calédoniens ne forment pas poche. Tressés tout d’une pièce, ils servent à barrer la largeur des cours d’eau et à arrêter la fuite du poisson, qu’on capture à la main ou à la sagaïe, beaucoup plus qu’à envelopper en tous sens ce poisson.

Le filet, auquel ses pierres avaient, dans sa rotation, communiqué une force centrifuge suffisante, s’était agrippé et emmêlé solidement aux branches des buissons. Très heureusement, ces branches étaient robustes.

Un instant après, Détras, s’élevant jusqu’au rebord du gouffre, arrivait aux buissons, s’y accrochait et tombait enfin sur le lit de verdure épuisé, inanimé, mais sauvé.

Sauvé ! Pas encore : il lui restait une centaine de mètres à gravir avant d’arriver au sommet de la montagne et maintenant ses muscles surmenés lui refusaient tout service.

Détras se reposa pendant plusieurs heures avant de reprendre son ascension.

Il goûtait un soulagement immense à s’étendre sur cette mince couche de végétation qui bordait la ravine traîtresse dans laquelle il avait failli rester. Il ne pouvait s’empêcher de frémir en mesurant du regard l’abîme au fond duquel se trouvait, peu visible maintenant, la petite vallée.

Avant le coucher du soleil, il atteignit le sommet de la montagne.

Et alors quelle vue s’offrit à ses regards !

Presque partout autour de lui, s’élançaient, à des altitudes variables, des pics, quelques-uns arides, d’autres couverts d’une végétation sombre. Au sud se profilait, violacée sous les rayons solaires, la masse du Ouitchambo.

Vers l’est apparaissait la silhouette d’un autre géant, le mont Humboldt.

Et au nord, séparé de lui par un abîme insondable de forêts d’où émergeaient les pins colonnaires et les panaches des cocotiers, s’étendait, bornant la vallée de Thio et la côte de Bourendy, l’azur sans limite de l’océan.

Cette vue fit battre fortement le cœur de Détras qui oublia toutes ses souffrances, la fatigue, la faim, la soif. Cette mer, qui le séparait des êtres chéris, c’était la barrière, mais c’était aussi la route. Un jour, il l’espérait maintenant, il voguerait sur ces flots bleus pour retourner dans la vieille Europe.

Et il demeurait immobile, hypnotisé par son rêve, buvant des yeux cet océan.

Bonheur inespéré, une averse torrentielle éclata, qui trempa Détras jusqu’aux os, mais lui permit d’apaiser la plus intolérable de ses souffrances : la soif ! Il recueillit l’eau dans ses mains, dans son chapeau, dans ses souliers, dans sa calebasse tarie. Ce fut une douche bienfaisante qui dura trois heures et guérit miraculeusement son pied malade.

Certes, ses épreuves n’étaient pas finies, elles commençaient à peine. Pendant quatre jours, l’évadé, n’ayant pour se guider vers la mer que la position du soleil, erra dans des déserts de montagnes et de forêts, se nourrissant de fruits lorsqu’il en rencontrait, de plantes plus souvent, dormant caché sous les broussailles, souvent ne dormant pas du tout.

Il était maigre comme un squelette lorsqu’il arriva sur la côte de Bourendy, à quelques kilomètres de Thio, localité minière pourvue d’un poste de gendarmerie.

Ses vêtements étaient lacérés, presque en lambeaux. Son seul aspect devait exciter les suspicions de l’autorité, si peu intelligente fût-elle, et lui faire demander ses papiers.

Or des papiers, Détras n’en avait pas.

Par contre, il avait conservé soigneusement, au milieu de toutes les péripéties, les cinquante-trois francs, la montre et le revolver chargé de Carmellini.

Quant à « Joseph », il l’avait abandonné sans hésitation dans la ravine.

Très heureusement pour lui, il débouchait sur un point du littoral où le seul habitant européen — habitant occasionnel — était le missionnaire mariste de Thio.

Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, cet ecclésiastique, le père Morris, se rendait à Bourendy pour y confesser les Canaques et leur vendre, après célébration du saint sacrifice de la messe, des marchandises de plus ou moins bonne qualité.

Ceci n’est nullement une exagération : en Nouvelle-Calédonie comme dans la plupart des colonies, les représentants du Père éternel se livrent fructueusement au commerce.

Et comme ils ne paient point patente, ils peuvent écouler la marchandise meilleur marché que leurs concurrents profanes.

Seulement, par un distinguo subtil, ils ne vendent pas, ce qui les classerait commerçants ; ils cèdent, ayant, comme le père de M. Jourdain, la délicatesse d’accepter de l’argent pour ne pas humilier les acheteurs.

Le père Morris ne se trouvait pas à Bourendy ce jour-là, et le Canaque Nundo, son factotum laissé à la garde de la case qui servait à la fois de chapelle et de comptoir, était, bien que fervent chrétien, sous l’influence d’une trop copieuse absorption de tafia.

Cette double circonstance fut heureuse pour le fugitif.

Détras, ayant traversé le village canaque sans rencontrer d’autres êtres vivants qu’une vieille popinée[1], deux ou trois enfants et un poca[2] apprivoisé, arriva devant la case consacrée à Jéhovah et à Mercure.

Nundo, béat comme le patriarche Noé et presque aussi peu vêtu, fumait sa pipe, accroupi sur le seuil.

— Bonjour, dit-il à Détras, toi viens de loin ?

— Oui, fit sans hésitation l’évadé.

— Pantalon à toi déchiré, toi marché dans la brousse ?

— Oui.

— Pourquoi toi pas suivre la route ?

— Moi mineur, aller prospect[3], répondit l’évadé en petit nègre.

— Où sont outils à toi ?

— Moi laissé outils dans la montagne, venu acheter caïcaï[4].

— Ferais bien acheter aussi un pantalon. Si tu veux, moi vendre.

— Toi as un store[5].

— Oui, moi tenir store père Morris, quand lui pas à Bourendy.

Bourendy, ce nom orientait et rassurait Détras. Il se trouvait en pays canaque et, à condition de bien jouer son rôle, pourrait se tirer d’affaire. Toutefois, il fallait éviter d’éveiller la suspicion des indigènes, car ceux-ci, alléchés par la prime de vingt-cinq francs payée pour la capture de tout évadé, l’eussent infailliblement vendu.

Notre civilisation a fait de ces anthropophages, belliqueux mais hospitaliers et communistes, des ivrognes, des bigots et des policiers, adorant la pièce de cent sous !

Détras avait eu de la chance de tomber sur un ivrogne en état d’ébriété. Malgré sa résolution de ménager son argent, il n’hésita pas à dépenser six francs, moyennant lesquels Nundo lui livra une sorte de caleçon tombant juste au genou et qualifié superbement de pantalon, du fil, des aiguilles et une boîte d’allumettes. Après quoi, le marchand à peau bronzée, satisfait de cette transaction, offrit à Détras la moitié d’une igname bouillie et un morceau de poisson fumé.

Depuis longtemps l’évadé n’avait pas fait pareil repas. Treize jours s’étaient écoulés depuis sa fuite de Bouraké et, si l’on en excepte la viande de chien et quelques koulas ou poissons, sa nourriture avait surtout consisté en végétaux crus.

S’étant ainsi à demi restauré, Détras se retira, emportant sa marchandise. Nundo lui avait indiqué une case inhabitée : il y passa la nuit, cousant les lambeaux de son pantalon au caleçon qu’il avait acheté et se confectionnant de la sorte un vêtement sinon élégant — il s’en fallait ! — du moins acceptable dans cette brousse néo-calédonienne où circulent colons, libérés, mineurs et stockmen[6], qui n’ont aucune prétention à la coquetterie.

Détras demeura quarante-huit heures à Bourendy, se reposant et vivant de coquillages qu’il ramassait à la marée basse. Puis il partit, car un plus long séjour eût pu donner l’éveil. Ostensiblement, il se dirigeait vers les montagnes pour y reprendre ses outils et poursuivre ses recherches de prospecter.

Mais à un kilomètre du village, il tourna court sur la gauche, se dirigeant à travers bois et fourrés dans la direction d’Yaté, sur le littoral sud-est de l’île.

Là, avait autrefois vécu la puissante tribu des Touarous, dont il ne subsistait plus que les débris, une centaine de Canaques des deux sexes et de tout âge. Un missionnaire sauvait généreusement les âmes de ces indigènes, élevés par lui de la condition de sauvages à celle de serfs, car ils cultivaient sans la moindre rétribution les terres de la mission.

À un kilomètre, vivait avec une femme canaque un jeune Européen, Pierre Delmot.

Arrivé en Nouvelle-Calédonie à l’âge de quatre ans, avec ses parents, pauvres colons, Delmot s’était développé au milieu des naturels, dont il parlait admirablement la langue, et était devenu un sauvage blanc. Alors que la plupart des malheureux indigènes, assassinés par une civilisation dont on leur inoculait seulement les vices, s’éteignaient dégénérés, alcooliques et poitrinaires, lui, fils de la vieille Europe, s’était retrempé dans la large vie de nature ! Désireux pourtant de savoir, il avait forcé le missionnaire à lui apprendre à lire et écrire. Dans un séjour à Thio, il s’était fait enseigner un peu de calcul par le gérant du télégraphe, jeune homme conquis par sa vigoureuse droiture. Et cela lui suffisait : cultivant ses ignames, ses caféiers, pêchant, élevant quelques poules, Delmot s’estimait l’homme le plus heureux du monde.

Le hasard conduisit devant sa paillotte Détras, et ce fut le plus grand bonheur pour celui-ci.

Le jeune homme, en vrai Canaque, lui offrit l’hospitalité sans lui demander s’il avait des papiers. Puis, attirés l’un vers l’autre, par une réelle affinité, Delmot, las de sa solitude prolongée, Détras désireux de se poser quelque part pour achever d’y faire peau neuve, ils décidèrent de ne pas se quitter tout de suite.

Détras demeura quatre mois, travaillant avec Delmot, mangeant avec lui et couchant dans sa case. Toutefois, le jeune homme ne pouvait rémunérer sérieusement ses services pour l’excellente raison qu’il ne possédait pas d’argent. Il lui mit dans la main, au moment de la séparation, deux pièces de cinq francs : c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Mais il donnait à Détras quelque chose de plus précieux que de l’argent : un papier. Sur une feuille blanche, il avait, non sans effort et de sa plus lisible écriture, tracé les lignes suivantes, dont nous rectifions l’orthographe :

« Je soussigné, Pierre Delmot, colon libre à Yaté, certifie avoir employé pendant quatre mois le nommé Paul Rège, travailleur libre, et n’avoir eu qu’à me louer de ses services et de sa conduite. En foi de quoi, je lui ai délivré le présent certificat.

« Pierre Delmot. »

C’était une pièce d’identité. Sous le nom de Paul Rège et avec la mention « travailleur libre », qui donc reconnaîtrait le forçat no 3205 ?

Puis Détras, véritable trait de génie, s’en fut porter ce certificat au missionnaire en le priant de le contresigner. L’homme de Dieu, intérieurement flatté d’être reconnu comme autorité temporelle, alors que le pape lui-même a perdu ce caractère, apposa à la fois sa signature et le cachet de la mission.

Deux signatures, un cachet ! c’est plus qu’il n’en faut dans un pays français pour se créer une personnalité insoupçonnable.

Alors, Détras eut l’audace de remonter vers le nord suivant à pied le littoral. Ses cheveux et sa barbe, qu’il n’avait point taillés depuis le jour de son évasion, quelques vêtements vieux mais décents que lui avait abandonnés Delmot, éloignaient toute idée qu’il pût être un forçat évadé.

Jouant d’audace, il se présenta au poste de gendarmerie de Thio et pria le brigadier de bien vouloir légaliser son certificat. Le cachet de la mission inspira un saint respect au brigadier qui apposa à côté celui du poste et écrivit au-dessous :

« Vu pour légalisation,

« Le brigadier de gendarmerie de Thio,
« Jean Bonfay. »

Désormais, Détras pouvait respirer : Carmellini lui-même ne l’eût pas reconnu !

Avec un pareil certificat, il lui était facile d’aller loin. Il alla d’abord à Kuaua et, pendant deux mois, travailla dans une plantation de cafés. Cela lui fit quelque argent, mais le voyage de Nouméa en Europe coûtait cher. Après avoir obtenu de son employeur un certificat non moins excellent que celui donné par Delmot, il alla s’engager comme mineur au claim la Bonne Espérance, de Poro.

C’était son ancien métier qu’il reprenait et cette fois librement, si tant est qu’un salarié puisse être libre !

Six mois et demi s’étaient écoulés depuis son évasion et, maîtrisant son cœur, pas une seule fois il n’avait écrit à sa femme ou à Panuel. C’eût été trop imprudent ; il se rendait compte que, depuis son évasion, Geneviève devait être spécialement surveillée ; une lettre à son adresse venant de la Nouvelle-Calédonie serait forcément ouverte, même si on ne reconnaissait pas l’écriture de l’expéditeur. Non, mieux valait attendre le retour en France, quelques tortures morales que dût éprouver la jeune femme.

Six ou sept mois encore et tout serait dit !

Pour économiser le prix de la traversée, Détras mangeait à peine et ne buvait que de l’eau. Sa dépense se trouvait ainsi réduite au minimum.

Enfin, le 15 décembre 1885, Détras, toujours sous le nom de Paul Rège, quittait la colonie à bord du vapeur anglais Polynesian, se rendant à Sydney. Son voyage payé, il lui restait cent francs.

Ce n’était pas assez pour retourner en Europe, mais c’était assez pour vivre sur le sol australien jusqu’à ce qu’il y eût rencontré un travail rémunérateur. Il se trouvait libre, maintenant, pour aller, venir d’autant plus qu’aux mines de Poro, il avait passablement appris l’anglais, très incorrect d’ailleurs, parlé par les émigrants des Cornouailles, ceux désignés dans la colonie sous le nom de Cornishmen.

Détras, bon ouvrier, rencontra le travail qu’il cherchait. Il comprenait bien qu’il était indispensable pour lui de posséder en arrivant à Mersey une certaine somme. Autrement, comment pourrait-il voyager en dissimulant sa présence et emmener sa femme et sa fille ?

Conséquemment, il demeura dix mois en Australie, économisant sur son salaire avec le même acharnement qu’en Nouvelle-Calédonie. Seulement le 20 octobre 1886, Détras s’embarqua à Brisbane sur la goélette française Bel-Espoir, en partance pour Marseille.

Avec quelle joie il mit le pied sur ce bâtiment délabré et infect ! Tout à bord, nourriture et couchette, était épouvantable ; les rations, réduites par les vols successifs des magasiniers et du maître-coq, eussent mécontenté un ascète. Détras, lui, tout à sa joie du retour, ne voyait rien, ne se plaignait pas, trouvait tout bien.

Pourtant, il fut brusquement arraché à son exultation. Ce fut lorsque le Bel-Espoir, s’étant engagé dans le périlleux détroit de Torrès, se trouva jeté contre un récif et, éventré, sombra avec tout son équipage.

Détras savait nager : la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée s’étendait à moins de quinze cents mètres. Une jolie distance pour un homme qui n’entend pas rivaliser avec le capitaine Boyton ! Le naufragé réussit cependant à la franchir, grâce aux écueils à fleur d’eau sur lesquels il pouvait, de temps à autre, reprendre pied et souffler avant de recommencer à nager.

Sauvé des flots et des requins, Détras aborda donc dans la grande île papoue.

Ce fut pour tomber au pouvoir d’une tribu noire, heureusement plus farouche que cruelle, qui se contenta de l’emmener en captivité très avant dans l’intérieur.

Réduit à la condition d’animal domestique, obligé de labourer, pêcher et porter des fardeaux pour ses maîtres, le malheureux demeura captif pendant plusieurs années, guettant inutilement l’occasion de s’évader.

Détail curieux, les naturels ne lui avaient enlevé ni ses vêtements ni la ceinture dans la doublure de laquelle était cousue en bank-notes toute sa fortune patiemment économisée : quarante livres sterling (mille francs).

Détras avait perdu la notion du temps lorsqu’il put enfin fausser compagnie aux Papous. Emportant un arc et des flèches, tant pour sa défense que pour s’approvisionner de gibier, il se dirigea vers la mer.

Sa fuite de Bouraké avait été une promenade, comparée à cette marche dans l’épaisseur des forêts et des marécages où, fréquemment, il s’enlisait jusqu’aux genoux et se sentait sur le point de disparaître à tout jamais.

Cette fuite au hasard qui, parfois, le ramenait, après de longues fatigues, à son point de départ, dura six mois.

Un jour, des colons allemands du littoral virent déboucher de la brousse un homme blanc, maigre et exténué, dont les vêtements torchaient en lambeaux.

Il se traînait plutôt qu’il ne marchait, et ses pieds nus, déchirés par les pierres et les épines, ne formaient qu’une plaie.

C’était Détras.

Il fut recueilli et soigné avec toute l’humanité possible. Mais des mois encore se passèrent avant qu’il pût se rétablir entièrement.

Enfin, sa robuste constitution l’emporta et, un jour, un trois-mâts hollandais le prit à bord pour le déposer à Marseille après une longue traversée.

Neuf ans et demi s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté la France !


XVII

LA CLÉMENCE DU POLICIER


Le lundi matin, Bernard, après avoir fait constater sa présence par son chef d’équipe, prit congé de celui-ci pour se rendre dans le bureau de Moschin.

— Nous descendons dans un quart d’heure, vous savez ? fit le chef. Si vous n’êtes pas là, votre journée est en bas.

— N’ayez pas peur, j’y serai, répondit l’ouvrier.

— À moins qu’on ne vous appelle pour vous donner votre congé.

— Ça, c’est bien possible, pensa Bernard, tout en se dirigeant vers le bureau du chantier A, où siégeait Moschin.

Le chef policier était assis dans une large chaise à bras, devant une table-bureau, sur laquelle s’étalaient des papiers classés avec ordre. À droite et à gauche, deux commodes de bois noir portaient des cartons, chacun étiquetés d’une lettre alphabétique et d’un chiffre.

— Ah ! vous voilà, fit Moschin. Causons un peu, vous avez des idées ?

— Je crois, répondit tranquillement Bernard, que tout homme, à moins d’être une brute, doit avoir des idées quelconques.

— Et quelles sont les vôtres ? Voulez-vous me les dire ?

L’interrogatoire prenait une tournure inquiétante. Bernard, résolu à demeurer maître de lui, murmura :

— Je ne sais pas si les idées que j’ai… comme c’est mon droit d’en avoir, pourront vous intéresser, mais puisque vous désirez les connaître, monsieur Moschin…

— Certes, j’y tiens extrêmement.

— Eh bien, je voudrais que tout le monde, moi compris, puisse être heureux.

Moschin éclata de rire.

— Excellent cœur ! fit-il ironiquement. Et vous croyez que ce serait possible ?

— Je le crois.

— Eh bien, veuillez m’éclairer de vos hautes lumières. Comment vous y prendriez-vous pour réaliser ce rêve de bonheur universel ?

Bernard s’attendait plutôt à un congé en règle brutalement donné qu’à une conférence contradictoire. Il eut un instant d’hésitation.

Non qu’il ne se sentît capable de répondre au défi que Moschin lui portait d’exposer ses idées. Mais ce défi était un piège. Si le mineur se laissait aller à exposer toute sa pensée, c’était le renvoi immédiat, la perte de son pain.

Pourtant, il sentait, lui Bernard qui qualifiait de brutes les individus sans idées, qu’il lui eût été impossible de jouer la comédie, de désavouer ses convictions. D’ailleurs Moschin, auquel, la veille, il avait tenu tête dans la salle du Fier Lapin, devait être fixé.

— Eh bien, fit le policier-chef, est-ce que vous avez peur ?

C’était une provocation. Bernard répondit, regardant Moschin les yeux dans les yeux :

— Pourquoi aurais-je peur ? Un homme en vaut bien un autre, n’est-ce pas ?

Ce « n’est-ce pas ? » par lequel un simple mineur l’invitait, lui, ministre exécutif du baron des Gourdes, à ratifier cette déclaration d’égalité, lui parut des plus impertinents.

Il eut un mouvement pour se lever de son siège, tandis que son impassibilité narquoise disparaissait.

— Ah ! un homme en vaut un autre ! gronda-t-il. Alors vous vous imaginez que vous me valez !

Bernard ne répondit pas, cette fois. Il n’eût pu répondre à Moschin qu’une chose, c’est qu’il valait infiniment mieux que lui, l’égalité morale comme l’égalité sociale n’étant encore qu’une tendance.

Moschin allongea le bras vers la commode de droite et prit le carton étiqueté P 1.

Il l’ouvrit et après avoir rapidement consulté les papiers bien classés, il en tira un : la liste des mineurs travaillant au puits Saint-Pierre no 1.

Tout haut, il lut :

— Bernard (Jean-Désiré), né à Ramonèche (Seine-et-Loir), le 19 février 1860. Sans antécédents. A travaillé à Rive-de-Gier pendant quatre ans, puis est venu à Mersey…

Moschin s’arrêta pour ne pas lire la ligne suivante :

« Interrogé sur ce qu’il pense des grèves, n’a rien su dire. Paraît bon sujet. »

— Lorsque vous êtes venu pour vous embaucher, reprit le policier, je vous ai posé une question… je vous ai demandé l’idée que vous vous faisiez des grèves. Vous avez feint de ne pas savoir répondre.

— Mais que pouvais-je vous dire ?

— Vous n’avez pas d’opinion à ce sujet ?

— Mon opinion est que la grève est une arme de désespoir, qui, le plus souvent, se retourne contre l’ouvrier.

— Mais, enfin, vous ne la condamnez pas ?

— Ah ! certes non.

Ces trois mots furent dits dans une explosion de tout son cœur, tandis que Moschin, pâle de rage, serrant les poings et s’incrustant les ongles dans sa chair, se demandait comment il avait pu accepter un pareil ouvrier.

Cependant Bernard se disait que son destin était fixé et que le renvoi inévitable l’attendait, quoi qu’il pût faire. Aussi, éprouvant le besoin de soulager son cœur, il vidait maintenant, sans crainte, sans hésitation, comme sans violence de langage, tout ce qu’il avait amassé en lui de sentiments et d’idées. Il exposait la vie de bêtes de somme des mineurs, de ces déshérités qui avaient le même droit que les riches à la jouissance de la terre, notre mère commune, et de ses produits. Il énumérait les tracasseries innombrables, les actes arbitraires dont ils étaient constamment victimes de la part des surveillants et des employés de la direction, les retenues injustifiées de salaire, les vols déguisés ou même quelquefois ouverts du comptable Troubon, l’inquisition cléricale qui pesait sur leurs familles, l’exploitation ignominieuse dans les ouvroirs, repaires édifiés sous couleur de charité.

Moschin l’écoutait sans l’interrompre, avec beaucoup d’intérêt. Il entendait Bernard se faire l’écho conscient de toutes les rancunes qui germaient ou grondaient sourdement au cœur des mineurs. Et, en même temps, il retrouvait dans ces revendications contre la tyrannie capitaliste celles que, dix ans auparavant, il faisait entendre lui-même, plein de fougue et de haine, dans les réunions publiques.

En le Bernard de maintenant revivait le Moschin d’autrefois.

Le chef policier avait eu un instant la velléité de proposer au mineur de se faire le mouchard de ses camarades. Mais, après l’avoir entendu pendant quelques minutes, il s’abstint de formuler cette proposition.

— Non, pensa-t-il, celui-ci n’est pas de cette pâte-là.

Et comme, cependant, il avait des hommes une opinion peu favorable, il ajouta, toujours se parlant à lui-même :

— Ou, si jamais il change de caractère, ce ne sera que par suite d’un choc moral. Qui sait !… Il n’y a personne d’invulnérable.

Un son de cloche traversa l’air : l’appel des équipes pour la descente des cages.

— Vous allez être en retard, dit Moschin, courez !

Bernard, stupéfait, regarda le policier, se demandant si celui-ci ne se moquait pas de lui. Il ne doutait pas que cet interrogatoire eût pour conséquence inéluctable son renvoi de la mine. Et maintenant l’homme de des Gourdes lui disait d’aller à son travail.

— Mais allez donc ! répéta Moschin.

Machinalement, et sans s’attarder à vouloir comprendre, le mineur courut à toutes jambes vers l’orifice du puits, où il arriva juste à temps pour sauter dans la cage comme celle-ci commençait à descendre.

— Eh bien, lui demanda un de ses camarades, tu n’es donc pas renvoyé ?

— Non, répondit Bernard.

— Ah ! tu as de la chance, toi ! fit l’autre en le regardant d’une singulière façon.

Et un murmure, semblable à un grognement étouffé, se répandit dans l’équipe.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda vivement Bernard.

— Ce qu’il y a, c’est que quarante camarades sont congédiés. Tu es le seul qui reste, et pourtant, il paraît que c’est toi qui as tenu le crachoir contre Moschin, hier, au Fier Lapin.

Bernard fut secoué d’un frisson inexprimable. Quoi, était-ce pour cela, pour le livrer aux suspicions outrageantes de ses camarades, suspicions qu’il sentait gronder et près d’éclater, que le policier du baron des Gourdes, dérisoirement généreux, lui avait fait la grâce de le garder à la mine ?


XVIII

L’AMOUR AUX CHAMPS


Les époux Mayré, avons-nous dit, attendaient le retour de leur fils qui, libérable du service militaire, devait revenir bientôt à Véran.

Bien qu’elle ne connût ce jeune homme que pour avoir entendu ses parents parler de lui en l’appelant « notre Jean », Céleste n’avait pu se défendre d’une appréhension instinctive.

Non seulement parce qu’avec deux bras vigoureux venant s’adjoindre à ceux de Pierre Mayré et de la Martine il était possible qu’on la renvoyât, n’ayant plus besoin d’elle, mais aussi parce que ce jeune homme qui allait venir serait pour elle, si on la gardait, un maître de plus,

Que serait ce maître ? Violent ou sournois ? Grossier ou cupide ? Céleste savait par expérience ce que valent les patrons terriens, qui considèrent leurs garçons et filles de ferme non comme des êtres humains, mais comme de véritables bêtes de somme.

Elle se rappelait les brutes aux instincts violents auxquelles elle avait dû résister ou devant lesquelles, épouvantée, elle avait dû s’enfuir.

Jean Mayré arriva. Grand et solide garçon, un peu plus « dégourdi » qu’à son départ pour le régiment, l’air décidé, confiant en lui-même, la parole facile avec un certain ton de commandement.

Il embrassa ses parents sans beaucoup plus d’émotion que s’il les eût quittés la veille, content tout de même de se retrouver à Véran, dans sa ferme, loin des corvées de la caserne, pouvant se remettre aux travaux de la terre qu’il aimait. Sa mère, heureuse, lui avait fait fête, cessant d’être pour un moment la créature muette et passive qu’on la voyait toujours. Tout en l’accablant de questions qui se pressaient comme si une digue eût été ouverte, elle avait placé devant lui, sur la table, un morceau de lard froid et une bouteille de vin, pendant que la Martine préparait une omelette.

En mangeant et buvant, Jean considérait cette ferme où il avait grandi : les murs blanchis à la chaux, la cour où picoraient les poules, se dandinaient les canards et gloussaient les oies, le grand tas de fumier amoncelé dans un coin. Son instinct paysan revenant, il dit :

— Pourquoi n’a-t-on pas étendu ce fumier dans le champ ?

Puis il considéra son père, toujours solide, l’œil souriant dans sa face rougeaude ; sa mère, bien vieillie, et alternativement les deux servantes.

De la Martine, qui allait et venait, le regardant en dessous, il dit presque à haute voix :

— Celle-ci est laide !

La servante entendit-elle ce jugement ? En tout cas, elle le devina au regard dédaigneux du jeune homme et, bien qu’elle ne se fît que peu d’illusions sur ses charmes physiques, elle en ressentit du dépit. L’instant d’après, ce dépit devint une sourde colère lorsqu’elle entendit le fils Mayré murmurer en regardant Céleste :

— Eh mais, elle n’est pas mal du tout, celle-là. Dites donc, mère, depuis combien de temps l’avez-vous ici ?

Céleste, cependant, loin de chercher à attirer les regards du fils Mayré, s’était effacée autant que possible, se sentant mal à l’aise sous les yeux de ce grand garçon qui la dévisageait hardiment.

— C’est la Lucette, répondit la mère. Il y a quasiment un mois qu’elle est à notre service.

Jean Mayré se remit dès le lendemain à la terre comme avant son départ pour le régiment. C’était un vigoureux travailleur, sérieux et qui ne s’interrompait point dans sa besogne. À midi, une demi-heure lui suffisait pour boire un coup en mangeant un morceau de lard froid ou de fromage. Mais le soir, à la table commune, devant la grande soupière fumante de soupe aux légumes, il commençait à causer, disant ses souvenirs du régiment, racontant des histoires naïves plutôt que drôles et que pourtant sa mère écoutait avec admiration, son père avec un sourire et la Martine en s’efforçant de rire à chaque mot pour plaire au fils du maître.

Quant à Céleste, son esprit était bien loin : il suivait Galfe.

Deux fois, elle était retournée à Chôlon, pour le compte du fermier et, chaque fois, avait couru directement au bureau de poste, demander si une lettre l’attendait. Hélas ! il n’y avait pas de lettre !

Chaque fois aussi, elle écrivit et même, n’y tenant plus, supposant que les réponses de Galfe étaient interceptées parce qu’elle n’indiquait pas son adresse, elle se décida coûte que coûte à donner celle-ci : « Céleste Narin, aux soins de Mlle  Lucette Rénois, chez M. Pierre Mayré, Véran. »

C’était son pain quotidien qu’elle risquait, mais rien ne vint. La police même s’abstint de venir tracasser la jeune fille qui cessait ainsi de cacher sa résidence.

Les lettres de Céleste, décachetées, étaient purement et simplement jointes au dossier du condamné.

Jean remarquait avec un certain étonnement que ses contes de caserne, qui faisaient l’admiration de ses parents et de la Martine, laissaient Céleste absolument froide,

— Elle est sérieuse ! pensait-il.

La caserne est un lieu d’où les uns — les affinés sans force de résistance — sortent broyés ou abrutis, tandis que d’autres — les tout primitifs — y perdent quelque chose de leur simplicité fruste. Jean Mayré avait été de ces derniers : le contact avec des fils de paysans, d’ouvriers ou de bourgeois l’avait un peu dégrossi, en tout cas, lui avait enlevé une certaine gaucherie hésitante.

La tendresse vénale de deux ou trois de ces malheureuses dédaigneusement appelées « paillasses à soldats », celle plus désintéressée d’une cuisinière, et par-dessus tout, la conscience qu’il pouvait être, s’il voulait, le coq de Véran, avaient enlevé à Jean toute timidité dans ses rapports avec le sexe faible. Deux ou trois fois, il adressa la parole à Céleste, délibérément, n’attendant qu’un mot d’elle pour aller plus loin. Elle en eut l’intuition et demeura sur la défensive, polie, mais réservée, répondant tout juste d’un monosyllabe.

— Fait-elle sa bégueule ! songeait la Martine qui continuait à l’épier et qui se disait que si semblable occasion lui fût arrivée à elle, jamais elle n’eût été assez bête pour se refuser.

Elle croyait d’ailleurs que, si sa compagne de travail se montrait indifférente à des avances aussi flatteuses, ce ne pouvait être que par calcul, afin de se faire valoir plus cher.

Jean demeura étonné. Il ne s’attendait pas à ce qu’une simple fille de ferme demeurât insensible lorsque lui, fils du maître, lui faisait l’honneur d’avoir envie d’elle. Peut-être avait-elle un amant ? Il s’informa à ses parents qui devinèrent la cause de sa question et ne s’en émurent pas. Non, la Lucette était sage ; il n’y avait rien à dire sur son compte : on ne lui connaissait personne.

Attiré par cette résistance qui lui semblait inexplicable, Jean revint à la charge. Il se montra plus loquace, plus précis, lâcha des allusions égrillardes. Alors Céleste l’évita.

Cette situation était irritante pour tous deux : pour Jean dont le désir commençait à s’exaspérer, pour Céleste qui se disait que son refus prolongé lui ferait perdre son pain. N’était-elle pas une serve, à la merci du maître ? Pourtant, elle se l’était promis : elle ne serait jamais à un autre homme qu’à Galfe.

Le père et la mère Mayré ne se montraient pas émus du désir de leur fils. Ne faut-il pas que jeunesse se passe ? Après tout, puisqu’ils avaient cette fille à leur service, pourquoi Jean n’en userait-il pas ? Mieux valait cela qu’aller à la ville et en rapporter peut-être une mauvaise maladie.

L’idée qu’une servante de ferme pût sérieusement se refuser au fils des maîtres ne leur venait même pas. Toutefois, la réserve de Céleste, qu’ils ne s’imaginaient pas durable, leur plaisait. Rien ne leur eût autant déplu qu’une délurée se jetant à la tête de Jean, dans l’espoir d’arriver à faire la maîtresse. La maîtresse ! Pierre Mayré lui eût montré à grands coups de pied et au besoin à coups de fourche qu’il n’y avait à la ferme qu’un seul maître : lui.

À la fin, Jean résolut d’avoir une explication catégorique avec la rebelle.

— Lucette, lui dit-il un après-midi, surgissant inopinément derrière elle, tandis qu’elle liait de grandes brassées d’herbes dans le champ, il faut que vous me parliez franchement.

Céleste se sentit un froid au cœur. Maintenant, c’en était fait : après la proposition brutale et le refus, le renvoi ! Ah ! qu’avait donc la destinée à s’acharner ainsi sur elle ? N’eût-il pas mieux valu mille fois être morte ?

Comme elle gardait le silence, Jean reprit de sa parole impérative, qu’il tâchait pourtant d’adoucir :

— Lucette, pourquoi ne me répondez-vous pas ? Pourquoi cherchez-vous à m’éviter ?

— Parce que…

Céleste s’arrêta. Elle ne pouvait ajouter : « Parce que j’en aime un autre », et ne voulant pas non plus irriter le jeune paysan en lui laissant croire qu’elle avait pour lui de la répulsion proprement dite. Non, ni répulsion ni affinité, simplement une indifférence absolue.

Jean vit son hésitation et continua :

— Voyons, vous n’allez pas me dire que vous êtes comme ça, parce que vous avez un amoureux. Vous n’avez personne à Véran, pas vrai ?

— Certes, dit Céleste.

— Bon ! quand vous êtes venue vous engager, vous avez dit que vous étiez seule au monde, que vous n’aviez ni famille, ni amant. L’avez-vous dit ?

— Oui.

— Eh bien, alors ?

Dans cet « eh bien, alors ? » il y avait tout un monde : la proposition, presque l’ordre du maître qui s’étonne d’attendre et signifie son ultimatum.

— Écoutez, monsieur Jean, fit Céleste avec beaucoup de dignité malgré un certain tremblement dans la voix, je me suis engagée chez vous pour travailler. Êtes-vous mécontent de mon travail ?

— Non, certes, répondit le fils Mayré, étonné de la résistance de cette servante qui osait discuter avec lui et sentant peut-être une sorte de respect devant cette force morale qui lui était inconnue.

— Est-ce qu’on a quelque chose à me reprocher ? continua Céleste.

— Il ne s’agit pas de cela, murmura Jean.

Et, comme s’il eût été honteux de sa minute d’hésitation, il ajouta brutalement, en couvant la jeune fille d’un regard de convoitise passionnée :

— Tu me plais et je te veux.

Céleste se redressa et, pâle comme si elle eût été frappée au cœur, elle domina à son tour le fils du fermier d’un inexprimable regard de dignité.

— Vous n’avez aucun droit sur ma personne, fit-elle. Vous pouvez me renvoyer si vous voulez, je partirai.

Jean eut un violent mouvement de colère ; il fit un pas, le poing crispé, puis s’arrêta : ces deux mots : « Je partirai », l’étourdissaient et le troublaient d’une sensation d’angoisse.

Non, avant tout, il ne fallait pas qu’elle partît ! Il sentait que le choc eût été pour lui trop rude.

Il tourna le dos, momentanément dompté, et s’éloigna d’un air sombre.

Céleste était demeurée toute frémissante, terriblement secouée par cette scène. Pour le moment, l’assaillant brutal avait été repoussé, mais ne reviendrait-il pas bientôt à la charge ?

Elle demeura pensive, en proie aux pires inquiétudes et, sa journée finie, alla s’asseoir à la table commune, à côté de la Martine, mangeant sa soupe sans dire un mot. Du reste, elle n’était guère loquace les autres fois, ne parlant que lorsqu’on l’interrogeait.

Le lendemain, Jean n’adressa pas la parole à Céleste.

Deux autres jours s’écoulèrent sans qu’il lui parlât, et déjà la jeune fille espérait qu’il la laisserait peut-être tranquille, lorsqu’il l’aborda de nouveau à l’improviste, lui demandant sans autre préambule :

— Alors, c’est sérieux ?

— Oui, répondit gravement Céleste, dédaignant de feindre la non-compréhension.

Jean lui saisit le bras.

— Et si je voulais quand même ? lui souffla-t-il dans le visage, cherchant à l’embrasser.

Elle se débattit et si désespérément que, surpris, il la lâcha. Non, ce n’étaient pas là les manières d’une fille qui, par calcul ou coquetterie, fait seulement semblant de se défendre. Elle était sincère dans sa résistance.

Céleste, maintenant, sentait qu’elle ne pourrait plus rester à Véran. Elle avait envie de prévenir Pierre Mayré de son départ et n’osait : un sentiment d’angoisse l’en empêchait. Elle était bien libre, cependant, aucun engagement ne la retenant dans cette place où elle travaillait comme un cheval sans gagner un sou.

Non, on ne pouvait l’empêcher de partir, d’aller où elle voulait.

Où elle voulait ! C’est-à-dire sans savoir, droit devant elle, sur la grande route, à la merci de la faim, du froid et des gendarmes !

Elle avait pour toute fortune, qu’elle gardait soigneusement, deux francs quarante-cinq, somme que, déduction faite de ses lettres à Galfe, elle avait économisée sur les trois francs que lui avait en trois fois remis Pierre Mayré pour se rendre à Chôlon.

Sur le corps, elle portait sa même robe de laine noire, incessamment raccommodée et cependant demeurée propre, parce qu’elle la recouvrait dans son travail, même aux champs, d’un grand tablier de toile bleue.

La mère Mayré lui avait, en outre, généreusement fait cadeau d’une camisole hors d’usage, d’une vieille chemise et d’une jupe toute trouée, qu’elle eût jetées aux ordures. Céleste avait, tant bien que mal, rapiécé ces hardes.

Allait-elle, avec une somme et un trousseau aussi dérisoires, partir à l’inconnu ?

Vingt-quatre heures elle hésita. Finalement, Jean ne lui adressant pas la parole, elle résolut d’attendre encore.

Des jours se passèrent, pendant lesquels, à tout moment, elle s’interrompait de travailler et tournait la tête, craignant de voir surgir brusquement, décidé à tout, le fils Mayré. Des nuits aussi, remplies d’insomnies et de brusques réveils causés par le moindre bruit.

Jean, cependant, demeurait taciturne, non seulement avec Céleste, mais avec tous. Une fois le travail des champs fini, il allait s’attabler avec les autres, dans la grande salle, et mangeait, échangeant à peine quelques monosyllabes avec son père. Finies les joyeuses histoires de caserne, les récits sans cesse réédités des mêmes naïvetés grossières que la mère Mayré et la Martine écoutaient bouche bée, tandis que le fermier fumait sa pipe d’un air de bonne humeur !

À la fin, les époux Mayré s’inquiétèrent de ce mutisme chagrin dont ils comprenaient bien la cause. Ils échangèrent leurs idées : « Vraiment leur fils était bien bon de se faire du mauvais sang pour une servante qui lui résistait ! » Quant à celle-ci, elle y mettait tout de même trop de persistance : les fermiers comprenaient bien et approuvaient une fille qui ne cédait pas du premier coup ; ils n’eussent pas aimé une gourgandine qui se fût jetée à la tête de leur garçon ; mais il y a une limite à tout. Puisque la Lucette n’était qu’une servante, sans un sou vaillant, elle n’avait pas à tant faire la fière comme une demoiselle ou une villageoise ayant des écus au soleil.

— Peut-être qu’elle a peur que je la fiche à la porte ! conclut Pierre Mayré. Elle ne comprend pas que je fermerais les yeux.

Il accompagna ces paroles d’un haussement d’épaules et sa femme poussa un soupir. Tous deux aimaient leur fils et se sentaient mécontents qu’un entêtement de jeune fille le rendît chagrin.

— Que veux-tu ? dit le père Mayré à Jean, un soir que celui-ci paraissait encore plus soucieux que d’habitude. C’est une sotte, mais tu es bien bon de t’en tourmenter : les filles ne manquent pas.

Jean secoua la tête.

— Non, murmura-t-il entre ses dents. C’est celle-là que je veux… pas d’autre.

— Eh bien, pourquoi n’as-tu pas su la prendre ? Tu es son maître, après tout.

— Non, protesta nettement Jean, je ne veux pas lui faire violence.

Le père Mayré eut un geste d’impatience.

— Dans ce cas, mon garçon, que veux-tu que je te dise ? fit-il. Après tout, si elle ne veut pas et que tu craignes de la brusquer, il n’y a qu’à la laisser.

— La laisser !… non.

Ceci fut dit d’un accent si profond, si poignant, que le fermier, malgré sa nature peu sentimentale, tressaillit, inquiet.

Serait-il possible que son fils fît quelque bêtise ?

La mère Mayré rentrait sur ses entrefaites : elle regarda son mari, son fils et soupira. Bien que d’intelligence ordinaire, elle comprenait, son affection maternelle lui faisait deviner.

— Mon pauvre enfant, dit-elle, tu ne vas pas te faire du mauvais sang pour cette fille.

— Que voulez-vous ! fit brusquement Jean en regardant ses parents. Vous pouvez me trouver bête, mais c’est plus fort que moi : je ne puis me passer d’elle.

Et il ajouta entre ses dents, comme se parlant à lui-même :

— Elle n’est pas comme les autres et c’est pour ça qu’elle me plaît.

— Enfin, fit le fermier impatienté, tu n’as pas la prétention de la marier, j’imagine !

Et il termina ces paroles dans un gros rire.

— Pourquoi pas ? répondit Jean tranquillement.

Pierre Mayré eut un violent haut-le-corps et contempla son fils d’un œil effaré.

— Ah çà ! est-ce que tu es fou ? lui demanda-t-il, ou bien est-ce que tu te fiches de nous ?

Sa femme, elle aussi, regardait Jean d’un air pétrifié, muette.

Évidemment, rien ne pouvait stupéfier davantage ces paysans, bons calculateurs, que la recherche par leur rejeton, d’une fille sans argent, ni terre. Pareille chose leur paraissait une monstruosité inconcevable, quelque chose comme une rivière refluant vers sa source.

— Oui, déclara le jeune homme, d’une voix sourde, mais ferme, je l’aime, il me la faut. Comme femme… ça m’est égal, puisqu’elle ne veut pas autrement.

— Voyons, dit le père, en faisant un effort pour dompter son irritation, raisonnons ! Tu as vingt-trois ans, tu es grand, fort, bien bâti, tu es le meilleur parti de Véran : une ferme, trois vaches, huit cochons…

Il s’interrompit dans cette énumération pour juger de l’effet de son éloquence sur son fils. Celui-ci demeurait impassible. Avec une sorte de rage, le fermier reprit :

— Un veau, douze canards, quinze poules, six oies, vingt lapins, plus deux arpents de terre… Voilà notre bien au jour d’aujourd’hui.

— C’est tout de même vrai ! murmura sa femme d’un air admiratif.

— Et quand tu peux prétendre à épouser une fille qui t’en apporterait autant, tu irais prendre une sans-le-sou ! Non, laisse-moi rire !

Pierre Mayré, en effet, éclata, mais d’un rire contraint.

— Je sais bien, fit Jean, tout ça est vrai. Mais puisque nous sommes les plus riches du pays, je n’ai pas besoin de le devenir davantage.

— On ne saurait jamais être trop riche ! fit sentencieusement Pierre Mayré.

C’était l’éternelle pensée de l’âpre cultivateur, du commerçant, du petit propriétaire, qu’il exprimait ainsi. Sans se laisser abattre, Jean riposta :

— Qu’est-ce que ça vous fait, que je marie celle-ci ou celle-là ? Pour la gloriole d’avoir deux arpents de plus et de faire enrager les voisins ? Belle foutaise ! Est-ce que nous n’avons pas ici tout ce qu’il nous faut pour bien vivre sans crainte du lendemain et je serai-t-y bien loti d’avoir quelques poules et une vache de plus, si j’ai aussi une femme qui ne me plaît pas ?

— Oh ! répondit le fermier, avec l’inconscience naïve de celui qui ne voit dans l’être humain que la bête de somme, une femme on s’en arrange toujours, qu’elle soit laide ou belle. Elle n’a pas besoin de tant de qualités pour travailler et faire des enfants.

— Pour sûr ! appuya la mère Mayré avec une conviction d’animal domestique soumis à son sort.

— Pour le travail, reprit Jean, vous ne pouvez pas dire que la Lucette soit une fainéante.

— Non, certes, admit le fermier.

— Elle est courageuse, propre, douce. Vous ne pourriez trouver mieux qu’elle pour vous aider.

— Oui, mais elle n’a pas un sou.

— Eh bien, est-ce que nous ne sommes pas suffisamment à l’aise ? Et puis comme elle nous devra tout, je suis sûr qu’elle se tuera de travail.

Cet argument était au moins bizarre dans la bouche d’un amoureux. C’était cependant le plus propre à influer sur l’esprit du fermier. Pierre Mayré demeura taciturne, l’air grave, réfléchissant.

L’idée de consentir à pareil mariage lui semblait quelque chose d’inadmissible et cependant, malgré ses efforts pour la rejeter bien loin de lui, elle revenait se présenter à son esprit.

Quant à sa femme, elle ne disait rien, habituée à n’avoir d’autre volonté que celle de son mari.

Plus de trois semaines s’écoulèrent encore. Jean n’avait pas reparlé à Céleste et celle-ci pouvait se croire enfin délivrée de sa persécution amoureuse. Cependant le jeune homme était devenu de plus en plus taciturne et sombre, il mangeait peu et par saccades, avec des gestes colères et maigrissait visiblement.

— Notre Jean va devenir malade, se hasarda à dire la mère Mayré à son mari. Est-ce que tout de même il ne vaudrait pas mieux ?…

Elle n’osa pas achever, mais le fermier l’avait comprise.

— Oh ! ce mariage, gronda-t-il. Et cependant ?…

Un geste de colère impuissante et peut-être de lassitude ou de résignation accompagna ce mot « cependant » qui indiquait qu’un travail s’était fait malgré tout, dans l’esprit du fermier.

Jamais, dans sa nature prosaïque, il n’avait cru qu’on pût mourir d’amour, l’amour n’étant pour lui qu’un besoin sexuel qu’on peut satisfaire avec l’une ou avec l’autre. Et pourtant, il voyait que son fils en dépérissait. À quoi lui serviraient sa terre et ses quelques écus au soleil s’il continuait à s’en aller de tristesse ?

— Oh ! songeait-il, si jamais elle l’épousait, ce qu’il faudrait qu’elle travaille, pour compenser son manque d’apport !

En pensant ainsi, Pierre Mayré n’avait nullement l’intention d’être féroce. Pour lui, la vie n’était autre chose qu’un continuel calcul d’intérêts. En épousant sans dot un garçon qui possédait de l’avoir, la Lucette lésait celui-ci : il fallait donc que, par un surcroît de travail, elle rétablît l’équilibre ; c’était de toute justice.

Et peu à peu, il en arrivait à admettre que cet équilibre pouvait effectivement se rétablir ainsi. Il la voyait avec une sorte d’apaisement satisfait et même presque d’attendrissement, se levant au milieu de la nuit pour aller reprendre au champ le travail du soir précédent, ployant sous des fardeaux énormes ou tirant la charrue à côté des vaches, et réduisant ses dépenses, nourriture et vêtements, au strict minimum.

— Puisqu’elle nous devra son bonheur, pensait-il, ce sera bien le moins.

Un soir, Céleste, rentrant harassée de son travail au champ, trouva devant elle Pierre Mayré.

— Venez ! lui dit-il brusquement. J’ai à vous parler.

Machinalement, la jeune fille le suivit inquiète. Le fermier se dirigea vers le hangar où nul ne pouvait les voir ni les entendre.

— Là, fit-il en s’arrêtant, les yeux fixés sur Céleste, comme pour lire en elle. Écoutez-moi bien.

Il y avait dans cette voix un fond de colère mal contenue, presque de menace. C’était la première fois qu’il parlait à sa servante sur ce ton, il continua :

— Mon fils vous veut, vous le savez.

Céleste leva les bras d’un geste désespéré.

— Bien, je ne dis pas que c’est votre faute, reprit le fermier. Après tout, vous êtes libre de ne pas vouloir.

— Je n’ai rien fait pour attirer sa recherche, il s’en faut ! soupira la pauvre enfant.

— Ne vous désolez pas, dit Pierre Mayré, solennel, car vous ne savez pas le bonheur inespéré qui vous attend.

Il s’arrêta, pour permettre à Céleste d’accueillir sa communication avec toute l’émotion désirable.

Ce ne fut pas la joie, ce fut l’anxiété qui se peignit sur le visage de la jeune fille.

— Eh bien, continua le fermier, Jean m’a demandé la permission de… vous épouser.

— M’épouser ! s’écria Céleste, devenue pâle comme une morte.

— Oui. Vous ne vous seriez pas attendue à celle-là, n’est-ce pas ?

Et comme Céleste, écrasée, demeurait muette, le paysan ajouta :

— Et savez-vous ce que j’ai répondu, moi ?… Eh bien, je n’ai pas dit non.

— Vous !

Il y avait dans cette exclamation plus encore de désespoir que de stupeur. Pierre Mayré, qui s’était attendu à voir la jeune fille tomber à ses pieds, folle de joie, demeura étonné. Comment, c’était ainsi qu’elle accueillait l’annonce d’un si grand bonheur ! Non, il ne pouvait en croire ses yeux : c’était sans doute la joie, l’émotion qui la bouleversaient.

Un peu radouci par cette pensée, il continua :

— Je vous dis franchement que ça m’a coûté de consentir, car enfin vous ne possédez rien à attendre ; nous ne savons même pas ce qu’était votre famille et il faudra que vous nous donniez des renseignements sérieux, en nous montrant des papiers. Avant de se marier, il faut se connaître. Personnellement, je n’ai rien à dire contre vous et, si les renseignements sont bons, puisque Jean vous veut absolument, eh bien, autant vous qu’une autre. Il faudra, par exemple, que vous vous montriez digne de ce choix par votre conduite, par votre travail… par votre travail surtout.

Céleste croyait rêver. Quoi, après s’être vue délivrée, elle retombait sous la coupe de ces êtres frustes et violents qui la considéraient comme leur chose, leur propriété vivante ! Après la poursuite brutale du fils, l’injonction catégorique du père lui signifiait qu’elle avait l’honneur d’être élevée à la dignité de première servante, épouse esclave devant donner du plaisir après avoir donné du travail.

— Non, murmura-t-elle, c’est impossible !

— C’est impossible ! qu’est-ce que vous me chantez ? Ah çà ! vous ne me comprenez donc pas puisque je vous dis que je consens… à condition, bien entendu, que les renseignements sur votre famille me prouvent que vous ne m’avez pas menti. Sans quoi, je vous ficherais à la porte de la ferme.

Dans une révolte de dignité, Céleste se redressa.

— Non, fit-elle d’une voix ferme, je ne puis me marier… je ne veux pas.

Pierre Mayré demeura un moment foudroyé de stupeur. Puis il éclata :

— Ah ! vous ne voulez pas !… Vraiment, mademoiselle sans-le-sou ; notre fils n’est peut-être pas un parti assez bon pour vous ?

— Je n’ai pas dit cela, répondit Céleste, sans relever l’épithète injurieuse dans la pensée du paysan qui ne respectait que l’argent.

— Alors, quoi ?

— Ni votre fils, ni personne. Je vous l’ai dit, je ne veux, je ne puis me marier.

— Nous verrons cela demain ! cria Pierre Mayré.

Et il sortit, furieux.

Un moment. Céleste eut envie de s’enfuir tout de suite. Mais il était tard ; elle n’avait mangé qu’une assiettée de soupe à midi ; autant faire un dernier repas et dormir une dernière nuit à la ferme. Le lendemain, dès le réveil, elle quitterait Véran avec ou sans explication.

Plus triste encore que les autres fois, elle alla s’asseoir au bout de la table, à côté de la Martine et mangea silencieusement une tranche de lard froid étendue sur un morceau de ce pain qu’elle payait si cher.

Puis, elle gagna sa misérable couchette et s’y jeta, à peine dévêtue, essayant de dormir. Sans doute aurait-elle une longue course à fournir le lendemain ; qui sait si elle ne dormirait pas à la belle étoile ?

Cependant, Pierre Mayré en sortant de table, avait pris son fils à part, et lui avait dit :

— Tu sais, je lui ai dit à ta belle. Et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? Elle refuse.

— Pas possible ! s’écria Jean foudroyé.

— Comme je te le dis.

— Comment ! elle refuse… le mariage ?

— Oui, elle refuse le mariage. Elle veut être libre, cette demoiselle !

Jean poussa un sourd gémissement.

— Mon Dieu ! que faire ? murmura-t-il, crispant les poings, à la fois consterné et furieux.

— Imbécile ! dit son père, si c’était moi, je saurais bien comment m’y prendre pour lui rabattre son orgueil et c’est elle qui viendrait se traîner à genoux pour demander le mariage. Ce serait le grand moyen et le bon.

Et le regard du fermier était si expressif que Jean tressaillit, comprenant.

Céleste avait fini par s’endormir. La fatigue de son dur travail quotidien, l’emportant sur le chagrin et les angoisses, était venue clore ses paupières et l’emmener peu à peu au pays des rêves.

Elle était avec Galfe, dans une contrée inconnue, une terre ensoleillée, que caressait le zéphyr, sous un ciel sans nuages, devant les flots plus bleus que l’azur. Des fleurs multicolores épanouissaient leurs corolles ; des oiseaux chantaient sur les branches vertes des arbres.

Ils étaient couchés côte à côte sur le sable du rivage, s’enlaçant d’une étreinte passionnée, leurs lèvres se joignant.

Céleste poussa un gros soupir et se réveilla soudain. Un homme était là auprès d’elle, l’étreignant dans ses bras, dévorant sa bouche d’un baiser fou.

Elle se débattit, comme le poids d’un corps allait l’étouffer et comme elle venait de ressentir le contact de deux jambes nues.

L’assaillant — Jean qui suivait le conseil de son père — la ressaisit et, la maintenant sous lui au risque de l’étouffer, allait sans doute réussir à assouvir son rut, si, dans la violence de ses mouvements, il n’eût heurté de la tête une grosse poutre. Le choc l’étourdit un instant et, de cet instant, Céleste profita pour saisir ses chaussures qu’elle trouva sous sa main et disparaître dans l’obscurité.

Elle s’était précipitée dans la cour et peut-être parce qu’elle courait pieds nus, retenant son souffle, le chien n’aboya pas. La porte était fermée et cadenassée, selon l’habitude, mais une échelle gisait à terre. Céleste, avec ce merveilleux instinct de l’évadé, saisit l’échelle, l’appliqua contre le mur et y ayant grimpé, la tira à elle pour descendre à l’extérieur. Tout cela fut fait en une minute.

Cependant, Jean, revenu de son étourdissement, cherchait Céleste à tâtons dans le hangar empli de ténèbres. Il s’étonnait et s’inquiétait de ne pas la trouver, ne pouvant supposer qu’elle lui eût glissé entre les doigts ; sa rage amoureuse, loin d’être diminuée, se sentait exaspérée.

Tout à coup, une lumière vacillante éclaira le hangar et Jean debout, les bras étendus, en chemise.

C’était la Martine qui, éveillée par le bruit, et comprenant, apparaissait sournoisement, elle aussi, en chemise, tenant un chandelier qu’elle venait d’allumer.

Jean eut un geste d’exaspération en voyant que Céleste n’était plus là. Puis, saisi d’une impulsion sauvage, il se jeta hors de lui sur la Martine, qui tout de suite s’abandonna, heureuse, pâmée, tandis que le chandelier tombé à terre s’éteignait.


XIX

LE MOUCHARD DU SYNDICAT


Tout à l’idée de retrouver sa femme et sa fille, Albert Détras ne s’était pas attardé à étudier le nouveau Mersey. En toutes autres circonstances, il eût été frappé des changements qui s’étaient accomplis en dix années.

Avec l’extension donnée à l’exploitation minière, le nombre d’habitants avait augmenté, montant de dix-neuf mille cinq cents à plus de vingt-trois mille. La ville s’était agrandie, de nouvelles habitations s’élevaient maintenant dans les anciens faubourgs. Sur la côte des Mésanges, non loin de la maison Bardot, que Galfe avait jadis tenté de dynamiter, se dressait un grand bâtiment semblable à une caserne, et de fait, c’était une caserne religieuse, un ouvroir, où les bonnes sœurs de la Merci, une branche de la maison mère de Tondou, faisaient chrétiennement travailler douze heures par jour, des orphelines et veuves de mineurs en les nourrissant de soupe aux légumes et en leur payant un salaire dérisoire.

Cet ouvroir fournissait les magasins de lingerie et de confection tenus dans Mersey par des commerçants et des commerçantes, enrôlés dans les diverses confréries religieuses, et qui, en réalité, n’étaient que de simples prête-noms, agissant comme gérants pour le compte de l’Église.

Quelques commerçants indépendants avaient voulu lutter ; mais, écrasés par cette concurrence impossible à soutenir, ils s’étaient vus contraints, les uns après les autres, d’abandonner Mersey.

En face de l’église, où maintenant officiait l’abbé Carpion, successeur du curé Brenier, s’élevait un cercle catholique dont le président n’était autre que le maire de la ville. On y enrôlait la jeunesse bien pensante, représentée par les fils des agents de la Compagnie et un certain nombre de bourgeoisillons cherchant à se préparer des relations avantageuses ou un bon mariage par la protection du clergé. Une douzaine d’ouvriers, transfuges de leur classe, y figuraient le prolétariat domestiqué léchant les bottes de ses maîtres.

Le baron des Gourdes honorait assez souvent le cercle de sa présence. Par les éléments divers qui s’y trouvaient réunis, cette société pouvait arriver à exercer une influence sérieuse en temps d’élections et le successeur de Chamot avait hâte d’aller, au Palais-Bourbon, travailler au bonheur du peuple français, y compris ses esclaves.

Plus loin, s’étendait tout un pâté de nouvelles constructions, des maisons à deux étages, entourées de jardins divisés en sept ou huit petits carrés. Elles appartenaient à la Compagnie et logeaient chacune une demi-douzaine de ménages de mineurs parmi lesquels celui d’un mouchard qui pouvait ainsi espionner ses compagnons de travail.

C’était une idée ingénieuse de Moschin. Le chef de la police de des Gourdes se disait que c’était surtout dans l’intimité du foyer, au milieu de sa femme et de ses enfants, que l’esclave, lassé de son labeur quotidien, se laissait aller à des expansions dangereuses. S’il y avait quelque résolution secrète arrêtée entre des travailleurs, il était bien douteux que leurs femmes et enfants n’en connussent point quelque chose : il n’y avait qu’à faire parler la femme et les enfants.

Pour ce « travail », qui demandait un certain doigté, Moschin avait naturellement choisi ses hommes les plus intelligents.

Michet, passé sous-ordre, demeurait, lui, affecté aux besognes violentes, à celles qui demandaient plus de poigne que de cerveau. C’était lui, qui, avec des acolytes, allait attendre le soir, sur la route, le mineur coupable d’avoir témérairement parlé de ses chefs ou de la compagnie, et qui le rouait de coups. À la première récidive, quelquefois seulement à la seconde, Moschin faisait renvoyer l’homme.

Il y avait ainsi dans les puits un certain nombre de mineurs assagis par le passage à tabac et qui, en animaux battus et domptés, n’osaient même pas rêver une revanche. Cette race-là existe.

Bernard, étant célibataire, vivait seul dans une masure délabrée, aux Mouettes, non loin de l’ouvroir des religieuses de la Merci. Un peu isolé des autres mineurs, il n’avait été surveillé que superficiellement par un de ceux que Moschin appelait ironiquement ses « décemvirs », parce qu’ils étaient chargés chacun de la surveillance de dix hommes.

Maintenant, les mouchards l’enveloppaient. Depuis sa scène avec Moschin, un couple était venu s’installer à cinquante mètres de chez lui et il se rendait compte, à mille détails insignifiants, qu’il était surveillé à la fois par le mari et par la femme.

Le mari s’appelait Canul et travaillait comme boiseur au puits Saint-Lucien ; la femme tressait des corbeilles, travail qu’elle exécutait sans hâte, assise au seuil de sa porte et surveillant la maison de son voisin.

Canul faisait partie du syndicat des mineurs et jusqu’alors rien dans ses paroles ou dans ses actes n’avait attiré l’attention sur lui. Aussi Bernard eût-il hésité à le considérer comme mouchard, si son installation aux Mouettes n’eût singulièrement suivi de quarante-huit heures la réunion du Fier Lapin. L’attitude de Mme  Canul confirma ses soupçons.

Puis c’était autour de Bernard des allées et venues continuelles d’individus qu’il n’avait jamais vus auparavant. À la mine, les équipes avaient été disloquées et refondues, de sorte qu’il était impossible aux travailleurs de savoir si leurs nouveaux camarades étaient ou non des espions.

Mais ce qui bouleversait Bernard, pourtant jusqu’alors si maître de lui, c’était la pensée qu’on pouvait le prendre pour un de ces misérables. L’exception singulière faite en sa faveur par Moschin, avait naturellement frappé l’esprit simpliste des mineurs, et il sentait maintenant la défiance s’étendre autour de lui, parmi ceux-là mêmes sur lesquels rayonnait naguère son influence.

Dans son désespoir furieux, il avait eu un moment la pensée de provoquer ouvertement Moschin, de causer une esclandre. Il perdrait son pain, pourrait même être condamné à la prison, mais son honneur serait lavé de tout injuste soupçon.

Puis il réfléchit, il se demanda si cette satisfaction morale ne serait pas trop chèrement achetée.

Non seulement parce que, chassé de la mine et condamné, il lui serait impossible de trouver du travail ailleurs et que, cependant, il fallait vivre ; mais surtout parce que son départ, c’était la fin d’une œuvre de propagande qu’il menait depuis des années.

Lui parti, que deviendrait à Mersey le mouvement ouvrier ?

Certes, le syndicat pourrait subsister, mais quelle serait son orientation ? Parmi ses membres pleins de bonne volonté et de dévouement, s’en trouverait-il qui eussent au même degré que lui conscience des situations et du rôle dévolu au prolétariat ? S’en trouverait-il possédant à la fois l’énergie et l’habileté indispensables pour se frayer un chemin entre les écueils innombrables qui séparent l’esclavage salarié d’aujourd’hui de l’affranchissement économique de demain ?

Bernard comprenait admirablement ce que sont les syndicats : les noyaux de la future société d’égaux où les travailleurs, libérés du patronat, seront tous co-propriétaires de la richesse commune. Mais il savait combien imparfaits sont encore ces noyaux, appelés à se développer avant de devenir les organismes puissants et jeunes qui élimineront les vieux organismes. Il faut qu’ils acquièrent assez de plasticité pour que l’individu ne soit pas écrasé par le groupement et, en même temps, qu’ils conservent assez de cohésion pour ne pas se briser dans leur lutte contre le capital. Bien qu’il eût décliné les fonctions de président ou de secrétaire, estimant que sa propagande acquerrait plus de force si on ne pouvait lui supposer le moindre but d’ambition ou de vanité, il savait bien qu’il avait été jusqu’alors l’âme et le guide du syndicat.

Sans doute, lui parti, d’autres pourraient surgir qui continueraient la besogne avec autant d’opiniâtreté et de clairvoyance. Mais cela n’était que le possible, non le certain. Par contre, il se disait que les agents de Moschin trouveraient le champ libre et réussiraient peut-être à briser le groupement ouvrier qui avait tenu bon jusque-là.

Car il y avait certainement des mouchards dans le syndicat. C’était pour échapper à leur piège que, celui-ci se maintenant dans la voie de la légalité et de la modération, Bernard se bornait à y chercher les camarades capables de le comprendre pour les catéchiser dans des causeries intimes. Grâce à sa circonspection, il avait réussi à maintenir avec eux une sorte de groupement amorphe et ignoré jusqu’au jour où le hasard amena Moschin à la réunion du Fier Lapin.

Le hasard ! Était-ce bien le hasard ou quelque être matériel qui avait conduit le chef policier vers ce cabaret au moment où Bernard et ses compagnons discutaient de l’organisation d’une réunion publique ?

Le mineur ne soupçonnait aucun de ceux qui s’étaient réunis au Fier Lapin, puisque tous avaient été frappés de renvoi. D’ailleurs, convoqués individuellement et au dernier moment, ils ignoraient eux-mêmes qu’ils allaient se trouver là si nombreux et pour y débattre semblable sujet. Le cabaretier avait-il lui-même prévenu Moschin ? Bernard eut bientôt la preuve du contraire, un avis notifié par la Direction aux ouvriers défendant à ceux-ci l’accès du cabaret, car tels étaient les droits que s’arrogeait la Compagnie.

Qui donc avait pu avertir Moschin ?

Instinctivement, sans savoir pourquoi, les soupçons de Bernard se portaient sur Canul.

Il se trompait sur ce point, bien qu’il n’eût pas tort de le soupçonner de mouchardage.

Canul, qui travaillait aux mines de Mersey depuis cinq ans — il ne dépassait pas la trentaine — avait été pendant assez longtemps un ouvrier ni meilleur ni pire qu’un autre, plutôt intelligent, du moins possédant la somme d’intelligence pour s’assimiler les idées des autres et suivre exactement un plan tracé.

Il se maria et alors l’ambition lui vint. Sa femme, qui se sentait des goûts de grandeur et de dépenses, — tout est relatif — lui mit dans la tête de devenir un chef de mine. De la sorte, elle-même serait une dame.

Pour devenir chef de mine, il ne suffisait pas de connaître le service, il fallait surtout multiplier les courbettes et plaire à Moschin.

Canul chercha toutes les occasions de se trouver en tête à tête avec le chef policier, et cette occasion étant à la fin venue, il assura le redoutable personnage que son plus cher désir était de servir la Compagnie de toutes manières, espérant bien que ces messieurs de la Direction sauraient apprécier son dévouement.

Moschin sourit. Il savait ce que parler veut dire et méprisait profondément ceux qui venaient lui faire semblables propositions : mais il avait pour principe de ne décourager aucune bonne volonté.

— C’est bien, je verrai ce que je peux faire pour vous, répondit-il péremptoirement.

Depuis un an et demi environ, Canul était devenu mouchard. Il avait adhéré au syndicat et rien dans ses allures ne le désignait à l’attention des camarades qu’il espionnait.

Par exemple, lorsqu’il se hasarda à parler du poste de chef de mine, Moschin haussa les épaules.

— Vous nous êtes bien plus utile comme simple ouvrier, ricana-t-il. Chef de mine, cela vous désignerait aux soupçons de vos camarades. Non, vous n’aurez pas de galon : seulement, vous ne travaillerez qu’au boisage, ce qui n’est pas tuant, et vous trouverez un supplément de vingt sous par jour.

Canul avait eu d’abord un mouvement de colère. Ainsi Moschin s’était servi de lui et maintenant le laissait retomber à terre du haut de son rêve déçu. Pourtant, sous le regard impérieux et passablement ironique du policier, il réprima toute manifestation de mauvaise humeur. Après tout, un travail allégé et un supplément quotidien d’un franc, c’était toujours quelque chose.

— J’accepte, balbutia-t-il.

— Il le faut bien, riposta Moschin. Les places de chef de mine ne se distribuent pas à la pelle, mais si je continue à être content de vous, je verrai ce que je pourrai faire.

Sur ces paroles, qui lui laissaient de l’espoir, Canul s’était retiré.

— Évitez à la fois la tiédeur et les allures trop violentes qui pourraient vous faire suspecter, lui avait recommandé son chef.

Il s’était conformé à ce sage conseil. Jusqu’alors d’ailleurs, sa tâche n’avait pas été trop absorbante, le syndicat évitant toute politique de lutte. Aussi Canul ne put-il faire grand mal ; Bernard échappa même à sa surveillance. Sans doute le fait que ce dernier avait décliné toute fonction dans le bureau du syndicat le faisait-il considérer par le mouchard comme un adhérent ordinaire. Puis, par une coïncidence bizarre, Canul, qui en prenait à l’aise avec son service d’espionnage, ne s’était pas trouvé présent aux réunions où Bernard avait pris la parole.

Le soir même de la réunion du Fier Lapin, Moschin envoya un des hommes de sa police chercher Canul qui accourut aussitôt, obséquieux, plein d’un vague espoir.

— Je vous fais mon compliment ! dit froidement l’homme de confiance du baron des Gourdes.

— Qu’y a-t-il donc, chef ? murmura le mouchard déconcerté par ce préambule.

— Il y a que vous faites votre service comme un cochon, répondit brutalement Moschin, qui ne prenait pas plus de gants avec son personnel spécial qu’avec les autres mineurs.

— Pourtant…

— Il n’y a pas de pourtant. Une réunion a eu lieu aujourd’hui au Fier Lapin : m’en avez-vous averti ?

— Je ne savais pas.

— Il fallait savoir.

— Mais, monsieur Moschin, s’écria Canul d’un ton désespéré, je ne suis pas chargé de surveiller à moi seul tous les mineurs de Mersey. La chose ne serait pas possible.

Moschin haussa les épaules.

— Ne dites donc pas de bêtises, fit-il. Êtes-vous oui ou non entré au syndicat pour en surveiller les meneurs ?

— Oui, certes, je vous ai adressé des rapports.

— Jolis rapports ! Il n’y était question que de discussions oiseuses sur des requêtes à adresser à la Compagnie pour l’aérage des puits et autres balivernes.

— Mais, pourtant, monsieur Moschin, s’il n’y avait rien de plus, je ne pouvais pourtant pas vous dire ce qui n’était pas. Je suis honnête, moi, je fais consciencieusement mon service.

— C’est-à-dire que vous volez l’argent qu’on vous donne.

— Chef !

— Parfaitement, vous ne m’avez pas signalé Bernard comme un homme dangereux.

— Bernard du puits Saint-Pierre ?

— Oui, Bernard du puits Saint-Pierre.

— Mais, il ne dit et ne fait rien de plus que les autres. J’ai assisté à toutes les assemblées syndicales (il mentait comme nous l’avons vu). C’est un zéro.

Canul était-il bien sûr de ce qu’il avançait ? Certes non, mais son désir de prouver au redoutable Moschin qu’il n’avait pas démérité de sa confiance le portait à blanchir Bernard.

— Ah ! c’est un zéro ! gronda le chef de la police de Mersey. Eh bien, savez-vous ce qu’il a fait, ce zéro ? Il a rassemblé tantôt, au Fier Lapin, quarante chenapans de son espèce pour préparer ici une réunion publique.

— Une réunion publique à Mersey !

Il y avait dans cette exclamation la stupeur que cause l’annonce d’une chose impossible. Et, en effet, c’était chose impossible ou tout au moins incroyable qu’une réunion publique dans la ville courbée sous la tyrannie patronale et où jusqu’alors il n’y avait eu que des assemblées syndicales strictement privées.

— Eh bien, fit Moschin, que dites-vous de cela ?

Canul demeurait atterré : une rage l’envahissait contre ce Bernard qu’il n’avait pas su reconnaître et qui lui valait pareille semonce, un affront et peut-être une disgrâce.

— Le cochon ! murmura-t-il, un éclair dans les yeux. Si jamais il me tombe sous la coupe !…

Moschin lut sur le visage du mouchard que cette haine était sincère. Il se dit que mieux valait l’utiliser en offrant à l’homme la possibilité d’une revanche que de faire appel à un autre qui n’apporterait peut-être qu’un zèle ordinaire dans l’accomplissement de sa mission.

— Je devrais vous foutre à la porte carrément, dit-il, mais je veux bien vous pardonner pour cette fois.

— Oh ! merci, fit vivement Canul. Je ferai tout…

— Je l’espère bien. Assez de mots. Il y a derrière la maison de Bernard, aux Mouettes, une cahute inhabitée, qui appartient à la Compagnie ; il faut que, pas plus tard qu’après-demain, vous y soyez emménagé avec votre femme pour surveiller tous deux le particulier.

— Ce sera fait.

Et c’est pourquoi, deux jours après la réunion accidentée du Fier Lapin, Bernard avait pour voisin le ménage Canul.


XX

SUR LA ROUTE DE GÊNAC


Pendant que les passions ennemies couvaient dans Mersey, prêtes à exploser furieusement à la première occasion, Albert Détras s’éloignait de la petite ville.

Il avait passé une nuit à l’auberge Chenet, revivant là tous ses souvenirs, et le lendemain, au petit jour il s’était mis en route dans la direction de Gênac.

Les paroles de Justin : « J’ai rencontré, il n’y a pas huit mois, sur la route de Gênac un bonhomme ressemblant bougrement à Panuel, et qui accompagnait une petite écolière de l’âge de Berthe », ces paroles, qui l’avaient fait revivre au moment même où il désespérait, lui bourdonnaient continuellement dans la tête.

« Sur la route de Gênac ! » Il eût voulu amener le petit-fils de la mère Bichu à préciser, mais il se retint. Ses questions eussent pu intriguer le jeune homme et, avant tout, il importait de n’éveiller les soupçons de personne.

D’ailleurs, il n’y avait que dix lieues de Mersey à Gênac. Détras se chargeait bien de ne pas laisser un pouce de terrain inexploré sur ce parcours jusqu’à ce qu’il eût retrouvé ceux qu’il cherchait.

Il était impossible que trois personnes vivant ensemble dans la contrée pussent échapper à sa recherche.

Puis il possédait cette indication : « une petite écolière ». Détras n’avait qu’à diriger son exploration vers tous les établissements scolaires du pays. Cela demanderait peut-être du temps et surtout de la circonspection pour ne pas se faire remarquer, mais à la fin il arriverait.

Si Geneviève et Panuel, en butte aux calomnies perfides et lâches, avaient quitté Mersey, c’était vraisemblablement pour se mettre hors de portée des malveillants. Ils devaient donc habiter maintenant à bonne distance de la petite ville, sans doute plus près de Gênac que de Mersey.

Détras résolut de suivre d’abord la route de Mersey à Gênac en explorant les communes et les hameaux situés à l’ouest de cette route, puis de revenir de Gênac à Mersey, en opérant les mêmes recherches à l’est.

Rapidement, il franchit le bois de Varne, longea celui de Faillan et, après avoir traversé quelques hameaux isolés, se dirigea sur Véran.

Le village n’avait guère changé d’aspect depuis le jour où Céleste s’était enfuie de la ferme de Pierre Mayré ; mais, à côté de ce bâtiment, s’élevait maintenant un petit cabaret, un bouchon aux murs lie de vin et aux volets verts.

Au-dessus de la porte s’étalait une enseigne portant en lettres blanches :

Vins et liqueur. On serre à mangé.

Cette invitation, rédigée par un peintre partisan de la réforme de l’orthographe, fit réfléchir Détras. Il était près de midi ; peut-être, en se reposant et cassant une croûte, pourrait-il se renseigner sur le sujet qui le tenait tant à cœur.

Il entra. Une femme hommasse, paraissant à peu près la quarantaine, si tant est qu’on eût pu mettre un âge sur sa figure criblée de taches de rousseur et entourée de cheveux ébouriffés, se leva du comptoir où elle tricotait et vint à lui.

— Qu’est-ce qu’il faut vous servir ? demanda-t-elle.

C’était la Martine qui, maintenant, ne portait plus son nom.

Nous l’avons abandonnée aux bras de Jean Mayré qui, dans un affolement fait à la fois d’exaspération et de rut, s’était précipité sur elle inconsciemment. Peut-être l’eût-il battue, cette servante qui surgissait comme une espionne au moment même où, dans l’obscurité, il cherchait Céleste. Sa ruée sur elle avait été brutale, mais tout de suite le contact de la chair l’aveugla : il assouvit sur la Martine la rage d’amour qu’il n’avait pu satisfaire sur la fugitive.

D’instinct, la servante était allée au-devant de cet outrage, heureuse de le subir après l’avoir longtemps attendu en vain.

Ce n’était pas seulement le sexe qui parlait en elle, réclamant la satisfaction d’un besoin aussi impérieux chez la fille des champs que chez la mondaine des grandes villes.

C’était aussi une revanche de jalousie et d’orgueil. Pendant des mois, Céleste l’avait éclipsée de sa beauté et de sa grâce naturelle ; pendant des semaines, Jean avait donné la préférence à cette étrangère, humiliant la Martine de ses dédains, la trouvant laide. Maintenant, elle le tenait contre sa poitrine, dans ses bras, lui, le maître, anéanti, tout son orgueil, toute sa colère s’étant fondus en accablement. Dans sa prostration, c’était le mâle impérieux qui demeurait vaincu.

Jean s’éloigna, stupide, de cette fille qu’il avait violée, mais la chose ne devait pas en rester là.

Une idée d’ambition démesurée germait dans la tête de la Martine, celle de devenir la femme du jeune fermier.

Toujours aux aguets, elle avait su jusqu’où était allée la passion de Jean pour l’autre, à une demande en mariage que la Lucette avait été assez folle pour rejeter.

Puisque le fils Mayré était capable de s’abaisser jusqu’à épouser une servante, pourquoi ne serait-ce pas elle aussi bien que cette autre ? Est-ce qu’elle ne la valait pas pour le travail ? Si jamais cette ferme devenait à elle par son mariage avec Jean, on verrait si elle ne s’acharnerait pas à faire produire les pierres mêmes.

Elle était laide, c’est vrai, on le lui avait dit et fait sentir peu généreusement. Mais est-ce que, aux champs, il faut faire tant de manières, rechercher comme à la ville la blancheur des dents et la finesse de la taille ? On n’a pas le choix et elle se répétait, en l’appliquant à Jean, un proverbe vulgaire : « Chien enragé mord partout. »

Et puis, à défaut de beauté, elle était d’une famille honorable. Dieu merci ! on n’eût pu dire d’elle comme de la Lucette qu’on ne savait d’où elle venait. Outre son père et sa mère, journaliers pauvres, morts à la peine après toute une vie de travail au service des mêmes maîtres, elle avait eu un grand-oncle garde champêtre à Saint-Ambre — les registres de la commune en faisaient foi — et même un frère aîné, sorti des zouaves caporal-fourrier, et entré au service de l’État, dans la police de sûreté. À la vérité, depuis de longues années, elle n’avait eu de nouvelles de ce frère qu’elle pouvait revendiquer comme une gloire de la famille, mais elle le retrouverait s’il le fallait. Voilà une filiation qui valait bien quelques écus au soleil !

La Martine connaissait Pierre Mayré et n’était pas sans appréhensions sur la façon dont il accueillerait son désir de l’avoir pour beau-père. Pourtant, puisqu’il avait consenti à un mariage avec une sans-le-sou comme la Lucette, il ne pouvait se montrer intraitable : il n’y a que le premier pas qui coûte.

Deux jours se passèrent sans que Jean adressât la parole à la Martine ; mais le troisième jour, ce fut elle qui alla à lui.

Elle le guettait et tout d’un coup, au milieu du champ elle surgit devant lui, dans un débraillé qui laissait voir sa poitrine, la seule chose qu’elle eût de belle. Cette fois encore il la prit.

Si ignorante fût-elle, la Martine suivait et calculait ce bouillonnement du mâle. Le vague idéalisme qui avait porté Jean à s’éprendre de Céleste, belle et pauvre, s’était dissipé, étouffé par le milieu abrupt, le besoin violent, et les tendances ancestrales : la petite fleur bleue avait vécu.

Le fils Mayré revint donc à la Martine, et, peu à peu, sans l’aimer, s’y habitua. Il y avait des moments où elle le dégoûtait, où il se sentait des envies de la battre, ignorant pourquoi ; et puis, il s’abandonnait. C’était lui maintenant qui, tous les deux ou trois jours, allait la chercher.

Pierre Mayré et sa femme devinaient leurs relations, mais ils ne disaient rien. Au fond, ils s’estimaient heureux que leur fils eût sous la main ce qu’il lui fallait, sans besoin d’aller à la ville courir après les gueuses qui coûtent de l’argent et quelquefois vous pourrissent jusqu’aux os. Ils constataient, du reste, avec plaisir, que leur servante conservait pour eux le même respect.

Mais un jour le fermier ayant dit pour plaisanter à la Martine :

— Faites attention, ma fille, il me semble que votre ventre s’arrondit. N’allez pas nous faire un enfant sans père.

Elle répondit tranquillement :

— Oh ! n’ayez pas peur notre maître ! Le père ne serait pas loin.

Pierre Mayré tressaillit, quelque peu inquiet.

— Que voulez-vous dire ? fit-il brusquement en fixant sur la servante un regard qui manquait de douceur.

La Martine ne baissa pas les yeux et répondit :

— Notre maître, il y a quasiment trois semaines que Jean m’a prise de force.

— Prise de force ! Ah ! garce, tu as été trop heureuse. Jamais tu ne t’es trouvée à pareille fête. Je te conseille de te plaindre !

Cette sortie de Mayré n’intimida pas la Martine qui répliqua :

— Je ne me suis point plainte parce que je ne veux pas faire tort à M. Jean. Je sais bien qu’il est un honnête homme et qu’il réparera…

— Il réparera ! Ah ! gueuse !

Le fermer ponctua cette interruption d’une formidable gifle qui fit pivoter la Martine sur elle-même. Après quoi, comme elle lui présentait involontairement la partie la plus charnue de sa personne, il lui détacha un formidable coup de pied dans le derrière.

La Martine fit deux pas en chancelant et se retira sans en demander davantage, meurtrie dans sa chair plus encore que dans son amour-propre, car elle se rendait bien compte de l’énormité de sa prétention matrimoniale. Cette prétention, elle l’avait formulée pour brûler ses vaisseaux, mais en s’attendant bien à une explosion de colère du fermier. L’explosion n’avait pas manqué.

Pendant deux jours, la Martine demeura muette, sous les regards courroucés ou ironiques du fermier, et continuant son travail comme si rien n’était arrivé. Mais lorsque Jean voulut de nouveau assouvir son besoin, elle se refusa obstinément.

— Non, monsieur Jean, dit-elle, vous m’avez trompée.

— Je t’ai trompée !

— Oui, vous m’avez prise de force, d’abord… Je n’ai rien dit pour ne pas vous causer d’ennuis… et puis, vous avez continué… vous m’avez séduite… j’ai cru en vous, je vous ai aimé. Et maintenant, votre père me dit que je suis une fille de rien, qu’il ne consentira jamais à notre mariage…

— Notre mariage !

Jean, étourdi comme du choc d’un boulet en pleine poitrine, regardait cette fille laide à laquelle il n’avait pas dit jusqu’alors dix mots. C’était vrai ! Il l’avait prise ; mais séduite ?

Et tandis que l’idée d’un mariage avec la Lucette ne lui causait qu’une fièvre d’impatience, celle d’une union légale et à vie avec la Martine, lui faisait éprouver non pas une répulsion, mais une stupeur indicible.

Pourtant, par une antithèse bizarre, mais fréquente, son désir charnel s’exaspérait ; machinalement, ses mains avaient saisi la servante.

Celle-ci repoussa l’étreinte et s’enfuit contente. Elle avait maintenant lancé le grand mot à la fois au père et au fils. Avec le temps, ils pourraient s’habituer à l’idée de ce mariage, surmonter leurs répugnances. Elle manœuvrerait habilement pour les y amener.

Et elle se rappelait des histoires de madrées filles de fermes qui avaient fini par épouser leur maître, histoires autrement réelles que celles des rois convolant avec des bergères.

Cette paysanne ignorante manœuvra avec l’art consommé d’une coquette, se refusant à Jean jusqu’à ce que celui-ci, aveuglé non par l’amour mais par le sang qui lui montait aux tempes, répondît par des mots vagues qui n’étaient pas des promesses, mais qui n’étaient pas non plus des refus, à ses demandes de mariage.

Quel eût été le dénouement si Pierre Mayré fût resté de ce monde ? C’est ce qu’il est difficile de dire, car le fermier se préparait à répondre à toute allusion matrimoniale de la Martine, de la même façon que la première fois, et, en même temps, il commençait à songer pour Jean à une union assortie c’est-à-dire avec une villageoise ayant quelque bien.

Mais, au moment où l’on pouvait le moins s’y attendre, Pierre Mayré mourut, enlevé par un coup de sang. Dès ce moment, la Martine passa de la condition d’animal domestique à celle de créature humaine : elle fut la maîtresse reconnue de Jean, en attendant de devenir épouse légitime.

Ce jour arriva ; la mère Mayré, habituée par son mari à n’avoir jamais de volonté et, d’ailleurs, aimant par-dessus tout son fils, n’osa pas contrarier celui-ci en s’opposant au mariage.

Du reste, elle n’eut pas à s’en plaindre outre mesure. La Martine, dans sa fièvre de s’affirmer maîtresse de la ferme, s’occupait elle-même de tous les travaux, laissant sa belle-mère tricoter auprès du feu ou surveiller les casseroles.

Le frère de la Martine avait paru à cette noce qui fut un événement dans le village. Quelques années plus tard, ayant obtenu sa mise à la retraite et titulaire d’une petite pension, il sentit en lui des goûts rustiques ; il alla s’établir auprès de sa sœur et de son beau-frère, lesquels avaient créé auprès de leur ferme un petit cabaret.

En s’occupant de culture et quelquefois aussi du débit, Martine se rappelait ses beaux jours.

Il avait travaillé autrefois sous les ordres de Drieux, tout en employant ses loisirs à perfectionner son instruction rudimentaire afin d’arriver à une situation honorable comme son collègue Baladier.

C’était lui qui avait été chargé de surveiller à Mersey Geneviève Détras, soupçonnée de correspondre avec son mari évadé.


XXI

UNE GRÂCE


Le docteur Paryn préparait consciencieusement son discours pour la réunion publique qui devait avoir lieu à Mersey dans quatre jours, Brossel ayant certifié que l’organisateur de cette réunion n’était pas un mythe.

Orateur de tête, cherchant à exposer des idées plutôt qu’à jongler avec des mots, Paryn avait la parole facile, disant de façon toute simple les choses telles qu’il les pensait. Il n’en estimait pas moins indispensable, sous peine de n’être qu’un phraseur plus ou moins brillant, de préparer ses discours avec des arguments et une documentation impeccables qu’on ne rencontre point dans les improvisations hâtives. S’adressant à des travailleurs simplistes, il devait se faire plus clair que jamais tout en évitant la phraséologie déclamatoire qui lui répugnait, remplacer par des images saisissantes les raisonnements trop compliqués pour des esprits abrupts.

L’ordre du jour proposé par Bernard et accepté par les orateurs portait : « La république et la féodalité capitaliste. — La lutte politique et sociale. — L’affranchissement des travailleurs. »

Paryn avait réuni tous ses matériaux de façon à les relier en un ensemble qui frappât l’idée de ses auditeurs. Il leur montrerait la révolution du siècle précédent commençant la libération des esprits, transformant les sujets en citoyens vivant sous un régime de garanties qui s’épanouissait dans la république, basée sur la souveraineté populaire. Puis, il montrait aussi, d’autre part, une féodalité d’argent, plus âpre et plus dure que l’ancienne noblesse, se créant avec l’essor de la grande industrie et venant soumettre à l’esclavage économique la classe immense des prolétaires pour lesquels les conquêtes de la révolution devenaient une illusion. Ensuite c’était l’effort des penseurs, Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Proudhon, cherchant le remède à ce mal de misère et, en même temps, les révoltes désespérées, aveugles, de ce prolétariat condamné à la misère et aux travaux forcés à perpétuité : les drames sanglants de la Croix-Rousse et de juin 48. Enfin, il montrait l’union des travailleurs conscients et organisés avec la petite bourgeoisie radicale, comme le seul moyen de lutter contre la tyrannie capitaliste et de préparer l’éclosion d’une société meilleure.

Quel effet allaient produire ces paroles à Mersey où jamais encore n’avait eu lieu de réunion publique, toutes les idées sociales y ayant, depuis dix années, couvé sous la cendre dans le syndicat des mineurs ou l’esprit de quelques-uns ? Des Gourdes, maître de toutes les autorités locales, n’allait-il pas faire interdire la réunion ?

D’après les renseignements de Brossel, il n’était question de rien de pareil à Mersey. Le maire Bobignon et le commissaire de police Pidurier avaient reçu l’avis de réunion, signé par Bernard et Brossel lui-même, sans donner signe de vie.

Pourtant il était impossible que le baron, dont le maire et le commissaire étaient les créatures, se désintéressât de pareil événement.

Préparait-il un piège, un guet-apens facilement exécutable avec la police de Moschin ? C’était chose possible, présumable même, car il ne pouvait sans perdre son prestige d’autocrate, laisser l’ennemi radical-socialiste venir impunément l’attaquer dans son fief même.

Pas un instant, Paryn ne s’était dissimulé les périls de semblable entreprise, car, à Mersey, la police comme toutes les autorités locales étaient à la dévotion du baron des Gourdes et vraisemblablement les mineurs, maintenus par la crainte de perdre leur pain, n’oseraient défendre les orateurs. Ce serait même beaucoup, si, mêlés au reste de la population, ils se hasardaient à venir à la réunion.

Néanmoins, le sort en était jeté : le docteur avait donné sa parole. Quels que fussent les dangers, quel que fût l’imprévu, il irait.

Comme il écrivait, prenait des notes, Brigitte apporta le courrier. Elle voulut profiter de l’occasion pour le sermonner, car elle n’ignorait pas la réunion projetée, toute la contrée ne parlait que de cela.

— Voyez-vous, monsieur, dit-elle ex-abrupto, vous allez vous faire casser les os avec votre politique.

— C’est bon, Brigitte, je sais ce que j’ai à faire. Laissez-moi.

Ayant prononcé ces mots avec une impatience inaccoutumée, le docteur commença le dépouillement de son courrier pendant que la domestique se retirait en levant les yeux au ciel.

Rapidement, il lut quelques lettres : l’une était écrite par Bernard qui l’informait que tout était définitivement prêt pour la réunion ; il comptait sur la présence d’au moins trois à quatre cents personnes : bourgeois, ex-travailleurs de tous les métiers. Le mineur ne s’étonnait que d’une chose, c’était de ne pas avoir encore reçu son congé. En tout cas, las des soupçons injustes qui se répandaient sur son compte, propagés par ses ennemis, il n’hésiterait pas à prendre le taureau par les cornes et se livrerait à une charge à fond de train contre la compagnie de Pranzy.

D’autres lettres, adressées par les comités radicaux-socialistes de Môcon et de Chôlon, se rapportaient à la politique générale. Un électeur influent, abonné de l’Union populaire, écrivait aussi, faisant une allusion très significative aux prochaines élections législatives.

— Déjà ! murmura Paryn soucieux. Non, ce serait trop tôt.

Une dernière lettre lui apparut, qu’il n’avait pas encore vue, cachée sous les autres, de format plus volumineux. L’enveloppe portait l’en-tête imprimé de la préfecture.

— Affaires administratives, sans doute, fit le docteur. Voyons.

Il déchira l’enveloppe et lut. Dès les premières lignes, il eut un tressaillement de surprise.

L’épître était ainsi conçue :

« Monsieur le maire,

« Sachant quel intérêt vous avez bien voulu porter au nommé Galfe (Charles-Louis), condamné par la cour d’assises de Chôlon, pour les événements de Mersey, et quelles démarches vous avez, depuis longtemps, faites en sa faveur, j’ai le plaisir de vous annoncer que la grâce de cet individu vient d’être signée ce matin même par le chef de l’État. Le décret paraîtra vraisemblablement demain même au Journal officiel.

« L’autorité préfectorale espère que les personnes généreuses qui se sont intéressées au sort de ce malheureux égaré veilleront à ce que son retour ne soit pas exploité par des éléments de désordre.

« Recevez, monsieur le maire, l’assurance de mes sentiments distingués.

« Le préfet de Seine-et-Loir,
« Blanchon. »

Paryn demeura songeur. Il y avait dix ans que Galfe, frappé par la vindicte bourgeoise, peinait dans l’enfer du bagne ayant perdu jeunesse, amour, tout ce qui rattache l’être à la vie.

Maintenant que tout ressort devait être brisé en lui, qu’il n’était plus, vraisemblablement, qu’un cadavre vivant, on le rendait à la liberté !

Que serait pour lui cette liberté ? Retrouverait-il jamais la compagne qui l’aimait si tendrement ? Pourrait-il se refaire une vie ?

Qu’était devenue Céleste Narin ? Paryn, qui avait dans les réunions publiques — son début oratoire — défendu le mineur et assisté à son jugement, se rappelait la jeune fille : une belle enfant qui ne semblait vivre que pour son amant.

Que pouvait peser le supplice de cette petite âme dans la marche majestueusement inexorable de la société ? Sans doute, après avoir été broyée, Céleste était-elle tombée pour jamais dans l’abîme, comme tant d’autres !

Malgré la tristesse qu’évoquait ce souvenir, c’était un triomphe que cette grâce pour le docteur qui, depuis dix ans, avait multiplié les démarches en faveur de Galfe. Activité d’autant plus méritoire qu’il ne restait à ce dernier ni parents ni amis qui s’occupassent de lui et que, au milieu de ses préoccupations personnelles, Paryn eût fort bien pu l’oublier.

Oui, c’était un triomphe que cette grâce et un triomphe qui lui paraissait de bon augure dans la lutte qu’il livrait au baron des Gourdes.

De fait, que dirait celui-ci quand il apprendrait que le bagne avait rendu sa proie, l’ancien esclave révolté de la mine ?


XXII

AU BRISOT


Pourquoi Paryn et ceux qui, comme lui, lors du procès de Chôlon, s’étaient intéressés au sort de Galfe, avaient-ils complètement perdu de vue l’amante du condamné ?

C’est que celle-ci, dès son retour à Mersey, s’était trouvée chassée par la brutalité de Touvenin, puis aussitôt après, entraînée par sa malheureuse destinée, vers une nouvelle série de misères.

Après s’être enfuie de la ferme de Mayré, Céleste avait, dans la nuit, couru comme une folle, tout droit devant elle, jusqu’à ce qu’elle perdît haleine.

Très heureusement, elle ne s’était pas dévêtue cette nuit-là, sa scène avec le fermier l’ayant frappée de crainte et peut-être d’un pressentiment de danger. Elle avait tout simplement dégrafé son corsage et retiré ses chaussures. En se jetant à bas de sa couchette pour fuir Jean, elle étendit la main à terre et rencontrant ses souliers, instinctivement les saisit.

Ayant escaladé le mur de la ferme, Céleste se chaussa rapidement et prit aussitôt sa course.

Où allait-elle ? Elle ne se le demanda même pas. L’inconnu, le hasard, la fatalité avaient dominé sa vie et la ressaisissaient maintenant comme une proie un instant échappée. Enfant du malheur, sans doute, elle resterait jusqu’à la fin.

Lorsqu’elle se sentit à bout de souffle elle s’arrêta. La nuit noire n’était éclairée que par des myriades d’étoiles : cela suffit pourtant à Céleste pour lui montrer, à gauche de la grande route qui se continuait au nord vers Chôlon, une bifurcation, la route menant au Brisot par Gênac.

Laquelle des deux suivrait-elle ?

Céleste n’hésita pas un instant ; elle prit celle du Brisot.

À ses anciennes rancunes qui lui revenaient contre Chôlon, la ville où son amant avait été condamné et elle emprisonnée, où tous ses espoirs de recevoir des nouvelles de Galfe avaient été déçus, se joignait un sentiment instinctif de préservation.

Elle se disait que si les Mayré la poursuivaient, ils la supposeraient plutôt réfugiée dans une ville. Or, Chôlon n’était pas assez grand pour qu’elle pût y échapper à une recherche sérieuse.

Le Brisot, au contraire, plus éloigné, était un asile plus sûr avec sa population dense de miséreux, esclaves de l’usine parmi lesquels la fugitive pourrait se fondre en quelque sorte.

La poursuivre ! Certes, ils n’avaient aucun droit sur elle et même ils eussent dû trembler qu’elle ne déposât une plainte contre eux pour l’attentat dont elle avait failli être victime. Mais ils étaient propriétaires, Céleste était sans toit, sans argent, cette différence de situation non seulement enlevait à cette dernière tout recours, mais même pouvait la mettre à la merci de ses maîtres. Qui sait si ceux-ci, pour expliquer le brusque départ de leur servante, ne l’eussent pas accusée de vol ou d’autre méfait ?

Céleste, cependant, avait un avantage qu’elle ne possédait pas lors de sa fuite de Mersey. Dans le mouchoir de poche noué, qui lui servait de porte-monnaie, était contenue la somme de deux francs quarante-cinq.

Somme dérisoire, certes ! Mais est-il quelque chose de plus terrible que de se trouver sur la grande route, littéralement sans un sou pour acheter le morceau de pain qui pourra prolonger d’un jour une misérable existence et permettre peut-être de rencontrer le salut.

Ces deux francs quarante-cinq, économisés en trois mois de travail accablant et réalisés par la privation de nourriture chaque fois que Céleste était allée à Chôlon, pourraient lui permettre d’atteindre le Brisot. Elle ne mangerait en route que juste l’indispensable, un peu de pain et quelques fruits sauvages glanés au passage. Elle dormirait la nuit prochaine à la belle étoile.

Autour d’elle, la campagne s’étendait dans l’ombre. La fugitive se sentait comme perdue sur une mer de ténèbres, au milieu de laquelle, d’instinct plus que par la vue, elle suivait la route du Brisot. De temps à autre, elle levait les yeux vers les étoiles qui semblaient, du haut du ciel, la regarder. Était-il vrai, comme elle se rappelait l’avoir entendu dire par un vieux chemineau, que les destinées humaines étaient attachées à ces lumières de l’espace ? Ah ! quelle était donc celle qui présidait à son existence de malheur ?

Elle continua de marcher jusqu’à l’aube. Parfois des aboiements éclataient de la proximité d’habitations. Alors instinctivement elle pressait le pas pour éviter toute surprise dangereuse, on n’a pas le droit d’être sans logis dans notre société démocratique.

Lorsqu’il fit jour, elle osa enfin s’arrêter. Elle pouvait voir sur la route qu’elle avait parcourue, et qui se déroulait en un long ruban au milieu de la campagne, si on venait à sa recherche du côté de Véran. Devant elle, c’était la ligne verte et molle de collines boisées, se succédant jusqu’à Gênac ; à droite et à gauche, des fossés longés de haies.

Céleste se reposa deux heures sans oser dormir, rajusta ses vêtements pour n’avoir pas l’air d’une fugitive ou d’une folle. Puis elle reprit sa marche, traversant rapidement les villages, s’efforçant d’être vue le moins possible.

Vers trois heures de l’après-midi seulement, elle fit halte, but à un ruisseau et croqua deux poires ramassées au pied d’un arbre. Puis, de nouveau, elle repartit.

À la brune, elle arriva à Gênac et, exténuée de fatigue autant que de faim, se laissa aller à acheter un pain d’un sou chez le boulanger.

— Y a-t-il encore loin d’ici au Brisot ? demanda-t-elle en payant.

— Encore une dizaine de kilomètres, répondit le marchand. Vous feriez bien de coucher à Gênac : il y a la Belle Aventure, à dix minutes d’ici, où on loge à la nuit pour pas cher.

— Merci, fit Céleste en se retirant.

Payer une chambre si bon marché que ce fût, c’était encore trop cher. D’autre part, elle se sentait trop lasse pour faire encore dix kilomètres : les jambes lui rentraient dans le corps. Puis que ferait-elle au Brisot en y arrivant la nuit, s’exposant, en outre, à être ramassée par la police municipale ? Au moins, à Gênac, c’était encore la campagne : elle pourrait trouver un coin sous bois pour y dormir.

Céleste passa donc cette nuit encore à la belle étoile, sous un hallier où elle dormit d’un sommeil pesant jusqu’au lendemain matin. En se réveillant, elle aperçut, proche d’elle, l’enseigne d’une masure rustique : Lait à dix centimes la tasse. C’était le repas le plus économique qu’elle pût faire ; la jeune fille alla demander une tasse de lait, la but lentement, paya et se remit en route.

Dix heures sonnaient aux horloges de Brisot lorsque Céleste entra dans la ville.

C’était la première fois qu’elle mettait le pied dans le fief industriel de Schickler. Tout de suite, elle ressentit une impression étrange d’écrasement. Les grands bâtiments qui s’allongeaient dans les rues tirées au cordeau, les cheminées géantes des hauts fourneaux, des forges et des aciéries envoyant au ciel d’ininterrompues volutes de fumée noire, grise ou bleuâtre ; puis, en face de la ligne du chemin de fer, la cité ouvrière, amoncellement de maisons sombres et hautes semblables à des casernes ; derrière la cité, le cimetière, le champ de repos éternel pour les ouvriers tués de fatigue au service du maître ; puis encore des ateliers et des usines se prolongeant sur une étendue de plusieurs kilomètres jusqu’à la ligne des collines basses, tout cela attestait la puissance d’un seul homme pour lequel travaillaient jour et nuit des légions disciplinées de misérables.

Au centre, cependant, s’entr’ouvrait mystérieusement comme un nid de verdure : la Farnère, dont les hauts arbres s’élevaient derrière les maisons du boulevard du Midi et se prolongeaient en une ligne de frais ombrages vers le village des Pinsons. C’était le parc immense ou plutôt le bois auquel s’adossait la demeure princière de Schickler.

Céleste hésita un instant. Cette échappée de fraîcheur ombreuse l’attirait. Ah ! si elle eût pu s’éloigner de ces maisons noires qui la terrifiaient et des trépidations formidables des machines et marteaux-pilons qui retentissaient en écho jusque dans son cœur, comme elle se fût hâtée de le faire ! Mais les créatures humaines ne peuvent vivre d’air et de verdure. Elle tourna ses pas vers la ville ouvrière.

Les rues apparaissaient presque désertes, le bétail ouvrier étant au travail. Seules allaient et venaient quelques ménagères, tandis que des boutiquiers, au seuil de leur porte, regardaient d’un air indifférent. De-ci de-là aussi de petits groupes de soldats, flânant en suivant de l’œil les bonnes de bourgeois.

Sans savoir comment, Céleste se trouva tout à coup sur une grande place. Devant elle, s’élevait une statue en bronze, celle de Schickler Ier, le grand ancêtre, fondateur de la dynastie, et, à ses pieds, une femme du peuple à demi agenouillée soulevant son enfant vers le maître. Au bas cette inscription : « Voilà celui qui nous a faits. »

La jeune fille regardait machinalement le groupe des trois personnages. Oui, c’était bien cela, symbolisé pour l’édification du peuple ouvrier : l’agenouillement perpétuel du travail esclave devant le capital triomphant, les générations naissantes se succédant, élevées dans le même culte d’adoration au dieu humain, maître et exploiteur.

Tout cela, Céleste le sentait d’instinct ; les causeries de Galfe avaient développé en elle le sens droit et l’aspiration vers la justice, fortifiés par son apprentissage pénible de la vie.

Et pourtant c’était à Schickler, représenté par ses agents, qu’elle allait demander le pain de l’esclavage. Il le faudrait bien !

— Céleste Narin !

À cette exclamation, elle sursauta. Devant elle se tenait un homme, jeune encore, vêtu d’un complet de drap bleu et coiffé d’un large chapeau mou. Sous un binocle brillaient deux yeux bleus, intelligents et bons.

Et comme Céleste demeurait muette de saisissement, ignorant comment cet individu, qu’elle ne se rappelait pas avoir vu, pouvait savoir son nom, l’inconnu ajouta :

— Je ne me trompe pas. J’ai pris votre instantané, il y a quelque chose comme trois mois pour le Réveil de Seine-et-Loir.

Cette phrase fit frissonner Céleste, elle lui rappelait le moment le plus poignant de sa vie.

— Je vous demande pardon d’évoquer un tel souvenir, fit l’homme. J’ai suivi avec beaucoup de peine cette affaire et croyez que si je pouvais vous être de quelque utilité j’en serais sincèrement heureux.

— Ah ! monsieur ! s’écria Céleste en saisissant la main que lui tendait l’inconnu, comme le noyé prêt à disparaître saisit la corde de salut, vous me sauvez !

L’accent de la malheureuse était si poignant que son interlocuteur en fut remué jusqu’au cœur.

— Où donc alliez-vous, pauvre enfant ? demanda-t-il avec une grande douceur.

— Où… je ne sais pas !

Et Céleste lui narra sa longue série de misères depuis son retour à Mersey : sa fuite devant l’apparition brutale du commissaire Touvenin, son entrée au service de Pierre Mayré, la tentative de Jean, sa nouvelle fuite éperdue, au milieu de la nuit, au hasard et, au milieu de tous ces malheurs ininterrompus, l’absence de nouvelles de Galfe, resté l’être aimé pour lequel mille fois elle eût donné sa misérable vie.

L’homme l’écoutait avec une émotion indicible. Mais quand Céleste lui eut raconté qu’elle avait passé la nuit dans un hallier et n’avait pris depuis la veille qu’un petit pain et un bol de lait il l’interrompit pour lui dire :

— Avant tout, il faut vous reposer et reprendre des forces. Venez chez moi, vous y trouverez à manger et pourrez y dormir quelques heures, pendant que je vous chercherai quelque chose dans la ville.

Céleste sentit au ton et au regard de son interlocuteur qu’elle pouvait se fier à lui. Sans hésitation, elle le suivit.

Une fois de plus elle rencontrait un sauveur. Encouragée par cette aide inattendue, elle se redresserait pour lutter contre la destinée : elle voulait vivre non pour la vie même, mais pour revoir un jour Galfe.

Edgar Pontet, ainsi s’appelait l’homme, était un artiste manqué, c’est-à-dire que ce qui lui avait fait défaut c’était non les aptitudes, mais la possibilité de les faire valoir.

Après d’assez bonnes études, resté seul sur le pavé de Paris, il avait vainement cherché à placer ses dessins dans les journaux illustrés et des manuscrits chez les éditeurs, ses démarches ne lui avaient rapporté que désillusions et misère. Une place à cent vingt francs par mois dans un magasin le sortit momentanément de la noire misère ; puis deux ou trois de ses compositions furent publiées dans un journal de jeunes : Pontet put se croire un moment sur le chemin du succès. Mais ce ne devait être qu’une éclaircie dans sa vie. Ses premières publications ne furent pas suivies d’autres parce qu’il n’était d’aucun cénacle, et son patron, estimant qu’on ne peut servir à la fois deux maîtres aussi opposés que l’art et le commerce, Apollon et Mercure, le mit poliment à la porte.

Pontet se demandait dans quel abîme de misère il allait sombrer, lorsqu’un parent éloigné lui écrivit pour lui proposer une gérance d’atelier photographique au Brisot. Cela valait mieux que de mourir de faim à Paris, et puis la photographie côtoyait le dessin, c’était encore de l’art, à cela près que l’artiste était le soleil. Pontet vint donc au Brisot et, au bout de quelques années, se trouva non plus gérant, mais établi à son propre compte, ayant un noyau de clientèle et gagnant sa vie.

Il y joignit des correspondances de journaux départementaux et ce fut ainsi que, se trouvant à Chôlon au moment du procès de Galfe, il envoya au Réveil de Seine-et Loir des instantanés, des croquis et des articles.

L’atelier et le logement de Pontet étaient situés dans la rue de la Fidélité, au troisième et dernier étage d’une petite maison d’apparence modeste. Ce fut là que le photographe conduisit Céleste. Le logement, meublé avec une simplicité primitive, comprenait deux pièces, une cuisine et un grand cabinet de débarras.

— Voici votre chambre, dit Pontet en lui montrant le cabinet. Ce n’est pas magnifique, mais vous y serez toujours à l’abri.

Un lit pliant, une chaise et une table garnirent ce réduit où il resta à Céleste tout juste la place pour se retourner.

La jeune fille laissait faire, ne rencontrant pas de mots qui pussent exprimer sa reconnaissance. Elle se trouvait dans l’état d’esprit d’un naufragé qui atteint le rivage et, épuisé, s’y laisse tomber après avoir failli couler dans l’abîme.

Pendant que Céleste, s’étant rassasiée des reliefs du dîner de la veille, s’endormait d’un sommeil réparateur, Pontet se mettait en quête d’un emploi pour elle. La chance le favorisa relativement : il apprit qu’un atelier de fleuristes allait se fonder dans quelques jours et que la patronne, Mme  Padoux, cherchait une apprentie gagnant au bout de deux mois, couchée et nourrie en attendant.

Présentée par lui, Céleste fut acceptée ; elle gardait le nom de Lucette Rénois, pris à Véran, car il était douteux que les Mayré vinssent la relancer jusque-là. Et puis, appuyée sur Pontet, elle se sentait assez forte pour leur résister.

Il y eut alors un répit de la destinée. Pendant cinq ans, Céleste fut une ouvrière, matériellement pas plus malheureuse que les autres, c’est-à-dire, gagnant quatre-vingts francs par mois pour douze heures de travail quotidien.

Mais, alors que ses compagnes d’atelier avaient une famille, un amant ou un mari, partageant leurs peines et leurs joies, elle sentait l’affreuse solitude du cœur.

Malgré l’aide de Pontet, qui fit des démarches réitérées, elle ne put se mettre en communications écrites avec Galfe. L’administration pénitentiaire continuait à intercepter impitoyablement ses lettres. Toutefois, elle apprit que Galfe vivait encore : ce fut un moment d’inexprimable bonheur au milieu du deuil de sa vie.

Puis, de nouveau, la destinée se fit cruelle, Pontet, son unique ami, quitta le Brisot. Peu après, Mme  Padoux partit pour un autre monde et Céleste se trouva sans occupation.

Toutefois, elle avait réussi, sur son plus que maigre salaire, à amasser en cinq ans une centaine de francs d’économie. Sans attendre que cette petite somme eût été dissipée par les nécessités de la vie, elle s’installa fleuriste, travaillant seule, à son compte pour quelques grandes maisons de la ville.

Ainsi elle vivait depuis des années, si c’est vivre que subsister avec une plaie ouverte au cœur.


XXIII

L’ÉVADÉ ET LE MOUCHARD


Nous avons laissé Détras dans l’établissement tenu à Véran par la ci-devant Martine, servante, devenue Mme  Mayré, fermière et cabaretière.

L’évadé, après s’être fait servir une chopine, une croûte de pain et du fromage, commença à poser quelques questions à l’hôtesse.

— Connaissait-elle dans la région un homme de cinquante-cinq à soixante ans ayant auprès de lui un enfant d’environ dix ans ?

C’était un ancien camarade de l’armée coloniale qui devait exercer la profession de charpentier ; l’enfant qui vivait avec lui était à un parent mort commis-magasinier à Saïgon.

Cette histoire était habilement imaginée : elle ne se rapportait pas assez exactement à celle de Panuel pour compromettre Détras ; mais en même temps, elle devait amener la cabaretière à parler du menuisier si elle connaissait son existence, l’idée de charpentier évoquant naturellement celle de tout ouvrier qui travaille le bois.

— Non, je connais pas ça, fit la Martine.

— Comment s’appelle-t-il votre homme ?

— Banvel.

D’instinct, Détras comprenait encore que cette consonance amènerait celle de Panuel. Mais la Mayré ne devait rien savoir, car elle secoua la tête, disant du ton d’une concierge parisienne :

— Non, il n’y a pas ça dans le pays.

Toutefois elle ajouta naïvement :

— Peut-être bien que mon frère pourrait vous renseigner. Il connaît tant de choses, lui !

Elle ne cédait pas seulement à la gloriole d’exalter les mérites fraternels. Femme pratique, elle se disait que toute peine ou même tout renseignement méritant salaire, l’ex-agent pourrait bien soutirer au voyageur quelque pièce blanche.

— Ah ! fit Détras singulièrement intéressé, il connaît donc très bien le pays, votre frère ?

— Je vous crois ! Le pays et bien d’autres choses encore ! Il a servi dans l’administration… Mais, juste, le voilà !

Le mouchard retraité venait d’entrer.

Détras éprouva un brusque choc. Non seulement il l’éprouva en apercevant une tête roussaude et grêlée portant une empreinte ignoble de ruse, mais aussi en entendant au même moment ces paroles : « Il a servi dans l’administration. »

Dans quelle sorte d’administration ? La seule vue de cette tête au masque de policier l’eût clairement annoncé, même à un homme moins sur ses gardes qu’Albert Détras.

Martine venait tous les jours, à des heures irrégulières, s’asseoir au comptoir, non seulement pour permettre à sa sœur de vaquer aux travaux de la ferme, mais aussi pour voir des visages et deviner ce que pouvaient dire ou faire ses clients, car il avait la nostalgie de son ancien métier.

— Jérôme, lui dit sa sœur, voici Monsieur qui demande des renseignements sur un vieux menuisier avec un enfant.

Martine couva Détras d’un regard scrutateur.

— Pardon, interrompit l’évadé qui, en présence d’un policier même retraité, sentait la nécessité de jouer serré, j’ai dit un charpentier. Du moins, c’est le métier qu’exerçait Banfel à la compagnie d’ouvriers militaires.

— Comment l’appelez-vous ?

— Banfel.

Détras avait d’abord dit à la Martine Banvel, pour la mettre sur la voie de Panuel. Maintenant, il sentait le jeu trop dangereux avec l’ancien mouchard et insensiblement modifiait le premier nom donné.

— Ah ! fit Martine qui, malgré les années écoulées, eut une réminiscence, d’abord vague, puis plus précise de Panuel et, d’intuition, prit la position du chasseur à l’affût. Et cet homme a un enfant avec lui, une fille, dites-vous ?

Détras, qui n’avait pas précisé le sexe, sentit la ruse et le danger. D’un air innocent, il répondit :

— Mais non. Pas une fille, un garçon qui doit avoir maintenant de dix à douze ans… Oh oui ! tout près de douze ans.

Il continuait à entraîner Martine sur une autre piste, modifiant l’âge de l’enfant après l’avoir masculinisé et altéré le nom de l’homme. Car il se rendait compte que les soupçons de Martine étaient éveillés et, s’il devait retrouver les siens, il devait pour cela, avant tout, éviter les griffes de la police.

Cependant, le mouchard songeait. Il se rappelait ces gens de Mersey qu’on l’avait chargé de surveiller après l’évasion de Détras. Se pouvait-il que ce même individu fût le forçat venant, au bout de tant d’années écoulées, rechercher ceux qu’il avait laissés dernière lui ?

Non, c’était une idée folle ! D’ailleurs, cet étranger, outre les différences de nom et de métier, donnait ce détail précis : un garçon.

Martine, chargé jadis de surveiller Geneviève, l’avait perdue de vue au départ de Mersey, tant ce départ fut rapide. Seulement au bout de seize mois, il retrouva sa trace par la rencontre fortuite de Panuel. Cette trace le mena à l’Étoile solitaire.

La chose peut paraître bizarre. Pourtant, rien ne dépiste mieux les recherches de la police que la grande simplicité d’allures. Panuel avait acquis en son nom la bicoque qui, agrandie et aménagée, devint l’auberge ; Geneviève n’eut à signer pour aucun acte. Lorsque, quelques années plus tard, Berthe alla à l’école, son nom n’éveilla aucun souvenir du drame de Mersey.

Après avoir cherché inutilement très loin la piste de Geneviève et de Panuel, Martine, pour masquer son défaut de vigilance, servit à ses chefs une histoire. Le couple, leur rapporta-t-il, était parti pour Paris — le bruit, d’ailleurs, en courait à Mersey — afin de s’y soustraire à toutes recherches, Paris étant l’Océan où tout se perd.

Six mois plus tard, ce fut la mort de Geneviève qu’il annonça et, cette fois encore, il n’eut pas le mérite de l’invention : le père et la mère Bouley, désespérés de la condamnation d’Albert Détras qui, croyaient-ils, les flétrissait, avaient cessé toutes relations avec leur fille, restée fière de porter le nom du forçat.

Après avoir inutilement cherché la trace de Geneviève, Martine alla, cauteleux, les interroger. « Elle est morte », répondit gravement le père Bouley. Sans doute, entendait-il que sa fille était morte pour lui ; mais Martine n’en demanda pas davantage. Ravi de ce dénoûment, qui arrangeait tout, il annonça à la préfecture la mort de Mme  Détras dans une mansarde miséreuse et y ajouta le départ de Panuel pour une destination inconnue. Sans doute fût-ce pour cette raison que les hôtes de l’Étoile solitaire n’eurent à se plaindre d’aucune tracasserie.

Martine avait même cessé de songer à ces derniers, lorsqu’un jour, près de Gênac, il croisa Panuel. Il eut un brusque choc, puis, tandis que le menuisier, sans défiance, ne l’ayant pas remarqué, continuait sa route, il le suivit de loin. Il arriva ainsi à l’auberge et se mit en embuscade. Un quart d’heure plus tard, il vit Geneviève sortir de la maison pour distribuer des graines aux poules, tandis que la petite Berthe se traînait sur le seuil de la porte.

Il était fixé. Toutefois il demeura perplexe : après avoir donné à ses chefs la fausse nouvelle de la mort de Geneviève, il ne pouvait leur annoncer sa résurrection : l’aveu n’eût pas fait pardonner semblable erreur ou mensonge. Seule la découverte d’Albert Détras, évadé du bagne, lui eût valu indulgence et faveurs. Or, Martine ne tarda pas à s’assurer que Geneviève demeurait non seulement sans relations avec le fugitif, mais encore ignorante de son sort.

En conséquence le mouchard, tout en continuant à surveiller discrètement Geneviève et Panuel à intervalles éloignés s’abstint de les tracasser et plus encore de signaler leur présence. Bien au contraire, il souhaitait de toutes ses forces que leur trace demeurât perdue.

Puis des années s’écoulèrent ; d’autres missions tout aussi honorables, lui firent oublier celle-là. Enfin, le mouchard prit sa retraite à Véran.

Maintenant l’arrivée de ce voyageur, ses questions, rappelant à Martine la famille Détras, l’avaient mis en éveil. Si réellement cet homme était le forçat évadé, comme l’idée lui en avait traversé le cerveau, quel magnifique coup de filet ! Retraité, il n’avait plus à craindre d’avouer qu’il s’était trompé en annonçant la mort de Geneviève et, par contre, quelle superbe gratification ne lui vaudrait pas la capture d’un condamné en rupture de ban depuis neuf ans !

Certes, il fallait éviter toute méprise, l’arrestation d’un vétéran médaillé confondu avec un forçat étant une de ces gaffes que ne doit pas commettre un bon mouchard, même lorsqu’il a quitté le service. Mais avec de l’habileté, et il se flattait d’en posséder, il verrait bien de quoi il retournait.

Détras, cependant, l’air placide, demeurait en garde, lisant dans l’esprit de Martine de vagues soupçons. Il importait avant tout de le dérouter complètement, après il reprendrait sa recherche. Peut-être même l’ex-policier pourrait-il se faire son auxiliaire inconscient.

— Voulez-vous accepter un verre de vin ? demanda-t-il.

— Volontiers, répondit Martine qui réfléchissait, se demandant quel piège il allait tendre à son interlocuteur.

Il apporta son verre sur la table et vint s’asseoir en face de Détras. Celui-ci remplit le verre : les deux hommes trinquèrent.

— Comme cela, reprit Martine, vous cherchez un homme d’une cinquantaine d’années…

— Tout près de soixante, interrompit Détras exagérant à dessein l’âge du menuisier.

— Bien, répondant au nom de… comment dites-vous… Banuel ?

En lâchant ce nom si proche du véritable, Martine avait observé en dessous le voyageur. Pas un tressaillement ne vint révéler l’émotion ressentie par Détras.

— Je vous ai dit Bonfel, répondit d’un ton parfaitement calme le voyageur.

— Ah ! pardon. C’est qu’il y a eu dans la région un individu qui s’appelait à peu près comme cela, Banuel ou Panuel et qui a une drôle d’histoire.

Martine venait d’improviser un plan de guerre : lâcher Détras, si c’était lui, sur la véritable piste de ceux qu’il cherchait et le surveiller : l’Étoile solitaire serait une souricière.

Albert Détras sentait son cœur battre à se rompre dans sa poitrine. Un instant, il demeura silencieux, craignant que l’altération de sa voix ne décelât son émotion indicible. Cela ne dura qu’une seconde ; redevenu maître de lui par un effort suprême, il répondit du ton le plus ordinaire :

— Non, celui que je cherche s’appelle Bonfel… Jean-Paul Bonfel (Panuel se prénommait Nicolas). C’était un homme régulier, honnête, suivant toujours la ligne droite ; sa vie était très simple : ça m’étonnerait qu’il ait eu des histoires.

Et, avec un talent d’improvisation qu’il ne se connaissait pas, il dit qui était ce Bonfel : un camarade du régiment, qui avait rengagé, puis pris son congé à Saïgon où il s’était établi comme charpentier, avec l’espoir de devenir entrepreneur de travaux. Mais les affaires n’avaient pas bien marché et, au bout de quelques années, il était retourné en France, emmenant avec lui le petit Édouard, fils d’un cousin commis-magasinier, marié, devenu veuf et mort à Saïgon.

— Nous étions de bons amis, termina Détras, et quand Bonfel est parti, il m’a fait promettre d’aller le voir à mon retour au pays. Il est de Seine-et-Loir, moi du Rhône ; aussi nous nous considérions comme pays. Mais les années se sont écoulées et je suis resté sans nouvelles de lui. D’ailleurs je voyageais de mon côté.

Tout cela fut dit si naturellement que Martine sentit ses soupçons vaciller. Pourtant le plan qu’il avait imaginé lui semblait meilleur, n’entraînant aucun risque si, comme il inclinait maintenant à le croire, ce voyageur appartenait à l’espèce de gens reconnus honnêtes par la société.

— Je ne connais personne dans le pays qui réponde au signalement de votre ami, fit le mouchard. Peut-être s’est-il établi ailleurs.

— Peut-être, répondit Détras.

— Celui dont je voulais parler tient aujourd’hui un cabaret du côté du Brisot, pas loin de Gênac, avec une femme encore jeune, la veuve d’un individu mort à la Nouvelle. Ils ont avec eux une petite fille.

Mort à la Nouvelle ! Ceci était une ruse de Martine pour endormir toute défiance de Détras en lui faisant croire qu’on ne le recherchait plus.

Chacune de ces paroles entrait dans le cœur de l’évadé. C’étaient bien ceux qu’il cherchait.

Il eut cependant la force de conserver jusqu’à la fin son impassibilité et de répondre :

— Certainement non, ce n’est pas celui dont je vous parle. Tant pis, je le regrette… Combien vous dois-je ?

— Douze sous, fit machinalement Martine qui ajouta :

— Est-ce que vous allez du côté du Brisot ?

— Non, je vais sur Chôlon. Merci et adieu.

Détras paya et sortit, laissant le cabaretier mouchard fort perplexe.

Il était temps pour l’évadé de quitter le débit : il se sentait sur le point d’éclater. Dix fois son émotion avait failli se trahir.

Il tenait maintenant la trace sûre, autant dire l’adresse de ceux qu’il cherchait. Le renseignement du mouchard, complétant celui de Justin, allait lui permettre de retrouver Panuel, Geneviève et Berthe.

Berthe ! Cette enfant qu’il n’avait pas connue remplissait son cœur d’une tendresse profonde, infinie.

Berthe savait-elle seulement qu’elle avait un père ? Sa mère avait-elle conservé le nom de Détras ?

Cela, l’évadé n’avait osé le demander au mouchard.

Cependant, ce dernier s’était avancé sur le seuil de la porte et regardait le voyageur s’éloigner.

— Va-t-il tourner sur Chôlon ? se demandait-il. Il faudrait le suivre.

Et Détras étant déjà assez éloigné pour ne pas entendre, Martine appela :

— Joséphine ! Joséphine ! Allons, vite !

Essoufflée, suante, la sœur du mouchard apparut. Depuis qu’elle était devenue Mme  Mayré, elle avait repris son prénom de Joséphine, abandonné, pendant qu’elle était en service, pour celui, plus domestique, de Marie.

— Installe-toi ici ou ferme la boutique, je pars, dit rapidement Martine.

— Hein ?

— Peut-être pour deux jours, peut-être pour plus. Je vais prendre l’argent qui est en caisse.

Tout en parlant, Martine ouvrait le tiroir et comptait la monnaie.

— Douze francs cinquante, fit-il en empochant. Avec huit que j’ai sur moi, cela suffira.

Stupéfaite, subjuguée, Joséphine le regardait sans dire un mot.

D’un autre tiroir, Martine sortit un petit revolver chargé et le mit dans la poche de sa jaquette. Il ouvrit un placard, en tira un chapeau melon et s’en coiffa. Puis il s’arma d’un gourdin déposé derrière le comptoir pour tenir en respect ivrognes ou malfaiteurs.

— Au revoir, Joséphine, dit-il.

Et il partit, se dirigeant sur les traces de Détras.

Celui-ci maintenant avait une avance de cent cinquante pas. Mais la route se maintenant droite, il n’y avait pas de danger que Martine le perdît de vue.

Pas une fois Détras ne se retourna. Peut-être parce qu’il était absorbé dans ses pensées, peut-être aussi par un sentiment instinctif de prudence.

— Si c’est lui, songea Martine, il est réellement fort.

Il avait d’abord maintenu la même distance entre lui et celui qu’il suivait. Mais au bout d’une heure, il doubla le pas, la route commençant à zigzaguer et un détour ou quelque accident de terrain pouvant lui faire perdre de vue le voyageur.

Même à un moment, il coupa à travers champs et courut pour arriver presque en même temps que Détras à une bifurcation.

La route se partageait en deux branches, l’une allant à droite vers Chôlon, l’autre à gauche vers le Brisot.

Détras, sans hésitation, prit celle de Chôlon.

— Allons ! ce n’est pas lui, fit Martine qui, dépité, revint sur ses pas.

Ce n’était point par distraction, ni sans motif, que l’évadé s’engageait sur la route qui l’éloignait de Gênac.

La figure et les paroles de l’ancien policier l’avaient trop mis en garde pour que, près de toucher au but, il ne se précautionnât pas contre toute embûche possible.

En quittant le cabaret de Véran, il avait marché droit devant lui, d’un pas rapide, sans tourner la tête, se disant qu’il pouvait être suivi soit par Martine, soit par quelque autre que celui-ci enverrait pour le pister. Il ne fallait pas qu’il eût des allures inquiètes ou hésitantes.

Pour la même raison, il s’engagea sur la route de Chôlon, pensant abuser le limier, si limier il y avait. Il en serait quitte pour couper quelques kilomètres plus loin, à travers champs et bois et se rabattre sur Gênac.

Nous avons dit que Martine avait rebroussé chemin. Mais le policier n’avait pas fait cent pas dans la direction de Véran qu’il s’arrêta court.

— Que je suis bête ! se dit-il. Et si c’était une ruse ?

Il réfléchit un instant. Que faire ? Suivre le voyageur jusque dans Chôlon ou tendre une souricière à l’Étoile solitaire ?

Martine se décida pour ce dernier parti : il était plus facile de surveiller trois personnes, dont une enfant, qu’un seul individu probablement sur ses gardes.

— Si c’est Détras, pensa-t-il, c’est là qu’il ira.

Et il prit la route de Gênac.


XXIV

LA BANDE À MOSCHIN


Ce jour-là une sourde agitation régnait dans Mersey.

C’était un dimanche : au seuil des portes et aux fenêtres ouvertes apparaissaient des figures curieuses ou inquiètes. Dans les rues avoisinant la gare, des groupes se promenaient, groupes d’ouvriers et de petits bourgeois.

Aux coins de mur s’étalaient de grandes affiches écarlates portant cette annonce extraordinaire :

Salle du Fier Lapin, à 3 heures de l’après-midi.
Ordre du jour :

La République et la Féodalité capitaliste ;
La lutte politique et sociale ;
L’affranchissement des travailleurs.

Orateurs, les citoyens :

Paryn, maire de Climy,
Renouard,
Vallon,
Brossel, rédacteur à l’Union populaire.
Bernard, ouvrier mineur.
Prix d’entrée : 0 fr. 20 centimes, au bénéfice des mineurs renvoyés.

Semblable affiche avait causé dans Mersey une émotion profonde. C’était la première fois, depuis les conférences incendiaires de Baladier — et encore celles-ci avaient-elles été clandestines ! — qu’on osait y formuler l’idée d’un problème social. Le 14 juillet même, que la municipalité réactionnaire se trouvait obligée de fêter, n’était qu’un prétexte à beuverie et à pétards.

Une chose stupéfiait les habitants : comment le maire Bobignon permettait-il la réunion ? Comment le commissaire Pidurier n’avait-il pas fait arracher les affiches ? L’un et l’autre, cependant, étaient connus pour n’avoir de volonté que celle du baron des Gourdes !

Beaucoup se disaient que ce dernier devait préparer une surprise et ils attendaient avec un mélange d’épouvante et de curiosité, comme à l’approche de quelque grand cataclysme.

On se demandait aussi comment le patron du Fier Lapin avait eu l’audace de louer sa salle à des énergumènes qui n’allaient pas manquer d’attaquer ce qu’il y a de plus respectable : la religion, l’armée, la patrie et les bons capitalistes qui font vivre les ouvriers en les payant jusqu’à 4 francs pour un simple travail de douze heures par jour !

En réalité, le patron du Fier Lapin n’avait pas été le héros qu’on supposait.

Ayant reçu la visite de Bernard et de Brossel, qui venaient lui demander de louer sa salle, il répondit :

— Écoutez, je ne demanderais pas mieux, car je ne désire que gagner de l’argent. Mais je ne veux pas me brouiller avec les autorités. Êtes-vous sûrs qu’on vous permette de tenir la réunion ?

— Nous n’avons aucune permission à demander, répondit Brossel qui connaissait la loi. Simplement une notification à donner.

— Soit, mais si le maire ou le commissaire fait fermer la salle ?

— Allez voir l’un et l’autre pour leur demander si telle est leur intention. Sans quoi, nous nous arrangerons autrement.

— Je veux bien, répondit l’aubergiste, désireux de contenter, si possible, deux maîtres à la fois et surtout d’éviter que l’argent des mineurs allât à quelque concurrent.

Lorsque, respectueux et timide, le patron du Fier Lapin se fut présenté chez le maire pour lui communiquer le projet de réunion, il crut que le magistrat de la commune allait succomber à une attaque de rage.

— Un métingue à Mersey ! s’exclama Bobignon devenu pourpre. Vous osez me parler d’un métingue ! Vous mériteriez que je fasse fermer votre établissement.

L’aubergiste n’en demanda pas davantage. Il s’excusa comme il put et s’enfuit.

Grande fut donc sa stupéfaction en recevant le lendemain avis de la mairie que le meeting était autorisé.

N’osant ni en croire le papier qu’il avait sous les yeux ni aller de nouveau interroger l’irascible Bobignon, il s’en fut, tremblant, trouver le commissaire de police.

— Mais oui, certainement, fit celui-ci. Du moment que les choses se passent en règle, je ne vois pas pourquoi nous empêcherions le meeting.

— Ne croyez-vous pas, monsieur le commissaire, hasarda le débitant de plus en plus interloqué, que je ferais bien de prévenir la direction de la mine, car enfin je ne voudrais pas me brouiller avec elle ?

Pidurier haussa les épaules.

— Que diable voulez-vous que cela fasse à la direction de la mine ! déclara-t-il d’un ton péremptoire. Faites votre réunion.

L’aubergiste se retira au comble de l’ahurissement, se demandant si les mots liberté, égalité, fraternité, étaient devenus autre chose qu’une plaisanterie.

Brossel s’en fut donc, à son tour, au nom de Bernard et au sien, donner l’avis de réunion et en retirer le récépissé. Les affiches furent commandées à un imprimeur de la ville qui ne put en croire ses yeux et commença par refuser de se charger d’un travail aussi compromettant. Il finit, cependant, par accepter lorsque Brossel, qu’il connaissait comme un homme des plus sérieux, lui eut donné sa parole que le meeting était autorisé et, à l’appui de son dire, montré le récépissé.

Et maintenant tout Mersey attendait le grand événement. On en parlait à voix basse dans les établissements publics et dans les familles courbées sous la terreur patronale. On demeurait confondu de cette tolérance des autorités et plus surpris encore que la bande à Moschin n’eût pas arraché les affiches.

Que devait penser le baron des Gourdes ? Que devait-on dire à la cure, au cercle catholique, à l’ouvroir de la Merci ? Déjà le bruit courait que les cléricaux allaient se barricader en prévision d’actes rappelant les faits de la bande noire, passés à l’état de légende.

Bernard s’était multiplié pour préparer avec Brossel les mille détails de la réunion. Jusqu’alors il n’avait parlé que dans les réunions syndicales pour discuter sur des questions terre à terre. Maintenant, il allait s’adresser à la foule, s’élever à des considérations d’ordre général. Il ne se sentait ni effrayé, ni grisé à la pensée de paraître sur les planches devant tout ce monde ; il craignait plutôt de ne pas trouver assez facilement des termes pour se faire bien comprendre d’esprits simplistes, étrangers à toute théorie socialiste.

Calme, du moins dans ses allures, Bernard sentait que ce jour-là allait être décisif dans sa vie. Il avait soif et hâte de se laver par une grande manifestation publique des soupçons qui avaient pesé, qui pesaient encore sur lui. Ce meeting, organisé au bénéfice des ouvriers surpris par Moschin au Fier Lapin et renvoyés, lui permettrait de crier tout haut la vérité, de dévoiler les méfaits de la Compagnie, les vols de Troubon, les brutales vexations des chefs de mine et de montrer comment toute l’organisation capitaliste est faite pour l’écrasement du travail. Après, on le renverrait certainement. Tant pis, son innocence serait ainsi prouvée de façon éclatante aux yeux des camarades, qui rougiraient de leurs défiances.

Dès une heure et demie, des groupes grossissant à vue d’œil, stationnaient à la porte du Fier Lapin, D’autres occupaient les alentours de la gare. Nulle part, cependant, on ne voyait les uniformes de la police ou de la gendarmerie.

Le train amenant les orateurs devait arriver à deux heures quinze, juste trois quarts d’heure avant l’ouverture de la réunion.

Bernard et Brossel se promenaient devant la gare pour recevoir les arrivants. Un peu plus loin, une délégation de tailleurs et de cordonniers. Ces deux corps de métier ont toujours été très avancés : menacés à Mersey par la concurrence de l’ouvroir et n’étant pas directement sous la coupe du baron des Gourdes, ils osaient manifester par leur présence leurs aspirations sociales. Leur vue amena un sourire de satisfaction sur les lèvres de Bernard.

— Ils ne sont pas nombreux, une dizaine seulement, dit-il à Brossel, mais c’est une affirmation courageuse et de bon augure.

— Certainement, répondit Brossel en caressant la barbiche brune qui terminait sa figure maigre et énergique. Seulement, ils ne sont qu’une poignée et s’il prend fantaisie à la bande de Moschin de faire quelque chose…

Il n’acheva pas : Bernard comprit sa pensée. Lui-même avait eu l’idée qu’il fallait s’attendre à quelque coup de violence de la police particulière du baron des Gourdes.

Et, par moments, il se demandait s’il n’avait pas eu tort d’organiser cette réunion. S’il arrivait malheur aux orateurs venant apporter aux opprimés de Mersey l’appui et le réconfort de leur parole ?

Mais il chassait cette idée. Si on s’arrêtait aux difficultés, on ne ferait jamais rien.

D’ailleurs, il était décidé à se faire tuer plutôt que de laisser toucher un cheveu de la tête de ceux qui répondaient à son appel.

Un coup de sifflet déchira l’air : c’était le train qui arrivait. Tout aussitôt un mouvement de houle porta les groupes vers la gare.

Brossel et Bernard pénétrèrent dans la salle d’attente, suivis des délégués cordonniers et tailleurs. Dans la rue, la foule grossissait, s’élevant maintenant à deux ou trois cents personnes.

Le train venait de stopper. Paryn, Vallon et Renouard descendirent du même wagon ; le premier, grand et mince, avec une allure de force nerveuse, se distinguait des deux autres, trapus et de taille moyenne. Tous trois apparaissaient calmes et même souriants.

Déjà Brossel s’était avancé vers Paryn et, après lui avoir serré la main ainsi qu’à ses compagnons, leur présenta Bernard.

— Je vous remercie d’être venus, citoyens, fit le mineur. Vous ne sauriez croire le bien que fera votre présence dans une malheureuse ville comme Mersey.

Puis, ce fut à son tour de présenter les délégués. Il y eut échange rapide de paroles cordiales et de poignées de main.

Déjà le train était reparti lorsque le groupe formé par les orateurs et les organisateurs de la réunion apparut hors de la gare.

Quelques cris de : « Vive la République ! » les saluèrent. Il y en eut même un — hardiesse qui impressionna la foule — de : « Vive la sociale ! »

Les arrivants répondirent au même cri de : « Vive la République ! » en levant leurs chapeaux. Puis le cortège s’étant formé se dirigea aussitôt vers le cabaret du Fier Lapin.

Cependant Paryn causait avec Bernard, s’informait de la situation et s’étonnait intérieurement de la justesse avec laquelle le mineur répondait à ses questions. Cet ouvrier au sens droit et lucide lui paraissait autrement intéressant que nombre de politiciens.

— Au nom de qui est organisée la réunion ? lui demanda-t-il.

— Tout simplement au nom d’un groupe de républicains, répondit Bernard. Il était impossible de mettre en avant les mineurs qui sont ici traités en ilotes. Le citoyen Brossel et moi avons seuls paru pour donner nos noms comme organisateurs.

— Brossel a une profession qui le rend indépendant, mais vous ?

— Ah ! moi… tant pis !

Et Bernard dit ses amertumes, sa rage de se sentir soupçonné, son désir d’éclaircir la situation même par un coup d’éclat qui lui enlèverait son pain.

— J’aurais bien pu quitter le service de la Compagnie, ajoutait-il, mais cela aurait-il mis fin aux bruits ? Tandis que maintenant je vais m’expliquer publiquement.

— Vous serez renvoyé.

— Je m’y attends. Tant pis ! je tâcherai de trouver autre chose. Et si mes anciens camarades me voient crever de misère, ils ne pourront, certes, pas dire que je suis un vendu.

Paryn admirait cette énergie plébéienne.

Une clameur immense éclata soudain :

— À bas les rouges ! À mort !

Le cortège qui gravissait la côte des Mésanges oscilla sous une poussée inattendue. Des groupes de mineurs, surgis de ruelles latérales, l’attaquaient en flanc.

— La bande à Moschin ! s’écria Bernard.

Les délégués cordonniers et tailleurs, qui marchaient en avant-garde, avaient reflué, surpris. L’instant d’après, ils furent assaillis par une trentaine d’hommes qui les avaient laissés venir à portée, embusqués derrière des haies et des tas de pierres.

Maintenant, c’était une mêlée générale. Les agresseurs, armés de bâtons, frappaient en furieux. Plusieurs délégués, sans armes pour se défendre, reculaient, les vêtements déchirés, la figure ensanglantée ; d’autres ramassaient des pierres pour se défendre ; la plus grande partie de la foule s’était dispersée, plus encore par crainte des conséquences ultérieures que par crainte des coups.

Le cortège qui gravissait la côte des Mésanges était attaqué de presque tous les côtés. Bernard, d’un mouvement spontané, s’était jeté en avant pour protéger les orateurs. Il reçut sur la tête un violent coup de gourdin qui le fit chanceler. Son étourdissement ne dura qu’une seconde : se lançant sur son agresseur comme celui-ci allait revenir à la charge, il lui arracha le bâton des mains.

— Les bandits ! Il fallait s’y attendre ! grondait Brossel tout en jouant des poings.

Les orateurs étaient demeurés calmes. Reconnaissables à leurs vêtements de ville, ils eussent pu être écharpés si la mêlée eût été moins confuse. Ils paraient les coups, Renouard et Vallon avec leurs poings, Paryn avec une assez forte canne à pommeau d’argent, que, par une précaution instinctive, il avait apportée de Climy.

Cette canne et le bâton conquis par Bernard étaient les seules armes que possédait le groupe pour sa défense.

Les seules… non ! Vallon se rappela tout à coup qu’il avait un revolver dans la poche de côté de sa redingote. Il saisit cette arme et la braquant sur les agresseurs, il s’écria d’une voix forte :

— Place, canailles, ou je tire !

Il y eut un recul des plus acharnés ; un moulinet terrible exécuté par Bernard blessa deux hommes qui laissèrent échapper leurs bâtons dont Brossel et un cordonnier s’emparèrent aussitôt.

C’était un répit relatif ; les assaillis purent reprendre haleine et se reconnaître : ils n’étaient maintenant guère plus d’une vingtaine, tandis que les assaillants, arrêtés dans leur victoire, malgré la supériorité de leur nombre et de leurs gourdins, préparaient une nouvelle attaque.

— Mais que fait donc la police et la gendarmerie de Mersey ? s’écria Paryn.

— La police et la gendarmerie, répondit amèrement Bernard, qui avait entendu l’exclamation, elles pactisent avec ces hommes ! Est-ce que toutes les forces de l’État n’ont pas pour but la défense du Capital ?

— Je comprends pourquoi le maire et le commissaire ont autorisé la réunion, fit à son tour Brossel. Ils étaient d’accord avec des Gourdes qui a préparé ce guet-apens.

— Attention ! cria Renouard. Ils reviennent.

De tous côtés, en tête, en flanc et en queue, apparaissaient à nouveau les hommes de Moschin. En tête, c’est-à-dire dans la direction du Fier Lapin ; en flanc, c’est-à-dire du faubourg des Mésanges ; en queue, c’est-à-dire du côté de la gare.

— Il faut prendre un parti, dit rapidement Paryn. Nous ne pouvons demeurer sur place. Gagnons d’un élan le Fier Lapin. Peut-être pourrions-nous mieux nous y défendre.

— Oui, dit Bernard, nous y trouverons peut-être du secours.

Malgré sa connaissance profonde de Mersey et des mineurs, il s’étonnait que ceux-ci n’apparussent point pour défendre les orateurs. Il avait compté au moins sur un noyau d’hommes déterminés. Était-il possible que les soupçons circulant sur lui l’eussent isolé à ce point ? Non, la veille encore il avait reçu l’assurance de plusieurs camarades qu’ils viendraient, chacun amenant un petit groupe de trois ou quatre autres. Sans doute, attendaient-ils à la porte du Fier Lapin.

— Serrons les rangs et en avant, au pas de course ! cria-t-il, se précipitant lui-même le premier.

La petite troupe s’élança sur la bande qu’elle avait en tête et qui, moins nombreuse que les autres, surprise par cette offensive, céda le terrain, se dispersant à droite et à gauche. Le revolver de Vallon, d’ailleurs, produisait son effet, bien que son possesseur se contentât de le pointer, résolu à ne s’en servir qu’en désespoir de cause.

Quelques-uns des malandrins avaient jeté leurs bâtons. Les compagnons de Bernard les ramassèrent ; d’autres s’emparèrent des pierres derrière lesquelles leurs agresseurs s’étaient tenus cachés pour s’en faire des projectiles.

Un nouveau choc eut lieu : la seconde bande, celle du faubourg des Mésanges, arrivait sur le flanc de la colonne. Elle arrivait nombreuse et renforcée de quelques-uns des fuyards de la première bande.

Le combat commença par un échange de projectiles dans lequel la bande à Moschin n’eut plus l’avantage. Cela permit à ses adversaires de gagner du terrain : le Fier Lapin n’était plus qu’à cinq cents mètres.

On voyait l’auberge se dessiner sur la côte dominant Mersey. Une foule noire grouillait autour du bâtiment.

Bernard eut un cri de joie :

— Encore un effort et nous sommes sauvés !

Et, donnant à sa voix toute la force possible, il clama :

— À nous, les camarades mineurs !

Mais maintenant c’étaient les deux bandes, celle de flanc et celle de queue qui avaient fait jonction. Avec des cris furieux de : « À bas les rouges ! » elles se ruaient sur le malheureux groupe, qui, tout à fait écrasé, se disloquait :

— Vite ! gagnez le Fier Lapin, dit Bernard à Paryn et aux deux autres orateurs.

Lui-même avec une demi-douzaine d’ouvriers s’arrêta pour protéger la retraite de ceux qu’il avait fait venir et exposés au péril.

Cette lutte d’une poignée d’hommes, attaqués et bientôt entourés, en terrain plat par une centaine de brutes, ne pouvait être longue, mais elle fut désespérément furieuse. Des deux côtés le sang ruisselait : notre vieille connaissance, Michet, qui opérait comme chef d’une des bandes, venait de se retirer de la mêlée crachant plusieurs dents, trois tailleurs étaient tombés inanimés, le crâne fendu. Maintenant trois autres, seuls, résistaient avec Bernard. L’un tomba ; les deux derniers, à bout de forces, se rendirent.

— Finissez-moi ce gaillard ! cria une voix ironique que le mineur, au milieu de cette mêlée désespérée, reconnut pour celle de Moschin, qui commandait en chef les opérations et qui venait de surgir au milieu de sa bande.

Bernard n’eut pas le temps d’en entendre et d’en voir davantage. Un terrible coup de gourdin sur la nuque l’étendit à terre.


XXV

LA FILLE DU TRANSPORTÉ


Berthe, qui n’était plus une toute petite fille, revenait seule de l’école à l’Étoile solitaire.

Dans les premiers temps, Panuel ou quelquefois sa mère l’accompagnait le matin et allait la chercher le soir, à quatre heures.

Mais maintenant, devenue presque grande et raisonnable, elle parcourait toute seule les deux kilomètres qui séparaient l’établissement scolaire de l’auberge.

Depuis le soir où elle avait vu pleurer sa mère et appris en même temps l’histoire de son père, elle n’avait cessé de songer à ce père.

Jamais à l’école la moindre allusion n’avait été faite aux événements de Mersey. La maîtresse était une jeune femme venue de Paris depuis deux ans, aussi peu curieuse que possible et même d’idées relativement avancées qu’elle devait cacher avec soin, l’influence cléricale étant toute-puissante dans le pays où régnait Schickler. Quant aux petites camarades, elles ne savaient rien de l’histoire des Détras.

Berthe avait été d’abord tout joie et rire. Puis, au bout de quelques années, son caractère s’était insensiblement modifié. Les premières choses qu’on lui avait apprises sur son père l’avaient étonnée et son petit esprit s’était efforcé de comprendre bien des points restés mystérieux. Peu à peu, sans cesser d’être franche et affectueuse, elle était devenue réfléchie, étonnant parfois Panuel de ses réflexions.

Un nom était gravé dans sa tête, celui du pays lointain où des méchants avaient envoyé son père : la Nouvelle-Calédonie.

Elle eût voulu savoir quelle distance séparait cette terre de la localité où elle vivait entre sa mère et son grand ami. Combien de temps fallait-il marcher pour accomplir le voyage ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? Son père s’était évadé, il y avait déjà longtemps, plusieurs années, comment se faisait-il qu’il ne fût pas encore de retour ? Sans doute, avait-il été retenu en route, car il ne pouvait lui venir à l’idée qu’il fût mort.

Une idée germait en elle : quand elle serait plus grande, si son père n’était pas revenu, elle partirait en Nouvelle-Calédonie pour avoir de ses nouvelles et le chercher là où il était.

Comme elle était arrivée à mi-chemin de Gênac à l’Étoile solitaire, elle vit, des bouquets d’arbres qui longeaient la route, surgir un individu.

Cet homme, vêtu d’un complet bleu mi-citadin, mi-campagnard et coiffé d’un chapeau melon, avait une physionomie des moins avenantes : une figure rousse et grêlée, trouée d’yeux vifs exprimant la ruse. Il portait à la main un solide gourdin.

Berthe n’était pas peureuse. Sa mère et Panuel lui avaient appris à ne rien redouter des périls chimériques que se forge l’imagination, surtout au milieu des ténèbres ; ils lui avaient dit d’être douce et bonne avec ses camarades, mais de ne jamais se laisser molester sans se défendre.

Toutefois, cet individu avait si fâcheuse apparence que Berthe s’écarta instinctivement pour le laisser passer comme il se dirigeait, lui aussi, vers l’Étoile solitaire.

En apercevant l’enfant, l’homme avait eu un sourire railleur et cruel, sourire fugitif, mais que Berthe aperçut et qui augmenta sa répulsion.

Et comme l’homme pressait le pas, elle, sans savoir pourquoi, ralentit le sien.

Cet individu, c’était Martine.

On se rappelle qu’après avoir vu disparaître Détras sur la route de Chôlon, l’ex-policier avait eu une hésitation, puis, après quelques pas pour retourner à Véran, s’était dirigé vers Gênac.

Il y était arrivé la nuit précédente et avait couché à la Belle Aventure, d’où il pouvait surveiller les allées et venues des hôtes de l’Étoile solitaire, un kilomètre à peine séparant les deux auberges.

En outre, à la Belle Aventure, Martine pouvait obtenir des renseignements précieux ; la patronne, belle femme de trente ans, peu farouche avec ses clients et dont le mari s’effaçait discrètement, devait peu aimer ses concurrents. Bavarde par nature et par profession, elle le serait, sans doute, bien davantage si elle avait la pensée que ses paroles pussent nuire tant soit peu à ses voisins de l’Étoile solitaire.

Ainsi, et avec beaucoup de raison, avait conjecturé Martine.

Toutefois, Rose Maurin, ainsi s’appelait l’hôtesse de la Belle Aventure, n’avait pu lui apprendre rien de très sérieux pour l’excellente raison qu’elle ne savait rien. Tous les matins, à sept heures, la petite Berthe allait à l’école de Gênac ; tous les soirs, vers quatre heures et demie, on la voyait revenir ; parfois sa mère allait au-devant d’elle. Deux fois par semaine à peu près, Panuel se rendait au Brisot pour y faire des commandes. C’était tout.

Martine avait payé d’avance pour deux nuits une chambre qu’un petit escalier faisait communiquer directement avec la route de Gênac sans passer par la salle de l’auberge. Il s’était fait donner, en même temps que la clef de la chambre, un passe-partout, ce qui lui permettait de sortir et de rentrer à n’importe quelle heure, sans être remarqué.

Peut-être la belle hôtesse flaira-t-elle quelque louche mission policière, mais si elle eut un soupçon, quoique bavarde, elle le garda pour elle. D’ailleurs, les tenanciers d’hôtellerie ont, en général, le respect de l’autorité, même lorsqu’elle se manifeste sous sa forme la plus répugnante.

Martine avait passé la plus grande partie de la nuit à se promener autour de l’Étoile solitaire.

Il se disait que si l’individu qui s’était arrêté au cabaret de Véran était réellement Détras, il ne manquerait pas, après s’être engagé sur la route de Chôlon pour dépister toute poursuite, de se rabattre sur celle de Gênac. Sans doute, choisirait-il la nuit pour se présenter à l’Étoile solitaire.

Son gourdin à la main, son revolver chargé dans la poche, Martine s’était ainsi tenu en embuscade de dix heures du soir à trois heures du matin, inspectant la route et les halliers qui la bordaient, guettant l’apparition d’une lumière à une des fenêtres de l’auberge. Mais rien : harassé, il avait fini par aller se coucher.

Certes, il eût pu prévenir la police du Brisot et se décharger sur elle du plus ardu de la tâche. Mais alors tout l’honneur et le profit lui eussent été enlevés. Et puis, il n’était nullement sûr que l’individu fût Albert Détras. Pour ces diverses raisons, il lui convenait d’opérer seul.

Il ne s’était éveillé qu’un peu avant dix heures du matin et avait eu cette exclamation en regardant la pendule :

— Sapristi ! Je me rouille.

Rapidement, il s’était habillé et avait, sans tarder, pris la direction de l’Étoile solitaire.

Rien d’anormal n’y apparaissait : Panuel travaillait à son établi, Geneviève cousait, assise au comptoir.

Martine vit tout cela d’un coup d’œil et continua son chemin. Puis, à cent pas plus loin il tourna court à travers des taillis et alla s’asseoir dans un fourré d’où il pouvait surveiller l’auberge.

Au bout de trois heures de faction pendant lesquelles un roulier, ne ressemblant aucunement à Albert Détras, fut le seul hôte qui s’arrêta devant l’Étoile solitaire, Martine alla prosaïquement déjeuner à la Belle Aventure. Il mangea modérément pour demeurer alerte et se fit servir consécutivement deux tasses de café.

Puis il reprit son guet, s’éloignant cependant un peu plus de l’auberge afin de ne pas se faire remarquer, allant s’asseoir sous bois, lorsqu’il était las d’avoir marché.

Et toujours rien !

— Décidément, je ne suis plus qu’un imbécile ! murmurait-il, dépité. Mon imagination m’a fait prendre des vessies pour des lanternes et un vieux médaillé pour un forçat.

Ce fut à ce moment, s’étant éloigné de l’Étoile solitaire d’environ un kilomètre, qu’il croisa la petite Berthe.

— Ah ! mais, pensa-t-il, s’il est arrivé pendant mon sommeil, s’il se tient caché, je m’apercevrai bien de quelque chose, quand la petite sera là.

Et, rapidement, il reprit le chemin de l’Étoile solitaire.

Cependant, Berthe avait ralenti le pas ; puis, s’étant retournée, elle s’arrêta.

Derrière elle, à trente pas, marchait, dans la même direction qu’elle, un homme très différent de celui qu’elle avait rencontré.

Les cheveux et la moustache d’un blanc de neige, il paraissait néanmoins vigoureux. Sur la boutonnière de son veston bleu marine était piqué le ruban jaune de la médaille militaire.

Lorsque ce voyageur fut arrivé près d’elle, l’enfant put voir qu’il avait des yeux brillants restés jeunes et que sa figure portait l’empreinte du sérieux joint à la résolution. Néanmoins, l’expression n’en était point rébarbative.

L’homme regarda Berthe et une mélancolie profonde apparut un instant dans ses yeux. Il eut un instant d’hésitation, puis doucement lui demanda :

— Tu viens de l’école, ma petite ?

— Oui, monsieur, répondit l’enfant attirée vers cet inconnu par une secrète sympathie égale à la répulsion qu’elle avait ressentie pour Martine.

— Et tu vas loin comme cela ?

— Pas bien loin, à l’Étoile solitaire.

— L’Étoile solitaire ? C’est un village ?

— Non, c’est une auberge que tiennent maman et papa Nuel.

Le voyageur eut un choc. Il demeura muet, les bras étendus.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il d’une voix étranglée, lorsqu’il put parler.

— Berthe, répondit l’enfant, un instant effrayée de cette émotion.

— Berthe ! mon enfant !

Albert Détras, car c’était lui, avait saisi la petite fille dans ses bras et l’embrassait convulsivement, arrosant ses fraîches joues de larmes depuis longtemps contenues. Et Berthe, qu’il étreignait contre sa poitrine, demeurait stupéfiée, ravie de voir s’accomplir ce rêve du retour d’un père qu’elle aimait de tout son cœur sans le connaître.

— Ah ! papa, murmura-t-elle, je savais bien que tu reviendrais de Nouvelle-Calédonie.

Détras eut un tressaillement. Ce nom maudit du pays qu’il avait quitté lui rappelait sa situation : il était le forçat évadé no 3205 et devait veiller, dans une tension de chaque instant, à n’être point repris par la police.

Il ne fallait pas naufrager au port même. Geneviève avait dû être soumise à une surveillance occulte. Était-il possible que cette surveillance durât encore, au bout d’un si long temps ?

— Dis-moi, ma chérie, fit-il, demeure-t-il avec vous quelque autre personne que ta mère et Panuel ?

— Non, papa, répondit l’enfant.

— Bien, alors va à la maison et préviens d’abord Panuel que je suis là.

— Pourquoi pas maman ?

Cette question s’était échappée comme un reproche des lèvres de l’enfant. Détras se sentit profondément ému ; il répondit :

— Parce que ta mère, mon enfant, ne m’attend pas et que la surprise pourrait lui faire mal.

— C’est vrai, répondit Berthe, je me rappelle le soir où Panuel avait reçu une lettre qui lui parlait de toi : maman s’est mise à pleurer.

Détras se sentit étreint à la fois d’une émotion profonde et d’une vague inquiétude. Il songeait à tout ce qu’avait souffert sa chère Geneviève ; comment pourrait jamais s’effacer le souvenir de ces années de torture ? Mais cette lettre, dont parlait l’enfant, de qui pouvait-elle émaner ? La police n’avait-elle pas retrouvé sa trace et ne préparait-elle pas un piège ?

— Écoute-moi bien, dit-il, sais-tu s’il est venu à la maison quelque personne s’informer de moi ? Ta mère et Panuel t’ont-ils, dans ces derniers temps, paru inquiets ?

— Non, papa, répondit Berthe.

Mais, cédant à un besoin de confidence, elle ajouta :

— Papa, j’ai vu tout à l’heure un vilain homme qui m’a fait peur.

— Peur ! exclama Détras. Est-ce qu’il a osé te menacer ?

Et il serrait les poings, oubliant sa situation, prêt à se jeter sur celui qui aurait osé chagriner sa fille.

— Non, il ne m’a rien dit, mais il m’a regardée d’un drôle d’air. Et puis, il était si vilain.

Et elle dépeignit Martine : un homme roux, grêlé, à la moustache maigre et rude.

Détras eut un frémissement : il lui semblait que ce signalement répondait exactement à celui du cabaretier de Véran, qui lui avait inspiré une si profonde défiance.

Était-il possible qu’il se trouvât guetté à la porte de l’Étoile solitaire, que la police l’attendît au moment où il allait revoir les siens, prête à lui mettre la main au collet ?

C’était un bonheur providentiel, bien qu’il ne crût pas à la Providence, que l’enfant lui eût fait part de sa rencontre.

— De quel côté s’est dirigé cet homme ? demanda-t-il.

— Vers la maison. Il doit être tout près maintenant. Si la route ne faisait pas un coude, tu pourrais l’apercevoir.

Et levant ses yeux sur son père, Berthe ajouta :

— Mais tu n’as pas peur de lui, n’est-ce pas ?

Peur ! S’il ne se fût agi que de risquer sa vie, Détras eût tenu tête à plusieurs hommes comme Martine. Mais ce n’était pas seulement sa vie qui était en jeu : c’était, avec sa liberté, le repos, la sûreté des seuls êtres qui lui fussent chers.

— Berthe, dit-il, je vois que tu es une grande fille qui comprend : écoute bien ce que je vais te dire.

— Oui, papa, fit l’enfant un peu émue par ce préambule et encore par le ton grave de son père.

— Tu vas rentrer toute seule à la maison. Ne crains rien : il ne peut rien t’arriver, et puis je ne te perdrai pas de vue jusqu’à ce que tu sois arrivée. Tu m’entends bien ?

— Oui.

— Tu prendras Panuel à part et tu lui diras que je t’ai rencontrée. C’est lui qui avertira ta mère, de façon à ne pas l’inquiéter. Tu feras cela.

— Je le ferai.

— Ce n’est pas tout : tu lui diras que je serai ce soir, à onze heures, derrière la maison. « Derrière… » tu te rappelleras.

— Oui, du côté des taillis.

— Va. Et si le vilain homme roux ou tout autre te demande si tu sais où est ton père, tu répondras que tu n’en sais rien.

— Papa, tu peux être tranquille : je ne le dirai qu’à notre bon ami Panuel.

Depuis qu’elle avait retrouvé son père, instinctivement Berthe disait Panuel et non plus papa Nuel, bien que son affection pour l’excellent homme demeurât la même.

Détras pressa sur son cœur et embrassa longuement son enfant, et celle-ci partit aussitôt d’un pas rapide.

Lui, se jetant sur le côté droit de la route, derrière un rideau de buissons, se dirigea en courant vers l’Étoile solitaire, de façon à surveiller, invisible, l’arrivée de Berthe et reconnaître, si possible, l’identité de l’inquiétant homme roux.

Il aperçut celui-ci, assis sur le côté opposé de la route, à cinquante pas environ de l’auberge et, tout aussitôt, son sang ne fit qu’un tour.

Grâce à sa vue excellente, il venait, malgré l’éloignement, de reconnaître Martine.

Ainsi, il ne s’était pas trompé dans ses soupçons : la police, prévenue de son retour, l’attendait ! Sans la rencontre de son enfant, il eût été perdu !

Deux minutes après, Berthe arriva à la hauteur de Martine sans le remarquer. Détras, pendant un instant, vit rouge. Si le mouchard eût arrêté l’enfant pour la questionner, il se fût, oubliant tout, précipité sur lui.

Très heureusement pour l’un et l’autre, Martine laissa passer l’enfant sans l’interroger. Il voulait bien se garder d’éveiller les soupçons.

Berthe était entrée dans l’auberge. Détras calculait que maintenant elle avait averti Panuel et que celui-ci communiquait à Geneviève la grande nouvelle. À la pensée de l’émotion que devait ressentir sa femme, l’évadé éprouvait lui-même une fièvre et une angoisse indicibles. Oh ! s’il ne s’était agi que de lui, de sa misérable vie, comme il eût couru vers la maison, criant : « Me voilà ! »

Deux heures s’écoulèrent. Martine surveillait toujours l’auberge et Détras surveillait toujours Martine.

À la fin, celui-ci se leva avec un geste de lassitude. Il quitta sa cachette et, s’avançant sur la route, passa à vingt pas de Détras sans le voir.

L’évadé le suivit du regard jusqu’à ce qu’il fût entré à la Belle Aventure. Détras conjectura que le mouchard, qui avait un estomac comme les autres hommes, désirait dîner.

Alors, incapable d’attendre plus longtemps si près de sa femme, de sa fille et de son ami, il se glissa jusqu’à l’auberge. Il en fit d’abord le tour pour s’assurer qu’aucune embuscade n’était tendue pour le moment et que les environs étaient déserts. Puis, arrivé près de la porte et ayant embrassé d’un coup d’œil la salle vide, il s’élança d’un bond, éperdu et tout à coup, se trouva défaillant, transporté comme dans un rêve, Geneviève, sa fille, Panuel l’étreignant sur leur poitrine et mêlant leurs larmes aux siennes.


XXVI

APRÈS LE GUET-APENS


L’agression sauvage de la bande à Moschin contre les orateurs et organisateurs du meeting avait produit à Mersey une profonde impression. Impression d’indignation qui n’osait se manifester et surtout de terreur intense.

Paryn, Vallon, Renouard, Brossel et deux ou trois autres avaient pu gagner le Fier Lapin, grâce au dévouement de Bernard et de sa poignée de camarades qui avaient concentré sur eux tous les coups.

Devant l’auberge, ils trouvèrent une foule assez houleuse, mais formée d’éléments très divers. Une vingtaine de mineurs, de ceux qui avaient promis à Bernard de défendre les orateurs, s’y étaient portés directement, afin d’empêcher la police de des Gourdes d’envahir et occuper exclusivement la salle. Ils s’y étaient rencontrés avec l’arrière-bande de cette police, une trentaine d’hommes environ, tous les autres étant disposés sur le parcours de la gare au Fier Lapin. Le reste de la foule se composait de curieux très mélangés, les uns affectant une dévotion moins réelle qu’apparente envers des Gourdes, les autres, au contraire, intérieurement sympathiques aux organisateurs de la réunion.

La lutte s’était déroulée, acharnée sur la côte des Mésanges sans que cette multitude expectante y prît part et même pût s’en rendre compte. Mais lorsque la demi-douzaine d’hommes échappés au guet-apens apparut courant et laissant derrière elle la dernière mêlée confuse, il y eut un grand mouvement de la foule. Des cris violents de : « À bas les rouges ! » s’élevèrent, poussés par les hommes de Moschin, cris auxquels répondirent aussitôt ceux de : « Vive la République ! Vivent les travailleurs ! » Et comme les gens de la bande voulaient s’élancer, gourdins levés, contre les arrivants, les mineurs aussitôt se précipitèrent pour les protéger. Il y eut une confusion, un commencement de mêlée.

Cependant Paryn s’écriait, haranguant la foule :

— Citoyens, je vous prends à témoin du guet-apens infâme qui nous a été tendu. Vous laisserez-vous terroriser et ravir le droit de réunion par une bande d’assassins ?

— Non ! s’écrièrent quelques voix.

— Avant tout, continua-t-il, allons au secours de vos camarades qu’on assomme ! Suivez-moi !

Il voulait retourner sur ses pas, n’ayant quitté Bernard qu’à contre-cœur et pour ne pas abandonner ses compagnons de voyage Renouard, Vallon et son collaborateur Brossel.

Mais ce dernier, lui montrant le plateau, dit :

— C’est inutile, voyez.

En effet, toute lutte avait cessé. Une soixantaine d’hommes, les bandes victorieuses de Moschin, s’avançaient vers le Fier Lapin. Le reste redescendait dans la ville, emmenant blessés et prisonniers.

— Nous allons être attaqués une autre fois, dit Vallon.

— Eh bien, répondit Paryn, entrons dans la salle : nous nous y défendrons mieux que dehors, et puis nous sommes venus ici pour tenir un meeting ; nous le tiendrons quand même.

Comme il venait de prononcer ces mots, un gros homme, la figure placide encadrée de favoris bruns, s’avança vers lui. C’était l’aubergiste.

— Monsieur, lui dit-il, j’avais consenti à louer ma salle, mais, étant donné ce qui se passe, vous comprendrez que la réunion est impossible. D’ailleurs, la police vient de l’interdire.

— La police ! s’écria avec une véhémente indignation le maire de Climy, où donc est-elle ? que fait-elle ? Elle nous a laissé attaquer par des bandes de malfaiteurs avec lesquels elle pactise ouvertement !

Ces paroles produisirent un mouvement dans la foule. Des acclamations s’élevèrent, mêlées aux cris de : « À bas Moschin ! à bas les traîtres ! » Les hommes de la bande grondaient, mais, se sentant tenus en respect, n’osaient bouger.

Cependant les autres arrivaient et la bataille allait recommencer, lorsqu’un remous se produisit dans la foule qui s’ouvrit. Des uniformes de gendarmes et d’agents de police apparurent, escortant un petit homme grisonnant, à la figure rouge, à la démarche importante. Une écharpe tricolore lui serrait les reins : c’était le commissaire Pidurier.

— Messieurs, au nom de la loi ! prononça-t-il, solennel, s’adressant au groupe des orateurs.

La foule, habituée au respect craintif, superstitieux, de l’autorité, s’était déjà écartée, quelques-uns des assistants commençant à s’éclipser par peur d’être compromis. Seuls restaient face à face deux groupes : celui de la force publique et celui des orateurs.

— La réunion est interdite et je vous invite, messieurs, à me suivre, continua le commissaire.

Cette fois, un murmure courut parmi les assistants, tandis que Renouard ironique s’écriait :

— Comment donc, n’est-ce pas juste que ce soient les battus qui paient ?

Paryn jugea d’un coup d’œil la situation. La foule apparaissait sympathique, mais les hommes de Moschin se trouvaient maintenant réunis, groupés autour de leur chef, ironique vainqueur de la journée. Un dernier conflit eût été d’autant plus à l’avantage de la bande que la police officielle eût fait cause commune avec elle. Les victimes eussent été les mineurs, dénoncés aux vengeances de l’autorité et de leur patron.

— Mes amis, cria-t-il, demeurez calmes ! Vous avez pour vous le droit, vos maîtres ne sauraient vous l’arracher : nous nous organiserons pour le faire valoir.

Et, se tournant vers le commissaire, devenu de rouge blême de rage, il ajouta tranquillement :

— Nous vous suivrons, mais j’espère bien que ce monsieur, préparateur du guet-apens d’aujourd’hui, va être également invité à vous suivre.

Et il désignait Moschin, qui affectait un calme souriant.

— Je sais ce que j’ai à faire, répondit superbement le commissaire. Allons, vous autres, dispersez-vous !

Cette dernière phrase était à l’adresse de la foule. Celle-ci, d’ailleurs, avait devancé l’injonction. Il ne restait plus, à distance respectueuse, que quelques curieux, regardant descendre dans la ville, se dirigeant vers le commissariat le groupe des orateurs marchant à côté du commissaire entre les agents et gendarmes, suivi de tous les mouchards de la mine. Moschin en tête.

Mais déjà circulait parmi les mineurs un mot d’ordre dont l’idée première avait été lancée par Bernard, lors de la première réunion au Fier Lapin : la grève !

Non point une grève passive, suppliante, résignée, mais une grève à allures énergiques au cours de laquelle se multiplieraient les réunions, les manifestations de toute sorte, chaque jour sur plusieurs points à la fois, qui mettrait sur les dents toutes les polices, celle de Moschin et celle de Pidurier, ferait réfléchir la municipalité et terroriserait les exploiteurs.

Une grève qui serait la réponse à l’agression de ce jour, qui montrerait l’existence d’une force ouvrière et marquerait à Mersey le commencement d’un nouvel ordre de choses.

Et cette nuit-là, on entendit dans la petite ville, retentir un peu partout, autour des bâtiments de la direction, devant la mairie, le commissariat, l’église, ce cri qui jamais n’avait retenti à Mersey :

— Vive la grève !… La grande grève !

Les orateurs avaient pu reprendre le train de Chôlon.

Certes s’ils eussent été d’obscurs travailleurs, Pidurier se fût offert le plaisir de les emprisonner. Mais il n’osa tout de même pas, quel qu’en fût son désir, en user de façon aussi dictatoriale à l’égard du docteur Paryn, maire d’une commune importante, et de ses deux compagnons, l’un avocat, l’autre représentant de commerce.

Après l’avoir pris de haut, il baissa même le ton lorsque Paryn lui eut froidement déclaré :

— Aujourd’hui, un guet-apens ignoble s’attaquant à la sûreté individuelle et à la liberté de réunion, a été commis à Mersey. La police ne pouvait l’ignorer ; en le laissant s’accomplir, elle s’y est associée ; elle a de la sorte violé la loi qu’elle a pour mission de faire respecter. Les conséquences en seront graves, monsieur le commissaire.

Pidurier était très brave avec les gens qui tremblaient devant son titre et son écharpe. En face de Paryn et ses compagnons, tout aussi calmes, il se trouvait beaucoup moins à l’aise. Il se disait que ces hommes étaient peut-être de futurs députés avec lesquels il ne convenait pas de se brouiller entièrement, tout en continuant à servir le baron des Gourdes. Aussi, commença-t-il à ne plus les traiter tout à fait en accusés.

— Asseyez-vous et causons, messieurs, dit-il en désignant à ses prisonniers restés debout le banc qui faisait face à son bureau.

Ce « causons », prononcé à la suite d’événements aussi violents, avait une saveur intraduisible.

— Ce n’est pas ici que nous devions causer, murmura Vallon avec une pointe d’ironie, c’était au Fier Lapin.

— J’avais autorisé la réunion, répliqua le commissaire, mais je ne pouvais prévoir que votre arrivée donnerait lieu à des manifestations aussi violentes.

— À des manifestations ! dites à une tentative d’assassinat !

C’était Paryn qui rétablissait ainsi les choses. Renouard ajouta :

— Commise et préparée par la police particulière du baron des Gourdes avec la tolérance de l’autorité.

— Messieurs, vous allez un peu loin ! exclama Pidurier, plus inquiet que furieux.

— Oui ou non, y a-t-il deux polices à Mersey : la vôtre et celle de la mine ? demanda Paryn.

— Oui, il y a deux polices. C’est tout naturel.

— Vraiment ?

— Certes ! vous imaginez-vous que c’est avec quelques agents et une demi-douzaine de gendarmes que je puis maintenir l’ordre parmi dix mille mineurs ?

— Maintenir l’ordre ! Dites les espionner, les provoquer, les pousser à bout ! Dites organiser des tueries comme celle d’aujourd’hui ! Je vous préviens que l’affaire n’en restera pas là ; elle ira loin.

— Elle peut aller loin. Monsieur le Préfet m’a confié une mission : le maintien de l’ordre…

— De l’ordre !

— Je la remplis.

— D’une jolie façon ! grommela Brossel.

— Le préfet saura ce qui s’est passé ; il le saura complètement, déclara Paryn. Je ne doute pas de son esprit de justice.

— Et puis, monsieur le commissaire, ajouta narquoisement Vallon, il y a les ministres, le Parlement qui comptent aussi pour quelque chose. Je sais bien que le baron des Gourdes considère Mersey comme son fief, mais vous n’ignorez sans doute pas que la féodalité est supprimée en France depuis le 4 août 1789.

— Comment se fait-il, ajouta Paryn, que l’organisateur connu du guet-apens d’aujourd’hui n’ait pas été interrogé par vous comme nous venons de l’être ?

— Il le sera, répondit le fonctionnaire perdant la tête.

Les orateurs éclatèrent de rire.

— Ah ! fit le maire de Climy, vous constatez, monsieur le commissaire, qu’il y a eu guet-apens organisé et que vous en connaissez l’organisateur. Je suis heureux de vous l’entendre dire devant témoins.

Et il désignait Brossel, Renouard et Vallon.

Pour le coup, Pidurier se sentit affolé. Il n’eut plus qu’un désir : se débarrasser au plus tôt de prisonniers aussi gênants :

— Messieurs, dit-il, je regrette que vous ayez complètement méconnu mes intentions. Vous êtes libres… Si je vous ai fait conduire au commissariat, c’était pour vous protéger contre une foule exaspérée… Vous me devez la vie…

Il y eut, malgré la gravité de la situation, un quadruple éclat de rire.

— Vous riez, messieurs. Vous avez tort. Vous êtes venus, appelés ici par des éléments de désordre ; vous êtes venus imprudemment provoquer une population qui, en grande majorité, est attachée à ceux qui la font vivre.

— À ceux qu’elle fait vivre, rectifia Brossel.

— Si je ne vous avais amenés ici entre mes agents et les gendarmes, vous ne seriez pas sortis vivants de Mersey. Maintenant, l’effervescence est dissipée, le chemin de la gare est libre, vous pouvez vous retirer. Je vous ferai même suivre par deux de mes hommes pour vous protéger.

— Merci, répondit Paryn, nous préférons nous protéger nous-mêmes. Mais, avant de quitter Mersey, nous avons un devoir à remplir.

— Lequel ? demanda Pidurier dont l’inquiétude s’accrut et qui eût voulu voir les quatre hommes bien loin.

— Nous assurer de la situation des honnêtes travailleurs qui sont tombés sous les coups des bandits.

— Messieurs, messieurs, cela ne vous regarde pas.

— Pardon, cela nous regarde beaucoup, au contraire. Venus sur l’invitation de ces braves gens, nous avons épousé leur cause. C’est en nous défendant contre les agresseurs qu’ils ont été frappés : nous voulons savoir ce qu’ils sont devenus.

— C’est impossible. Moi-même, d’ailleurs, je l’ignore présentement, sauf en ce qui concerne le nommé Bernard.

— Où est-il ? demanda vivement Paryn.

— Blessé à la tête, il a été transporté à l’hôpital. Vous ne pouvez le voir.

— Pourquoi ? Je suis médecin.

Le commissaire hésita un instant. Il n’eût point voulu paraître céder. D’autre part, il se disait qu’en satisfaisant le désir de Paryn, il amadouerait peut-être celui-ci et lui ferait abandonner toute idée de compliquer les choses.

Ce fut ce dernier sentiment qui l’emporta.

— Soit, dit-il, je comprends le sentiment d’humanité qui vous fait agir. Je vous accompagnerai à l’hôpital, mais vous seul. Ces messieurs peuvent attendre ici votre retour.

— Pourquoi pas chez moi ? demanda Brossel. J’habite à deux pas de l’hôpital.

— Soit, chez vous si vous voulez, répondit le commissaire qui, maintenant, ne souhaitait rien tant que de voir ses prisonniers s’éloigner.

Et tandis que Brossel, accompagné de Vallon et Renouard, quittait le commissariat, Pidurier, guidant le docteur vers l’hôpital, s’efforçait le plus habilement possible, d’établir sa parfaite rectitude de conduite.

Deux minutes après, ils étaient arrivés devant l’hôpital, situé entre le commissariat et la direction. Bernard, le corps couvert de contusions, y avait été transporté depuis une heure, il n’avait pas encore repris connaissance.

Deux ou trois autres blessés se trouvaient dans la même salle, abandonnés aux soins d’une religieuse et d’un infirmier.

C’était tout. L’hôpital, qu’on appelait ainsi, bien que ce ne fût en réalité qu’une infirmerie de vingt-deux lits, était nominalement dirigé par le docteur Chaudet, médecin de la compagnie qui ne s’y montrait que le matin et parfois un moment dans la soirée, laissant le reste du temps la direction à la sœur Angélique.

Cette religieuse, que les malades appelaient respectueusement « ma mère », ne possédait en matière de thérapeutique, que des notions très ordinaires, mais elle était à cheval sur les principes religieux et veillait inexorablement à ce que les malades se missent en règle avec le Créateur. La confession, qu’elle appelait avec une dévotion médicale, la « purgation de l’âme », représentait à ses yeux le remède par excellence.

Qu’étaient-ce, auprès de ce remède spirituel, que les sinapismes et les clystères ?

Paryn s’approcha du lit de Bernard et commença à défaire les bandes qui enveloppaient le front du blessé. Le commissaire le regardait sans dire mot, ne songeant qu’aux suites que pourrait avoir la journée, mais la sœur bondit.

— Pardon, messieurs, dit-elle résolument. Je ne puis laisser faire.

— Ma sœur, expliqua le commissaire, monsieur est médecin…, monsieur le docteur Paryn.

En entendant ce nom d’un radical-socialiste venu à Mersey, pour y provoquer les horreurs de l’anarchie, la sœur se recula instinctivement lançant au docteur un regard qui démentait absolument son nom d’Angélique.

— Le coup a été porté avec une violence sauvage, murmura Paryn. Deux centimètres plus bas, c’était à la tempe ; la mort eût été soudaine. Ils vont bien, les hommes de la bande à Moschin !

Le commissaire ne répondit pas, pour la bonne raison que, gêné, honteux, il n’eût su quoi répondre.

— Il faudra un pansement plus complet : d’abord, donnez-moi de l’eau…

Machinalement le commissaire alla chercher une cuvette que lui-même il remplit d’eau. La sœur, retirée dans un coin de la salle, ne bougeait pas, se contentant de darder sur Paryn un regard vipérin.

Le docteur lava soigneusement une plaie que couvrait un sang noir coagulé et, comme il portait toujours une petite trousse dans la poche intérieure de sa redingote, il en tira une paire de petits ciseaux. Avec beaucoup de soins il coupa ras les cheveux autour de la plaie.

Puis il confectionna une large compresse d’eau sédative et l’appliqua en forme de casque sur le haut du crâne ; après quoi il refit les bandes.

— Cela ne sera rien si la fièvre ne vient pas compliquer les choses, déclara-t-il satisfait. Maintenant, voyons ailleurs.

Il rejeta entièrement la couverture, inspecta, tâta le corps de Bernard.

— Des contusions sans gravité : une affaire de peu de jours.

— Y a-t-il d’autres blessés de la journée ? demanda Paryn.

— Non, aucun, répondit le commissaire qui, ayant donné à son incommode compagnon ce qu’il considérait comme une preuve indéniable de conciliation, n’avait plus qu’un désir : le voir quitter Mersey au plus tôt avec Bernard et Vallon.

Vingt minutes plus tard, ce souhait était accompli : les trois orateurs, montés dans un wagon du train de Chôlon, s’éloignaient, à raison de soixante kilomètres à l’heure, au nez des séides de Moschin, postés devant la gare et qui, cette fois, se bornèrent à vociférer :

— À bas les rouges !

— Criez tant que vous voudrez ! leur lança Paryn par la portière. Nous reviendrons.


XXVII

L’EXPLOSION


Bernard, une fois guéri et sorti de l’hôpital, avait regagné sa maison du faubourg des Mouettes, préparé son dîner maigre et solitaire, puis, quelque peu fatigué, s’était couché afin d’être dispos le lendemain. Ce jour-là, il verrait les camarades du syndicat et, après avoir arrêté une ligne de conduite en cas de poursuites, il commencerait à chercher du travail, un travail quelconque, car il n’était pas en mesure de rester longtemps sans rien gagner.

Il dormait, lorsqu’une clameur, clameur immense, désespérée, qui, cette nuit-là, terrifia tout Mersey, le tira brusquement du sommeil.

Le mineur se jeta aussitôt à bas de son lit, alluma sa lampe, et, en un clin d’œil, se vêtit. Alors il courut sur la route.

La nuit était demi-noire, éclairée par un mince quartier de lune. Des ombres, ombres d’hommes et de femmes, couraient vers la ville. Au milieu des cris confus, cris d’horreur et de désespoir, qui semblaient comme un immense sanglot de la population ouvrière, ceux-ci parvinrent distinctement à ses oreilles :

— Le feu ! au puits Saint-Eugène !

Bernard se précipita. Il oubliait qu’il n’était plus mineur, que Moschin lui avait signifié son renvoi par la Compagnie. Se rappelait-il encore en pareil moment s’il existait une Compagnie ! Ce qu’il voyait, c’étaient les malheureux, ses camarades ensevelis à cinq cents mètres sous terre, dans une situation effroyable, ayant devant eux l’incendie et derrière eux le grisou.

On travaillait jour et nuit dans les différents puits de Mersey. Chaque soir, une équipe de nuit descendait pour remplacer l’équipe de jour qui venait de remonter. Pareil à l’antique Moloch, le dieu noir, au fond de ses abîmes, ne cessait de dévorer de la chair humaine.

De tous les points de Mersey, où s’était répercutée la clameur d’épouvante, on se précipitait vers la mine. Bernard se trouva tout à coup au milieu d’une foule compacte qui battait de son flot vivant les chantiers extérieurs, gardés par un barrage d’agents de police et de gendarmes.

Le puits Saint-Eugène ! Bernard le connaissait pour y avoir travaillé pendant trois semaines au cours desquelles l’exploitation du puits Saint-Pierre avait été interrompue par un éboulement. Il avait noté l’insuffisance d’aérage, l’étroitesse des galeries latérales, à partir du deuxième plan, le mauvais état des boisages. Le syndicat avait d’ailleurs adressé à ce sujet un mémoire respectueux à la direction. Mais celle-ci n’en avait pas pris note : elle avait horreur des travaux inutiles, c’est-à-dire coûtant de l’argent et interrompant l’extraction. Que pouvaient, au surplus, lui importer quelques vies ouvrières ? Ne trouve-t-on pas toujours des meurt-de-faim avides d’offrir leurs bras pour remplacer les salariés disparus ?

D’ailleurs, les ingénieurs, à diverses reprises, avaient déclaré que tout était pour le mieux. Devant les affirmations catégoriques de ces techniciens hautement appointés, que pouvaient peser les timides réclamations des mineurs ?

Et maintenant, c’était la catastrophe ! Avait-elle été totale ou partielle, ensevelissant l’équipe entière ou seulement quelques malheureux ? Voilà ce que se demandait avec angoisse Bernard, ce qu’il cherchait en vain à savoir au milieu du concert confus des hurlements, des imprécations et des pleurs, au-dessus desquels perçaient, aigus, les cris des femmes réclamant leurs maris.

Le feu avait éclaté dans la galerie 465, à trois heures du matin, pour une cause qui demeura toujours inconnue. Les boisages du boyau s’enflammèrent et, avant même que l’alarme pût être donnée à tout l’étage, communiquèrent l’incendie aux galeries latérales. Une série d’explosions partielles balayèrent ces galeries et, terribles comme des décharges de mitraille, couchèrent sur le sol des groupes de mineurs.

Mais ce n’était pas tout, l’incendie maintenant s’avançait avec une rapidité terrifiante dans la galerie principale, léchant les parois, rampant sur le sol comme un gigantesque serpent de flamme.

La rencontre du feu et du grisou dans cette galerie devenait inévitable. Déjà, elle s’était produite de façon partielle dans les boyaux adjacents, où filtraient sous la roche, comme soufflées par d’invisibles bouches empoisonnées, les exhalaisons du terrible gaz.

Aucun ingénieur n’était là, et le maître mineur Faubert, atterré, ne savait que faire. Le conduit des échelles menant à la galerie supérieure demeurait obstrué depuis des mois, la descente et la remonte se faisant uniquement par les cages. Le déblayer eût été chose facile et même rapide, mais les ingénieurs ne voulaient s’occuper que de l’extraction.

Le maître mineur avait ordonné de rassembler, pour en faire une barrière, tout le matériel possible pour retarder la marche de l’incendie.

C’était, tout en l’alimentant, gagner du répit, le temps que mettrait le feu à ronger l’obstacle éphémère élevé entre lui et le grisou. Le signal d’alarme avait été communiqué aux étages supérieurs : la cage n’allait pas tarder à descendre.

— Courage, les enfants ! attendons ! dit Faubert, affectant, pour tranquilliser ses compagnons, une assurance qu’il était loin de posséder.

— Il n’y a pas un instant à perdre pour déblayer le goyot des échelles et y faire monter les hommes, avait dit à Faubert le chef de mine Boudot. Sonnez aussi la descente immédiate de la cage. D’une façon ou de l’autre tout l’étage doit être évacué sans attendre. Dans un quart d’heure, il serait trop tard.

— Taisez-vous ! répondit tout bas le maître mineur. Vous allez démoraliser les hommes. Les ingénieurs vont descendre : je ne puis rien prendre sur moi.

Faubert, habitué à obéir, n’osait, même en un tel péril, agir d’initiative. Ne serait-ce point pour lui une mauvaise note que d’avoir ordonné la retraite si le fléau pouvait être conjuré ? D’ailleurs le feu, quoi qu’en pût dire Boudot, leur laisserait bien une demi-heure de répit et, dans quelques minutes, les ingénieurs seraient arrivés, jugeant eux-mêmes la situation et donnant les ordres nécessaires.

Boudot eut un geste de désespoir. Mineur expérimenté, qui avait assisté à plus d’une catastrophe, il jugeait la situation nettement. Mais il était le subordonné de Faubert et, le désespoir au cœur, sentant venir la mort pour lui et ses compagnons, il se tut !

Pendant que ce drame poignant se déroulait à cinq cents mètres sous terre, Mersey, brusquement réveillé, était en révolution. Une révolution d’angoisse et de douleur, plus terrible peut-être qu’une insurrection. Car il n’était pas de famille qui ne comptât un mari, un père, un frère, un fils travaillant aux mines, et on ignorait encore dans quel puits avait eu lieu la catastrophe.

L’alarme, transmise de la galerie 465 aux étages supérieurs et aux chantiers, y avait jeté la consternation, et tout d’un coup s’était répercutée dans la ville en un cri terrible : « Le feu à la mine ! »

Tandis que, réveillés en sursaut par la sonnerie téléphonique, le baron des Gourdes, les ingénieurs, le docteur Chaudet, Moschin, accouraient et donnaient des ordres, au milieu de la confusion, que le commissaire de police arrivait avec tous ses agents, bientôt renforcés de la brigade de gendarmerie, la population affluait, en proie à un délire de douleur furieuse. Les femmes ne se connaissaient plus et, à maintes reprises, enfoncèrent le barrage vivant que Pidurier et Moschin avaient fait établir pour permettre l’organisation des travaux de sauvetage.

Cette fois les autorités sentirent qu’elles pesaient bien peu de chose devant la force du peuple. Ah ! quand ce peuple voudrait !

Mais, pour le moment, il y avait plus de douleur que de colère dans cette masse sans cesse grossissante, bien que cette douleur pût se transformer en rage formidable. À tout moment il arrivait des flots d’assistants qui, après s’être portés, au hasard, vers les autres puits, refluaient tumultueusement en apprenant que la catastrophe était au puits Saint-Eugène.

Une seule pensée dominait cette foule, lui faisait une âme commune : sauver ceux qui étaient en bas. On ne savait, du reste, rien de bien précis sur la nature et l’étendue de la catastrophe. La rumeur générale disait le feu ; mais, à côté de cela, d’autres parlaient d’éboulement, d’inondation, d’asphyxie, car c’est au milieu de ces dangers multiples que se passe la vie du mineur, qui n’est qu’une lutte perpétuelle contre la mort.

La solidarité des travailleurs s’affirmait, admirable, en ce moment. Les mineurs, exténués de leur travail de la veille qu’ils étaient condamnés à reprendre dans quelques heures, étaient accourus des premiers au cri d’alarme, oubliant tout pour ne songer qu’à sauver des camarades. Des vieux, retraités, qui, depuis dix et quinze ans, avaient quitté la mine, étaient là, s’offrant à descendre.

Pour comble de malheur, la cage de descente ne fonctionnait pas : un câble s’était rompu et il fallait au moins dix minutes pour le réparer. Dix minutes, lorsque les secondes étaient des siècles et qu’on pressentait l’angoisse des misérables enfermés vivants dans les entrailles de la terre, attendant la mort affreuse, inévitable !

Enfin, l’ascenseur fut mis en mouvement. L’ingénieur Paquet et Moschin, vêtus l’un et l’autre en mineurs avec le chapeau de cuir et des bottes, y prirent place ; des volontaires s’y étaient précipités et, parmi eux, l’un des premiers, Bernard.

Le chef mouchard et le mineur se regardèrent sans rien dire. Une catastrophe épouvantable imposait trêve à leur haine réciproque et les réunissait — qui l’eût jamais pu croire ? — dans une action commune.

Paquet et Moschin emportaient chacun une lampe allumée qui brillait comme une étoile dans cette descente au milieu du gouffre noir. Mais cette lumière serait sans doute inutile devant l’aveuglante clarté de l’incendie empourprant les galeries d’une lueur infernale.

La cage s’était arrêtée au premier étage. Là, tout allait bien : il n’y avait qu’un danger, c’était que la fumée, en s’élevant de l’ouverture de la galerie 465, ne pénétrât dans les galeries supérieures et n’y amenât l’asphyxie. Mais c’était peu probable, vu la distance.

Après que l’ingénieur eut échangé quelques mots avec le maître-mineur, la cage repartit. À cent mètres plus bas, il y eut un nouvel arrêt : là tout était encore bien : les hommes qui travaillaient dans les tailles, à l’extrémité de la galerie, avaient été prévenus et, cessant leur besogne, s’étaient massés dans la grande artère pour être à même d’évacuer la mine en cas de besoin sans perdre de temps.

De nouveau, la cage redescendit. On commençait à sentir une chaleur incommodante ; des reflets fugitifs empourprèrent l’abîme au-dessous de l’ascenseur.

— Il est temps ! murmura Paquet.

À peine avait-il achevé, une détonation sourde et prolongée retentit dans les profondeurs de la mine, une flamme pourpre se réverbéra sur les parois du puits, tandis qu’une colonne de vapeurs épaisses et invisibles montait, venant suffoquer ceux de la cage.

Un même sentiment d’angoisse étreignit tous les cœurs. Personne ne pouvait ignorer ce que signifiait cette détonation.

L’incendie et le grisou s’étaient rencontrés : l’explosion venait de se produire.

Instinctivement l’ingénieur avait étendu la main pour sonner la remonte de la cage : Bernard lui saisit le bras.

Le geste du premier était déterminé non par la terreur du grisou — maintenant la catastrophe avait eu lieu — mais par l’impossibilité de respirer. Le geste de Bernard était dû, non seulement à l’intrépidité et à la hâte de porter secours aux survivants, s’il s’en trouvait, mais à la présence d’esprit : le mineur savait que l’acide carbonique dégagé allait, entraîné par son poids, retomber au fond du puits, permettant à l’air de redevenir respirable.

En effet, cette montée des vapeurs échappées par l’orifice de la galerie ne dura qu’un instant.

La cage venait de s’arrêter à l’ouverture de la galerie, empourprée d’une lueur sinistre, car l’incendie continuait à ronger les boisages.

Revenu de son trouble, et honteux de l’avoir laissé paraître devant tous, l’ingénieur s’était élancé le premier dans la galerie ; tous les autres l’avaient suivi, appelant les mineurs.

Seul le silence leur répondit. Çà et là gisaient des débris carbonisés qu’on n’eût pu reconnaître pour avoir été des hommes.

Pas un n’avait échappé.

— Combien étaient-ils ? demanda bas Moschin à l’ingénieur.

— Trente-trois, répondit celui-ci.

Cependant les mineurs descendus s’efforçaient de vaincre l’incendie, les uns en attaquant à coups de pic les boisages rongés par les flammes, les autres en jetant des blocs de minerai mêlés à de la terre et des pierres. L’ingénieur avait ordonné de noyer les travaux de la galerie en faisant jouer les pompes. Pendant ce temps, on avait transporté les cadavres méconnaissables dans la cage. Et maintenant, celle-ci remontait, apportant à la foule éperdue la nouvelle et les lugubres preuves de la catastrophe complète.

À ce moment même, une poussée des assistants refoulait le barrage jusqu’à la bouche du puits, et dans la nuit, éclairée par la lueur sinistre des torches, retentissait ce cri impérieux et poignant :

— Les noms ! les noms des victimes !

Des Gourdes allait et venait, pâle, frémissant devant cette exaspération populaire qu’il sentait monter. Jusqu’alors, profondément dédaigneux de cette plèbe, qui lui apparaissait un troupeau soumis, il comprenait que ce troupeau peut avoir des réveils terribles et dévorer son berger. Effaré, le maire ne trouvait pas une parole, tandis que le curé, au contraire, s’efforçait de calmer, en lui parlant d’espoir et de résignation, cette population qui ne l’écoutait pas.

Et, couvrant cette scène terrible d’un roulement de tempête, continuait à éclater le cri de la foule, des femmes, des sœurs, des mères :

— Les noms ! les noms !

La cage n’avait cessé de descendre et remonter. Par sûreté et aussi pour calmer les angoisses de plus en plus furieuses de la foule, on venait de ramener les équipes qui travaillaient aux étages supérieurs, et il y eut de folles explosions de joie de celles qui retrouvaient le fils, le père ou le frère qu’elles croyaient perdus. Mais bientôt cette joie s’éteignait par respect pour la douleur des autres.

On savait maintenant que le sinistre était survenu à la galerie 465 et, bien que des Gourdes lui-même eût crié à la foule qu’il ignorait les noms, ces noms commençaient à circuler :

Boudot… Faubert… Perlat… Lallemand… Dubard…

Les débris informes des victimes venaient d’être remontés et déposés sur une grande toile étendue à terre. D’un geste spontané, la foule se découvrit, et comme des Gourdes, préoccupé, restait coiffé, une voix anonyme lui cria, menaçante :

— Chapeau bas ! Ceux-là sont des victimes du travail.

Des Gourdes, pâle, enleva son chapeau. Il ne manquait pas de courage, mais ce courage ironique de gentilhomme se sentait glacé devant le grondement de cet être anonyme et multiple, le peuple, terrible, insaisissable comme un élément.

La cage remonta une fois encore et ce fut la dernière. L’ingénieur Paquet, Moschin, tous ceux qui étaient descendus ensemble, apparurent et, au même instant, une voix, celle de Bernard, tonna dans la nuit :

— Tous les hommes de la galerie 465 ont péri. Leur assassin n’est pas le grisou, c’est le capital !

Le baron des Gourdes se sentit frappé au cœur, et avec lui Moschin malgré son audace, le maire, le commissaire, tout le haut personnel de la mine. Les paroles de Bernard étaient tombées, vengeresses, et sonnaient comme un clairon de guerre sociale. Et un frisson visible de révolte courait sur cette foule de miséreux, d’exploités, chair à travail et à grisou, esclaves, enfants et parents d’esclaves condamnés à laisser leur vie dans les abîmes, pour entretenir la splendeur des parasites.

— Mes amis, cria des Gourdes, la Compagnie partage votre deuil. Elle assurera la subsistance aux familles des victimes.

Un instant de silence profond accueillit ces paroles, et une voix grave s’éleva pour répondre :

— Nous prenons acte de vos paroles ! Si vous nous mentez, ce sera la guerre !


XXVIII

LA REVANCHE DU FORÇAT


Le retour imprévu, foudroyant de Détras, avait été pour les hôtes de l’Étoile Solitaire une joie que rien ne saurait exprimer.

Certes, la surveillance dont l’auberge était l’objet de la part de Martine vint jeter une note d’inquiétude. Mais les soupçons de l’ancien mouchard, Détras l’affirmait autant par conviction réelle que pour rassurer les siens, ne pouvaient être que très vagues ; sans cela, il l’eût suivi sur la route de Chôlon et fait arrêter au premier poste de la gendarmerie.

Comment avaient pu s’éveiller ces soupçons, c’est ce que l’évadé ne comprenait pas, mais il était sûr qu’il n’y avait que soupçons et non certitude. En outre, Martine ne l’avait pas vu entrer dans l’auberge. Que Geneviève et Panuel ne changeassent rien à leurs allures, que Détras dissimulât sa présence pendant vingt-quatre ou trente-six heures, et l’ex-policier, fatigué, finirait par s’en aller.

C’est ce qui s’était produit.

Honteux de ce qu’il croyait maintenant sa méprise, se demandant comment il avait pu rêver une chose aussi invraisemblable que le retour du forçat disparu depuis tant d’années et probablement mort dans un coin ignoré de la brousse néo-calédonienne, Martine était retourné à Véran.

Détras qui, pendant deux jours, s’était tenu caché à l’auberge même, où Panuel lui avait improvisé une retraite que nul n’eût pu découvrir, demeurait donc maître du terrain.

Il avait enlevé avec un acide la teinture qui lui blanchissait les sourcils, la moustache et les cheveux, fait disparaître quelques fausses rides et était redevenu, à l’émerveillement de Berthe, ce qu’il était réellement : un homme de quarante-trois ans, vigoureux de corps, resté jeune d’énergie et bien conservé de figure, malgré les terribles épreuves qu’il avait subies.

Panuel, menuisier très habile, n’avait eu qu’à scier quelques planches de la cloison dans la chambre de Geneviève, à vider l’intérieur et à rajuster les planches, à la façon d’un panneau mobile en effaçant toute trace de son travail pour préparer à son ami un refuge qui pouvait servir en toute occasion.

Mais Détras n’avait pas eu besoin de faire usage de cette cachette. Martine était parti, décidé à ne plus revenir.

Quelques jours d’indicible bonheur s’écoulèrent pour la famille dont faisait partie Panuel. Ce bonheur rachetait les angoisses et les souffrances de dix années.

Le soir, une fois la porte du cabaret fermée et les volets clos. Détras dans la chambre du premier étage, racontait aux siens, attentifs, émus au point de ne pouvoir parler, ce qu’avait été sa vie, au bagne, le voyage de Saint-Martin-de-Ré à La Nouvelle, les brutalités de Carmellini, l’évasion de ce camp effroyable de Bouraké, où était mort le malheureux Janteau, sa lutte avec les chiens sauvages du Ouitchambô, puis la suite de son odyssée, l’Australie et la Nouvelle-Guinée.

Berthe frémissait et s’extasiait successivement ; elle se sentait fière d’avoir un père qui avait traversé victorieusement tous ces dangers. Quant à Geneviève, elle pâlissait en entendant ces récits terribles et souvent les larmes lui venaient aux yeux. Mais Détras lui disait en se penchant vers elle et l’embrassant :

— Toutes ces épreuves ne sont pas plus cruelles que celles que tu as subies. Le décor et les circonstances différaient, mais l’intensité de douleur a été la même. Il t’a fallu autant de courage pour demeurer à Mersey, sous les attaques et les outrages des misérables, qu’à moi pour demeurer debout dans l’horreur du bagne.

Cependant tout n’était pas terminé pour Détras.

Il sentait d’abord l’impossibilité d’éterniser cette situation instable, de vivre caché, sans oser franchir le seuil de l’Étoile solitaire sous peine d’infliger à sa femme des inquiétudes mortelles.

Il ne pouvait ni condamner Geneviève à de pareilles angoisses ni se condamner lui-même à une réclusion perpétuelle.

Pour résoudre la question, il n’était qu’un moyen : abandonner l’auberge à un acquéreur pour aller vivre tous ensemble dans un pays où l’extradition ne fût pas à craindre.

Détras, rapatrié gratuitement de la Nouvelle-Guinée en Europe avait à peine entamé les mille francs que lui avait procurés son travail dans les mines australiennes. Avec cela et ce que rapporterait la vente de l’Étoile solitaire, on pourrait s’établir ailleurs.

Mais auparavant, il était un compte que l’évadé entendait absolument régler.

C’était celui pendant avec l’abbé Firot.

Détras ne pouvait oublier que la cause volontaire des malheurs qui avaient accablé lui et sa femme était le prêtre, alors épris de Geneviève. Cela il ne pouvait le pardonner.

Que les chrétiens prêchent l’agenouillement, la résignation et la joue gauche tendue aux soufflets après la joue droite ! Que les philosophes, établissant l’irresponsabilité de l’être humain, déterminé dans tous ses actes par un enchaînement logique de causes concluent à l’illogisme de la vengeance et dénient le droit de punir ! Libre à eux !

Mais lui, qui avait souffert silencieusement pendant tant d’années avec la vision de sa femme et de son enfant perdues pour lui, malheureuses, exposées à tout ; lui, qui avait dû faire appel à toute son énergie pour étouffer ses cris de douleur, qu’il pardonnât à l’abbé Firot, jamais !

Quelques jours après son arrivée à l’Étoile solitaire, Détras dit à sa femme et à Panuel :

— Il faut que je vous quitte, mais, rassurez-vous, ce ne sera pas pour dix ans, cette fois. Pour une semaine peut-être. Nous nous retrouverons à Bruxelles.

— À Bruxelles ! exclama Geneviève.

Puis réfléchissant :

— C’est vrai, ajouta-t-elle aussitôt. J’oubliais ! J’oubliais les mouchards, les gendarmes, la loi ! J’oubliais notre situation ! Eh bien, partons ! Soit à Bruxelles, soit ailleurs, que nous importe ! Notre pays, c’est le monde !

— À Bruxelles, expliqua Détras, nous pourrons vivre tranquillement, sans être molestés. L’argent qui me reste et les quelques sous que produira la vente de l’établissement nous permettront de nous établir. J’ai hâte de me remettre au travail. Vous verrez que nous serons heureux tous les quatre.

Tous les quatre ! En effet, il ne pouvait être question un seul instant pour Panuel d’abandonner cette famille à laquelle il se trouvait uni par les liens du cœur et de l’esprit, bien supérieurs aux liens du sang. Abandonner Berthe, qu’il considérait comme sa petite fille ! Ah bien oui ! Jamais lui ni l’enfant n’en eussent eu l’idée.

Détras laissa à sa femme huit cents francs, et partit après avoir embrassé Geneviève et Berthe, mais sans leur dire où il allait.

Seul peut-être Panuel en eut l’intuition.

— Pas d’imprudence ! recommanda-t-il à son ami en lui serrant fortement la main.

Du reste, il ne chercha pas à l’arrêter. Il connaissait trop bien le caractère de Détras pour ignorer que s’il exécutait un acte grave, c’était après l’avoir mûrement médité et que rien ne le ferait revenir sur sa résolution.

Détras était parti après avoir, une fois de plus, modifié sa personnalité. La moustache complètement rasée, les cheveux blanchis sur les tempes seulement, une large tache brune produite artificiellement au moyen d’un crayon de nitrate d’argent, s’étendant sur sa joue gauche, il apparaissait tout autre. Il endossa un vieux costume noir que Panuel était allé acheter au Brisot chez un revendeur et que Geneviève rajusta à sa taille. À la boutonnière de sa redingote, l’ancien mineur arbora, sans hésitation comme sans scrupules, le ruban violet.

Or, l’abbé, après avoir expédié sa dernière pénitente — c’était son jour de confession — avait quitté l’église Saint-Vincent et s’était dirigé dans la ville. Il éprouvait le besoin d’une promenade pour détendre ses nerfs.

Enfoncé dans un dédale de rues étroites s’étendant vers le fleuve, la tristesse d’un soir pluvieux et sombre se reflétait en lui. Les maisons, hautes et grises, lui semblaient comme voilées d’un crêpe.

Comme il achevait une amoureuse rêverie, l’abbé Firot sentit tout à coup une main se poser sur son épaule.

Il se retourna avec un tressaillement d’épouvante : ce n’était guère ainsi qu’on l’abordait, et, en outre, les pensées qu’il ruminait avaient déterminé en lui une sorte d’état latent de terreur.

Un homme de robuste apparence, malgré ses cheveux blancs aux tempes, était devant lui.

Le prêtre se rassura en voyant la redingote de cet inconnu fleurie des palmes académiques. Un homme qui porte le ruban violet à sa boutonnière ne peut être un tire-laine ou un escarpe.

— Je vous demande bien pardon de vous aborder de façon aussi familière, dit l’individu, mais nous ne sommes pas tout à fait des inconnus l’un pour l’autre.

— Excusez-moi, bredouilla l’abbé au comble de l’étonnement, je ne me rappelle pas bien…

Il cherchait en vain dans ses souvenirs en regardant cette figure rasée, brûlée d’une large tache brune sur la joue gauche et trouée de deux yeux vifs restés jeunes.

— Me serais-je trompé ? demanda vivement son interlocuteur. Mais non, c’est bien à l’excellent abbé Firot que j’ai l’honneur de parler ?

Il y avait dans son ton, sous la forme courtoise, une ironie intraduisible. Le prêtre se demanda s’il devait se fâcher ou accepter sérieusement le qualificatif d’ « excellent ». Il finit par prendre ce dernier parti.

— En effet, répondit-il, je suis l’abbé Firot. Mais voudrez-vous bien me dire à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Quoi ! vous ne reconnaissez pas vos vieux amis ! Voyons ! un peu de mémoire !… Vous ne trouvez pas ?… Eh bien, je vais vous rappeler quelques faits qui vous mettront sur la voie.

Il avait passé son bras sous celui de l’abbé Firot qui, complètement subjugué, n’opposait aucune résistance. Une petite cour étroite et sombre s’ouvrait entre deux hautes murailles, menant à une bâtisse délabrée, entièrement inhabitée : Détras y entraîna le prêtre, après lui avoir murmuré :

— Venez ! Nul ne doit entendre ce que j’ai à vous dire.

L’abbé se demandait s’il n’avait pas affaire à un fou et, comme la rue était déserte, que l’inconnu paraissait vigoureux et agile malgré ses cheveux blancs, il estima que le plus sage était de l’écouter pour s’en débarrasser en douceur.

Cependant lorsque, ayant suivi sans protester son compagnon, il vit que celui-ci poussait une porte qui fermait l’entrée de la cour, il sentit l’épouvante le gagner. Brusquement, il se rejeta en arrière. Il était trop tard ! Détras avait poussé une énorme barre de fer qui verrouillait la porte et il s’était placé contre cette porte.

— Là ! fit-il tranquillement, nous serons plus à l’aise pour causer. Alors, vous dites, monsieur l’abbé, que vous ne me reconnaissez pas ?

Le prêtre était arrivé au comble de la terreur. D’un œil hagard, il considérait son interlocuteur sans pouvoir arriver à mettre un nom sur ce visage.

— Que me voulez-vous ?… Laissez-moi passer ! murmura-t-il d’une voix que l’émotion rendait rauque.

Et il saisit à son tour Détras s’efforçant de le tirer de côté pour se rouvrir un passage.

Mal lui en prit, une main de fer le saisit à la gorge, tandis qu’à son oreille épouvantée résonnaient ces mots :

— Bandit, tu as donc oublié tes victimes de Mersey ? Je suis Albert Détras.

La foudre tombant sur l’abbé Firot ne l’eût pas anéanti davantage. Livide, la sueur au front, les yeux roulant désespérément dans ses orbites, il offrait l’image même de l’agonie. Il ne dit pas un mot, pour une excellente raison, d’ailleurs, l’étreinte formidable qui serrait son cou l’empêchait de parler. Seulement, d’un geste instinctif, que sa profession lui rendait habituel, il joignit les mains.

Détras eut un rire muet, un rire terrible :

— Tu le vois, prêtre, marchand d’impostures, dit-il après l’avoir regardé un moment en silence, on sort du bagne quelquefois. J’en suis sorti pour venger ma femme restée en butte aux outrages et en proie à la misère, pour venger ma fille privée de son père, pour venger mes camarades de Mersey, condamnés sur ton faux témoignage, pour me venger moi-même. Tu es une vipère qu’il faut écraser, un chien enragé qu’il faut abattre : tu vas mourir !

L’abbé Firot eut un effort désespéré pour échapper à l’étau vivant qui l’emprisonnait. Mourir quand la vie s’étendait encore large devant lui, pleine de satisfactions quotidiennes et d’heureuses perspectives d’avenir ! Mourir à trente-sept ans à peine, en pleine force de corps et d’esprit !

Il revit en un instant tout le passé : son éducation au séminaire, ses débuts à Mersey, ses tentatives infructueuses sur la femme du mineur, ses succès auprès des belles pénitentes mondaines.

Dans une secousse de tout son être, le vicaire tenta de se dégager, en même temps que ses ongles labouraient le poignet de Détras.

Peine inutile ! Ce poignet demeurait inébranlable, rigide comme une barre de fer et la main qui le terminait resserrait implacablement son étreinte autour du cou de l’abbé Firot.

Celui-ci étouffait, sa poitrine haletait, ses yeux roulaient convulsivement dans ses orbites et, tout d’un coup, un frisson suprême courut par tout son corps, puis Détras sentit que la vie avait abandonné ce corps.

Telle fut la fin de l’abbé Firot.

Détras continua, par simple mesure de précaution, à serrer le cou du vicaire pendant quelques minutes encore. Puis il posa l’oreille sur la poitrine de l’abbé Firot : le cœur ne battait plus.

— Il est bien mort ! pensa-t-il.

Doucement, il étendit le corps contre le mur dans une posture horizontale, qui semblait celle d’un profond sommeil. Et, en effet, l’abbé Firot dormait pour longtemps !

Détras tira la barre de fer, ouvrit la porte, la ramenant ensuite derrière lui, et sortit d’un pas tranquille.

Il se sentait, sinon heureux d’une volupté féroce, du moins soulagé d’un poids immense. Depuis dix années, l’inaccomplissement de cette vengeance pesait sur lui et l’étouffait. Maintenant justice était faite : avec l’abbé Firot mourait tout un passé de tortures et de deuil.


XXIX

LA LUTTE CONTRE LE VEAU D’OR


Paryn, pas plus que ses amis venant de Môcon, n’avait prononcé de discours au cimetière où l’on enterra les victimes de l’explosion du puits Saint-Eugène. Brossel lui en ayant fait la remarque, il répondit :

— À quoi bon ? Par notre présence, nous avons exprimé nos sympathies à la population ouvrière. Celle-ci a eu pour son meilleur interprète, Bernard, qui est réellement quelqu’un. Entre le discours de ce prolétaire et ceux des gros bonnets, il n’y avait point place pour une troisième note. Laissons les travailleurs le plus possible parler et agir eux-mêmes.

Toutefois le maire de Climy n’avait point quitté Mersey sans s’être mis en rapport avec les membres les plus actifs du syndicat. Parmi eux, Bernard lui signala principalement le secrétaire Touvar, un jeune homme à la figure sympathique et sérieuse.

— C’est lui qui me remplacera, dit mélancoliquement le mineur.

— Comment cela ? Vous allez quitter le syndicat !

— Il le faudra bien. Je ne suis plus mineur : la Compagnie m’a congédié.

— Peut-être vous reprendra-t-elle ?

— Non. Et si d’ailleurs elle le faisait, ce serait pour cacher quelque nouvelle perfidie. Mon maintien aux mines de Mersey est impossible.

— Alors vous voulez quitter le pays ?

— Je le ferai si j’y suis absolument obligé, mais j’avoue que cela me contrarierait. Il se prépare ici un mouvement auquel j’ai conscience d’avoir travaillé dans toute la mesure de mes forces et que je serais heureux de voir éclater. Ce serait une grande joie pour moi, une compensation aux souffrances que j’ai endurées.

Bernard parlait simplement, sans la moindre pose en faisant allusion à ses souffrances morales et matérielles, la suspicion de ses camarades, l’agression, l’hôpital, la perte de son travail et de son pain. Il disait l’espoir qu’il avait au cœur. Son accent de conviction profonde frappa Paryn.

— Vous croyez qu’un grand mouvement se prépare ? lui demanda-t-il.

— C’est absolument certain, répondit le mineur. La Compagnie, devant le sentiment unanime de la population, a dû faire des promesses, mais vous pouvez être sûr qu’elle n’a aucunement l’intention de les tenir. Je connais assez des Gourdes et son monde pour n’avoir pas le moindre doute à cet égard.

— Cela peut devenir grave.

— Oui, car les mineurs se rappelleront les paroles prononcées la nuit de la catastrophe et aujourd’hui même au cimetière par des Gourdes. Le parjure de la Compagnie pourra causer une explosion de colères, explosion bienfaisante si nous sommes quelques-uns de bon conseil pour guider les camarades.

Le front du docteur se rembrunit.

— Prenez garde d’être les victimes du mouvement que vous déchaîneriez et de donner des armes à la réaction ! murmura-t-il.

Bernard réprima un mouvement d’impatience.

— Eh ! riposta-t-il, c’est avec ces craintes-là qu’on ne fait jamais rien. Donner des armes à la réaction ! La réaction ! Elle est pour nous la même chaque jour : nous la rencontrons invariablement au fond de la mine, nous qui sommes de simples bêtes travailleuses et non des politiciens. Qu’avons-nous à craindre ? Qu’avons-nous à perdre ? Nous ne pouvons être plus mal que nous sommes.

Et il dit au docteur, qui n’entendait pas ce récit pour la première fois, tous les griefs des ouvriers : l’insolence des ingénieurs et des chefs, insultant comme à plaisir leurs subordonnés ; les provocations des misérables embauchés par Moschin, les vols du comptable Troubon, prélevant, à propos de tout et de rien, des retenues sur le salaire déjà si maigre des mineurs ; l’oppression cléricale qui s’exerçait au dehors sur les familles des mineurs.

— Voyez-vous, conclut-il, pour nous débarrasser de tout cela, il nous faut une grande secousse, telle que le pays n’en a pas encore vu, quelque chose comme une grève monstre, car la grève changeant de caractère, cessant d’être la supplication muette et stupide des meurt-de-faim, est destinée à devenir l’arme de combat du prolétariat. Malheureusement, ce ne sera pas encore la grève finale, celle qui, se généralisant partout, dans les ateliers, les champs et les casernes, jettera bas la puissance du capital et supprimera le salariat, ce restant de l’esclavage. Non, les temps ne sont pas encore venus : ils viendront un jour ! Mais ce sera toujours, en attendant l’écroulement du régime capitaliste, une première conquête, celle pour le salarié d’être, pendant son travail, traité en homme et non en bête, et, en dehors de son travail, de penser et agir comme il l’entend, sans être condamné à mourir de faim, parce qu’il manifestera des opinions et que sa famille n’ira pas à l’église. Voilà ce que nous pourrons obtenir par le mouvement que je prévois : — la grande grève — et c’est pour cela que, mineur ou non mineur, je désire rester à Mersey.

— Vous avez raison, dit Paryn. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ?

— Peut-être, répondit Bernard.

Et il expliqua au docteur le projet qui lui était venu. Il tâcherait d’obtenir un dépôt de journaux, brochures et livres, qu’il vendrait non seulement à Mersey, mais dans toute la région, condamnée à s’abreuver de littérature conservatrice et religieuse, il ferait matin et soir la tournée dans les petites localités voisines. En même temps, car ce commerce lui rapporterait à peine un morceau de pain sec, il s’adonnerait dans ses loisirs à des ouvrages de vannerie, un métier qu’il avait appris autrefois. Le tout réuni lui rapporterait peut-être de quoi vivre.

— Vous pouvez compter sur moi, lui dit le maire de Climy. Outre le dépôt de l’Union populaire, je me charge de vous procurer par mes relations celui de l’Avant-Garde de Lyon et du Fanal marseillais. En attendant, prenez toujours ceci, c’est un prêt que vous me rendrez, lorsque votre situation vous le permettra.

Il lui glissait dans la main un billet de cent francs qu’il venait de tirer de son portefeuille.

— J’accepte, répondit simplement Bernard, parce que, grâce à ce prêt, je suis sûr de pouvoir travailler et m’acquitter envers vous.

— Oh ! rien ne presse, fit Paryn quittant le courageux prolétaire avec une cordiale poignée de main.


XXX

L’AGRESSION


Bernard était devenu vendeur de journaux. Le matin, à cinq heures, il se levait et partait prendre livraison à la gare du ballot d’imprimés arrivé par le premier train. Puis il se mettait en route, parcourant les localités voisines, tout d’abord celles dans lesquelles il n’existait point de dépôts de journaux et terminant par Mersey, où il rentrait à temps pour se trouver sur le passage des mineurs se rendant aux puits. Après quoi, sa tournée étant finie, il rentrait dans sa bicoque et s’occupait le restant de la journée à tresser des corbeilles. Vente de journaux et vannerie lui rapportaient ensemble, en moyenne, trois francs par jour.

C’était bien peu, mais Bernard vivait seul et n’avait point de goûts dispendieux. Et sur cette somme dérisoire de trois francs, il mettait régulièrement quelques sous de côté pour arriver à s’acquitter envers Paryn.

Cessant d’être mineur, il avait abandonné le syndicat, ce syndicat qu’il s’était attaché à consolider pour en faire une arme de résistance et plus tard d’attaque contre le capitalisme exploiteur. Et il en avait éprouvé une grande peine. Sa consolation était de voir le secrétariat, c’est-à-dire la direction morale du syndicat, entre les mains d’Ouvard, dont le révolutionnarisme froid et tenace le rassurait.

Il projetait aussi la création d’un syndicat des hommes de peine qui, englobant les salariés de tous métiers, les ferait fraterniser et les amènerait à concevoir une action d’ensemble non limitée par le particularisme professionnel. Il se rendait parfaitement compte des défauts que présentent encore les syndicats ouvriers : le modérantisme, l’esprit étroit, tatillon ou autoritaire, et il se disait que ces groupes, indispensables pour lutter sur le terrain économique, devaient cependant subir avec le temps toute une révolution morale, sous peine d’amener l’avènement d’une féodalité ouvrière rongée par les rivalités intestines, ou celui d’un écrasant socialisme d’État. Le syndicat des hommes de peine pouvait former un trait d’union entre les travailleurs des diverses professions, du moins à Mersey, où la réaction cléricale, encore maîtresse, eût empêché une fédération ouvrière de se constituer et vivre.

Canul, le mouchard de la mine, surveillait toujours son voisin, dont la propagande comme vendeur de journaux n’était pas moins redoutée que celle à laquelle il se livrait jadis. Toutefois, cette surveillance était plus discrète et même Bernard eût pu s’imaginer qu’elle avait pris fin si, de temps à autre, il n’eût aperçu Mme  Canul rôdant autour de sa maison pour noter les visiteurs.

Car des camarades venaient assez souvent, le soir ou l’après-midi du dimanche, échanger quelques idées avec lui. La grande et unique chambre où il travaillait, mangeait et couchait, devenait parfois un véritable club, un club où cependant on parlait sans vociférer et sans rechercher les effets oratoires.

De ces visiteurs, le plus habituel était Brossel. Le correspondant de l’Union populaire ressentait pour Bernard une sympathie grandissante et, en même temps, avait plaisir à discuter avec un homme à l’esprit nourri pendant les longues veillées de la saison triste.

Ce soir-là, ils avaient, étant seuls, discuté la question du syndicat des hommes de peine. Brossel s’en montrait peu enthousiaste.

— Je comprends bien votre pensée, disait-il. Sont hommes de peine tous ceux qui, manquant des moyens de vivre indépendants, sont obligés de vendre leur travail à un exploiteur, dans quelque branche professionnelle que ce soit. Tous ont le même intérêt à une transformation économique de la société ; tous doivent fraterniser : c’est parfait. Pourtant ne craignez-vous pas qu’un groupement aussi vaste ne soit envahi par des éléments hétérogènes ou même suspects qui en pourront faire, non plus une force ouvrière, mais un obstacle ? Voyez ce qui s’est produit, il y a quelques années, à Paris : une chambre syndicale des hommes de peine, qu’on y a fondée, a été aussitôt envahie par un ramassis de filous et de mouchards.

— L’idée n’en était pas moins bonne, si la réalisation a été mauvaise, répondit Bernard. Et, d’ailleurs nous sommes à Mersey et non à Paris, où existent tant d’éléments déclassés et inclassables. Ici, il sera beaucoup plus aisé de vérifier si les adhérents sont ou non de véritables travailleurs.

— Mais enfin, qu’espérez-vous faire avec ce nouveau syndicat ?

— Donner la cohésion nécessaire au mouvement qui se prépare.

— Toujours votre idée fixe de grande grève !

— Oui, de grande grève… en attendant l’autre, la vraie… la grève générale.

— Oh ! celle-là est pour un avenir lointain.

— Qui peut savoir ? Qui peut dire ?

— Et à votre grande grève, vous y croyez pour bientôt ?

— Peut-être dans un an, peut-être plus tôt ou plus tard. Mais elle viendra, soyez-en sûr.

Brossel, sceptique, secoua la tête.

— Oui, reprit Bernard avec force, elle viendra : elle est dans l’air. On ne peut préciser l’avenir, mais on peut l’entrevoir. L’oppression a atteint son comble, elle ne peut aller plus loin ; d’autre part, les idées se sont éveillées ; les mineurs se lassent d’être insultés dans leur travail, espionnés dans leur vie intime, de voir leurs femmes et leurs filles obligées de se courber sous la férule du prêtre, sous peine de mourir de faim, pendant que, dans les ouvroirs, des malheureuses travaillent à cinq francs par mois.

Ils se lassent de voir les cercles catholiques, les sociétés de gymnastique, les orphéons, sous la présidence de des Gourdes ou de Moschin, venir entraver tout développement de la vie ouvrière. Ils veulent un peu plus de bien-être, un peu moins de fatigue, en attendant la disparition totale du salariat, et ils se lèveront pour faire valoir ces revendications immédiates qui ont pris corps dans leur esprit. Ce ne sera plus une aspiration vague, une révolte impulsive et désespérée, exploitée par les mouchards comme autrefois, au temps de la « bande noire ». Non, ce sera un mouvement réfléchi, général, qui se ramifiera dans tous les centres industriels, ébranlera toute la région et imposera un programme de réformes. Les gendarmes et les soldats n’en auront pas raison et la puissance du capital en recevra un coup profond. Vous verrez cela.

— Je le souhaite, répondit Brossel dont l’incrédulité s’était fondue aux paroles de son interlocuteur.

Le coucou appendu au mur marquait dix heures, l’heure à laquelle se couchait le vendeur pour pouvoir se lever avant le jour. Le correspondant de l’Union populaire prit congé de Bernard.

Dehors l’obscurité était épaisse ; les étoiles scintillaient dans le ciel noir, mais la lune demeurait invisible. Toutefois Brossel n’en avait cure : il connaissait son chemin de façon à pouvoir se diriger les yeux fermés.

En marchant, il songeait à ce que lui avait dit Bernard d’une grande grève et de l’ébranlement qu’elle produirait dans toute la région.

Absorbé dans ses pensées, il n’entendit point des pas furtifs bruisser derrière lui, se rapprochant.

Tout à coup, un choc violent sur le crâne le fit trébucher ; deux ombres surgies de la nuit se précipitèrent sur lui.

En un clin d’œil Brossel fut jeté à terre et roué de coups sans pouvoir se défendre.

Deux individus étaient là, armés de gourdins dont un coup porté sur la tête, l’avait étourdi et immédiatement mis hors de combat.

— Au secours, cria-t-il. On…

Il ne put achever : un coup de pied dans la poitrine le renversa évanoui.

Auparavant, il lui avait semblé reconnaître, malgré les ténèbres, en une vision d’une seconde, la silhouette de Michet.

C’était bien, en effet, l’ancien chef policier de Chamot, devenu simple lieutenant de Moschin, qui avait, sur l’ordre de ce dernier, perpétré l’attentat avec l’aide d’un complice.

On voulait fermer la bouche, en le tuant au besoin, au correspondant de l’Union populaire et intimider Paryn qui devinerait bien d’où venait le coup.

Michet et son acolyte abandonnèrent sur la route Brossel privé de connaissance, non sans l’avoir auparavant soulagé de son portemonnaie. Cette opération avait un double but : faire croire à la justice que l’agression avait été l’œuvre de rôdeurs et s’enrichir aux dépens de l’ennemi. « Toute peine mérite salaire », dit ironiquement Michet en empochant la bourse.

Ce fut seulement au bout de deux heures que Brossel revint à lui, tiré de son évanouissement par une pluie glaciale. Le croissant lunaire commençait à poindre, mince et pâle : à la clarté, le blessé se traîna péniblement jusqu’à la porte de Bernard. Celui-ci, qui dormait d’un sommeil léger, entendit une voix plaintive appelant à l’aide : il se leva aussitôt et demeura stupéfait en apercevant à demi mort le même homme avec lequel il avait causé toute la soirée.

Très heureusement, si violents qu’eussent été les coups, ils n’avaient lésé de façon grave aucun organe essentiel. Brossel fut sur pied au bout de huit jours.

Lorsque Paryn apprit l’agression dont son correspondant avait été victime, il eut un mouvement d’exaspération. Il devinait bien, comme l’avaient prévu des Gourdes et Moschin, par qui avait été ordonné ce guet-apens.

C’était le même ennemi qui, un moment ébranlé par le courroux populaire, au lendemain de la catastrophe du puits Saint-Eugène, avait repris toute sa force et son insolence, bien décidé à écraser impitoyablement quiconque lui ferait obstacle.






TROISIÈME PARTIE


I

DEUX ANS APRÈS


Marchant sur deux files au son belliqueux du clairon, une trentaine de tout jeunes gens, la boutonnière ornée du bluet, fleur antisémite, gravissaient la côte de Saint-Phallier. À l’arrière-garde, poste habituel des généraux, venait Moschin.

Rien n’avait de façon apparente changé la situation au Brisot ou à Mersey.

Dans cette dernière ville, la tyrannie capitaliste, un moment ébranlée par la catastrophe du puits Saint-Eugène, s’était raffermie, plus insolente que jamais : les promesses faites solennellement, devant tous, aux familles des victimes, avaient été impudemment violées. Les sociétés réactionnaires, la plupart sous la présidence du baron des Gourdes, les autres sous celle de Moschin, couvraient tout le pays, formant un réseau aux mailles serrées.

De ces sociétés, l’une, nouvellement créée sous ce titre « La Vieille Patrie française », recrutait tous les fils de bourgeois bien pensants. Son but avoué était de familiariser ces adolescents avant leur entrée à la caserne avec le tir et les exercices militaires. Son but réel était de former en dehors des gendarmes de Mersey et de la police de la Compagnie, un corps de jeunes défenseurs du Capital prêts à fusiller les mineurs avec cet enthousiasme, dont les mobiles de Juin 48 avaient donné le glorieux exemple.

De ce corps d’élite, Moschin était le président non honorable mais très effectif.

Le jeudi soir et le dimanche, dans l’après-midi, à l’issue des vêpres, auxquelles ils n’avaient garde de manquer, les sociétaires, ayant pour tout insigne le symbolique bluet, se réunissaient sur la place de l’Église.

— Formez les rangs ! tonnait la voix autoritaire de Moschin.

Et les rangs se formaient : un clairon, sortant de l’alignement, venait se placer auprès du chef.

— Par file à droite !… En avant !… Marche !

Et la colonne se dirigeait, tantôt au pas ordinaire, tantôt au pas accéléré vers la côte de Saint-Phallier. Le clairon sonnait : « Y a la goutte à boire là-haut ! » et les mêmes voix chrétiennes qui venaient de répondre au Dixit Dominus, se transformant subitement en voix guerrières, entonnaient des refrains de marche. Refrains expurgés par Moschin des expressions trop ordurières, chères aux militaristes convaincus, mais susceptibles de blesser les oreilles chastes des bourgeois.

Moschin lui-même se surveillait, ne lâchant que rarement un « Foutre ! » et jamais un « Nom de Dieu ! » Tout au plus émettait-il de temps à autre un « Pétard de sort ! » pour donner plus de force à ses objurgations.

Les jeunes membres de la Vieille Patrie française se rendaient ainsi bi-hebdomadairement dans un stand que des Gourdes avait fait construire sur le plateau, non loin de l’ancienne maison de Détras. Un stand avec pavillon de tir, tranchées et pare-balles en maçonnerie qui faisait l’admiration des patriotes de bon aloi. Et pendant une heure, on entendait se succéder, terrifiantes pour les moineaux, amis du calme, les détonations du fusil Gras.

Puis, après proclamation des résultats obtenus et remise des armes au magasin, une allocution courte mais vibrante de Moschin insufflait dans l’âme des sociétaires le respect de l’autorité et la haine des révolutionnaires, misérables agents salariés de l’étranger.

— Mes amis, souvenez-vous que c’est l’esprit de discipline qui fait la force des armées et des sociétés. La France de Charlemagne, de Louis XIV, celle qui ne connaissait pas la honte du collectivisme, doit revivre en vous. Membres de la Vieille Patrie française, haut les cœurs !… Clairons, sonnez au drapeau !

Comme éloquence c’était simple, mais les sociétaires, n’ayant pas la mentalité exigeante, se sentaient empoignés. Lorsque le clairon avait fini de sonner, ils criaient : « Vive la France ! » avec un enthousiasme qui eût ému M. Millevoye, débitant patenté de patriotisme en gros et au détail.

Cependant quelquefois, dans les grandes occasions, Moschin était obligé de remplacer les simples allocutions par de véritables discours. Cela ne lui demandait pas grand’peine : abonné à la Libre Parole, il démarquait dans la collection des années précédentes les harangues antisémites qui lui paraissaient le plus en situation.

Après quoi les sociétaires se dispersaient, regagnant par groupes leurs maisons et Moschin s’en allait prendre un bock au Fier Lapin, l’établissement le plus rapproché, en se murmurant : « Comme ils sont bêtes ! »

Cependant cette création d’une jeune milice bourgeoise et de plusieurs autres sociétés également réactionnaires tant à Mersey qu’au Brisot, indiquait que les dirigeants — on pouvait appeler ainsi les rois industriels de ces deux localités — n’étaient pas absolument tranquilles. On ne prend pas de précautions contre les morts.

C’est que, renseigné par sa police, des Gourdes savait que l’esprit de révolte, bien qu’il ne se manifestât point par des actes, couvait toujours, indestructible.

La propagande tenace, inébranlable, de Bernard avait porté ses fruits. Non seulement le syndicat des mineurs demeurait debout, inentamé, sous l’impulsion d’Ouvard, mais encore les sociétés ouvrières s’étaient, tout comme les associations réactionnaires, avec moins de bruit et d’éclat, ramifiées elles aussi dans le pays. Les mineurs, les charpentiers, les maçons, les forgerons, les carriers s’étaient groupés par professions. Groupements bien pacifiques, d’esprit bien légalitaire et même qu’on eût pu, à première vue, proclamer plus d’une fois rétrogrades ou endormeurs ! Pourtant Bernard savait que c’étaient là les forces latentes de cette révolution ouvrière dont notre époque est grosse et qui transformera le monde en changeant sa base économique, closant par un formidable coup de tonnerre l’évolution d’un siècle. Il savait que ces forces, en apparence sommeillantes, pouvaient, sous l’impulsion des événements, non seulement s’éveiller, mais encore devenir terribles, pourvu qu’elles eussent chacune leur centre d’énergie.

Ces centres d’énergie, elles les possédaient : le syndicat des mineurs avait Ouvard, celui des charpentiers, Boislin ; celui des mécaniciens, Dupert ; celui des forgerons, Bessier ; celui des carriers, Nicolle. Tous étaient des hommes convaincus, ayant de la résolution au cœur, une idée dans la tête.

Et cette idée était celle qui, exposée par Bernard à ses amis, propagée par les militants ouvriers, se répandait peu à peu dans les cerveaux, s’étendait insensiblement sur toute la contrée comme une tache d’huile :

La grande grève !

Le mot s’infiltrait partout comme une source mystérieuse, invisible, suscitant les vagues espoirs des uns, la confiance presque superstitieuse des autres, comme si cette grande grève eût dû être la suprême justicière. On eût pu retrouver dans ce sentiment le mysticisme des déshérités qui, assoiffés de revanche, entrevirent jadis dans le Jugement dernier une lointaine révolution sociale ayant Dieu pour acteur.

— Quelle bonne inspiration vous avez eue de demeurer à Mersey ! disait Brossel à Bernard, auquel il continuait à rendre de fréquentes visites. C’est grâce à vous que les ouvriers commencent à avoir enfin des idées claires dans la tête. Combien il vous a fallu de courage pour continuer votre propagande ayant tout contre vous !

— Tout, non ! répondit Bernard. J’avais pour moi l’instinct naturel des déshérités. Un grain de bon sens vaut souvent mieux que de grandes idées. Par exemple, oui, il m’a fallu quelque ténacité !

Il disait cela en riant, heureux de constater le progrès, parfois lent, mais continu, de ses idées.

Paryn, lui aussi, qui, entraîné par son amour et ses habitudes de la lutte politique, n’avait point entrevu comme proche l’éveil d’un monde ouvrier, se disait maintenant que Bernard avait vu juste. Lui aussi, il sentait sourdre quelque chose comme un faible courant souterrain, destiné à devenir le flux puissant d’une mer.

— Oui, pensait-il, le salariat se ronge : il s’en ira comme s’en est allé l’esclavage, comme s’en est allée l’anthropophagie primitive, comme s’en ira un jour la guerre. Les serfs du capital commencent à comprendre, et s’organiser, aujourd’hui pour la résistance, demain pour l’offensive : ils finiront par exproprier leurs maîtres et devenir de libres producteurs.

Puis, repris par son besoin d’activité immédiate, sans attendre la réalisation des théories qu’il appelait « à longue distance », il ajoutait mentalement :

— C’est vrai, mais cela c’est l’histoire de demain. En attendant, il nous faut vivre celle d’aujourd’hui : la parole n’est pas encore aux groupements ouvriers.

De nombreux électeurs radicaux-socialistes de Chôlon lui avaient déjà proposé une candidature législative. Souriant, le maire de Climy leur avait répondu :

— Vous êtes plus pressés que moi. Un an nous sépare encore des élections générales. Nous reparlerons de cela plus tard.

Malgré cela, il ne pouvait s’empêcher de regarder du côté du Palais-Bourbon. Il eût voulu se mesurer avec les porte-paroles du parti réactionnaire, démasquer leurs visées, leurs tentatives d’étranglement de la République, conclure une entente entre l’avant-garde radicale et le socialisme ouvrier. Il sentait qu’il manœuvrerait à l’aise sur le champ de bataille parlementaire et par moments, quoi qu’il eût dit aux électeurs de Chôlon, frémissait d’impatience de s’y trouver.


II

LA STRATÉGIE DE LA BARONNE


— Alors, vous croyez, Moschin, que ce Canul pourrait faire au besoin un candidat pour la forme ?

— Je le crois, madame la baronne. D’ailleurs, on le stylera.

— Il a un nom ridicule, mais enfin, pour un candidat ouvrier !…

Cette conversation avait lieu dans le cabinet même de des Gourdes, entre la baronne et Moschin.

La première qui, au physique, n’avait ni embelli, ni enlaidi, était, au moral, demeurée la même.

Le second était toujours l’homme audacieux et sans scrupules, avec une allure militaire encore plus accentuée depuis qu’il était devenu président de la Vieille Patrie française.

— Nous avons un an devant nous pour tout préparer, fit Moschin, en caressant sa forte moustache noire d’un geste qui lui était machinal. Nous avons huit chances sur dix de vaincre.

La baronne hocha la tête.

— Nous en aurions une de plus si nous avions pu abattre Paryn, murmura-t-elle. Enfin, tout n’est pas dit.

Par ces dernières paroles, on peut voir que si l’avenir s’était éclairci pour le maire de Climy, ses ennemis n’avaient pas désarmé.

De tous, le plus dangereux demeurait la baronne des Gourdes, résolue, dans sa froide ambition, à écraser quiconque se dresserait entre son mari et la députation.

Le baron, naturellement, ne ressentait pas à un degré moindre le désir d’arriver au Palais-Bourbon et d’y marquer sa place dans le futur grand ministère de réaction.

Mme  des Gourdes voyait plus froidement sans être jamais troublée par les bouffées d’exaspération qui, de temps à autre, montaient à la tête de son mari. Elle ne haïssait point Paryn et cependant, sans haine, l’eût anéanti comme tout autre qui se fût trouvé sur sa route.

Elle avait conseillé à son mari de maintenir une attitude en apparence moins hostile que par le passé à l’égard du préfet et des autorités départementales. Mais, en même temps, elle manœuvrait par l’évêché de façon à faire déplacer ce préfet et amener à sa place quelque fonctionnaire à poigne. Car elle aussi sentait couver le mouvement ouvrier et se disait qu’il faudrait, dès le premier jour, l’écraser impitoyablement. Or, le préfet Blanchon eût été capable, sinon de sentimentalisme, du moins d’hésitation.

Peut-être même, si cet éveil ouvrier s’annonçait puissant, conviendrait-il de provoquer son éclosion prématurée afin de l’écraser à la veille des élections. Celles-ci, se faisant au lendemain du conflit, avec les éléments ouvriers matés et les éléments bourgeois terrorisés, seraient infailliblement réactionnaires : le baron passerait.

Quelques jours après cette conversation avec Moschin, Mme  des Gourdes prenait le train pour Tondou et, aussitôt arrivée dans cette ville, se rendait à l’évêché.

Elle avait ses grandes entrées à l’évêché où trônait, tout-puissant, inspirateur occulte du prélat, un jésuite sexagénaire, le père Carino, l’ancien confesseur de des Gourdes, celui-là même qui avait fait le mariage du baron.

Monseigneur, magnifique et solennel, commandait le troupeau des prêtres de son diocèse ; le père Carino, actif et modeste, dirigeait Monseigneur.

L’un et l’autre avaient la plus grande considération pour Mme  des Gourdes, prisant surtout son intelligence nette et aiguë que jamais ne troublait la fièvre des sens.

Mme  des Gourdes fléchit le genou devant Monseigneur qui, tout aussitôt, la releva d’un geste rapide, indéfinissable, où se fondaient la bénédiction épiscopale et la salutation de l’homme du monde. Puis, comme la visiteuse saisissait pour baiser l’anneau pastoral la main tendue vers elle, cette main, avant même d’arriver à ses lèvres, lui serra cordialement les doigts, tempérant par le « shake-hand » égalitaire cet hommage rendu non à l’homme, mais au prêtre.

Cette réception indiquait en quelle haute estime était tenue à l’évêché Mme  des Gourdes. Celle-ci, tout en s’astreignant aux formules de vénération qui consacrent la soumission des fidèles au pouvoir spirituel, émané de Dieu, était considérée par le prélat comme une collaboratrice.

Le père Carino eut ensuite sa part : un salut de tête, un sourire et une poignée de main.

Ce fut lui qui, sur un signe de Monseigneur, poussa un fauteuil en face de la chaise à bras sculptés et à dais, véritable trône, où siégeait l’évêque.

— Eh bien, madame, nous apportez-vous de bonnes nouvelles de Mersey ? demanda le prélat une fois les premiers compliments échangés.

— Monseigneur, répondit la baronne, la situation demeure la même : calme, le feu couvant toujours sans pouvoir jusqu’ici se transformer en incendie ou s’éteindre.

L’évêque eut un sourire quelque peu amer.

— Toutes les sociétés contemporaines en sont là, fit-il. L’esprit de la Révolution les corrode ; cependant cette révolution, fille de Satan, les gouvernements pourraient encore l’écraser dans l’œuf.

— Mais les agents du pouvoir pactisent avec elle ou la ménagent. Dans ce département, que seront les élections si le préfet actuel demeure à son poste ? Radicales-socialistes !

Le regard de l’évêque et celui de la baronne se rencontrèrent. Tous deux se comprenaient.

— Avez-vous reçu des nouvelles de M. Jolliveau ? demanda Sa Grandeur.

— Pas depuis quelque temps, Monseigneur. Il espérait être touché par le dernier mouvement préfectoral et, sans doute, la déception l’aura-t-elle quelque peu découragé.

— Il ne faut jamais se décourager, dit le père Carino qui n’avait pas encore ouvert la bouche, étant de ceux qui causent peu mais agissent.

L’homme sur lequel à la fois la baronne et l’évêque avaient jeté les yeux pour la préfecture de Seine-et-Loir était un natif de Chôlon, répondant au nom roturier d’Alfred Jolliveau. De culture médiocre, mais poussé par les bons pères, il administrait présentement un département alpin, ce dont il enrageait, s’ennuyant à mourir au milieu des montagnes et de populations abruptes. Aussi remuait-il ciel et terre pour qu’à défaut d’avancement une mutation l’envoyât au moins dans un pays « civilisé ».

Attaché non par ses opinions, car il n’en possédait point, ce qui est le meilleur moyen de réussir, mais par ses relations au monde clérical et césarien, il était prêt à servir tous les ministères avec une préférence pour ceux de forte réaction. Car fils et petit-fils d’officiers de cavalerie, il se sentait des tendances ataviques de dompteur d’hommes ; mais l’éducation, une éducation fortement cléricale, était venue recouvrir de son vernis ces violences sanguines et même assouplir en apparence ce caractère.

Le patronage du parti clérical était pour Jolliveau la meilleure des recommandations. Le vent soufflait doucement vers la réaction, sous la présidence décorative de Félix Faure à l’Élysée et celle de Jules Poireau au Conseil des ministres.

— Oui, murmura la baronne, il faut absolument que Jolliveau soit préfet de Seine-et-Loir avant les élections.

— Espérez, répondit laconiquement le prélat.

Puis ils parlèrent d’autre chose : du prochain pèlerinage à Saint-Jigouille, où Monseigneur devait officier et auquel devait naturellement assister l’élite des dames pieuses, nobles ou bourgeoises de la région ; de la réparation de l’église de Saint-Ambre, de l’érection d’une chapelle à Véran, toutes œuvres auxquelles s’intéressait la baronne et qui l’avaient amenée à Tondou.

— Grâce à vous, lui dit l’évêque, les habitants de Véran pourront prier Dieu. Il y a là une population bien intéressante. Le maire Martine est un brave homme, prêt à nous rendre des services.

Martine était devenu, en effet, le premier magistrat de sa commune. Après avoir mouchardé ses semblables, puis les avoir empoisonnés de mauvais alcools, il avait aspiré à les diriger. Quoi de plus naturel ? Élu sans concurrents, il s’était occupé de la création d’une chapelle. Idée très pratique qui le mettait en rapport avec les gros bonnets de la région et lui valait toute la reconnaissance des prêtres : par eux, si le ministère Poireau durait, il pourrait peut-être décrocher la croix !

Mme  des Gourdes s’était intéressée pécuniairement à une œuvre aussi méritoire, car de semblables initiatives devenaient malheureusement trop rares. D’ailleurs, Martine, au temps où il surveillait Geneviève Détras, avait, entre temps, dénoncé à la compagnie et fait renvoyer quelques mineurs imbus du mauvais esprit : c’était chose qu’on ne pouvait oublier.

— Maire et cabaretier, dit en souriant le père Carino, il fera un excellent agent électoral.

— Oui, dit la baronne, je suis sans inquiétude de ce côté-là : les gens de la contrée voteront bien.

Elle quitta Tondou, réconfortée par la presque certitude que Monseigneur emporterait la nomination de Jolliveau en temps nécessaire et que, grâce à celui-ci, les élections seraient ce qu’elles devaient être.

Cette confiance était partagée par des Gourdes. Malgré la colère qu’il ressentait de n’avoir encore pu abattre Paryn, il envisageait l’avenir sans inquiétude.

— Du train dont vont les choses, dit-il à sa femme, les élections nous porteront aux approches de la place : il n’y aura plus qu’à donner l’assaut.

Cet assaut, que les réactionnaires n’avaient pas eu le courage de tenter autrefois, lors des événements de la bande noire, pouvait-il se terminer autrement que par leur triomphe, maintenant qu’ils avaient pour eux la complicité des grands pouvoirs ?

Des Gourdes ne doutait plus du succès final, et il ajouta, l’œil allumé d’un éclair de vengeance :

— Tout se paiera ; oh ! ce Paryn, je veux le voir partir pour Nouméa, dans une cage de fer.

Très calme, la baronne haussa les épaules, répondant doucement :

— C’est encore de l’enfantillage ! du romantisme ! Pourquoi une cage de fer ! Il n’y a qu’un moyen de se débarrasser de ses ennemis, c’est de les supprimer.

Elle aussi voyait la victoire assurée.

Le tout était d’avoir pour soi la force !


III

NID D’AMOUR


Dans le bois de Faillan, proche du hameau Saint-Jules et du Moulince, passant rapide entre les broussailles, s’élève une habitation en briques, large de cinq mètres carrés, et haute de trois mètres. Le lierre court en festons autour des deux fenêtres larges, égayées le jour de rideaux d’une blancheur immaculée, closes la nuit de persiennes vertes. Devant la porte, deux beaux rosiers épanouissent leurs fleurs pourpres.

Cette demeure toute simple, encadrée par la verte épaisseur du bois, semble comme un modeste nid d’amour et de bonheur rustique. Et, en effet, ses hôtes sont un couple jeune encore qui s’adore.

Là, habitent depuis deux ans Galfe et Céleste. Leur maison occupe l’emplacement même de la cabane où jadis ils avaient vécu des jours d’amour si heureux et si éphémères !

Une légère vapeur s’élève, derrière la maison, d’un hangar à demi caché par un rideau d’arbustes, en même temps qu’une humide buée s’épand dans l’atmosphère.

Et, mêlé au bruit sourd des coups de battoir, monte un chant au rythme grave, presque religieux :

Le timbre pur de la voix fait deviner une jeune femme. C’est Céleste qui chante l’œuvre du poète anarchiste Percheron, les Briseurs d’Images.

Le hangar est une petite buanderie où, du matin au soir, la compagne de Galfe, redevenue de fleuriste blanchisseuse, essange, savonne, repasse, toujours active, égayant son travail de quelque chanson douce ou tendre. Car elle est heureuse : elle a retrouvé celui que, pendant si longtemps, elle a attendu le désespoir dans l’âme et toujours aimante, toujours fidèle.

Le bonheur a rallumé l’éclair de ses yeux, fait refleurir sur son visage la joie et les couleurs brillantes de la santé. Céleste, maintenant, est une femme de vingt-huit ans, un peu plus forte qu’autrefois, naturellement, mais toujours gracieuse. Sa beauté demeure souple et robuste.

Maintenant, réunie à l’homme qu’elle aime, elle rit, elle chante. L’horrible page noire du passé a été tournée. Le présent, ce sont l’amour et le travail, un travail incessant et qui, cependant, la laisse joyeuse, parce qu’il ne la sépare pas de son amant et s’exerce sans maître, au grand air, sous la clarté du ciel.

— Le linge est-il prêt ? demande Galfe.

— Tout est prêt, répond Céleste.

Soigneusement l’un et l’autre plient, épinglent, empaquètent les draps, les chemises, les mouchoirs, rendus à leur blancheur immaculée. Galfe empile tout ce linge dans une énorme corbeille qu’il charge sur sa tête et il s’en va livrer aux clients. Mais avant de quitter Céleste, il l’a serrée sur sa poitrine et embrassée longuement, comme il l’embrassera une heure plus tard en revenant : dans cette demeure les baisers pleuvent chaque jour, sans interruption, inépuisables. Et cela dure depuis deux ans.

Les événements dont a été remplie la première partie de ce récit nous ont forcés de négliger Galfe et Céleste, abandonnant celle-ci, établie fleuriste au Brisot, celui-là encore forçat à « la Nouvelle », où le décret de grâce était venu le trouver.

Rentrant en France sans autres ressources que sa « masse » du bagne, une centaine de francs, et son voyage payé jusqu’à Môcon, Galfe se fût trouvé dans une situation cruelle sans l’aide de Paryn et de quelques radicaux du pays qui s’étaient intéressés à sa cause. Car il revenait à un moment où ses coreligionnaires, soit en fuite, soit courbés sous les persécutions, ne pouvaient rien pour lui ; d’ailleurs, son procès, qui avait autrefois passionné le département, était presque oublié ; la nouvelle génération libertaire ne le connaissait pas.

Très heureusement pour lui, le maire de Climy, prévenu de son arrivée, l’attendait au chef-lieu. Quelques autres militants, Renouard, Vallon, Poulet, s’y trouvaient également. Ils étaient radicaux et celui qu’ils accueillaient anarchiste, mais, avant tout, c’était un martyr arraché au bagne après dix ans de souffrances. Combien peu, devant ce fait poignant, pesaient les différences de doctrines ! Radicaux, anarchiste, ces qualificatifs disparaissaient en un tel moment ; il ne restait plus en présence que des hommes, l’un meurtri, les autres émus de sa souffrance.

Et puis, si leurs idées n’étaient pas les mêmes, une sorte de lien existait. C’était le procès Galfe qui, jadis, arrachant Paryn à la vie tranquille, l’avait lancé dans la mêlée politique. Avec lui, Renouard et Vallon avaient protesté contre l’iniquité judiciaire et flétri la République capitaliste. Le crime perpétré aux assises de Chôlon avait excité leur horreur et acquis leurs sympathies à la victime ; depuis, ils n’avaient pas toujours rencontré chez des militants plus rapprochés d’eux la même sincérité de sentiment que chez le jeune mineur, quelque éloignement eussent-ils pour sa tactique.

De son côté, Galfe, ayant vécu depuis si longtemps replié sur lui-même, sentit son cœur se ranimer aux témoignages d’amitié de ceux qui l’accueillaient la main tendue. Malgré son courage et son enthousiasme d’antan, l’épreuve l’avait broyé. Jeune encore, sans doute pourrait-il se redresser comme un arbuste replanté dans un sol nourricier après en avoir été violemment arraché.

Mais c’était surtout Céleste qui pouvait le guérir. Il était assoiffé d’elle comme le voyageur se traînant fiévreux dans le désert est assoiffé de la source qui lui rendra la vie.

— Savez-vous ce que ma compagne est devenue ? avait-il demandé à Paryn aussitôt après les premières paroles échangées.

— Non. Mais vous êtes jeune, vous avez encore l’avenir devant vous. Courage ! Vous vous referez une nouvelle vie.

Galfe secoua tristement la tête.

— Il faut que je la retrouve ou que je sache ce qu’elle est devenue, dit-il. Le reste m’importe peu.

Il parlait gravement, d’un ton qui dénotait une invincible résolution. Il fût même parti sur l’heure pour Mersey afin de commencer sa recherche si Paryn ne l’eût convaincu que mieux valait faire demander les renseignements par voie administrative. Et sans retard, en présence de Galfe, Paryn téléphona à la mairie de Mersey :

— Sait-on ce qu’est devenue Céleste Narin, la jeune femme qui, en 1882, vivait au bois de Paillan avec le mineur Galfe, condamné par la cour d’assises de Chôlon ?

La réponse vint, inexorable :

— Céleste Narin a quitté la commune au lendemain de la condamnation de son amant et n’y a jamais reparu.

Galfe s’attendait à semblable réponse, cependant il blêmit.

— Vous voyez, lui dit doucement Paryn. Oubliez.

— Non, fit Galfe. Ce n’est pas possible.

Il consentit cependant à différer son départ de Môcon jusqu’au surlendemain, ce délai devant être employé à se renseigner.

Vainement le téléphone, le télégraphe et la poste furent-ils appelés à l’aide ; vainement Paryn s’informa-t-il auprès d’une foule de maires de petites communes. La même réponse fut donnée de partout :

— Nous ne connaissons pas de Céleste Narin.

Galfe pensa que peut-être elle avait dû changer de nom, car il repoussait l’idée qu’elle pouvait être morte ou l’avoir oublié. En outre, une intuition secrète lui disait qu’elle ne s’était pas éloignée du pays.

— S’il en est ainsi, lui dit le maire de Climy, elle apprendra votre retour et accourra vous rejoindre ou vous fera parvenir de ses nouvelles. Mais s’il n’en est pas ainsi, je vous le répète, armez-vous de courage et travaillez à vous créer une autre existence. Vos amis vous y aideront.

L’Union populaire, le journal de Paryn, consacra un article au retour de Galfe et mentionna ses efforts angoissés pour retrouver sa compagne perdue. Tous ceux qui eussent pu lui en donner des nouvelles ou lui fournir le moindre indice étaient invités à lui écrire à l’adresse du journal. D’autres feuilles avancées reproduisirent cette note.

Peine inutile. Céleste lisait peu les journaux ; elle n’eut pas connaissance du retour de celui auquel elle s’était donnée corps et âme, de celui qu’elle aimait comme au premier jour. En outre, vivant au Brisot sans autres relations que celles nécessitées par son travail, elle était pour tous Mlle  Lucette Rénois. Aucun de ceux qui avaient lu l’article concernant Galfe ne soupçonna donc un seul instant que cette jeune femme, sérieuse et solitaire, à qui on ne connaissait ni mari, ni amant, ni ami, fût Céleste Narin, l’ancienne compagne du forçat.

Et cette situation se prolongea quelque temps encore après le retour de Galfe.

Celui-ci avait en vain multiplié ses recherches. Ses anciens camarades de Mersey, même ceux qui s’étaient assagis, domptés par le découragement et la peur de la misère, l’avaient accueilli avec une cordialité émue, mais sans pouvoir le renseigner.

Cependant, Galfe ne se découragea pas. Sa volonté, engourdie dans l’horreur du bagne, lui était revenue. S’il ne pouvait retrouver Céleste, il voulait au moins savoir ce qu’elle était devenue.

Pour pouvoir continuer ses recherches, il refusa un emploi de gardien de propriété que Paryn lui avait trouvé à Climy. Avec le montant économisé de sa masse et celui d’une souscription ouverte par ses protecteurs, il s’acheta une pacotille et s’improvisa colporteur.

Ainsi put-il parcourir toutes les localités de la région, les centres miniers, les villages, les hameaux, fouiller ces bois de Varne, des Brasses, de Faillan et du Chaynou, qui lui étaient familiers, interrogeant partout, dans les mairies, les fermes isolées où il allait offrir sa marchandise, les cabarets où il s’arrêtait pour casser la croûte. Il s’arrêta même à celui tenu à Véran par la Mayré et causa avec la mégère, de plus en plus enlaidie par les grossesses successives, sans soupçonner que cette femme avait été la compagne de travail de Céleste.

Et, tout d’un coup, la rencontre s’opéra par l’effet du simple hasard, ce magicien. Un jour, en allant livrer son travail dans un grand magasin, la fleuriste tomba au milieu de la conversation des patrons, gens dévots, férocement réactionnaires.

— Oui, disait le mari, il est temps qu’on balaie cette République de malfaiteurs qui amnistie les anarchistes et laisse rentrer gracié un forçat dynamiteur.

Céleste reçut un choc tel qu’elle faillit s’évanouir : ce forçat dynamiteur, si c’était celui dont elle n’avait plus de nouvelles depuis dix ans ! Était-il possible que Galfe vécût encore, qu’il eût été gracié ?

Elle voulut interroger ces gens, mais, prise tout à coup d’un tremblement convulsif, elle n’eut pas la force d’ouvrir la bouche. Ce fut la patronne qui, la voyant presque défaillante, lui dit d’un ton ironique :

— Eh bien, quoi ? Est-ce que vous avez peur parce qu’on a laissé rentrer à Mersey un bandit ? Des bandits, on en rencontre partout à notre époque, et les gendarmes les saluent au lieu de les arrêter.

Mais Céleste n’écoutait plus : le nom de Mersey, s’ajoutant à ce qu’avait dit le mari, était venu la plonger dans un anéantissement fait d’espoir éperdu et d’épouvante. Si c’était lui ? Si ce n’était pas lui ?

Un brouillard sur les yeux, elle se retira sans avoir eu la force de prononcer un mot et, chancelante comme une personne ivre, laissa le couple patronal stupéfié.

— Elle est folle, dit la femme.

— C’est la peur, prononça doctoralement le mari. Il y a eu des cas de folie subite causée par l’épouvante.

Le grand air rendit quelque présence d’esprit à Céleste. Avant tout, il fallait connaître le nom du forçat gracié. Elle allait retourner sur ses pas pour le demander aux clients qu’elle venait de quitter, lorsqu’elle aperçut devant elle le bureau de poste, télégraphe et téléphone. Une inspiration l’y précipita : elle connaissait vaguement l’un des commis pour avoir livré à sa femme des garnitures de chapeaux.

— Tiens, bonjour, mademoiselle Rénois, fit l’employé. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je voudrais télégraphier… non téléphoner… j’aurai la réponse plus vite.

— C’est facile. Où cela ?

— À Mersey.

— À quelle adresse ?

— Je ne sais pas.

L’employé regarda la jeune femme d’un air stupéfait.

— Je vous demande à quelle adresse, répéta-t-il, croyant qu’elle avait mal entendu.

— Je ne sais pas à qui m’adresser… À la mairie peut-être… ou au commissariat de police. Je voudrais savoir tout de suite si quelqu’un habite la ville.

— Ah bien !… Si ce quelqu’un est connu, mon collègue de Mersey pourra me donner le renseignement. Comment s’appelle-t-il ?

— Galfe !

Dans ce nom, Céleste avait jeté toute la passion qui lui emplissait le cœur. Le commis la regarda, surpris.

— Vous dites Galfe ? fit-il. Le même nom que ce fameux dynamiteur qu’on vient de gracier.

— Ah ! s’écria Céleste, incapable de contenir sa joie. Il vit !

C’était le cri de son âme, la réponse triomphale au doute atroce qui depuis dix ans lui déchirait le cœur.

Le bureaucrate demeurait pétrifié de voir que cette ouvrière à la vie laborieuse et d’une régularité austère connaissait un forçat. Cependant un peu de sentiment humain survivait sous l’ankylose administrative et, peut-être ému sans s’en rendre compte, il lui dit machinalement :

— Vous êtes donc celle qu’il cherche ?

Le lendemain, Galfe averti accourait au Brisot, droit chez Lucette Rénois, redevenue Céleste Narin.

Elle quitta sans hésitation, sans regret, le Brisot et, réunissant ses maigres économies au petit pécule de son amant, elle alla avec lui habiter Mersey.

Galfe commençait, grâce à l’appui des radicaux, à se faire une petite clientèle dans la région. Bernard, auquel il fut présenté par d’anciens camarades, lui donna de précieuses indications.

Céleste, de son côté, s’était remise au blanchissage comme lorsqu’elle lavait pour la mère Mourin ; seulement, cette fois, elle travaillait à son compte. En outre, dans ses loisirs, elle fabriquait des garnitures de fleurs artificielles qu’elle livrait, non pas directement aux commerçants, car ils n’eussent pas voulu les lui prendre, mais à Mme  Vilaud.

Vilaud témoignait à Galfe une cordialité attendrie. C’était un peu de sa vie passée qui se représentait à lui, l’époque la meilleure, celle où il avait encore du courage et de l’espoir.

Grâce à leur travail opiniâtre, Galfe et Céleste arrivèrent non seulement à subsister, mais encore à faire bâtir, là où s’élevait autrefois leur cabane, la petite habitation en briques.

Le terrain était abandonné, la main-d’œuvre ne leur coûta presque rien. Ils n’eurent guère à payer que l’achat des matériaux ; après quoi Galfe et Céleste se firent maçons. Leur œuvre s’acheva vite, car Bernard, ses amis et quelques anciens de l’époque de la « bande noire » vinrent prêter leur concours. La nuit, au clair de la lune, on eût pu voir tous ces prolétaires, leur journée de travail terminée, piochant, charpentant, maçonnant, unis dans un même sentiment de solidarité avec les deux amants. Parmi eux se trouvaient des ouvriers du bâtiment, aussi la maison fut-elle bientôt construite.

Galfe y adjoignit une petite buanderie, car il avait l’intention d’abandonner peu à peu le colportage pour s’adonner avec sa compagne au blanchissage, se réservant naturellement le plus pénible de la besogne, les courses, livraisons et la grosse lessive.

Ainsi vivaient-ils, travaillant du matin au soir et cependant heureux d’un bonheur inaltéré puisque rien ne les séparait plus.

L’amnistie vint ajouter à leur bonheur en rendant à Galfe non pas seulement ses droits politiques, dont il se souciait peu, mais la liberté d’allures et à tous deux la tranquillité.

Autant, du moins, qu’on pouvait être libre et tranquille à Mersey sous le règne du baron des Gourdes !


IV

LE RETOUR DES EXILÉS


Une vive émotion régnait à Mersey.

Aux portes des maisons, les commères s’abordaient d’un air effaré en ponctuant leurs conversations d’interminables : « C’est-y Dieu possible ! » D’autres ajoutaient avec une nuance de regret : « Et pourtant on disait bien que les sauvages l’avaient mangé ! » Des bourgeois passaient dans la rue d’un air renfrogné ; par contre, des ouvriers, vieux habitants de Mersey, avaient le visage tout réjoui, quelques-uns même s’abordaient en riant, exprimant tout haut leur satisfaction.

L’événement qui révolutionnait ainsi la ville n’était rien moins que le retour d’Albert Détras, accompagné de sa femme et de Panuel.

Après avoir supprimé sans remords l’abbé Firot comme une bête malfaisante, le justicier était parti pour Bruxelles rejoindre les siens. Déjà ils se trouvaient installés dans un rez-de-chaussée de la rue de l’Ours-Noir, une boutique longue et étroite avec une petite pièce au bout, donnant sur la cour et de laquelle dépendaient deux chambres exiguës au troisième étage. Le tout était assez sombre et conséquemment triste, mais le bon marché du loyer décida Panuel qui garda pour lui-même la petite pièce du rez-de-chaussée et réserva les deux chambres à la famille Détras.

Ils y vécurent pendant huit mois s’occupant, Panuel, de réparations de meubles, Geneviève de couture et même de broderie de fantaisie, car il y avait en elle, comme chez beaucoup d’ouvrières, une véritable artiste. Détras, grâce à sa connaissance de l’anglais, trouva une place dans un magasin. Mais la vie d’épreuves et d’aventures qui l’avait trempé, le besoin de forte activité, lui rendaient pénible maintenant un travail sédentaire et machinal qui ne satisfaisait ni son cerveau, ni ses muscles. Et les ressources de la petite communauté s’étant quelque peu augmentées, Détras étant entré en relations personnelles avec un haut employé de la grande maison Baker de Londres, ils liquidèrent, une fois de plus, la situation et partirent pour la capitale de l’Angleterre.

Ils y étaient restés jusqu’alors, établis à Windmill-Street et s’y trouvant beaucoup mieux que rue de l’Ours-Noir.

À la porte de leur rez-de-chaussée, spacieux, clair, sauf lorsque le brouillard hivernal s’étendait sur la ville, une enseigne s’étalait, rédigée dans les deux langues anglaise et française : « Panuel et Cie, meubles et broderie, vieux, neuf, réparations et spécialités. » Détras, lui, faisait la place et bientôt le succès fut tel que le vieil ébéniste se trouva incapable de faire face aux commandes.

D’autres eussent pris des ouvriers, mais Détras, pour une foule de raisons, tenait à n’employer personne, tant parce qu’il ne voulait pas que quelque étranger travaillant sous son toit pût surprendre les secrets de sa vie que parce qu’il ne se sentait pas l’âme d’un patron. Son vieil ami était dans les mêmes dispositions. En conséquence, l’atelier Panuel se transforma en maison de commission pour le meuble.

Tout avait prospéré à souhait. Et, maintenant, laissant Berthe dans un bon pensionnat pour qu’elle pût y poursuivre son éducation et se perfectionner dans la langue anglaise, ils étaient tous revenus, papa Nuel un peu changé dans ses habitudes de n’avoir plus auprès de lui celle qu’il aimait comme sa propre enfant, mais radieux pourtant de retourner à Mersey. Il avait beau être internationaliste, il commençait à se sentir fatigué de la bière et surtout d’une langue qu’il n’entendait que très imparfaitement, étant venu à Londres trop vieux pour l’apprendre.

Quant à Geneviève, elle était à la fois heureuse et émue d’un sentiment inexprimable. Elle eût accompagné son mari aux antipodes et se disait que la patrie d’un être humain, c’est le monde entier. À Bruxelles et surtout à Londres, elle avait trouvé cette tranquillité morale que ses compatriotes lui refusaient. Et pourtant, à Londres même, elle finissait par regretter Mersey. C’était là qu’elle s’était unie à Détras, qu’elle avait vécu entre son mari et son beau-père ; qu’elle avait mis au monde sa fille ; c’était là aussi qu’elle avait souffert des persécutions de l’abbé Firot et des bonnes âmes ; mais la souffrance parfois n’attache-t-elle pas autant que le bonheur ?

Aussi lorsque fut connue l’amnistie, les Détras et Panuel s’entre-regardèrent-ils, troublés. Qu’allaient-ils faire ? Abandonner Londres, où ils gagnaient bien leur vie, à l’abri de tout ennui, ou revenir à Mersey ?

La mort de l’abbé Firot n’ayant donné lieu à aucune enquête judiciaire, Détras, maintenant redevenu, de forçat évadé, libre citoyen, pourrait retourner en France sans rien craindre. Lui aussi se surprenait parfois à bâiller d’ennui dans cette libre Angleterre où certainement l’autonomie des individus est plus respectée qu’ailleurs, mais où manque la lutte passionnante des idées.

— Présente-toi toujours au consul, lui suggéra Panuel.

L’avis était sensé ; d’ailleurs c’était aussi la pensée de Détras. Celui-ci se dirigea vers le consulat français où le secrétaire général, effaré de l’entendre narrer son odyssée le plus froidement du monde, lui déclara :

— Vous avez de la chance ! Si nous avions connu votre présence ici, nous aurions été forcés de demander votre extradition.

— C’est possible, répondit Détras, mais vous ne l’auriez jamais obtenue. Ici on ne livre pas les condamnés politiques.

Il pouvait donc revenir. Néanmoins, de longs mois s’écoulèrent encore : le sentiment les appelait à Mersey, le raisonnement les retenait à Londres. Qu’eussent-ils fait là-bas ? Ils n’étaient plus d’âge, surtout Panuel, à aller à l’aventure, sans but fixe : Berthe grandissait ; il ne fallait pas risquer le pain du lendemain, assuré à Londres.

Enfin, ils trouvèrent à céder leur commerce dans de bonnes conditions. Munis d’un petit capital, ils pourraient maintenant revenir : ils achèteraient du terrain, avec, si possible, l’ancienne maison des Détras, défricheraient, cultiveraient, élèveraient des bestiaux. Ils fourniraient de légumes, beurre, œufs, lait et volailles, le marché de Mersey, et même, si possible, les épiciers du chef-lieu. Ce serait là le calme réparateur de la vie agricole, succédant à tant de bourrasques. En même temps, grâce aux relations commerciales qu’il avait acquises à Londres, Détras pourrait s’occuper de représentation dans la région.

Et maintenant, ils étaient revenus. Débarqués dès l’aube à la gare de Mersey, ils avaient, traversant la petite ville encore ensommeillée, pris tout de suite la direction de leur ancienne maison, cette maison évocatrice du passé heureux et malheureux qui hantait leurs rêves d’exilés.

Ces toits rouges, ces coteaux verts s’étendant sous le ciel bleu pâle du matin, il leur semblait qu’ils les revoyaient comme au sortir d’un rêve. Oui, c’était bien leur Mersey où ils avaient vécu, travaillé, aimé, souffert, où ils allaient désormais être libres, garantis dans leur indépendance par la possession d’un peu de cet argent qui est le grand talisman.

Ils remarquaient avec quelque surprise de nouveaux bâtiments, des rues en construction. Pendant ces dernières années, Mersey s’était encore agrandi : entre la gare et la côte des Mésanges tout un quartier neuf sortait de terre.

— D’ici vingt ans, ce sera tout à fait une grande ville, murmura Détras.

— Oui, dit Panuel, mais je ne verrai pas ça.

Deux ou trois habitants qui venaient de se lever pour vaquer à leurs occupations matinales ouvraient leurs volets. Ils remarquèrent avec surprise ce groupe de trois personnes étrangères qui s’avançaient sans hésitation, comme si la localité leur eût été parfaitement connue.

Détras avait laissé ses bagages à la consigne, et, avec ses compagnons, s’avançait le pas alerte, les mains libres. On eût cherché en vain l’ancien mineur dans cet homme à l’allure dégagée, vêtu d’un complet de drap gris et coiffé d’une casquette de voyage. Geneviève, en manteau brun, portant également la « cape » anglaise, étonna beaucoup ceux qui l’aperçurent. Quel pouvait être ce couple ? Des Anglais évidemment, quelque lord — car tous les Anglais en voyage sont des lords ! — et sa femme, de passage pour Nice ou la Suisse. Mais soudain, une vieille porteuse de lait, la mère Picois, reconnut Panuel et, s’approchant presque sous le nez de ses compagnons, demeura stupéfaite, pétrifiée.

— Jésus, Dieu ! c’est-y possible ? murmura-t-elle d’une voix étranglée. Madame Détras !

— Mais oui, c’est moi, répondit doucement Geneviève. Vous allez toujours bien, la mère Picois ?

Mais Détras surtout intriguait la vieille. Elle ne pouvait supposer que ce fût l’ancien forçat dont on avait annoncé la mort ; elle tournait sur lui des regards dévorants de curieuse et finit par demander timidement à Geneviève :

— Vous vous êtes donc remariée ? Je vous en fais mon compliment ; monsieur est un bel homme.

Détras éclata de rire, un rire qui eut un écho chez ses compagnons.

— Ah ! çà, mère Picois, dit-il, l’âge vous a donc affaibli la vue ! Vous avez vite fait d’enterrer les gens.

— Monsieur Détras ! s’écria-t-elle, si interloquée qu’elle faillit tomber à la renverse.

Les trois voyageurs continuèrent leur marche, souriant de l’incident, tandis que la porteuse de lait, oubliant ses clients, se précipitait pour répandre partout le bruit incroyable du retour d’Albert Détras.

Et maintenant, ce bruit emplissait la ville ; des commères en réveillaient d’autres pour leur crier la nouvelle ; les ouvriers qui commençaient à descendre dans la rue étaient hélés au passage par les reporters improvisés.

Pendant ce temps, Détras, Geneviève et Panuel avaient gravi la côte et, passant devant le Fier Lapin, se dirigeaient vers leur ancienne maison. Quels étaient ses hôtes actuels ? L’amnistié se rappelait avec un serrement de cœur la marchande d’amour qui, à son passage, l’avait accueilli de ses avances. Était-elle encore là ? Il espérait que non, car en deux ans il se passe bien des choses. Il n’avait pas caché à Geneviève pareille profanation de leur ancienne demeure, si honnête, si pure et elle en avait été profondément attristée. Pourtant, comme lui, elle voulait voir, ne ressentant d’amertume qu’à l’égard des choses et non à l’égard des individus, jouets de la fatalité. L’image de cette prostituée qu’elle ne connaissait pas et qui était venue sous l’ancien toit des Détras exercer son lamentable commerce, était restée dans son esprit, lui inspirant une pitié profonde. Et dire que dans une société où les plus forts écrasent les plus faibles, il se trouve même de ceux-ci pour jeter le mépris à la malheureuse qui, n’ayant rien à vendre que son corps, le vend comme d’autres vendent leur savoir ou leur force pour ne pas mourir de faim !

La maison était abandonnée et presque en ruines. Détras la considérait avec stupeur, toute délabrée, la pierre grise et lézardée, les carreaux sans vitres et même une partie des tuiles de la toiture écroulées, gisant à terre. C’était une carcasse de maison plutôt qu’une maison, quelque chose comme un cadavre de pierre, et rien ne pouvait rendre l’impression profonde de tristesse qui en émanait.

— Nous rachèterons l’emplacement et élèverons une autre habitation, dit Détras.

Ils possédaient quatre mille francs. Avec cette somme, ils acquerraient le terrain nécessaire pour y construire leur ferme et y enclaveraient leur ancienne habitation, réédifiée de fond en comble. Bien qu’ils n’eussent point de préjugés, ils éprouvaient, chose étrange, comme un soulagement, en voyant que leur maison profanée n’existait pour ainsi dire plus. Ils achèveraient de jeter bas ces murs qui avaient vu s’accomplir la vente de la chair pauvre, ils rebâtiraient en ajoutant un étage et utilisant les matériaux de construction. Détras se chargerait avec Panuel, d’une partie du travail, de façon à économiser la main-d’œuvre et, une fois le terrain payé, la maison reconstruite, il leur resterait assez d’argent pour acheter de la volaille, des chèvres, une vache, pour avoir une carriole attelée d’un âne qui porterait leurs produits en ville. Ainsi ils pourraient vivre, travaillant librement pour leur compte et, selon leur désir commun, « ni exploiteurs, ni exploités ».

Cependant, ils ne pouvaient demeurer indéfiniment en contemplation devant leur ancienne maison. Le Fier Lapin s’éveillait, le patron entrebâillait la porte et ouvrait les volets de l’établissement, dans l’attente des premiers clients, les gens de Saint-Phallier et du Bois-de-Varne, se rendant à Mersey.

— On y loue des chambres, dit Panuel. Allons en retenir deux pour nous donner le temps de nous orienter.

Ses amis approuvèrent et se dirigèrent vers le cabaret.

— Madame Détras ! Monsieur Panuel ! exclama le patron qui faillit tomber à la renverse.

— Mais oui, c’est nous, monsieur Marbé, dit tranquillement l’ébéniste. Nous voici revenus.

Les regards du débitant allaient, curieux, vers Détras, qu’il ne reconnaissait pas, pour cette raison péremptoire que jamais il ne l’avait connu. Le cabaret avait été fondé bien après les événements de la bande noire et le départ du mineur pour le bagne.

— Avez-vous deux chambres pour la journée ? demanda Détras.

— Mais certainement, monsieur, se hâta de répondre le cabaretier. Je vous donnerai mes deux meilleures. Je suis seulement tenu de faire signer mes locataires sur mon registre. Veuillez entrer.

Et il courut chercher derrière son comptoir un gros livre couvert d’écritures diverses peu lisibles et de taches d’encre.

— Si vous voulez bien indiquer votre nom et votre adresse ? dit-il à Détras en lui présentant un porte-plume.

L’amnistié sourit et sans hésitation, d’une écriture claire qui contrastait avec celles des maçons, carriers et maraîchers, hôtes habituels du Fier Lapin, traça ce nom :

Albert Détras, 6, Windmill street, Londres.

L’honnête — ou malhonnête, il était commerçant ! — Marbé, qui suivait la plume, faillit tomber à la renverse.

Albert Détras ! Il connaissait l’histoire du mineur, les événements de la bande noire étant devenus la grande légende locale. Bien des fois aussi il avait, de la porte de son établissement, aperçu Panuel se rendant chez Geneviève ; comme la plupart des habitants de Mersey, il avait même cru à des relations intimes entre tous les deux. Cependant, il avait eu le tact de garder pour lui ses réflexions.

— Après tout, se disait-il, ça n’est pas mon affaire. Si elle veut donner un remplaçant à son mari, ça la regarde.

Et maintenant voilà que ce mari, que tout le monde croyait mort, reparaissait.

— Je suis heureux de vous avoir, car vous êtes célèbre ici. Je n’étais pas à Mersey de votre temps, mais j’ai beaucoup entendu parler de vous et puis je connaissais de vue madame (il désignait Geneviève). Mais vous savez, un logeur a sa responsabilité…

— Soyez tranquille, répondit Détras qui devina sa pensée. Je suis libre légalement de par l’amnistie ; vous pensez bien que, dans le cas contraire, je ne viendrais pas chez vous et sous mon nom !

— Au fait, murmura le cabaretier, c’est vrai !

Et se faisant aimable :

— Vous pourrez vous faire servir ici tout ce que vous voudrez, ajouta-t-il. Et je suis bien sûr que la moitié de la population, pour ne pas dire les trois quarts, se fera une fête de venir vous serrer la main.

Détras fronça le sourcil.

— Monsieur Marbé, dit-il, je n’ai aucunement envie de servir à satisfaire la curiosité des gens comme une bête rare. J’entends choisir moi-même les amis qu’il me plaira de revoir et ne pas m’assujettir aux autres. Donc, je vous préviens : si nous nous trouvons obsédés ici par les importuns, nous irons loger ailleurs.

— Ce sera comme vous voudrez, monsieur Détras.

N’empêche que la grande nouvelle s’étant répandue dans la ville, ce fut dès l’après-midi un mouvement ininterrompu de curieux allant et venant autour du Fier Lapin, dans l’espoir d’apercevoir les traits d’Albert Détras. Celui-ci, en quelques heures, était devenu célèbre par son odyssée mal connue et défigurée : on lui prêtait toutes les aventures, sauf celles qu’il avait traversées !

Mersey possédait maintenant deux ex-forçats politiques, Galfe et Détras, et, sans qu’ils s’en doutassent, leur prestige était grand dans la population ouvrière. Ceux dont le salariat faisait des machines à produire, dépouillées de toute individualité, éprouvaient comme une secrète consolation à se montrer deux hommes de caractère nés dans leur classe miséreuse et qui, au lieu de se soumettre comme le troupeau, avaient senti s’allumer en eux cette étincelle sacrée, génératrice de tous progrès, l’esprit de révolte !


V

UNE RÉUNION ORAGEUSE


Dans la grande salle du Fier Lapin, le syndicat des mineurs tenait, ce dimanche-là, une réunion des plus houleuses.

Ouvard présidait. Au fond de la salle, une toute petite table et trois chaises avaient été disposées sur une autre table large et lourde, formant tribune. À ce bureau improvisé, siégeait le secrétaire du syndicat, assisté des deux mineurs, Dubert et Sarrazin.

Bien que la réunion fût strictement privée et qu’on n’y entrât que sur présentation de sa carte de membre du syndicat, un bruit d’orage, emplissant la salle, indiquait que la passion y était portée à son paroxysme. C’est qu’il s’agissait non pas de querelles, de mots et de déclamations tonitruantes, comme dans la plupart des meetings, mais d’intérêts vitaux.

La Compagnie venait, comme l’avait annoncé Moschin, de renvoyer d’un coup vingt-cinq mineurs, pour diverses raisons politiques. Et ce coup de force patronal, tel qu’il ne s’en était pas produit depuis longtemps, avait, comme un choc électrique, mis debout les camarades dans un commun sentiment d’exaspération prête à devenir de la révolte.

Jusqu’alors, le syndicat avait dû changer assez fréquemment de siège social. Les marchands de vin, assez nombreux dans cette ville ouvrière, ne s’étaient hasardés qu’en tremblant à louer leur salle. Alors, Brossel, qui occupait, seul avec sa vieille mère, une maison à un étage, avec cour intérieure, en plein centre de la ville, avait sous-loué presque pour rien, une grande pièce au syndicat.

Néanmoins, cette fois-là, l’immeuble de Brossel n’eût pas été assez grand pour contenir tous les mineurs du syndicat accourus à l’appel de la commission. Aussi, celle-ci s’était-elle entendue avec Marbé qui, alléché par la perspective d’une énorme consommation de verres petits et grands, avait fini par prêter sa salle avec la cour adjacente.

Le syndicat des mineurs comptait cinq cent quarante-six adhérents, et seule la crainte de se compromettre empêchait des centaines de mineurs d’en faire partie. Ce travail de recrutement s’était effectué peu à peu, de façon continue, et maintenant la compagnie, se trouvant en présence d’un groupement compact, ne pouvait le briser d’un coup. Remplacer du jour au lendemain plus de cinq cents paires de bras était chose ardue, sans compter le trouble que ce renvoi en masse d’hommes répartis dans divers services causerait dans l’exploitation.

Jusqu’à ce jour, le syndicat s’était tenu strictement sur le terrain le plus légal. Moschin, renseigné par Canul, et quelques autres misérables, de même trempe, demeurait au courant des délibérations, mais l’ancien révolutionnaire était un homme judicieux, se défiant du feu qui peut couver sous la cendre et il se disait que ce syndicat, si modérées que fussent ses allures, pouvait, sous l’influence des événements, devenir un redoutable centre d’action.

Dans l’impossibilité de renvoyer en bloc tous les syndiqués, il s’efforçait de les renvoyer en détail, adoptant le système des petits paquets. Il faisait, sous le moindre prétexte, congédier deux ou trois mineurs, et, dans le nombre, il y en avait toujours au moins un appartenant au syndicat.

Celui-ci, ainsi menacé par cette élimination lente et continue, qui tendait à paralyser son développement, n’avait pas encore osé engager la lutte : il ne se sentait point assez fort pour cela. Tout au plus, les membres de la commission s’étaient-ils bornés à des démarches : démarches vaines ! Toujours éconduits, ils s’en revenaient, frémissants d’une colère contenue, tandis que Moschin, froidement correct, riait sous cape de leur impuissance.

Le syndicat s’efforçait d’aider les malheureux congédiés, par des collectes et des recommandations auprès des groupements ouvriers des autres villes ; mais c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Cette fois, le renvoi était bien autrement grave, et par le nombre de mineurs frappés et parce que tous, sans exception, appartenaient au syndicat.

Le but de la Compagnie apparaissait clair, évident ; elle voulait tuer le groupement ouvrier.

Et c’est pourquoi, alors que les réunions corporatives rassemblaient au plus d’ordinaire une quarantaine d’hommes, près de trois cents se groupaient, cette fois, dans la salle et la cour du Fier Lapin.

Les fenêtres et la porte de la salle donnant sur la cour avaient été ouvertes toutes grandes, de façon que tous pouvaient voir et entendre Ouvard, installé à la tribune.

— Camarades, clama le secrétaire du syndicat, d’une voix qui domina le bruit bourdonnant des conversations et des colloques, du silence, je vous en prie ! La situation pour nous tous est des plus graves : il s’agit de nos intérêts vitaux, de la vie ou de la mort de notre famille ouvrière, de l’indépendance morale ou de l’esclavage de tous ses membres.

— Vive le syndicat ! cria une voix, et ce cri, répété par tous les assistants, éclata comme un tonnerre, faisant trembler l’établissement.

— Fichtre ! pensa Marbé, assis à son comptoir. Voici les mineurs qui s’échauffent : pourvu que ça ne se gâte pas !

— Camarades, continua Ouvard, il ne suffit pas de crier : « Vive le syndicat ! » Il faut le faire vivre, il faut le défendre contre ceux qui poursuivent sa mort…

Une tempête l’interrompit : tempête d’acclamations, de vivats, de cris furieux de : « À bas Moschin ! À bas les mouchards ! » Canul, présent, en ressentit un frisson. Pour se donner une contenance, il cria aussi d’une voix blanche : « À bas les mouchards ! »

— Que j’en rencontre un, lui dit son voisin, sorte d’hercule, et je lui crèverai le ventre !

Canul eut un geste d’approbation énergique.

Ouvard secouait en vain une minuscule sonnette. Les faibles tintements du grelot ne s’entendaient pas dans ce vacarme. Et pourtant les mineurs étaient tous d’accord : le même sentiment d’exaspération les animait ; mais comprimée dans leur cœur, la passion éclatait, irrésistible comme une bombe.

— Allons, silence ! silence ! tonnait Ouvard frappant la petite table à coups de poings, car le grelot de sa sonnette frénétiquement secouée venait de se détacher.

— Vos gueules ! clama un jeune mineur natif de la banlieue parisienne, où il avait appris le langage le plus pur.

Fut-ce l’effet de cette locution interjective suivant les appels du président ? Une accalmie relative se fit et Ouvard en profita pour continuer :

— Voyons, camarades, conduisez-vous comme des hommes et non comme des enfants. Au moment où votre pain, c’est-à-dire votre vie et celle de vos familles est en danger, ce n’est pas en criant sans vous entendre que vous arriverez à quelque chose. Écoutez-moi et quand j’aurai fini, ceux qui voudront parleront chacun à leur tour.

Et, dans l’apaisement de la tempête, il retraça la longue histoire des persécutions de la compagnie subies par les mineurs avec une patience inlassable, une patience qu’on eût pu appeler de la résignation.

— Mais, non, ajouta-t-il, nous ne nous résignons pas, car ce serait à la fin abdiquer notre dignité d’hommes. Tout a un terme : si nous laissons passer aujourd’hui sans nous y opposer le renvoi de nos vingt-cinq camarades, demain ce sera cinquante qu’on jettera à la porte et après-demain nous tous.

— Oui ! oui ! crièrent des voix.

Et, soudain, roula comme un fracas de tempête, cette clameur :

« La grève ! Vive la grève ! »

C’était la tempête déchaînée, Ouvard avait beau se tourner, clamer ; sa voix forte se perdait dans le tumulte. Ses gestes désespérés pour obtenir du silence demeuraient inutiles. Ce mot magique « la grève » continuait à vibrer dans l’atmosphère surchauffée jusqu’au paroxysme, comme un cri de bataille. Et, en effet, c’était la guerre que ces soldats révoltés du travail acclamaient : la guerre économique, la plus implacable de toutes !

L’idée semée par la propagande de Bernard avait germé, devenait peu à peu l’idée fixe de ces ouvriers, hantant sans trêve leur cerveau pendant les longues heures de leur dur travail. Et maintenant transfigurés par un souffle de révolte, ils la clamaient de toutes leurs forces, avec un enthousiasme d’esclaves, grisés par le grand air de la liberté.

Chaque fois qu’Ouvard voulait ouvrir la bouche, le mot « la grève ! » mêlé de salves d’applaudissements, lui coupait la parole. Il se trouvait à ce moment psychologique où les plus ardents sont à leur tour débordés par les inconnus, qui disent leur mot, exécutent leur geste et disparaissent ou par la foule, cette grande anonyme, force d’une heure, mais force terrible !

Le secrétaire du syndicat comprit qu’il n’y avait qu’à laisser la tourmente s’user. Cela dura environ un quart d’heure, au bout duquel les mineurs étant fatigués de crier, il n’y eut plus qu’un murmure confus planant sur l’assemblée.

Ouvard en profita pour reprendre la parole :

— Vous venez d’acclamer la grève, dit-il. Comme vous je crois que ce moyen devra être employé ; la grève non plus humble et suppliante, condamnée d’avance à la défaite, parce que les capitalistes peuvent attendre et que vous ne le pouvez, mais la grève virile, hardie, offensive, sera un jour l’arme irrésistible du prolétariat. Mais avant d’en venir aux moyens graves, avant d’engager des milliers de camarades dans un conflit aigu, que nous devrons, une fois commencé, soutenir jusqu’au bout, il faut réunir le consentement de tous les camarades…

— De tous, c’est impossible ! cria une voix,

— … Tout au moins de la grande majorité, reprit Ouvard. Il faut surtout dégager notre responsabilité, établir que nous sommes en état de légitime défense, afin que la masse nous soutienne. Et alors, nous irons jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

Des applaudissements frénétiques lui répondirent, et comme il s’asseyait, un assistant lui cria :

— Eh bien, alors, dis-nous ce qu’il faut faire.

— Si personne ne demande la parole auparavant, je le dirai, répondit Ouvard.

Ce ne fut qu’une voix dans toute la salle :

— Parle ! parle !

Alors, Ouvard exposa son idée. Comme on ne pouvait délibérer dans ce brouhaha de centaines de personnes, il fallait d’abord nommer une commission qui tracerait un exposé des griefs et des revendications des mineurs et, après l’avoir soumis à l’approbation des camarades, irait le présenter à la Compagnie, c’est-à-dire à son directeur gérant, des Gourdes. Si celui-ci et le conseil d’administration ne faisaient pas droit aux réclamations de leurs salariés alors ce serait la grève !

Ces dernières paroles tombèrent au milieu d’un bruit confus, bruit d’applaudissements et aussi de murmures. Du fond de la salle, Laferme, furieux, car il était un des congédiés, lui cria :

— Tout ça c’est trop long ! la grève tout de suite !

À ce moment, une poussée irrésistible jeta les mineurs comme une vague sur la tribune. La petite table, les chaises, le président et les deux assesseurs disparurent emportés, noyés dans le tourbillon humain : de la salle devenue trop exiguë par l’entrée de nouveaux assistants, des groupes refluèrent dans la cour.

En même temps, retentissaient, furieux, les cris :

— À bas le syndicat ! À bas la grève !

Que s’était-il donc passé ?

Tout simplement ceci : Canul, voyant la tournure que prenaient les choses, avait filé à l’anglaise, s’éloignant inaperçu de l’établissement. Puis, arrivé à quelque distance, il avait couru vers les bâtiments de la direction et s’était précipité dans le bureau où l’attendait Moschin.

Celui-ci se tenait à son poste en permanence, présumant que de la réunion des mineurs il sortirait quelque chose de grave.

En renvoyant les vingt-cinq ouvriers le chef policier avait bien supposé que le syndicat, auquel tous appartenaient, ne laisserait pas passer ce coup sans protester. Tant mieux ! c’était sur cela qu’il comptait pour engager lui-même la guerre et briser définitivement ce syndicat de malheur qui avait résisté à ses évictions.

— Eh bien ! demanda Moschin à Canul qui, trouvant la porte ouverte, apparaissait, tout essoufflé de sa course.

— Ils vont décider la grève… Ouvard lui-même est débordé.

— Allons ! c’est le moment, murmura le chef policier.

Il étendit la main sur un timbre. Aussitôt un homme sortit de la pièce adjacente : c’était Michet.

— Tout votre monde est-il prêt ? demanda Moschin.

— Oui, chef.

— Alors, marchez sur le Fier Lapin et chambardez tout. Ne perdez pas une seconde.

Michet salua militairement et sortit.

Toute la police de la Compagnie, réorganisée et augmentée depuis la célèbre bataille livrée deux ans auparavant, avait été consignée. Michet, d’intelligence simpliste, pour échafauder un plan de combat, mais bon agent d’exécution, n’ayant pas plus peur de recevoir que de donner des coups, n’attendait que l’ordre de son chef pour envahir le Fier Lapin à la tête de toute sa bande et rendre impossible la réunion. Car il suffit d’une poignée d’hommes bien déterminés, organisés à l’avance, pour troubler et finalement dissoudre une assemblée nombreuse. Or, Michet avait sous la main à peu près cent gaillards solides, de vraies brutes qui, inconscientes de leur abjection, eussent sur un signe de lui assommé n’importe qui.

En outre, il avait prévenu à la fois le maire, le commissaire de police et le brigadier de gendarmerie qu’on pouvait appréhender ce jour-là de l’effervescence à Mersey, les meneurs du syndicat ayant convoqué tous les adhérents à la réunion du Fier Lapin, sans doute pour déclarer la guerre à la Compagnie.

— Espérons, monsieur Moschin, que vous pourrez vous débarrasser une fois pour toutes de ces éléments subversifs et incorrigibles ! avait déclaré sentencieusement Bobignon.

Moschin lui répondit par un sourire significatif.

Le chef policier était content : des Gourdes lui avait donné carte blanche. En faisant attaquer les syndiqués par les vendus de la bande Michet, il créerait le trouble parmi les mineurs, isolerait le syndicat en effrayant ses éléments les plus modérés et préviendrait toute grève sérieuse. Alors, on frapperait non plus seulement vingt-cinq, mais quarante ou cinquante militants en tête desquels, naturellement, Ouvard ; les bagarres, habilement provoquées, pourraient même fournir prétexte à poursuites et emprisonnement. Pendant ce temps, mettant à exécution une idée qu’il caressait depuis un temps, il ferait constituer par Canul et quelques autres mercenaires un autre syndicat, un syndicat « jaune », comme on commençait à appeler les groupements d’ouvriers soumis, renégats de leur classe et instruments dociles de la volonté patronale. Ce serait la mort de l’autre syndicat, du syndicat « rouge » !

La bataille au Fier Lapin fut acharnée ; les syndiqués surpris avaient le désavantage de la défensive et, dans la confusion, se battaient entre eux sans se reconnaître. Les hommes de Michet, au contraire, avaient adopté un signe, apparent pour eux, mais invisible pour des yeux non prévenus : deux épingles croisées à leur boutonnière. De sorte que leurs coups sans s’égarer portaient sur les partisans de la grève.

Déjà une dizaine de ceux-ci gisaient, à demi assommés, les yeux pochés, le visage en sang. Les assaillants étaient presque entièrement maîtres de la salle, tandis que les syndiqués se trouvaient refoulés vers la cour. Mais l’espace maintenant manquait pour se battre : on s’étouffait, on s’écrasait, sans plus pouvoir lever les bras pour frapper. Par contre, les vociférations, les injures ne s’interrompaient pas une seconde : « À bas les traîtres ! Salaud ! Vendu ! Mort aux mouchards ! À l’eau les renégats ! À bas Ouvard ! À bas Michet ! À bas Moschin ! Vive la grève ! »

Marbé, consterné, avait envoyé en toute hâte prévenir le commissaire de police et le brigadier de gendarmerie. Il supputait avec désolation ce que la journée allait lui coûter : une casse sérieuse au lieu du bénéfice entrevu. Les enragés ne songeaient qu’à se battre au lieu de venir au comptoir prendre des demi-setiers ; vainement, il avait tenté de mettre le holà. Ah ! bien oui ! il n’avait pu franchir le seuil de la grande salle et même avait reçu un formidable renfoncement dans les côtes. Si ce n’était pas à dégoûter du rôle d’aubergiste !

Il supputait avec désolation qu’il faudrait bien au moins vingt-cinq minutes ou même une demi-heure pour que la force publique accourût — si elle voulait bien se presser — mettre fin au désordre… ou peut-être l’augmenter. D’ici là, les combattants, s’ils refluaient dans la première salle, auraient le temps d’y tout casser : les bouteilles, les verres, le mobilier et le comptoir ; déjà les tables, bancs, sièges et vitres de la seconde salle n’étaient plus qu’un monceau de décombres.

Tout d’un coup, descendant rapidement l’escalier en face du comptoir, un homme bondit vers cette seconde salle. Son élan inattendu, irrésistible, renversa trois ou quatre individus de la bande, et soudain il se trouva près de Michet. Avant que celui-ci, surpris de pareille attaque sur son derrière, eût eu le temps de se mettre en défense, il était empoigné, à demi étranglé et soulevé de terre par deux bras incomparablement vigoureux, tandis que, d’une voix terrible, l’inconnu criait :

— Hors d’ici tous ou je l’étrangle !

Ce nouveau venu, dont la présence changeait le sort de la bataille, était Détras.


VI

LA DÉFAITE DE MICHET


Une semaine seulement s’était écoulée depuis le retour des Détras et de Panuel et tous trois logeaient encore au Fier lapin.

Pourtant l’amnistié n’avait pas perdu de temps. Tout d’abord, il avait fait régulariser sa situation. Non sans difficultés, Bobignon, effaré de ce retour d’un forçat politique, cru mort depuis longtemps, s’était rendu à l’évidence et, bien à contre-cœur, avait dû lui délivrer papiers d’état civil et carte d’électeur.

— Encore un futur candidat ! pensa avec rage ce maire modèle.

Bobignon se trompait : Détras n’était pas de ceux qui calculent jusqu’au profit qu’ils pourront tirer de leurs souffrances.

Le commissaire de police eût voulu être plus revêche, mais il fut obligé, lui aussi, de s’incliner devant les conséquences du décret d’amnistie.

— Vous avez de la chance ! grommela-t-il en légalisant les papiers que lui présentait Détras.

Celui-ci sourit : cette chance qui lui permettait de revenir enfin dans son pays vivre comme le commun des mortels, après douze ans d’emprisonnement, de bagne et d’exil, lui paraissait bien relative !

Détras s’occupa ensuite du rachat de son ancienne demeure. Pour sept cent cinquante francs, Détras rentra en possession du terrain et de ce qui restait de la bâtisse.

Toutefois, ce n’était pas suffisant pour une ferme. Un vaste terrain contigu appartenant à un bourgeois de Môcon et, laissé en friche, n’était même pas enclos. Le propriétaire n’en tirait aucun parti et attendait pour le vendre que l’extension acquise par Mersey eût augmenté considérablement sa valeur. Mais il ne refusa pas de le louer : deux cent cinquante francs par an, avec bail de trois ans. La location fut faite au nom de Détras et Panuel.

Total, avec les menus frais : un déboursé d’un peu plus de mille francs ; il en restait trois mille à la petite communauté. Avec cette somme, il y avait juste assez pour les travaux les plus essentiels, l’achat des animaux domestiques et l’entretien de tous trois en attendant qu’ils pussent vivre du rapport de leurs produits.

Tout cela fut mené rondement, en quatre jours. Sitôt devenu propriétaire de son ancienne maison, Détras, avec l’aide de Panuel et de deux maçons, s’était mis aux travaux de reconstruction. Lorsque les maçons avaient terminé, les deux amis besognaient encore, tant était grande leur hâte de se trouver installés définitivement chez eux. À peine s’interrompaient-ils pour aller prendre leur repas au Fier Lapin ; Geneviève elle-même les aidait à porter les matériaux.

Le jour de leur arrivée à Mersey, ils s’étaient trouvés, malgré la promesse de leur hôtelier, assiégés par une foule d’anciennes connaissances s’empressant, les unes par sympathie, les autres par curiosité, de venir leur serrer la main.

Parmi ceux qui venaient le saluer et l’acclamer, combien s’en était-il trouvé qui eussent protesté contre son envoi au bagne ou même se fussent préoccupés d’assister la femme qu’il laissait derrière lui ?

Pourtant, son flegme mêlé d’une pointe d’amertume n’était pas une froideur ni même une indifférence absolue. À côté des importuns qu’il écartait laconiquement, se trouvaient d’anciens camarades qu’il revoyait avec plaisir et même une pointe d’émotion.

Des anciens accusés de la bande noire, il ne restait plus que Vilaud. Celui-ci, conscient de sa déchéance, n’avait pas osé aller serrer la main à son ancien camarade. Que revenait faire Détras à Mersey ? Comme si on n’avait pas bien assez d’un ancien forçat ! La Nouvelle-Calédonie allait-elle vider son contingent dans la petite ville ? Et lorsque Détras, accompagné de sa femme, s’en fut renouer connaissance avec le ménage Vilaud, les deux visiteurs se sentirent froid au cœur devant l’accueil embarrassé, les mots équivoques, les phrases inachevées. Ils devinèrent tout : l’effondrement des idées, du courage, de la dignité. Gênés eux-mêmes autant qu’étaient gênés les Vilaud, ils partirent pour ne plus revenir.

Par contre, ils avaient reçu une visite agréable : celle de Bernard venu serrer la main à un ancien militant, victime avant lui, comme lui et bien plus que lui, de la compagnie de Pranzy. Détras avait appris par le patron du Fier Lapin l’histoire de Bernard et tout de suite un courant de sympathie réciproque s’établit en tous deux. L’un et l’autre étaient des hommes de forte trempe, à l’esprit sérieux et droit, celui-ci ayant davantage étudié les théories, celui-là ayant vécu d’une vie plus mouvementée qui développait l’initiative : ils se complétaient.

Par Bernard, Détras connut mieux qu’à travers les conversations un peu décousues des mineurs, la situation respective de la compagnie et de ses ouvriers ; il fut mis au courant du mouvement qui s’opérait, latent, en faveur d’une grève vigoureuse.

— À ce moment-là, il faudra frapper fort et très vite, dit-il.

— Oh ! répondit Bernard, ce ne sera pas encore la grève finale, la grève générale révolutionnaire, celle qui nous débarrassera définitivement du régime capitaliste.

— Alors, ce ne sera qu’une grande grève ?

— Ce sera déjà quelque chose. Ah ! moi aussi je voudrais voir les choses aller vite !

C’était un cri du cœur de Bernard, un cri qui exprimait toutes ses aspirations contenues, sa passion révolutionnaire, sa soif d’arriver à un dénouement, non à la bataille pour la bataille, mais à la bataille pour la justice et la liberté.

Détras reçut aussi la visite de Galfe. Tous deux s’étaient connus à la prison de Chôlon, après leur condamnation ; puis, forçats l’un et l’autre, avaient été non réunis mais séparés par le bagne. Ils s’embrassèrent avec émotion, sans toutefois évoquer cet enfer néo-calédonien qu’ils revivaient en esprit.

Consacrant la plus grande partie de son temps aux allées et venues, pourparlers et formalités pour la vente et la location des terrains ainsi que pour son installation, Détras cependant n’avait pas revu Bernard et demeurait étranger à l’agitation ouvrière.

D’ailleurs, il n’appartenait plus que par le souvenir à la grande famille des mineurs.

La réunion du Fier Lapin allait le rejeter dans ce milieu qui, depuis tant d’années, n’était plus le sien.

La grève ! Oui, on y marchait : Bernard le lui avait longuement démontré et lui-même connaissait assez les ouvriers pour se rendre compte que les mineurs de maintenant, chez lesquels avait éclos cette idée, n’étaient plus tout à fait les simples impulsifs d’autrefois qui acclamaient la révolution sociale, mais s’imaginaient qu’elle allait leur tomber du ciel.

Mais que serait cette grève ?

Serait-elle, comme tant d’autres, la simple cessation de travail jusqu’à ce que la faim eût dompté le troupeau ouvrier ? L’humble supplication aux pouvoirs publics, comme si le gouvernement pouvait faire autre chose que maintenir l’ordre capitaliste, basé sur le salariat, la misère !

En ce cas, quelle immense déception ne se préparaient pas les mineurs !

Serait-ce la grève offensive, révolutionnaire, expropriant les exploiteurs et créant dans l’humanité, secouée jusqu’aux entrailles par une convulsion sans précédent, par une révolution non de surface, mais de fond, un ordre économique nouveau ?

Sans doute, il faudrait inévitablement en arriver là, et Détras souhaitait de toute son âme voir arriver au plus tôt l’aurore de ce grand jour. Mais actuellement les travailleurs étaient-ils prêts à livrer cette grande bataille ? Ne serait-ce pas un nouvel écrasement venant s’ajouter à tant d’autres ?

Détras, après avoir saisi Michet, s’était frayé un passage dans la première salle, avant que le cercle eût pu se refermer derrière lui. D’un bond, il s’était précipité dans l’escalier et là, inexpugnable, dominant les mouchards et tenant toujours son prisonnier, à la fois un otage et une arme, il avait tonné :

— Canailles ! si vous vous approchez j’étrangle ce bandit.

Michet, à demi étouffé par la poigne de fer qui le serrait à la gorge, n’avait pu opposer de la résistance. Un de ses hommes, cependant, ne tenant pas compte de l’avertissement de Détras, s’était approché, le gourdin levé. Détras para le coup en présentant au bâton qui s’abattait, la tête du mouchard. Michet, frappé à la tempe par celui qui voulait le délivrer, s’évanouit avec un faible gémissement.

L’instant d’après, le flot des syndiqués balayait définitivement la bande policière, la rejetant en dehors de l’établissement. Alors, la défaite se changea bien vite en déroute. En terrain ouvert, la supériorité numérique reprenait ses avantages : entourés, séparés les uns des autres, la retraite coupée, il ne restait plus aux mouchards qui n’avaient pu s’enfuir qu’à demander grâce.

C’est ce que firent la plupart d’entre eux, tandis que quelques-uns, avec une bravoure digne d’une meilleure cause, continuaient une lutte désespérée. Ils ne purent, toutefois, la continuer longtemps : ils succombèrent à la fin, assommés ou prisonniers.

C’était la revanche de la sanglante bataille, livrée deux années auparavant sur la route des Mésanges au Fier Lapin et gagnée par les policiers de la Compagnie.

Dix-huit mouchards gisaient inanimés, une vingtaine avaient pu s’enfuir ; tous les autres étaient prisonniers, la plupart sérieusement contusionnés.

Du côté des mineurs le nombre des blessés n’était pas moindre. Beaucoup avaient la figure saignante, les yeux pochés, les oreilles arrachées, le nez aplati, les dents cassées ; mais enfin, ils avaient remporté la victoire et ils exultaient. Pour la première fois, ils avaient soulagé leurs âmes ulcérées en rossant les misérables qui s’étaient faits leurs gardes-chiourmes.

Comme les vainqueurs et quelques personnes du voisinage, arrivées après la bataille, commençaient à s’occuper du pansement des blessés, transportés dans la grande salle du Fier Lapin, accourut Bernard. Il venait seulement d’apprendre la grande nouvelle et il se hâtait, impatient de se retrouver aux côtés de ses anciens camarades.

— Tout est terminé, lui cria joyeusement Ouvard, nous avons gagné la bataille, grâce à lui !

Il désignait Détras.

Celui-ci n’avait pas abandonné son prisonnier. Michet, toujours évanoui, gisait étendu au pied de l’escalier et son vainqueur le regardait avec des yeux sévères.

Qu’allait-il en faire ?

Détras, justement parce que son cœur était droit, et bon, ne ressentait pas la moindre compassion à l’égard des mouchards. Sans remords, comme il avait supprimé l’abbé Firot, il eût supprimé Michet.

Sans doute, s’il se fût trouvé avec le misérable dans un coin perdu de la brousse néo-calédonienne, n’eût-il pas hésité.

Mais il se disait qu’il n’avait pas le droit de laisser à nouveau sa femme et sa fille, sans appui, en reprenant lui-même le chemin du bagne. D’ailleurs, il gardait encore assez d’esprit de conservation pour se dire que la mort de Michet eût été trop chèrement payée par une rechute à l’île Nou sous le gourdin de quelque Carmellini.

Ouvard et Bernard s’approchèrent de lui : ils comprenaient quelles pensées s’agitaient en son cerveau.

— Ce qu’il faut faire de ce gredin, dit le premier, comme si Détras lui eût demandé son avis, c’est lui imprimer une flétrissure qui le rende à jamais humilié, sans autorité morale sur sa bande, en butte aux sarcasmes des ouvriers. Ne lui cassons aucun abatis, mais faisons de lui un objet de raillerie : ce sera un exemple salutaire.

Détras eut un geste affirmatif.

Et comme Michet commençait à reprendre connaissance, roulant des yeux effarés et terribles, l’amnistié l’empoignant au collet, le dressa debout :

— Fous le camp, misérable ! lui cria-t-il.

La phrase fut ponctuée par un soufflet retentissant, un soufflet formidable qui fit faire demi-tour à Michet en lui montrant trente-six chandelles et, comme le mouchard chancelant tournait le dos à Détras, celui-ci lui allongea un coup de pied dans le derrière.

Michet, sous cette poussée aussi vigoureuse que le soufflet, fit deux pas en avant, les bras étendus et instinctivement voulut se retenir à Bernard. L’ancien mineur le repoussa avec dégoût, et ce fut sur Ouvard qu’il alla tomber.

— Bas les pattes, mouchard ! cria le secrétaire du syndicat en le rejetant de côté d’un coup de coude.

Sous les rires et les huées des mineurs, Michet s’affala à terre. Il se releva aussitôt et, le poing tendu vers Détras :

— Chameau ! lui cria-t-il.

Cependant les ouvriers s’étaient approchés, entourant Michet, lui jetant des injures. Le mouchard, vaincu, avait perdu le prestige de terreur grâce auquel il avait pu jusqu’alors échapper à la rancune de ceux qui l’exécraient. Maintenant, ce n’était plus qu’un homme comme un autre, qui venait de trouver son maître.

Michet, si abject fût-il, n’était point un peureux. Un moment, il eut la velléité de retourner sur ses pas et d’engager une lutte corps à corps avec Détras. C’était l’autorité patronale qu’il incarnait, et cette autorité ne devait pas être vaincue par la révolte prolétarienne que personnifiait en ce moment l’ancien forçat. Cela, il le sentait confusément et il sentait aussi que Moschin ne lui pardonnerait pas sa défaite, qui était une défaite morale de la Compagnie.

Il fit un pas vers Détras, mais, à ce moment, il tituba, frappé d’un coup de pied dans les jambes. Le mineur qui l’avait frappé visait certainement plus haut ; mais si l’exécution du geste était défectueuse, l’intention s’y trouvait, de suite après, Michet reçut un crachat en pleine figure, puis un autre. Les mineurs l’entouraient maintenant d’un cercle menaçant.

Michet eut un cri de rage. Il comprit qu’il allait tomber entre les mains de ceux qu’il avait si longtemps mouchardés, dénoncés, signalés aux punitions et que ceux-ci, réglant leurs vieilles dettes, pourraient avoir la vengeance terrible. Il abandonna toute idée de lutte avec Détras et se précipita, les poings fermés, en avant pour s’échapper du cercle s’il en était temps encore.

Mais il n’était plus temps : vingt bras le saisirent, l’enlevèrent de terre et une voix forte s’éleva, jetant cette phrase :

— Il faut le fouetter.

Michet eut un hurlement. En vain se démena-t-il de toute la fureur de ses forces décuplées, distribuant des coups de poing, des coups de pied : une main tira son pantalon, une autre releva la chemise en la déchirant et, sur le derrière nu du mouchard, énorme et musculeux, les coups commencèrent à se succéder, coups de poing, coups de plat de main à assommer un bœuf. Michet maintenant hurlait de rage et d’humiliation autant que de douleur.

Bernard détourna les yeux : ce spectacle ne lui causait aucune joie cruelle. Ouvard le vit sur le point d’élever la voix pour crier : « Assez, camarades ! » il le retint, posant le bras sur sa poitrine.

— Laisse, dit-il, il faut que la dégradation du mouchard soit complète, qu’on connaisse les risques du métier et que la Compagnie ne trouve plus si facilement de gardes-chiourmes pour le remplacer.

Et se tournant vers Détras :

— N’est-ce pas ton avis ?

Dans les moments violents où les hommes se sentent solidaires, le tutoiement jaillit des lèvres, tout naturellement.

— Certes, dit Détras, et il faudra bien autre chose encore !

Moins théoricien que Bernard, il avait depuis longtemps médité sur ce que sera la révolte finale du prolétariat : celui-ci brûlant ses vaisseaux, se compromettant de telle manière que le réveil des vieilles habitudes de soumission, l’agenouillement devant l’autorité patronale et le retour servile à l’usine fussent rendus impossibles.

Il voyait la réédition dans un autre cadre des actes terribles qui ont marqué la Révolution de 1789 et toutes les révolutions non de surface, mais de fond, remuant la société jusque dans ses entrailles. Il voyait les ouvriers expropriant, s’emparant des mines, des usines, des machines, écrasant sans hésitation les patrons qui voulaient résister ; faisant appel pour attaquer ou se défendre aux moyens les plus formidablement destructeurs. Qu’était-ce auprès de cela que la fustigation d’un Michet !

— Il ne faut pas arrêter l’élan, même brutal, dit-il à Bernard. Autrement, ta grande grève n’aura jamais lieu.

— Oh ! maintenant, c’est forcé, murmura Ouvard.

Bernard n’insista point. Il se disait, lui aussi, que la lutte entre le capital et le travail a, comme toute lutte, ses brutalités inévitables, ses impitoyables revanches d’écrasés. Il éprouvait, certes, une amertume à constater que les plus féroces dans leur vengeance sont généralement ceux qui ont davantage courbé le dos, subi sans oser se révolter toutes les vexations, toutes les insultes. Mais qu’y faire ? Il fallait bien prendre les hommes tels qu’ils étaient ; mieux valait encore se résigner à des excès que d’endormir les salariés dans leur misère en leur prêchant continuellement l’ordre et le calme.

Il se contenta de crier aux mineurs :

— Camarades, n’allez pas jusqu’à le tuer !

— En effet, murmura Détras, ça pourrait le rendre intéressant.

Les mineurs cessèrent de frapper Michet comme celui-ci venait de s’évanouir une autre fois. L’un d’eux courut dans l’établissement chercher une carafe d’eau qu’il lui vida sur le visage, ce qui le ranima.

On le remit debout, on le reculotta et sous les huées de tous, titubant, la poitrine gonflée de sanglots, il s’éloigna.

Après lui, on relâcha les hommes de sa bande ; ceux du moins qui pouvaient encore se tenir debout. Ils s’en allaient, la tête basse, quelques-uns pleurant et demandant pardon. Et les mineurs, ayant soulagé leurs rancunes sur Michet et sur deux ou trois autres particulièrement exécrés, les laissèrent partir.


VII

LA DÉFENSE DE LA DIRECTION


Moschin, afin de permettre à toute la bande Michet d’attaquer la réunion des syndiqués, avait fait appel aux sociétaires de la Vieille Patrie française pour garder militairement les bureaux de la direction et les chantiers. Ces jeunes guerriers, tout fiers de jouer un rôle qu’ils estimaient d’ailleurs sans péril, avaient arboré leur bluet et s’étaient armés de leurs fusils, transportés par les soins de Moschin du stand à la direction.

Le chef policier leur avait, en outre, fait distribuer des cartouches, six par homme, ce qui porta leur enthousiasme à son comble.

Dans leur exultation, Moschin eut même quelque mal à les empêcher de décharger leurs fusils sur d’inoffensifs passants. Histoire de se faire la main !

Ils étaient convaincus que les mineurs, intimidés par leur allure belliqueuse, n’oseraient s’approcher si jamais ils avaient eu envie de se livrer à quelque manifestation contre la Compagnie.

Moschin ne croyait pas à une attaque ou même à une démonstration des mineurs. Il ne doutait pas que Michet eût réussi à dissoudre la réunion du Fier Lapin, et à disperser les syndiqués. Toutefois, il était de bon principe de parer à toute éventualité ; d’ailleurs, ce qui ne se présentait pas le jour même pourrait se présenter le lendemain. En faisant prendre les armes aux sociétaires de la Vieille Patrie française, il préparait ces jeunes gens à un conflit qui pourrait venir plus tard, et, en même temps, il intimidait les ouvriers.

La veille, il avait pris l’apéritif avec le commissaire de police, et, celui-ci s’étant enquis si l’aide de ses agents était nécessaire, Moschin avait répondu :

— Oh ! pas le moins du monde. Gardez-les seulement sous la main au cas où il se produirait quelque effervescence dans la ville. Je vous signalerai demain les syndiqués qui auront fait les mauvaises têtes, et il vous sera facile de les faire arrêter à domicile.

— Vous êtes bien aimable, monsieur Moschin… À la vôtre ! avait répondu l’impartial fonctionnaire en choquant son verre contre celui de son interlocuteur.

Le brigadier de gendarmerie, prévenu également que toutes mesures étaient prises, continua une passionnante partie de manille sans s’occuper de la réunion du Fier Lapin.

Moschin, après avoir fait partir Michet et sa bande, demeurait donc tranquille. Les syndiqués seraient mis en fuite à coups de trique et si, dans la soirée, quoique effervescence se produisait en ville, la police et la gendarmerie feraient leur devoir. Pour tuer le temps et faire patienter en les amusant les membres de la Vieille Patrie française, Moschin les passa en revue.

Ils étaient trente-cinq, armés diversement, les uns de Lefaucheux, les autres de fusils Gras, mais ayant tous des cartouches appropriées à leurs armes. Leur doyen, Sylvain Cabot, âgé de vingt-cinq ans, avait été réformé pour faiblesse de constitution au bout de deux mois de service, son père étant marguillier. Du jour où il ne fut plus à la caserne, son ardeur belliqueuse ne connut plus de bornes : il servait de moniteur à ses jeunes compagnons qui n’avaient point encore tiré au sort, remplaçait Moschin lorsque celui-ci était obligé de s’absenter et exhortait ses co-sociétaires à savoir mourir pour la patrie !

La patrie, c’était le coffre-fort du baron des Gourdes !

— Cabot, lui dit à haute voix Moschin en s’arrêtant devant lui, je compte particulièrement sur vous pour me seconder s’il y a lieu.

Le réformé sentit son cœur se gonfler d’orgueil. Ainsi, il était promu publiquement lieutenant du chef policier. Dans son enthousiasme, il cria : « Vive la Compagnie ! » cri que tous ses compagnons répétèrent d’une seule voix.

Moschin, satisfait, approuva d’un : « C’est bien ! En cas de besoin, j’en suis sûr, vous ferez tous votre devoir. » Puis, il plaça une demi-douzaine de sentinelles et, casernant le reste de sa troupe dans un des bureaux, il attendit.

Des heures s’écoulèrent ; Moschin avait déjà plusieurs fois relevé les sentinelles et envoyé une petite patrouille en reconnaissance dans le faubourg du Vertbois, toujours histoire de tenir son monde en haleine. La patrouille n’avait rien remarqué et les jeunes guerriers commençaient tout de même à s’ennuyer lorsque, comme la demie de quatre heures venait de sonner, un cri de : « Aux armes ! » retentit.

Moschin se précipita hors de son bureau, le revolver à la main.

— Garde à vous ! commanda-t-il… Mais… où sont-ils ?

— « Les » voilà ! murmura le belliqueux Cabot d’une voix mal assurée, en étendant la main vers le septentrion.

Du regard, Moschin suivit cette direction et il aperçut « un » mineur qui accourait.

— Ils n’ont pas l’air nombreux, fit-il ironique.

— C’est peut-être une ruse de guerre, émit, un peu honteux, le sociétaire de la Vieille Patrie française.

Moschin haussa les épaules, et comme, la sentinelle s’étant repliée, les jeunes guerriers se rangeaient en bataille contre cet unique arrivant, le chef policier tonna :

— Laissez-le passer !

Et, assez haut pour que tous l’entendissent, il ajouta comme se parlant à lui-même :

— Décidément, j’ai de fichus soldats ! Un seul homme leur fait peur.

Cependant, le mineur était arrivé à moins de trente mètres. Moschin le reconnut tout à coup : c’était Plétard, un des hommes de la bande à Michet.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui cria le chef policier en allant au-devant de lui. Ta place était avec tes camarades.

— Chef, répondit l’homme, mes camarades sont en fuite ou assommés.

— Hein ! fit Moschin qui éprouva comme un vertige.

Jusqu’à ce moment, la possibilité d’une défaite ne lui était point apparue. Parmi les syndiqués, quelques-uns, pensait-il, pouvaient être hommes à se défendre, mais les autres seraient chassés à grands coups de trique et de soulier dans les côtes. Il avait confiance en Michet.

Et maintenant il apprenait une déroute, il entrevoyait un désastre.

— Ce n’est pas possible ! gronda-t-il. Qu’est-ce que vous me contez là ?

— L’exacte vérité, chef. Tenez, voyez.

Et, en disant ces mots, Plétard enleva son chapeau. Une large blessure apparut derrière la tempe, le cuir chevelu entaillé, les cheveux collés par le sang.

— C’est un coup de gourdin. Un pouce ou deux plus loin, mon affaire était faite.

— Mais les autres ? demanda Moschin, que le malheur particulier de Plétard touchait peu et qui ne songeait qu’au résultat de l’entreprise.

— Les autres ont écopé comme moi. Nous avons été rossés comme jamais on ne l’a été et la moitié des nôtres sont restés sur le carreau.

Ce dernier détail était inexact, le plus grand nombre ayant été faits prisonniers et non assommés, mais Plétard n’avait pu s’en rendre compte, trop heureux de s’être frayé un passage à travers les rangs ennemis.

— Mais Michet ? demanda Moschin.

— Il est prisonnier. Un homme que nous ne connaissons pas s’est précipité, dans la salle du Fier Lapin, derrière nous, comme nous étions en train d’assommer les autres. Il a pris notre chef à la gorge, l’a emporté et alors tout a changé : les syndiqués sont revenus de leur surprise et, comme ils étaient plus nombreux que nous, ils nous ont foutu sur la gueule.

Moschin croyait rêver. Quoi ! un homme avait suffi pour amener cette défaite, un véritable désastre pour la Compagnie, désastre moral et sans doute aussi matériel, car les mineurs encouragés, grisés par leur victoire, ne connaîtraient plus ni crainte ni obstacles ; rien ne les retiendrait. Ce serait d’emblée la grande grève que mènerait le syndicat, dont les rangs viendraient se grossir de tous ceux restés jusqu’alors hésitants.

Et cette idée d’un seul homme résolu se jetant sur toute une bande et suffisant à faire tourner la chance le hantait.

— Un rude mâle, celui-là ! murmura-t-il. Ce n’est pas comme vous autres.

Il avait prononcé cette dernière phrase à l’adresse de Cabot et des miliciens de la « Vieille Patrie française ». Mais quand il les chercha du regard, il demeura stupéfait de ne plus apercevoir que quatre sociétaires placés en sentinelle à quelque distance. Les autres, entendant le récit terrifiant de Plétard et persuadés que les syndiqués allaient descendre les attaquer, venaient de filer sans tambour ni trompette, le réformé en tête. On pouvait les apercevoir, détalant sans bruit, le dos courbé, quelques-uns ayant abandonné leur fusil.

Moschin dédaigna de rappeler ces lâches dont le concours devenait dérisoire. Il se borna à former des quatre jeunes gens qui n’avaient pas suivi la débandade, un petit poste pour garder la direction ; en même temps, il dépêcha Plétard porteur d’un billet rédigé en hâte au commissaire de police et au brigadier de gendarmerie, les priant d’accourir avec leurs forces disponibles.

L’attaque des bureaux et des chantiers par les mineurs, que Moschin avait présentée comme possible, sans y croire lui-même, aux sociétaires de la « Vieille Patrie française », afin de les éprouver, était devenue probable, sinon certaine.


VIII

LA GRÈVE DE MERSEY


Depuis plusieurs jours, la grève durait à Mersey. Elle avait été proclamée au lendemain même de la bataille entre syndiqués et mouchards. Ceux-ci qu’on appelait maintenant par ironie les « trois-neuf » à cause du tarif de leurs services spéciaux — vingt sept sous ! — n’en menaient pas large. Beaucoup, qui avaient jusqu’alors accompli leur vile besogne par intimidation plutôt que par goût, commençaient à réfléchir et reconnaissant dans le groupement ouvrier une force réelle, capable de lutter avec la Compagnie, ils sentaient s’éveiller en eux un sentiment de regret mêlé de remords. En somme, n’appartenaient-ils pas à cette classe ouvrière dont le destin était de travailler sans cesse, dans la misère et l’abjection pour entretenir la fortune des parasites ? Chiens de garde de la classe capitaliste, n’étaient-ils pas, eux aussi, à l’occasion, de la chair à grisou comme les travailleurs ? Les maîtres les considéraient-ils autrement qu’avec dédain ? Méprisés de ceux-ci, haïs de ceux-là, n’était-ce pas une triste existence ?

Et quelques-uns, sous ce choc moral, s’étaient rendus à la maison Brossel, où siégeait le syndicat ; honteux, des larmes dans les yeux, la voix tremblante, ils avaient confessé leur ignominie et demandé pardon à leurs camarades. Ceux-ci d’abord avaient parlé rudement à ces hommes, leur reprochant de ne se repentir que sous le coup de la défaite.

— Si nous ne vous avions pas étrillés, criait Laferme, que son renvoi excitait particulièrement, vous seriez encore à nous moucharder.

— Oui, vous n’êtes pas des hommes ! ajoutait Dubert ou Sarrazin.

Et dans la pièce, meublée seulement de quelques chaises et d’une petite table, bureau où, toute la journée, écrivait Ouvard, c’était un murmure menaçant, mêlé d’imprécations contre les faux frères.

Le secrétaire du syndicat laissait pendant quelques minutes gronder cet orage afin de faire bien sentir aux pénitents la colère et l’indignation qu’excitait leur conduite passée. Il eût été maladroit d’accorder trop vite le pardon à ces natures grossières, accessibles seulement aux impressions fortes. Puis, lorsqu’il voyait l’individu fléchissant sous le poids de la réprobation, Ouvard imposait silence à ses camarades.

— Allons ! assez, les amis ! criait-il. Montrons que nous sommes plus généreux que nos ennemis, et que nous nous défendons et ne nous vengeons pas.

Cependant, une épreuve attendait ces hommes avant l’amnistie finale. On leur collait au dos une pancarte portant cette inscription : « A été mouchard et en demande pardon à tous. » Ainsi, ils défilaient devant tous les mineurs rassemblés dans la salle et dans la cour, au milieu d’un silence solennel, un silence peut-être plus oppressant pour eux que les malédictions bruyantes d’auparavant. Puis ils revenaient devant le bureau du secrétaire.

— Jurez-vous, leur demandait Ouvard, d’être désormais honnêtes, c’est-à-dire loyaux et, solidaires, d’aimer et soutenir les camarades ?

— Oui, répondaient-ils.

Et, l’un après l’autre, ils répétaient la formule du serment : « Je jure d’être désormais honnête, d’aimer et soutenir les camarades. »

— C’est bien, vous êtes maintenant des nôtres, disait Ouvard.

Et l’infâme pancarte était enlevée ; les mains se tendaient vers ces réhabilités.

D’autres mouchards avaient disparu, le bruit courait qu’ils avaient quitté le pays.

Parmi eux se trouvait Michet. Ainsi qu’il le pressentait, la direction, c’est-à-dire des Gourdes, Troubon et Moschin, — ne lui avait point pardonné sa défaite. Encore s’il se fût fait tuer, on eût pu le revendiquer comme héros et martyr du devoir accompli, montré en exemple à tous les bons ouvriers ! Mais fessé, c’était réellement inacceptable. Les coups appliqués sur son derrière se répercutaient en soufflet à la Compagnie.

Sans perdre de temps, l’ex-révolutionnaire Moschin s’était efforcé de réorganiser sa police.

Œuvre ardue, car cette réorganisation s’opérait, on peut le dire, sous le feu de l’ennemi. La grève maintenant se déroulait. Le lendemain de la bataille du Fier Lapin, aucun syndiqué ne s’était présenté pour descendre. Les autres mineurs, hésitant d’abord, avaient fini, un peu tous les jours par se rallier à la cause de leurs camarades. Le troisième jour, onze cents seulement travaillaient ; le quatrième jour, on n’en comptait plus que sept cents.

Canul était accouru chez Moschin lui demander des instructions. Il ne se sentait pas à l’aise : s’il allait au travail, il mettait en lumière son rôle de traître dans le syndicat ; s’il participait à la grève, que deviendrait son salaire ?

Il éprouva un véritable soulagement en entendant Moschin lui dire :

— Mais certainement, soyez gréviste et hurlez avec les loups, plus fort qu’eux, jusqu’au jour où nous vous dirons de vous taire. Vous toucherez votre paie comme auparavant.

Canul se retira radieux. Il allait pouvoir se reposer, car moucharder ses camarades n’était pas une besogne bien fatigante, et il serait payé ! Quelle bonne fortune !

Le baron des Gourdes était soucieux : le développement prodigieux de la grève l’effrayait. Sept cents ouvriers travaillant, quelle dérision ! Pas même le dixième de ses mineurs, car tout autour de Mersey, le mouvement se propageait : à Pranzy, Montjeny, Jagey, dans toute la région, les puits vidaient leurs contingents d’esclaves, les chantiers se fermaient ; on rencontrait des bandes de grévistes parcourant le pays en entonnant la Carmagnole et d’autres chants révolutionnaires.

Sauf la bourgeoisie cléricale, la population sympathisait avec les mineurs. En vain, l’abbé Carpion avait lancé sur ces derniers les foudres de son éloquence, les stigmatisant comme des communistes pillards, prêts à tous les excès, incendies, pillages et viols, tous ces excès s’étaient bornés jusqu’alors à la détérioration de deux cages d’extraction et à l’enlèvement de quelques rails.

Les chantiers et la direction étaient d’ailleurs gardés par la troupe. La police et la gendarmerie n’avaient pas osé bouger le premier jour après la raclée reçue par les mouchards. De fait, Mersey se trouvait au pouvoir des grévistes : Détras et Bernard conseillaient de pousser les choses à fond, mais Ouvard leur objecta que ce ne pouvait être à quelques milliers de mineurs dont le noyau était un groupement de cinq cents syndiqués à donner le signal d’une révolution sociale.

— Possible, mais après tout, sait-on jamais ? murmura Détras.

— Non, répondit fermement Ouvard, ce serait aller à un écrasement. Travaillons seulement à généraliser le mouvement : le jour où du Brisot à Saint-Étienne tout le pays marchera avec nous, où nous aurons au moins à Lyon, à défaut de Paris, un sérieux point d’appui, alors nous verrons s’il n’est pas temps d’aller exproprier M. le baron des Gourdes.

Il parlait tranquillement, en homme réfléchi qui pèse, avant de se décider, le pour et le contre des choses. Secrétaire et maintenant meneur du syndicat, il sentait les responsabilités ; son esprit sérieux contrebalançait son tempérament énergique. La révolution, oui, on la ferait un jour, mais quand on aurait au moins sept chances favorables sur dix.

Détras et Bernard n’insistèrent point. Ils n’appartenaient plus au monde des mineurs et ne se reconnaissaient pas le droit d’entraîner ceux-ci à une aventure périlleuse. Sans doute se disaient-ils que si les syndicats, gros bataillons ouvriers, doivent, l’heure fatidique venue, livrer la bataille rangée, c’est aux tirailleurs isolés, individus et petits groupes à tâter le terrain et s’il y a lieu, précipiter l’action générale.

Le lendemain soir de la bataille du Fier Lapin, étaient arrivés à Mersey une compagnie d’infanterie et un demi-escadron de gendarmerie à cheval. Des Gourdes, qui avait fait requérir ces troupes, eut d’abord un espoir : qu’une collision se produisît et on pourrait mater les mineurs. Mais les officiers avaient des instructions précises : éviter toute collision.

« Ce préfet-là, il est temps de le faire sauter », pensa des Gourdes.

Par malheur, si réactionnaire que fût le ministère, il ne se pressait pas de donner son congé à un préfet contre lequel n’existait aucun motif plausible de révocation ou déplacement. Et le Jolliveau, persona grata de l’évêché, n’apparaissait pas encore à l’horizon administratif de Seine-et-Loir.

Le mouvement se généralisait, calme et puissant comme un grand fleuve qui suit son cours. Au Brisot même, des symptômes d’agitation se remarquaient parmi les ouvriers de la fonderie. Le cri de : « À bas Schickler ! À bas les exploiteurs ! » avait été poussé à plusieurs reprises devant la demeure du grand usinier. Des mains inconnues avaient affiché des placards socialistes dans les rues et jusque dans les ateliers.

Dans les villes du département, à Môcon et Chôlon surtout, les radicaux se montraient sympathiques au mouvement. Ils n’entrevoyaient pas comme but plus ou moins éloigné l’expropriation des capitalistes par une révolution analogue à celle dirigée un siècle auparavant par la bourgeoisie contre la noblesse. Mais quelles que fussent leurs idées sur la façon de résoudre le problème économique, ils se sentaient une sympathie pour les victimes d’une exploitation rapace doublée d’un odieux écrasement clérical. Les Schickler, les des Gourdes, c’était la caste irréductiblement antidémocratique, la féodalité reconstituée, haïssant la république même bourgeoise parce que celle-ci, par la force des choses, se réclamait toujours d’un principe populaire et permettait au moins un mouvement d’idées au bout duquel se trouvait la transformation sociale.

Bernard, tout révolutionnaire qu’il fût, sentait que les mineurs avaient besoin de rester en contact avec les éléments radicaux influents sur la masse. Il avait écrit au docteur Paryn, lui rappelant la fameuse réunion empêchée deux ans auparavant par la police de la Compagnie. Maintenant que cette police était battue, désorganisée, et que la troupe ne semblait pas chercher un conflit, c’était le moment de prendre une revanche et de marquer la différence des temps.

Paryn sentait monter le mouvement avec une force continue. Quelle en serait la fin ? Bien que ses conversations avec Bernard, et surtout son observation impartiale des faits, eussent modifié sa manière de voir sur plus d’un point, il ne croyait toujours pas à l’efficacité d’une révolution rapprochée remuant la société dans ses profondeurs. Il appréhendait que, à la faveur du bouleversement, les vieux partis de réaction ne tentassent de s’emparer du pouvoir. Certes, à ce moment, la bourgeoisie moyenne et libérale étant annihilée ou fondue dans le prolétariat, la haute bourgeoisie ralliée à la réaction, la lutte serait entre celle-ci et la révolution sociale ; mais qui l’emporterait ?

Plutôt que de courir un aussi formidable risque, il eût préféré des transactions : la participation des travailleurs aux bénéfices, puis le rachat par l’État et l’organisation de l’exploitation minière en un service public. Mais il admettait parfaitement que les mineurs, souffrant individuellement dans leur chair, ne pouvaient se bercer et tromper leur misère avec ces spéculations d’économie politique. Et maintenant que la lutte était déclarée entre la compagnie et ses serfs, il n’hésiterait pas : il soutiendrait la cause de ces derniers.

D’ailleurs, s’il n’était point partisan d’une révolution sanglante, il se rendait compte qu’une forte pression populaire est généralement indispensable pour arracher de temps à autre quelques concessions aux privilégiés ou à l’État.


IX

TRAVAIL CONTRE CAPITAL


Galfe n’avait pas pris part, comme Détras et Bernard, aux événements de la grève. Non qu’il fût devenu pusillanime ou plus respectueux des exploiteurs. Mais il se sentait, bien plus que Bernard et même que Détras, tout à fait en dehors des mineurs, en dehors de ce monde ouvrier pour l’émancipation duquel il avait combattu certes, mais en indépendant, en isolé.

C’est là ce qui arrive souvent aux impatients, à ceux qui, las d’attendre les retardataires, partent en guerre tout seuls. Ils finissent par perdre tout contact avec les autres et quand ceux-ci, à leur tour, s’ébranlent, eux, fatigués, s’arrêtent.

Pour Galfe, la perte du contact était doublement inévitable, puisque le bagne l’avait pris et gardé dix ans.

Mais tandis que Détras, d’un tempérament différent, d’une nervosité moindre, se sentait ressaisi par l’amour de cette bataille ouvrière, Galfe, lui, qui jadis avait fait parler la dynamite, sentait qu’il vivait d’une autre vie que les mineurs. Le rêveur, le poète qui étaient en lui s’étaient dégagés de l’enveloppe du terroriste : il planait dans un autre monde.

Non pas dédaigneux, certes, de ces prolétaires qui étaient sa caste, avec lesquels il avait autrefois travaillé dix heures par jour, dans les entrailles du sol, au milieu de la poussière de charbon et des émanations du grisou. Mais impuissant à suivre les questions terre à terre d’un syndicat, à s’enthousiasmer pour des réformes de détail, la révolution même qu’il entrevoyait jadis comme une divinité justicière, lui apparaissait maintenant comme un point insignifiant dans l’évolution de l’humanité. L’humanité ! Qu’était-ce que cette espèce transitoire d’animaux aujourd’hui supérieurs, demain inférieurs, lorsque d’elle se serait dégagée la race des surhommes ? Il s’abandonnait à sa pensée, l’emportant comme avec des ailes, loin de cette misérable planète. Où ? Il ne savait, vers l’inconnu, vers l’infini.

Cette vie du rêve ne l’éloignait pourtant pas de Céleste. Par Céleste, il se rattachait à la terre, au monde réel. Si tant est que ce monde réel soit autre chose qu’une illusion !

C’est que, en Céleste, s’incarnait toute poésie, toute harmonie, tout amour. Sa beauté, qui allait à son suprême épanouissement, était faite à la fois de grâce et de force. Tandis qu’il y avait incontestablement chez Galfe un côté maladif, dû peut-être à l’atavisme, en Céleste, tout était saine vigueur en même temps que charme ; son enfance errante, au grand air, l’avait fortement trempée ; grâce à cette sève vivace puisée sous le ciel pur, au grand soleil, elle avait pu ensuite sortir non broyée des dures épreuves de la vie.

L’amour de Galfe et de Céleste n’avait pas diminué. Tous deux vivaient l’un en l’autre et par l’autre. Si laborieuse et occupée qu’elle fût des détails de la vie pratique, la jeune femme possédait, elle aussi, indépendamment d’un cœur généreux, un sens inné du beau. Elle avait désiré s’instruire pour vivre toujours en communion complète avec son amant, alors même que leurs sens seraient rassasiés de caresses. Lui s’était fait son éducateur ; touchant enseignement que celui donné par ce prolétaire qui lui-même s’était efforcé d’élargir, par des lectures, son éducation toute primaire. Il n’avait pu lui apprendre évidemment ce qu’il ignorait, les lettres, l’histoire et les sciences abstraites ; mais à des leçons élémentaires de grammaire et de calcul, il avait ajouté quelques notions usuelles de géographie, voire même de géologie et de cosmographie.

La chose peut paraître étrange. Pourtant rien n’est plus réel. En vivant dans les entrailles du sol, le mineur à l’intelligence ouverte et affinée avait voulu connaître l’histoire de cette terre qu’il déchirait ; comme, aussi, étouffant dans les ténèbres souterraines, son esprit incompressible s’était élancé instinctivement par delà l’azur radieux vers l’étendue sans limites. Il avait lu, médité et maintenant il rencontrait en Céleste une élève qui le comprenait.

Un observateur stupéfait eût entendu cette jeune femme, ignorante de la règle d’accord des participes, dire à son amant :

— Oui, qu’est-ce que la terre ? Un point dans l’espace, un point qui s’effacera dans quelques millions d’années ! Le soleil lui-même s’éteindra ; mais d’autres terres et d’autres soleils naîtront peut-être.

— La vie est infinie, universelle, répondait Galfe.

Et la leçon ou la causerie instructive, délassant du travail assidu de la journée, se terminait par des baisers.

Qu’on ne croie pas, nous le répétons, à de l’exagération. S’il est une science qui ait jamais eu de l’attraction sur les anarchistes, ennemis des frontières, des gouvernements, des religions, des lois, c’est l’astronomie. Comment pourrait-on croire au caractère sacré des fictions acceptées par l’inconscience humaine, lorsqu’on voit le peu de place qu’occupent dans l’univers notre humanité et la terre elle-même, lorsqu’on voit la vie se continuer en dehors de nous sous toutes les formes, incessamment changeantes ? Le poète et le voyant se confondent et c’est pourquoi aussi des astronomes-poètes comme Flammarion se révèlent souvent anarchistes !

Là, dans ce nid d’amour du bois de Faillan, Galfe et Céleste vivaient leur beau rêve, oubliant leurs misères passées, oubliant même la grève qui grondait à deux pas d’eux dans Mersey.

Pourtant, lorsqu’il se rendait en ville porter le linge aux clients, Galfe rencontrait des groupes de mineurs, des patrouilles de soldats et de gendarmes, des murmures de colère montaient jusqu’à lui et parfois alors un frisson le secouait. Brusquement, il revoyait sa vie passée, le travail d’esclave au fond des puits, la révolte, la dynamite, le bagne.

Et dans le rappel de ce drame vécu, toute sa chair de prolétaire frémissait. Quelquefois, au passage, il s’arrêtait chez Détras pour lequel il se sentait une sympathie réelle. Il leur arrivait de vider ensemble une chopine, histoire non de boire, mais de causer. Pourtant, comme par un accord tacite, ils évitaient l’un et l’autre de parler de la Nouvelle-Calédonie : à quoi bon évoquer des souvenirs d’amertume et de désespoir ?

Détras, maintenant, achevait de s’installer avec sa femme et son ami. L’ancienne maison était presque entièrement rebâtie, en tout cas, suffisamment pour qu’ils pussent y loger. Une clôture en bois entourait le terrain loué ; le poulailler s’élevait déjà, pourvu d’une vingtaine d’hôtes emplumés ; l’étable était à demi construite. Encore une dizaine de jours et tout serait à point.

Geneviève s’occupait de la basse-cour. Détras et Panuel des travaux de construction. Grâce à leur activité et aussi au concours des amis, les frais avaient été moindres qu’on ne le supposait et on allait pouvoir acheter sans trop se serrer la vache et les chèvres. Déjà la carriole était là, remisée dans un coin de l’étable, où ruminait un ânon vigoureux et doux, bonne bête de trait. Détras, par une réminiscence ironique lui avait donné le nom de Touvenin, insulte pour l’inoffensif quadrupède à longues oreilles, mais réhabilitation pour la mémoire du feu commissaire de police. La loi des compensations ne domine-t-elle pas l’univers ?

Quelquefois, le matin, les habitants du faubourg de Vertbois voyaient la carriole descendre vers la ville, au trot de l’ânon. Détras ou Geneviève la conduisait, portant au marché des œufs frais, allant y chercher les provisions de deux ou trois jours pour la petite colonie. Au passage, c’étaient des : « Bonjour, monsieur Détras » ou : « Bonjour, madame Détras ! » et des : « Hue ! donc, Touvenin ! » proférés au milieu de gros rires par les anciens du pays, qui se rappelaient le défunt commissaire. Ce baptême de l’âne plaisait aux gens de Mersey et augmentait la popularité des Détras.

L’activité inlassable que déployait l’amnistié à son installation ne l’empêchait pas de descendre, le soir, après dîner, chez Brossel où il trouvait Ouvard et Bernard. Ce dernier, depuis le commencement de la grève, ne vivait plus ; cette grève, on pouvait dire que c’était son œuvre : avant tous les autres, il l’avait préparée, en semant l’idée dans les esprits. Et maintenant, il la voyait se réaliser ; sa vie en était emplie ; dès le matin, se mettant en route avec ses ballots de journaux, il prêchait à tous les ouvriers qu’il rencontrait la solidarité et la résistance au capital. Les grévistes affluaient chez lui par groupes, dans l’après-midi et le soir, l’entourant de leurs sympathies, car ils se rappelaient combien il avait souffert pour la cause ouvrière, et l’écoutant parler avec une sorte de ferveur religieuse. Cette ferveur, loin de griser Bernard, l’agaçait et, parfois, il s’écriait brusquement :

— Mais, sacrebleu, au lieu de répondre toujours oui à ce que je dis, discutez : je n’ai pas la science infuse !

Bernard et Détras se retrouvaient avec Ouvard à la maison de Brossel. Tous trois se comprenaient, également hommes de tête et de résolution avec des caractères différents : Détras vivait en libertaire dans une société qu’il méprisait et détestait, s’efforçant de n’avoir de contact avec elle que pour la démolir ; Bernard était le collectiviste révolutionnaire, ne niant pas la beauté du rêve, mais ne s’y attardant point, toujours préoccupé des moyens pratiques pour amener le plus tôt possible l’affranchissement de la classe ouvrière et l’expropriation des capitalistes. Quant à Ouvard, que les événements mettaient en lumière, son influence sur les mineurs ne cessait de croître ; il apparaissait le laborieux tenace et lucide, avec une tendance à regarder au delà de Mersey et du syndicat.

— Prends garde, lui avait dit un jour Bernard en riant, c’est l’ambition qui s’éveille en toi. Ne va pas lâcher les camarades pour prendre ton vol vers le Palais-Bourbon.

— Qui sait ? avait répondu Ouvard sur le même ton. Mais si jamais j’y entre, ce sera pour dire leurs quatre vérités aux bourgeois.

Détras, Bernard et Ouvard formaient par le fait un triumvirat exerçant une influence morale qui s’étendait des mineurs à toute la population ouvrière de Mersey. Ils n’étaient pas toujours d’accord sur les solutions ; une discussion amicale mais chaude, dans laquelle chacun apportait son tempérament et ses vues, avait éclaté entre eux, le surlendemain même de la proclamation de la grève.

— Il ne suffit pas de se mettre en grève : il faut faire connaître ses griefs et ses revendications, avait dit Ouvard.

— C’est très juste, approuvèrent à la fois Bernard et Détras.

Et ce dernier ajouta :

— La mine aux mineurs !

Ouvard eut un mouvement d’épaules.

— Eh oui, je sais bien, dit-il, l’expropriation. Moi aussi, j’en suis, nous en sommes tous ; mais pouvons-nous l’effectuer aujourd’hui ? Non, n’est-ce pas ? Alors, demandons autre chose en attendant.

— Parle, fit Détras.

— Voici, je crois, la liste de revendications qu’on pourrait présenter à la Compagnie, avec l’espoir de voir les autorités intervenir en notre faveur.

Ouvard tira de sa poche un papier, le déplia et lut :

1o Reconnaissance explicite du droit des mineurs à se syndiquer et réembauchage des ouvriers congédiés pour leurs opinions ou pour avoir adhéré au syndicat ;

2o Dissolution de la police de la Compagnie. Renvoi de Moschin et de ses sous-ordres ;

3o Suppression de l’ingérence des agents de la Compagnie dans la vie privée ou familiale des mineurs ;

4o Augmentation de salaire de 0 fr. 25 par jour pour tous les ouvriers, sans exception ;

5o Politesse des chefs envers les hommes pendant le travail ;

6o Droit à un repos effectif d’une heure (de midi à une heure) dans les galeries.

Qu’en dites-vous ? fit Ouvard lorsqu’il eut achevé de lire.

Détras eut une moue dédaigneuse.

— Quoi ! fit-il, c’est pour réclamer si peu de chose qu’on aura mis tout le pays en mouvement.

Il regardait Bernard. Celui-ci hochait la tête, perplexe.

— En effet, murmura-t-il. Cela ne me satisfait pas entièrement. Il y manque je ne sais quoi, une affirmation du droit des mineurs à la richesse produite, quelque chose qui réserve l’avenir.

Ouvard haussa les épaules.

— Vous voilà bien partis pour le pays des rêves, dit-il. Si pâles que vous paraissent ces revendications, je suis bien sûr que la compagnie les trouvera encore trop rouges.

— Oh ! pour cela, c’est certain, murmura Bernard, mais enfin, ce n’est pas une raison. Il faut profiter du courant qui nous porte pour aller aussi loin que possible.

Le secrétaire du syndicat demeura quelques instants songeur.

— Écoutez, dit-il enfin, moi aussi je comprends qu’il faut demander beaucoup pour avoir peu. Mais tout de même, si on demande par trop, on n’obtient rien du tout.

— Quoi que tu demandes, fit Détras, tu te heurteras à l’opposition de la Compagnie. Alors, refus pour refus, autant s’affirmer catégoriques.

Bernard approuvait de la tête. Ouvard eut un léger mouvement d’impatience.

— Avec cette différence, déclara-t-il, que si nos propositions sont acceptables, nous serons soutenus par l’opinion publique…

— Oh ! l’opinion publique ! prononça Détras.

C’était à lui-même qu’il se parlait. L’ancien forçat revoyait ses compatriotes terrorisés au moment du procès de la bande noire, et n’octroyant aux victimes pour toute aide qu’une pitié platonique. Il revoyait, à la Nouvelle, les hommes libres, civils, marins, colons, flétrissant de leur mépris le troupeau muet des condamnés sans savoir qui étaient ces hors-la-société, quels actes ils avaient commis.

Ouvard lut cette pensée amère sur le visage de l’amnistié.

— Évidemment, je sais bien, fit-il, l’opinion, cette déesse, n’est souvent qu’une prostituée. N’importe ! Elle existe, elle compte : il faut tâcher de l’avoir pour soi.

Malgré tout, Ouvard eût voulu, lui aussi, accentuer le programme des revendications ; mais il se disait qu’il n’était pas prudent de forcer la note. Si le syndicat, qui représentait l’avant-garde ouvrière, s’en contentait, il était vraisemblable que, pour la masse des mineurs, c’était tout ce qu’on pouvait prétendre obtenir en ce moment.

Cette pensée : maintenir la communion du syndicat et de la masse ouvrière, dominait Ouvard. Il pressentait le projet de Moschin : guetter le moindre tiraillement des mineurs pour constituer un syndicat jaune. Il était non moins indispensable que la sympathie générale non seulement à Mersey, mais dans le département et dans toute la France allât aux grévistes et poussât les pouvoirs publics à intervenir en leur faveur, car une question primordiale se dressait : celle de la subsistance.

— Comment nourrir les grévistes et leurs familles si le conflit s’éternise ? demanda-t-il à Détras et Bernard.

— Eh ! avait répondu le premier, il ne faut pas qu’il s’éternise ou, autrement, il ne restera plus qu’un moyen : prendre où il y a.

— Piller ! fit Ouvard en fronçant le sourcil. C’est un expédient de désespoir.

— De guerre sociale.

— Si tu veux, mais nous n’en sommes pas encore là. Si seulement la municipalité était socialiste révolutionnaire, elle réquisitionnerait pour nourrir les travailleurs, quitte à s’entendre après avec les fournisseurs.

— Va demander cela à Bobignon !

— Enfin, résumons ! dit Ouvard impatienté. Nous n’avons pas le droit de sacrifier les mineurs et les familles à des considérations théoriques. C’est à eux, en définitive, à déclarer si le programme leur paraît suffisant, trop fort ou pas assez.

— En cela tu as raison, répondit Bernard. Assemble le syndicat et après le syndicat tous les autres.

Détras demeurait songeur. Il se disait que le parlementarisme est un écueil des mouvements populaires et que, sans s’attarder aux formes, c’est aux plus conscients, aux plus énergiques à guider la grande masse, jusqu’au jour où cette masse, à son tour, lancée d’un élan irrésistible, les déborde et les dépasse.

Mais les mineurs de Mersey en étaient-ils arrivés à ce point d’évolution ou d’entraînement ?

Rares encore, il faut bien le dire, étaient ceux qui, comme Bernard et Ouvard, voyaient en fin de compte l’expropriation des capitalistes au profit de la collectivité. La conception d’une société toute nouvelle dans laquelle le salariat serait définitivement aboli leur échappait. Ils sentaient l’oppression du capital et lui envoyaient l’anathème de leurs colères ; mais, en même temps, le monstre leur paraissait indéracinable : ils n’osaient rêver comme possible sa disparition complète. Un singulier mélange de colères anarchistes, de vagues tendances socialistes et de vieilles idées routinières d’esclaves inconscients se faisait en leurs esprits. Par moments, on eût cru des iconoclastes, décidés à faire table rase de tout ce qui existait. L’instant d’après, on les entendait dire : « Bah ! des patrons, il y en aura toujours ! »

Ce qu’ils voulaient avant tout, c’était un peu moins d’écrasant travail et un peu plus de pain ; c’était aussi d’être traités en hommes et non en bêtes de somme par les chefs ; c’était enfin, une fois leur tâche terminée, se sentir affranchis de la surveillance ignominieuse des mouchards, libres de ne pas envoyer leurs femmes et leurs filles aux offices et à confesse, sous peine de perdre leur pain.

Les propositions formulées par Ouvard furent adoptées d’acclamation par les syndiqués réunis à la maison Brossel. Ce jour-là, on eût dit que la mer, une mer humaine, déferlait sur l’habitation. La cour, le local du syndicat, les autres chambres étaient bondées de mineurs s’empilant et s’étouffant pour entendre la lecture du memorandum résumant leurs griefs et leurs espérances. Au milieu de cette masse de chair à travail qui débordait jusque dans la rue, Ouvard, se frayant difficilement un passage, allait d’une place à une autre, lisant son exposé de revendications, salué par des tonnerres d’applaudissements.

Mais ce n’était pas tout : si le syndicat demeurait le noyau de la force ouvrière, il ne pouvait sans imprudence se séparer de la masse ou s’arroger le droit de parler sans mandat au nom de cette masse. Certes, les adhésions au syndicat s’étaient multipliées depuis le commencement de la grève ; malgré cela, que représentait-il numériquement ? À peine le dixième des grévistes.

— Camarades, cria Ouvard, prévenez tous ceux que vous verrez qu’on se retrouvera ce soir à sept heures sur la côte en face la Ferme nouvelle.

La Ferme nouvelle, c’était le nom sous lequel, déjà, dans le pays on désignait l’habitation des Détras.

Marbé étant dégoûté, depuis la terrible bataille, de louer la salle du Fier Lapin, pour y tenir des réunions et les autres débitants ou cafetiers continuant à se courber devant la Compagnie, il devenait impossible de trouver un local. Déjà Brossel avait reçu injonction du commissaire de police — injonction illégale d’ailleurs — de déloger de chez lui le syndicat sous peine de poursuites. Pourtant, il fallait se rassembler : c’était la condition vitale sine quâ non de la grève.

Se réunir dans les bois, comme au temps de la bande noire ? Ouvard s’y fût opposé de toutes ses forces. C’eût été pour lui une diminution morale des ouvriers, n’osant affirmer leur droit que clandestinement, à la façon de conspirateurs ou de pusillanimes. Or, ils n’avaient à être ni l’un ni l’autre. C’était ouvertement, en face de cette ville de Mersey, créée par le travail, qu’ils devaient proclamer leurs revendications et montrer leur force.

Sur le large plateau s’étendant au-dessus du faubourg de Vertbois devant la Ferme nouvelle, à l’est, et les Mésanges à l’ouest, avec le Fier Lapin entre ces deux points extrêmes, l’espace ne faisait pas défaut. Une petite armée eût pu y manœuvrer : l’armée des mineurs y serait à l’aise pour écouter Ouvard et sanctionner ou rejeter les propositions.

À l’avance, le secrétaire du syndicat, aidé par ses camarades, avait rédigé une trentaine de copies. Brossel en avait reproduit à peu près autant au polycopie, de sorte que les grévistes qui demeuraient groupés par équipes de puits et de galeries, pouvaient se prévenir mutuellement, se mettre au courant des propositions, et n’avoir plus qu’à approuver ou rejeter.

Il faudrait sans doute se hâter, car la troupe et surtout la gendarmerie prévenues, pourraient arriver et dissoudre cette réunion en plein air. La France démocratique ne jouit pas, à ce point de vue-là, des libertés politiques de la monarchique Angleterre.

— À ce soir ! répétèrent les syndiqués.


X

GRÉVISTES ET SOLDATS


Sur le plateau du Vertbois, des milliers d’hommes, des mineurs, étaient assemblés dans un bourdonnement d’orage. Combien étaient-ils ? Cinq mille, six mille, peut-être davantage. Parmi eux, aussi des femmes et des enfants, les leurs, venus naturellement puisqu’il s’agissait du pain de toute la famille.

À chaque instant, de nouveaux groupes de grévistes montaient la côte du faubourg et venaient se fondre dans cette multitude comme des fleuves dans un océan. Et d’instant en instant, aussi, augmentaient la houle et le murmure de la foule.

Sous le ciel clair de cette soirée de printemps, le spectacle était saisissant. L’armée du travail se dressait, grondante, devant la ville qui n’existait que par elle ; Mersey avec ses toits rouges, ses édifices, ses hautes cheminées d’usine, ses larges bâtiments de la direction et ses chantiers, apparaissait au pied de cette armée comme une Rome minuscule assiégée par des Barbares.

La multitude s’étendait en face de la Ferme nouvelle jusqu’au Fier Lapin. Très perplexe, Marbé avait clos les volets et se préparait à fermer la porte de son établissement en cas de bagarre ; toutefois, il attendait, pour prendre cette dernière résolution, que les choses se fussent tout à fait gâtées, car l’argent des grévistes qui venaient se faire servir des verres était aussi bon à prendre que tout autre.

Mais moindre qu’il l’espérait était le nombre des consommateurs. La plupart des mineurs mariés calculaient le déficit que toute dépense superflue apporterait à ce moment de chômage dans le budget du ménage, et si nombre de femmes avaient, ce soir-là, accompagné leurs maris, c’était justement pour les retenir, sachant que la réunion se tiendrait près du Fier Lapin.

Un remous agita la foule. Ouvard, accompagné de Détras et de Bernard, sortait de la Ferme nouvelle. Les rangs s’entr’ouvrirent devant eux ; une chaise et une table apparurent au-dessus des têtes et, passées de mains en mains, disparurent au milieu de la foule.

Deux minutes plus tard, on vit le secrétaire du syndicat surgir dominant la multitude. Il avait placé la chaise sur la table et était monté sur cette chaise, que des camarades maintenaient en équilibre.

— Citoyens, camarades… commença-t-il.

— Silence ! crièrent les mineurs.

Le bourdonnement des conversations alla s’éteignant et, au bout d’un moment, un silence religieux se fit.

— Il ne suffit pas, continua Ouvard, de vous mettre en grève, lassés que vous êtes par toutes sortes de vexations. Il faut expliquer clairement pourquoi vous êtes en grève et ce que vous voulez.

— Oui ! oui ! clamèrent des milliers de voix, tandis que des applaudissements éclataient.

— Je vous en prie, camarades, poursuivit le secrétaire du syndicat, ne perdez pas de temps à applaudir, car la police prévenue certainement de notre meeting, la police, toute à la dévotion de la direction, peut chercher un conflit et il ne faut pas lui en fournir l’occasion. Nous avons le droit pour nous, gardons-le.

Malgré l’objurgation d’Ouvard, il y eut de nouveaux applaudissements. C’était forcé : le rythme des phrases, sonnant à l’oreille musicale des Latins, détermine chez ceux-ci, bien plus que la valeur raisonnée des mots, le réflexe tout mécanique qu’est le claquement de mains.

Cependant Ouvard donnait lecture du memorandum. Il avait achevé le premier paragraphe, reconnaissance du droit syndical et réembauchage des mineurs renvoyés, lorsqu’une voix s’écria : « Les gendarmes ! »

En effet, à l’est, une ligne de cavalerie apparaissait s’avançant au pas. Tout aussitôt Canul, obéissant à un mot d’ordre de Moschin, s’écria :

— Nous sommes trahis !

Ce cri de trahison eût pu entraîner une panique effroyable. Ouvard ne lui donna pas le temps d’avoir un écho, il clama :

— Ne vous dispersez pas ! Les gendarmes ne seront pas ici avant cinq minutes. Nous avons le temps d’achever la lecture et de désigner des délégués auprès de la Compagnie. Puis vous vous retirerez tranquillement.

Canul allait réitérer son cri, mais il n’eut pas le temps. Bernard, qui l’avait entendu, s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Juste comme il ouvrait la bouche, le mouchard reçut un formidable coup de pied dans le derrière, en même temps que ces paroles menaçantes retentissaient à son oreille :

— Salaud ! s’il y a un traître, c’est toi. Il y a longtemps que je te tiens à l’œil !

Le regard effaré de Canul se baissa devant le regard fulgurant de Bernard. Des murmures éclatèrent autour du mouchard qui, prudemment, fit une trouée dans la foule et disparut.

Ouvard achevait de lire les propositions. Les gendarmes maintenant apparaissaient à cinquante pas, sur un seul rang, prêts à charger. On voyait le commandant Baquet en tête, parcourant le front de sa troupe au petit trot de son cheval noir, et, marchant en serre-files des cavaliers, on put apercevoir un petit groupe d’hommes à pied en vêtements civils. C’était le maire, le commissaire de police ceint de son écharpe, et Moschin.

C’était à cause de la présence de ce groupe allant à pied que les gendarmes n’avaient pas encore chargé, car il était nécessaire qu’il y eût au moins un semblant de sommations légales.

— Camarades, cria Ouvard, les propositions sont-elles acceptées ?

— Oui ! répondirent les milliers de voix d’une seule clameur.

— Sabre au clair ! tonna le commandant Baquet.

Et cinquante lames sortirent du fourreau.

La foule commença à refluer. Quelques mineurs, un petit nombre, se dispersèrent en voyant arriver les gendarmes. On n’avait plus le temps de s’attarder aux formalités. Ouvard se hâta d’ajouter :

— Que ceux qui veulent accepter comme délégués Dubert, Laferme et moi lèvent la main.

Six mille mains se levèrent ; quelques mineurs levaient les deux mains, tandis que retentissait ce cri général : « Tous ! »

Les gendarmes venaient de faire halte à vingt pas. Le commissaire de police s’avança vers les mineurs.

— L’avis contraire ! criait Ouvard.

Aucune main ne se leva, les quelques-uns qui, comme Canul, eussent été tentés de le faire, se trouvaient intimidés devant pareille unanimité.

— Au nom de la loi, cria Bobignon, je vous somme de vous disperser.

— Dispersez-vous, mes amis ! cria Ouvard. Notre besogne est finie.

Déjà nombre de grévistes s’étaient retirés, les uns vers le faubourg des Mésanges, les autres descendant vers le faubourg de Vertbois.

Tout à coup il y eut de ce côté un mouvement de reflux ; des mineurs, des femmes, des enfants revinrent en désordre, tandis qu’au son du clairon éclatant, une colonne de soldats montant la côte apparaissait sur le plateau.

C’était la compagnie du capitaine Fissard, marchant au pas, baïonnette au canon.

Un affolement s’empara d’une partie de la foule se sentant placée entre deux feux, tandis que Moschin, décidé comme s’il eût été le véritable généralissime, disait à Raquet :

— Mon commandant, voyez ! les sommations légales sont faites : il est temps de faire charger.

Irrésolu d’abord, l’officier se décida et lança ce commandement :

— Au pas ! Allez !

Moschin haussa les épaules. C’était au trot et au galop qu’il eût voulu voir les gendarmes s’élancer sur cette masse, y traçant de rouges sillons à grands coups de sabre. L’homme d’autorité, le chef, qui était en lui et qui s’était dirigé jadis du côté de la révolution, paraissait pleinement à cette heure. Comme il eût conduit sans hésitation la charge, lui, Moschin ! Mais ces officiers ! des mazettes ! des poules mouillées !

— Pourvu que l’autre marche ! se dit-il en songeant à Fissard. Hum ! Il a l’air aussi moule que celui-ci. Est-ce qu’il ne devrait pas enlever ses hommes en faisant sonner la charge ?

Mais si la compagnie n’avançait qu’au pas, elle n’en avançait pas moins ; la masse des mineurs, n’ayant plus de retraite que vers les Mésanges et les bois, encombrait encore le plateau, dans une bousculade qui empêchait la fuite du grand nombre.

Fissard avait été contraint de marcher, ne pouvant se dérober aux injonctions de son supérieur. Intérieurement furieux, il faisait avancer ses soldats au pas afin de donner aux grévistes le temps de s’enfuir, mais il s’indignait contre ceux-ci en voyant qu’ils se barraient toute retraite.

Soudain, Détras, s’étant dégagé de la foule, apparut devant la porte de la Ferme nouvelle et l’ouvrit toute grande.

— Ici, mes amis, cria-t-il, vous serez en sûreté.

Un flot de mineurs, de femmes, d’enfants envahit la ferme. Six ou sept cents peut-être. Cet écoulement facilita la fuite d’un millier de personnes dans la direction opposée.

Derrière les grévistes qui étaient entrés, Détras referma la porte afin d’empêcher toute invasion des gendarmes ou des soldats.

— Là maintenant, dit-il aux mineurs. Vous pouvez vous retirer de ce côté en enjambant le mur.

Il leur montrait la clôture non terminée dans la direction de Vertbois. Cette clôture n’arrivait pas encore à hauteur d’homme.

Ce fut aussitôt une escalade générale, les hommes, les femmes, les enfants se poussaient, se faisaient la courte-échelle et disparaissaient dans le clair obscur des terrains vagues pour se retrouver dans le faubourg de Vertbois, derrière la compagnie du capitaine Fissard.

Et comme les soldats débouchaient sur le plateau, ils ne trouvèrent plus devant eux que quelques centaines de personnes.

— Halte ! cria le capitaine.

Les soldats qui, autant que leur chef, manquaient d’entrain, s’arrêtèrent aussitôt. Parmi eux, sans doute, s’en trouvait-il qui se demandaient si, fils d’ouvriers et de paysans, leur rôle était de marcher contre ces prolétaires. Pour qui ? Ils ne savaient. Au nom de quoi ? De la discipline, de la loi, de la patrie, leur disait-on ; mais, si inconscients fussent-ils, derrière ces grands mots, ils entrevoyaient vaguement s’agiter de mystérieux et formidables exploiteurs.

Les gendarmes, arrivés sur les grévistes, faisaient caracoler leurs chevaux. Déjà plusieurs mineurs avaient été renversés et piétinés ; d’autres, qui s’étaient jetés à la tête des chevaux, se suspendaient à la bride ou tiraient les gendarmes par les pieds et s’efforçaient de les faire tomber, avaient reçu des coups de sabre ; Moschin et le commissaire s’étaient même emparés de Sarrazin, malgré les efforts furieux de celui-ci. Et du bout du plateau, quelques grévistes, s’arrêtant dans leur fuite, se retournaient pour ramasser des pierres et de loin les jeter aux gendarmes.

Le commandement de : « Halte ! » exécuté par les soldats changea la tournure des choses. Instinctivement, les gendarmes s’arrêtèrent ou se replièrent comme si le même ordre leur eût été lancé par leur chef. Sarrazin en profita pour s’échapper des mains de ses captureurs et se glisser entre les chevaux.

— C’est trop fort ! s’écria Moschin indigné. Mais qu’est-ce qu’ils foutent donc ?

Intrépidement, il se porta en avant comme les derniers grévistes évacuaient le plateau. Une pierre, lancée de plus près que les autres, vint tomber à ses pieds : il n’y prit garde.

Cependant, le commissaire de police avait vu avec rage la fuite de plusieurs centaines de mineurs vers la Ferme nouvelle. Et comme les gendarmes demeuraient maintenant immobiles sur le plateau, complètement évacué par les grévistes, il se dirigea, accompagné du maire, vers l’habitation. Le commandant Baquet, sans trop deviner ce qu’ils voulaient faire, les suivit à distance.

Pidurier et Bobignon avaient échangé quelques paroles. Le premier, arrivé devant la porte fermée de la ferme, la frappa du poing.

— Ouvrez ! cria-t-il.

Il attendit une minute : la porte demeurait fermée.

— Ces brigands doivent être en train de se barricader à l’intérieur. Ils sont capables de nous jeter des pierres ou de tirer sur nous quand nous entrerons.

— Vous croyez ? fit Bobignon qui eut un mouvement de recul.

— Dame ! ils sont ici sous la main d’un ancien forçat, un homme terrible.

— Si on faisait enfoncer la porte par les soldats ? C’est leur métier de recevoir les coups de fusil !

— Ils sont bien mous, ces soldats et ces gendarmes ! Ah ! si tous étaient de la trempe de ce brave monsieur Moschin !

De nouveau, le commissaire frappa la porte du poing, si excité qu’il n’apercevait même pas la chaîne de la cloche. Ce fut Bobignon qui tira la poignée, sonnant fiévreusement, par saccades, tandis que son compagnon répétait, s’exaspérant :

— Ouvrez !… ouvrez donc ! nom de Dieu !… Au nom de la loi.

La porte s’ouvrit toute grande : les deux hommes se trouvèrent en face de Détras.

Pidurier fit un pas en arrière, Bobignon en fit deux.

— Vous désirez, messieurs ? demanda tranquillement Détras.

— Mon commandant, dit vivement le commissaire à l’officier supérieur qui, placidement, regardait et écoutait sans intervenir, faites fouiller ce repaire par vos gendarmes. Tous ces brigands de mineurs s’y trouvent cachés.

— Voyons, d’abord, répondit le commandant.

Et s’adressant à Détras :

— Pourquoi avez-vous ouvert aux grévistes ? lui demanda-t-il sévèrement.

— Tout simplement pour éviter une tuerie, répondit du ton le plus tranquille le propriétaire de la Ferme nouvelle.

— Hum !… Enfin, dites à ces gens de sortir.

— C’est déjà fait.

— Hein ! je vous conseille de ne pas plaisanter avec l’autorité.

Ces mots furent dits solennellement par le commandant Baquet, qui se redressa avec une raideur toute professionnelle, Bobignon et Pidurier se redressèrent aussi.

— Mais je parle très sérieusement, fit Détras. Voyez plutôt.

Du geste, il indiquait la cour absolument vide.

— Ils sont partis ! s’écria Pidurier, frémissant de rage.

— Mais oui, ils sont allés tranquillement se coucher.

Et dans ces paroles de l’ancien forçat, il y avait comme une imperceptible note de regret. Peut-être eût-il préféré voir les six mille grévistes tenir tête à cette poignée de gendarmes et de soldats.

Mais le commandant Baquet n’était pas assez psychologue pour saisir cette nuance.

— Ma foi, dit-il, ils ont bien fait de filer, ça nous a épargné de cogner dessus.

Le commissaire eût bien voulu mettre Détras en état d’arrestation ; mais il n’osait, devant l’attitude modérée du commandant. Et puis quel prétexte invoquer ? Le fait d’aider à s’en aller des grévistes sommés de se disperser, ne pouvait être véritablement considéré comme une révolte à la loi.

Geneviève et Panuel arrivaient à ce moment de l’autre extrémité de la ferme. Ils avaient accompagné à quelque distance les grévistes pour s’assurer que rien ne s’opposait à leur retraite. Certains que tout allait bien de ce côté, ils s’en revenaient, causant des événements de la soirée. En apercevant Détras en pourparlers avec trois hommes, ils se hâtèrent de le joindre.

Les regards du commissaire et de Geneviève se croisèrent. Sous l’œil furibond de Pidurier, la courageuse femme ne se sentit pas intimidée ; sa vie d’épreuves stoïquement supportées l’avait mise bien au-dessus de toute peur irraisonnée de l’autorité. Au contraire, elle soutint le regard du commissaire comme autrefois elle avait soutenu celui de son prédécesseur Touvenin. En même temps, quelque chose comme un sourire de dédain vint se jouer sur ses lèvres : le dédain de l’être conscient qui est quelqu’un pour le grotesque tyranneau qui n’est que quelque chose.

— Ne trouvez-vous pas, messieurs, que la soirée devient fraîche ? demanda Panuel.

— Allons-nous-en, grommela le commandant.

Il tourna les talons, accompagné du maire et du commissaire qui se retirèrent sans ajouter un mot.

— Je crois bien que l’envie ne leur manquait pas de m’arrêter, dit Détras en refermant la porte.

— Ah ! par exemple, nous nous serions défendus, fit Geneviève frémissante.

Elle revoyait par la pensée la nuit terrible où, grosse de Berthe, elle avait, dans les angoisses, attendu inutilement jusqu’au jour le retour de son mari, son arrivée chez Vilaud, puis au commissariat où, défaillante, elle allait s’enquérir du sort de l’absent, les insultes de Touvenin, la prison, le procès de Chôlon, le bagne pour Détras, la misère et dix ans de veuvage pour elle. Oh ! non, certes ! Plutôt que de recommencer à gravir semblable calvaire, mieux voudrait mourir, mais mourir en se défendant, en vendant chèrement sa vie.

— Rassure-toi, dit l’ancien forçat qui lut clairement en elle. Maintenant, ils ne nous arracheront pas l’un à l’autre.

Et il serra sa femme sur sa poitrine. Ah ! certes non, il ne les laisserait jamais, les hommes de loi, d’autorité et de force, défenseurs de l’exploitation capitaliste, venir les séparer une autre fois.


XI

LE FLOT MONTE


Le commandant Baquet et le capitaine Fissard avaient été félicités pour leur sang-froid. Néanmoins, les deux officiers eussent bien voulu être ailleurs : ils se sentaient menacés par la rancune à peine voilée de la Compagnie, c’est-à-dire de des Gourdes.

Celui-ci était furieux, littéralement furieux. Il avait refusé de recevoir les délégués des grévistes, en leur faisant signifier que s’ils revenaient autrement que pour annoncer une entière capitulation, on lâcherait sur eux les chiens de garde. Et il s’agissait bien de molosses à quatre pattes, non des policiers de Moschin !

Bobignon et Pidurier, non moins écumants que des Gourdes, s’étaient efforcés d’empêcher une nouvelle réunion des mineurs, afin de rompre tout lien entre eux et la commission de la grève. Mais ils ne pouvaient empêcher les ouvriers de se rencontrer par groupes soit les uns chez les autres, soit à la campagne, soit même devant le comptoir des marchands de vins. Et par une organisation très simple, dont l’idée était de Bernard, des mineurs allant d’un groupe à l’autre, maintenaient la communion d’idées dans toute cette masse. D’ailleurs, les débitants de Mersey se lassaient du despotisme de la Compagnie et des autorités qui, en leur défendant — et de quel droit ? — de louer leur salle aux grévistes, portaient atteinte aux intérêts sacrés du commerce. Les idées, ces braves gens s’en fussent absolument désintéressés, mais les intérêts !

Et des lettres de protestation avaient été adressées au préfet, lettres anonymes pour la plupart, car les débitants ne se sentaient pas le courage d’entrer en lutte ouverte avec le maire ou le commissaire et moins encore avec une puissance de l’or comme des Gourdes.

Mais comme répondant à un mot d’ordre convenu ou à un sentiment général, ces lettres, d’abord rares, se firent plus nombreuses, les mêmes plaignants se disant qu’il était nécessaire de revenir à la charge.

Le préfet avait fait une courte apparition à Mersey, puis trouvant la localité calme, il était reparti sans avoir pris contact avec les ouvriers. Son arrivée n’avait pas été annoncée préalablement et il n’était resté que quelques heures dans la petite ville, accaparé, d’ailleurs par des Gourdes et Bobignon, désireux qu’il n’entendît point les griefs de la partie adverse.

Lorsqu’Ouvard, prévenu, eut réuni quelques camarades pour se rendre auprès du préfet, celui-ci venait déjà de repartir pour Môcon.

— Parbleu ! lui dit Bernard. Ces gens-là se soucient bien de vous ! Par éducation, par intérêt de caste, ils seront toujours bien avec nos ennemis.

Cependant les plaintes adressées par les commerçants avaient produit leur résultat. Quoique anonymes, on pouvait voir qu’elles étaient l’expression de faits vrais et d’ailleurs cet anonymat était transparent : ont eût pu mettre à coup sûr des noms de signataires sur la plupart des lettres. Bobignon reçut en conséquence une missive préfectorale, lui rappelant qu’il était tenu à observer une stricte neutralité dans le conflit entre la Compagnie et les ouvriers. Quelque soin qu’il prît pour cacher la chose, on en eut vent à Mersey, grâce à l’indiscrétion d’un employé de la mairie.

Pendant ce temps, des Gourdes avait dans son cabinet de travail une importante conversation avec Moschin.

— Vous avez trop tardé, disait-il à ce dernier en se promenant avec colère, les sourcils froncés, la bouche contractée dans un rictus amer.

— Monsieur le baron, répondit tranquillement Moschin : vous connaissez le proverbe : pour faire un civet, il faut un lièvre. Créer un syndicat jaune est une idée excellente, que je mûrissais depuis un temps et à laquelle vous avez bien voulu donner votre approbation. Seulement pour ce syndicat, il nous manquait une chose : des jaunes.

— Les sept cents ouvriers qui travaillaient encore…

— Ces sept cents, monsieur le baron, ne sont plus depuis ce matin que cinq cent soixante-quinze, et, malgré leur soumission, le tiers à peine oserait entamer en se syndiquant une lutte contre le syndicat rouge.

Des Gourdes frappa du poing son bureau.

— Des lâches ! gronda-t-il.

— Eh ! oui, des lâches ! Ils descendent bien dans les puits, sous la protection de la police et de la troupe, mais c’est tout ce qu’on peut attendre d’eux. Actuellement il n’y en aurait pas cent cinquante pour se syndiquer : le mot seul leur fait peur. Cent cinquante, qu’est-ce que je dis ? Pas une centaine !

— N’importe ! avec ces cent-là, constituez toujours le syndicat. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?

— Pourquoi ? Vous le savez, monsieur le baron, parce qu’on espérait pouvoir recruter d’un coup trois cents Italiens et sept cents mineurs du bassin de la Loire. Cette masse d’un millier d’hommes jetés brusquement à Mersey aurait désorganisé la grève et réduit le syndicat rouge à capituler, tandis que le syndicat jaune se serait constitué victorieusement d’un seul élan.

— Oui, murmura des Gourdes, et il a suffi d’un misérable braillard parlant de solidarité internationale pour tourner la tête aux Italiens et nous les enlever. Je l’ai toujours pensé : il nous faudra importer en France de vrais Jaunes, des Chinois qui travaillent sans discuter.

À ce moment, la porte s’ouvrit et la baronne entra dans le cabinet de travail.

— Eh bien, où en êtes-vous ? demanda-t-elle, répondant, par un signe de tête, au salut profondément respectueux de Moschin.

Elle était vêtue d’une simple matinée bleu clair ; de son corps s’exhalait un discret parfum d’iris. Avec sa décision virile, elle apparaissait presque séduisante. Les moins gracieuses peuvent avoir leur moment de fascination et la baronne, si elle n’était point, à proprement parler, une belle, n’était pas non plus une laide. Des Gourdes la regarda un instant avec une expression qui ressemblait vaguement à de la tendresse : cette femme aux sens calmes, à l’esprit froid, c’était un auxiliaire sûr, souvent même un guide clairvoyant dans la lutte que menaient son ambition et son orgueil de maître. Auprès d’elle il trouvait le réconfort, l’encouragement nécessaires au combattant meurtri.

— Moschin conseille d’attendre pour constituer le syndicat jaune.

— Deux jours seulement, monsieur le baron, fit le chef policier, car demain soir les trois cents mineurs recrutés à Saint-Étienne nous seront arrivés. Sans doute aussi les cent cinquante de Rive-de-Gier.

— Ça ne fera que quatre cent cinquante !

— N’importe ! ça encouragera toujours ceux qui sont restés à travailler. Alors, oui, sans retard nous pourrons constituer le syndicat jaune. Encore deux jours de patience !

Des Gourdes, indécis, pourtant à demi convaincu, regarda sa femme.

— Moschin a raison, répondit celle-ci délibérément. Mieux vaut encore, si précieux que soit le temps, un retard de quarante-huit heures qu’un faux départ. Mais que tout soit dès demain préparé pour que notre syndicat agisse sans retard.

— Oh ! pour cela, madame la baronne, il n’y a rien à craindre. Notre homme, Canul, est stylé ; l’appel du syndicat à tous les bons ouvriers est rédigé. En deux heures, il sera imprimé, tiré à mille exemplaires et affiché, dans tout Mersey.

— Pourvu que les mineurs de la Loire ne fassent pas comme les Italiens ! murmura des Gourdes.

— Dans ce cas-là, riposta la baronne le regardant les yeux dans les yeux, il vous resterait encore un moyen.

— Lequel ?

Moschin s’était reculé par discrétion et se préparait même à prendre congé. Mme  des Gourdes le rappela délibérément :

— Restez donc, Moschin. Ceci ne doit pas être un secret.

Et, s’adressant à son mari, elle ajouta :

— Demandez au Brisot deux ou trois cents mineurs. Vous les aurez tout de suite.

— À Schickler ! se récria des Gourdes.

— Mais oui, à Schickler. N’est-il pas menacé comme vous par une révolte possible de ses ouvriers ? N’est-ce pas son propre intérêt de vous aider à étouffer la grève de Mersey, afin d’empêcher qu’elle ait sa répercussion au Brisot ?

Des Gourdes demeurait songeur. L’orgueil luttait en lui avec l’intérêt : d’un côté Schickler, c’était le concurrent, le concurrent richissime, privilégié, héritier d’une prestigieuse dynastie et tellement fort que jamais son troupeau ouvrier n’avait osé affronter la lutte. Recourir à son aide, c’était proclamer son infériorité, humilier le blason devant le coffre-fort.

Pourtant, il n’existe plus aujourd’hui qu’une seule aristocratie réelle : l’aristocratie d’argent. Puis, d’autre part, Schickler et des Gourdes n’appartenaient-ils pas, l’un avec plus de millions, l’autre avec des parchemins, à la même caste dirigeante, en butte aux mêmes haines, aux mêmes colères ? Le péril de celui-ci aujourd’hui ne pouvait-il devenir le péril de celui-là demain ? Rivaux en période de calme social, les capitalistes n’ont-ils pas tout intérêt à s’unir en temps d’orage ?

Que Schickler pût lui céder une partie de son bétail ouvrier, la chose ne faisait pas de doute. Au Brisot l’exploitation minière n’était qu’un accessoire ; c’était l’industrie métallurgique qui dominait, prenant chaque jour des proportions plus colossales. Contre un millier de mineurs, les hauts-fourneaux, l’aciérie et les industries qui en dépendaient, occupaient au bas mot treize mille esclaves des deux sexes, toute une population ! Quoi de plus facile que de prélever sur cet immense et docile troupeau quelque deux cents malheureux, sans famille, sans attaches au Brisot et de les expédier, marchandise vivante, à Mersey ? Des Gourdes s’arrangerait avec Schickler : là n’était pas la question. La Compagnie de Pranzy avait les reins assez solides, Dieu merci ! pour ne pas reculer devant les frais. L’essentiel, avant tout, était de vaincre !

— Madame la baronne a raison, osa prononcer Moschin. Quand les ouvriers verront que Brisot est là, prêt à vous soutenir, ils seront bien obligés de baisser la tête.

C’était l’omnipotence du Brisot, sa suprématie sur Mersey, proclamées par la bouche même d’un serviteur, et des Gourdes en éprouva une impression désagréable. Mais c’était l’exacte vérité : Schickler demeurait le colosse invulnérable, intangible, la première puissance de la région, l’arbitre des destinées de tout un peuple.

— Vous avez raison, murmura des Gourdes. Je verrai moi-même Schickler.


XII

ROUGES ET JAUNES


Une réunion publique organisée au Fier Lapin avait eu lieu avec un succès indescriptible.

Pour la première fois, les habitants de Mersey avaient pu exercer librement le droit de réunion et de parole.

Liberté platonique ! eût peut-être prononcé un critique chagrin. Les belles paroles n’assurent pas la vie matérielle.

Pourtant, c’était déjà un soulagement que de pouvoir dire tout haut ce que, depuis tant d’années, on pensait tout bas. Et c’était aussi un éveil, un mouvement d’idées dont il pourrait sortir quelque chose.

La salle et la cour du Fier Lapin avaient été trop exiguës pour contenir la foule des auditeurs. Plus de trois cents personnes étaient restées à la porte faute de place, se consolant de ne pouvoir entrer en acclamant de confiance les orateurs et poussant le cri, répété toutes les deux minutes, de : « Vive la grève ! »

Pour donner satisfaction aux assistants, le meeting avait été dédoublé : une réunion se tenait dans la salle, sous la présidence de Bernard acclamé d’une seule voix, hommage au dévouement de l’ancien mineur ; une autre, dans la cour, sous la présidence de Paryn, assisté de Toucan et d’Ouvard. Les orateurs, se frayant, non sans difficulté, un passage à travers la foule compacte, allaient d’une réunion à l’autre, recommençant le discours déjà prononcé. Cela leur faisait double fatigue, mais le public était content.

Des assistants s’étaient juchés sur le mur de la cour, dans l’embrasure des fenêtres ; des grappes humaines se pressaient sur des échafaudages improvisés. Les fenêtres de l’établissement donnant sur la cour étaient toutes prises d’assaut. De la sorte, environ sept cents personnes avaient pu, en s’écrasant, voir et entendre.

La police — signe des temps ! — n’était pas intervenue. À la porte du Fier Lapin stationnaient une demi-douzaine d’agents qui, avec une aménité bien inaccoutumée, se bornaient à dire aux gens massés devant l’établissement : « Allons, circulez ! » sans accompagner cette injonction d’arguments frappants.

— Décidément, il y a quelque chose de changé à Mersey, pensaient les vieux habitants en hochant la tête.

La double réunion se terminait par un ordre du jour, décidant la continuation de la grève et acclamé à l’unanimité, lorsqu’une pluie de papiers multicolores vint s’abattre dans la cour.

Détras, qui assistait à la réunion, ramassa un de ces papiers et le regarda. C’était un manifeste ainsi conçu :

« AUX MINEURS,

« Camarades, on vous trompe. Des hommes, pour se faire une popularité, pour devenir conseillers municipaux ou députés, exploitent votre naïveté en vous poussant à la prolongation de la grève. Ils se moquent bien de votre misère parce qu’ils ont le ventre bien plein et la poche bien garnie. Ces agitateurs et les politiciens qu’ils ont appelés à leur aide sont vos ennemis.

« Le syndicat des mineurs de Mersey est devenu l’aveugle instrument de leur ambition. C’est pourquoi nous estimons nécessaire de créer un autre syndicat qui s’occupe de vos intérêts par la légalité, l’ordre et le travail. À bas l’agitation, le désordre et l’anarchie !

« Un groupe de mineurs. »

Détras demeura soucieux. Autour de lui la foule s’écoulait péniblement par l’issue trop étroite ; des assistants avaient également ramassé des imprimés et les lisaient, marquant leur étonnement ou leur indignation. Quels étaient donc les hommes qui, sous le couvert de l’anonymat, venaient au moment de la lutte tirer dans le dos aux grévistes ? Derrière cette signature, qui n’en était pas une : « un groupe de mineurs », il entrevoyait nettement la Compagnie, des Gourdes, Troubon, Moschin ; mais cependant ceux-ci ne pouvaient agir directement eux-mêmes ; il leur fallait des sous-agents. Qui étaient ces sous-agents ?

Une voix s’écria :

— À bas les faux frères ! Vive le syndicat rouge !

La clameur unanime, formidable, de « Vive le syndicat rouge ! » s’éleva comme un écho, suivie immédiatement par celle de : « À bas les jaunes ! À bas les vendus ! »

Rouges et jaunes ! la guerre commençait entre ouvriers, entre les révoltés et les serviles. Quelle en serait l’issue ?

Tandis que la foule s’écoulait au dehors à l’exception des groupes de buveurs, Détras sentit une main se poser sur son coude ; il se retourna : c’était Bernard, la figure sérieuse, les mâchoires serrées dans un rictus de colère.

— Tu as lu le manifeste ? lui demanda ce dernier.

— Oui, la vraie bataille va commencer.

— Viens, dit Bernard. Nous allons en causer.

Il monta, précédant Détras, l’escalier conduisant au premier étage et s’arrêta devant une porte fermée.

— Mon ancienne chambre ! fit Détras.

Ouvard présenta Détras à ceux qui ne le connaissaient pas. Toutes les mains se tendirent vers le doyen des militants de Mersey, l’énergique prolétaire évadé du bagne.

L’amnistié se rappela avec une pointe d’amertume l’époque où, forçat, il était regardé avec mépris par le dernier colon ou garde-chiourme néo-calédonien. Maintenant des députés lui faisaient fête ; pourtant, il était toujours le même homme ! Qu’était-ce donc que l’honorabilité ?

— Citoyens, dit Paryn, maintenant que nous voici réunis au complet nous pouvons causer.

Ces paroles rappelèrent Détras à la réalité : il devint tout attention.

— Je demande la parole, fit Ouvard.

— Parlez ! parle ! lui cria-t-on.

Le secrétaire du syndicat exposa la situation : la grève battait son plein ; le parfait accord entre les mineurs de Mersey et ceux des autres fiefs de la Compagnie mettait celle-ci dans une situation difficile. À l’heure actuelle, le chiffre total des grévistes s’élevait à douze mille ; les collectes pour soutenir la grève s’étaient élevées à quatre mille cinq cent quarante-sept francs quatre-vingts centimes, somme à laquelle il fallait ajouter sept cent quatre-vingt-quinze francs, résultat des réunions et conférences.

— Tout de même, interrompit Sarrazin, ce n’est pas beaucoup. Les autres ont autant de millions que nous avons de pièces de cent sous.

— C’est pour ça que la grève des bras croisés est une mystification, dit gravement Détras. C’est autre chose qu’il faudrait.

— Chut ! fit Paryn, laissez-le continuer.

Ouvard reprit son exposé. Évidemment, ces quelques fonds n’étaient qu’une bouchée, une aide morale plutôt que matérielle. Cependant, la situation n’était pas mauvaise ; les grévistes se serraient un peu le ventre, mais la Compagnie faisait de grosses pertes. Les cinq cent soixante-quinze qui travaillaient encore — car il possédait le chiffre exact — ne rapportaient pas assez pour compenser les frais. Le directeur-gérant avait refusé de recevoir les délégués, mais que les ouvriers tinssent encore deux semaines et il commencerait peut-être à réfléchir.

— Et les jaunes ! cria Dubert.

Là était la grande question. Tous avaient lu le manifeste signé « un groupe de mineurs ». Il fallait s’attendre à une lutte furieuse mêlée de surprises : la Compagnie ne se laisserait pas vaincre facilement ; elle avait pour elle le nombre de millions, les grévistes n’avaient pour eux que le nombre d’hommes. Dans la société actuelle, l’homme n’est rien, le million est tout.

— Camarades, dit Ouvard, le coup que nous dévoile le manifeste anonyme d’aujourd’hui n’est pas une surprise pour moi. Je prévoyais quelque chose comme cela. La tactique de la Compagnie devait être forcément d’opposer ouvriers à ouvriers.

— Il faudrait tuer dans l’œuf le syndicat jaune, opina Bernard.

— Pour cela, il serait nécessaire de connaître ses fondateurs, dit Paryn.

Il regardait Bernard : celui-ci eut un sourire.

— Ses fondateurs… tout le monde peut deviner qui ils sont : le baron des Gourdes, Troubon, Moschin ; puis, quelques intermédiaires entre eux et les syndiqués.

— Justement. Qui sont ces intermédiaires ?

— Parle, fit Ouvard, voyant que son ami hésitait.

Tous avaient les yeux sur Bernard, devinant que celui-ci en savait et en pensait plus long que les autres.

— Écoutez, dit l’ancien mineur, il y a deux sentiments que tout homme de cœur doit éprouver à un égal degré : le besoin de mettre ses camarades en garde contre une trahison, la crainte d’accuser de trahison un innocent.

Paryn approuva d’un signe de tête. Oui, cette accusation de mouchardage, lancée fréquemment chez les révolutionnaires à la tête d’individus coupables seulement quelquefois d’originalité ou de gaucherie était une des choses qui le choquaient le plus. Est-ce que tout le monde n’était pas, sous la grande Révolution, agent de Pitt et de Cobourg ; sous le siège de Paris, espion allemand ; sous la Commune, agent de Versailles ; sous la réaction versaillaise, communard ?

— N’importe, fit Détras, dis ce que tu sais ou ce que tu crois savoir. Nous n’ignorons pas que personne n’est infaillible.

— Eh bien, répondit Bernard, je mettrais ma main au feu que l’agent de la Compagnie, dans cette affaire-là, c’est Canul.

Ouvard prit la parole :

— Je suis de l’avis de Bernard, dit-il. Le particulier me paraît louche. Évidemment, nous pouvons nous tromper ; jamais nous ne l’avons vu ou entendu comploter avec les gens de la compagnie, mais il y a bien des petits détails propres à faire réfléchir.

— Lesquels ? demanda Toucan.

— À la mine, il travaille à peine. Au syndicat, il a fait deux ou trois propositions bizarres, susceptibles, si on les eût adoptées, d’amener un conflit entre camarades. Sa femme est plus élégamment vêtue que celle des autres mineurs, mais on peut demander ; « D’où vient l’argent ? » Enfin, plusieurs fois, il a été appelé dans le bureau de Moschin, soi-disant pour y recevoir des reproches sur ses idées subversives ; mais comme, malgré cela, il est toujours resté au service de la Compagnie, on peut se demander si ce n’est pas pour autre chose.

— Ajoutez à cela, reprit Bernard, que, lors du meeting sur le plateau de Vertbois, c’est lui qui a crié, au moment où apparaissaient les gendarmes : « Nous sommes trahis ! » À propos de quoi, je lui ai même flanqué mon pied dans le derrière.

— Ah ! le cochon ! Eh bien, si tu lui as botté le derrière, moi je lui casserai la gueule, comme ça, ce sera complet.

— Oui, mais la Compagnie ne va pas rester inactive ; j’ai appris que ses agents embauchaient des sans-travail à Saint-Étienne et à Rive-de-Gier. Sans doute ne tarderont-ils pas à arriver.

Cette déclaration produisit une impression profonde ; les visages devinrent soucieux.

— Oui, murmura Paryn. Ils vont arriver : c’est pour cela que la Compagnie démasque ses batteries et annonce la constitution du syndicat jaune.

— Ah ! les sans-travail ! fit Bernard avec un soupir d’amertume.

Il voyait tristement l’armée immense des sans-travail restée en dehors du prolétariat organisé et fournissant aux exploiteurs d’inépuisables contingents d’esclaves. Là était le gros danger ; derrière le Quatrième-État, se créant, devenant chaque jour plus conscient, plus fort, surgirait-il un Cinquième-État, rebut formé de tous les misérables, des déshérités entre les déshérités, regardés avec dédain et hostilité par les ouvriers syndiqués, tout comme les bourgeois regardaient le peuple ? Le même fossé qui séparait celui-ci de ceux-là devait-il achever de se creuser définitivement entre réguliers et irréguliers du travail ? Les premiers ne se sentiraient-ils pas émus de pitié fraternelle pour les parias, ne chercheraient-ils pas à les attirer à eux au lieu de les repousser avec mépris ? Les seconds ne comprendraient-ils pas que leur intérêt final était, dussent-ils en souffrir momentanément, de se fondre avec les syndiqués pour livrer ensemble la lutte au capital ? Dans tous les pays où se livrait cette lutte, c’était dans cette masse énorme de sans-travail que les patrons recrutaient leurs auxiliaires, blacklegs d’Angleterre, esquirols d’Espagne, sarrazins et jaunes de France, autant d’esclaves soumis, prêts à écraser les esclaves en révolte, par la concurrence de leurs bras offerts aux exploiteurs pour des salaires de famine !

— Il faut répondre au manifeste anonyme, par un manifeste signé. Il faut adresser un appel vibrant aux jaunes, leur montrer quel est le devoir de solidarité.

Bernard demeurait songeur. Convenait-il d’épuiser en manifestes les fonds déjà si insuffisants ? Quelle serait la portée des manifestes sur des malheureux inconscients et affamés ? Devoir de solidarité, disait l’un ; mais n’étaient-ce pas là des mots vides pour des désespérés, recrutés dans les bas-fonds de la misère, tombés à l’état de loques humaines et incapables de tout autre sentiment que celui de conservation individuelle ?

Ouvard lut cette idée attristante sur le visage de son ami.

— Eh oui ! fit-il. Je comprends bien ce que tu penses : je pense, moi aussi, que les jaunes ne liront pas beaucoup nos manifestes. Pourtant, il n’y a pas autre chose à faire : il faut essayer.

— Quelqu’un est-il opposé au projet de manifeste ? demanda Paryn.

Aucune voix défavorable ne s’éleva. Détras, sceptique, se borna à murmurer entre ses dents :

— Allez-y du manifeste. Si ça ne fait pas de bien, ça ne fera toujours pas de mal.


XIII

DEUX ROIS


Dans son cabinet de travail, Schickler, roi du Brisot, causait avec des Gourdes, roi de Mersey.

Ridé, entièrement blanchi, et presque chauve, l’œil éteint sauf lorsque se réveillait en lui l’orgueil du capitaliste, Schickler apparaissait le fantôme du Schickler de jadis, galant et encore portant beau. Enfoncé dans son large fauteuil, près de la large table de travail, il parlait d’une voix fatiguée qui semblait déjà venir d’outre-tombe.

Assis en face de lui, des Gourdes, vigoureux et plein de sève, ne pouvait se défendre en le considérant d’un sentiment d’amertume, presque de pitié.

Alors, c’était ainsi que s’en allaient, usés, finis, véritables loques humaines, même les puissants, les capitalistes, véritables rois de la société actuelle ? À quoi donc servaient les millions ?

— Mon cher des Gourdes, disait Schickler, vous avez bien fait de venir me trouver. Une hésitation d’amour-propre eût été ridicule… oui ridicule.

Il s’interrompit un instant. Puis, s’arrachant à sa méditation ou à cette évocation d’un passé tragique, il reprit :

— Nous sommes de par le monde une poignée de capitalistes enviés, haïs, nous devons être solidaires les uns des autres, car la masse est là, grondante comme un fauve, qui nous guette pour nous dévorer.

— Certes, approuva des Gourdes, si nous nous divisons par la concurrence illimitée au lieu de nous unir, malheur à nous !

Pourtant, tout en venant demander secours à Schickler, il n’était qu’à demi convaincu de la concentration des capitaux chez un nombre sans cesse plus restreint de possesseurs, les plus forts éliminant les plus faibles. C’était la théorie du socialisme marxiste, qui ne lui était pas inconnue, mais à laquelle il croyait assez peu. Si la richesse se fût centralisée absolument entre les mains de quelques privilégiés, la misère de la grande masse eût augmenté en proportion. Or, la misère n’augmentait pas, il en était sûr ; les ouvriers maintenant buvaient du bon vin, mangeaient de la viande et touchaient à Mersey jusqu’à des 4 francs par jour !

— La vague révolutionnaire monte peu à peu, murmura Schickler. Elle finira un jour par nous envahir et balayer la société ; mais si nous nous défendons, cela peut tarder encore longtemps… oui, bien longtemps.

Du coup, l’orgueil de des Gourdes se révolta. Être balayé par le flot des déguenillés, des meurt-de-faim, barbares se ruant sur la civilisation, et faisant crouler les vieilles castes, jamais !

— Tout de même, fit-il, la victoire finale nous restera. Toutes ces brutes sont dangereuses comme une armée de loups et de tigres, mais ne sauraient faire la loi à la partie intelligente et affinée de l’humanité. La lutte sera rude certes, mais on finira par les détruire ou les dompter, comme on détruit ou dompte les bêtes.

Schickler secoua la tête, incrédule.

— Mais si ! continua le baron. Ces gens-là sont à nous autres ce que furent les ours et les tigres aux hommes primitifs. Et encore ils ont cette infériorité sur les fauves : ils ne savent que hurler ; ils ne savent pas mordre.

Tout le mépris de l’aristocrate pour le peuple éclatait dans ces paroles. Non, ce troupeau de prolétaires grondants n’était redoutable que par intermittence, à cause de son nombre, mais le nombre peut-il avoir définitivement raison de l’intelligence et du savoir ? N’a-t-on pas toujours vu des poignées d’hommes, des Fernand Cortez, des Stanley, asservir des peuples entiers, grâce à cette supériorité de l’esprit et de la volonté ? Car pouvait-on comparer l’intelligence rudimentaire ou atrophiée de l’ouvrier, incapable de s’élever à des conceptions générales précises, et celle de la haute classe ayant reçu toutes les lumières ? Une seule chose eût peut-être pu faire triompher les ouvriers : le débordement fougueux de toutes les initiatives individuelles. Or, depuis un siècle, la grande industrie avait saisi ces ouvriers pour les discipliner, mater leurs révoltes, châtier leurs farouches énergies, en même temps que pour abêtir leur esprit. Encore quelques générations et il n’y aurait plus rien à craindre pour les possédants ! la séparation serait définitivement accomplie entre eux, branche d’une humanité supérieure, et les prolétaires tombés pour toujours à l’état de simples animaux parlants. La scission qui s’était autrefois accomplie dans les espèces zoologiques entre les familles évoluées et les familles retardataires, entre les hommes et les singes, descendants du même ancêtre, se renouvellerait.

Et des Gourdes en dépit de son zèle catholique, parlait, en homme qui a lu Darwin, évolution, transformisme. Certes, il était demeuré de cœur l’élève des bons pères, attaché par l’intérêt de caste à la religion et à ses ministres, mais assez intelligent pour ne plus y croire lui-même.

Schickler l’écoutait en hochant la tête.

— Oui, murmurait-il, dans ce que vous dites, il y a du vrai, mais vos conclusions sont fausses. Vous comptez sans les déclassés qui sont tombés dans ce prolétariat et y agissent comme un ferment. Ce sont les déclassés de la noblesse qui ont fait la révolution bourgeoise ; ce sont les déclassés bourgeois qui poussent à la révolution ouvrière. Et puis, les travailleurs s’organisent, leur force grandit ; que ce soit sous l’impulsion de la misère ou sous celle des idées, ils feront un jour la révolution et seront les maîtres. Tâchons, du moins, que ce soit le plus tard possible.

Ces paroles impressionnaient des Gourdes, malgré son demi-scepticisme. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si son hôte n’avait pas raison, si les prolétaires, au lieu de former une race de dégénérés, n’étaient point la grande réserve des énergies humaines non mortes, mais en sommeil, destinée à submerger un jour l’aristocratie de l’or, comme jadis avait été submergée l’aristocratie de la naissance. Oui, malgré ses efforts pour croire à la victoire finale des castes, il ne pouvait se dissimuler que la situation était grave. Ah ! si la grande conspiration tramée contre la République depuis un quart de siècle eût réussi, instaurant au pouvoir un homme de volonté, décidé à ramener la société à plus de cent ans en arrière ! Mais dans cette œuvre de salut pour les possédants, les Mac-Mahon et les Broglie avaient échoué ; aucun ne s’était senti la force et le prestige nécessaires pour aller jusqu’au bout. Seul, un roi, incarnant le suprême principe d’autorité, pourrait accomplir cette tâche colossale.

— Oh ! un roi ! murmura-t-il songeur.

— Un roi ou un empereur, peu importe ! fit Schickler.

Lui aussi, comme des Gourdes, était de la conspiration, de cette intrigue immense qui couvrait la France de ses fils mystérieux. Sur les millions de bénéfices nets qu’assurait chaque année au roi du Brisot le travail de ses serfs misérables, l’Église prélevait sa dîme, et cet or servait à alimenter la guerre sourde, dirigée par les généraux du Gésu.

— Encore deux ans de travail, dit le vieil usinier, et nous pourrons donner l’assaut à la République.

Et ces paroles guerrières prononcées par un homme qui semblait un moribond à bout de souffle, avaient quelque chose d’étrangement sinistre.

— En attendant, nous ne sommes pas capables de faire sauter un préfet ! constata des Gourdes avec amertume.

Il exhala sa colère contre Blanchon.

C’était maintenant le baron qui parlait : Schickler, fatigué du grand effort qu’il avait fait, s’était renfoncé dans son mutisme habituel, se bornant à suivre les paroles de son interlocuteur et à les approuver par des signes de tête. Seulement lorsque le baron eut fini de parler, il lui dit :

— Vous savez, vous pourrez prendre livraison des deux cents ouvriers quand vous voudrez.

Prendre livraison ! Ce mot tombé tout naturellement des lèvres de Schickler exprimait son opinion sincère sur les travailleurs. C’était un bétail humain, une marchandise, il lui paraissait tout aussi naturel d’en disposer que de disposer d’un troupeau de moutons ou de sacs de blé.

— En aurez-vous assez de deux cents ? demanda-t-il. Je puis vous en fournir davantage sans désorganiser mes services. Voyez ce qu’il vous faut.

— Merci, répondit des Gourdes. Deux cents suffiront, car il ne s’agit pas, en ce moment, de réaliser des bénéfices, mais simplement de faire réfléchir les grévistes en leur montrant qu’on peut se passer d’eux. La Compagnie est assez forte pour savoir perdre de l’argent quand il le faut : l’essentiel est que son prestige ne soit pas entamé. Plus tard, elle saura faire payer aux révoltés les frais de la guerre.

À ce moment, Mme  Schickler entra dans le cabinet. Dans sa vie calme de riche bourgeoise, elle avait à peine vieilli.

L’entrée de Mme  Schickler ne fit pas dévier la conversation. La bonne dame, étrangère à tout mouvement d’idées, ne savait guère parler que religion ou affaires. On continua donc à causer des affaires et des Gourdes fut étonné de voir combien cette vieille femme, ignorante en toutes autres questions, se montrait naturellement avisée au point de vue des intérêts financiers. C’est qu’elle était bien de sa caste ; l’âme bourgeoise vivait en elle, cette âme façonnée depuis des générations au culte de l’argent et à l’exclusion de tous les grands élans d’esprit et de cœur. Elle aussi se plaignit des exigences croissantes des ouvriers. Certes, au Brisot, ils n’osaient pas encore bouger, parler ouvertement grèves, syndicalisme ; les cris séditieux et les placards demeuraient une manifestation anonyme ; qui donc eût osé, en face, braver la puissance de Schickler ? Mais, on sentait sourdre le mécontentement ; même lorsque, l’hiver, on faisait distribuer par les bonnes sœurs des vêtements ou des provisions aux familles nécessiteuses, celles-ci, au lieu de se montrer pénétrées de reconnaissance, ne remerciaient que du bout des lèvres. Ces dons ne leur suffisaient pas : si elles eussent osé, elles auraient demandé encore de l’argent ! De l’argent ! Pourquoi faire ? Pour que l’homme allât le boire au cabaret ?

— Ou pour acheter des journaux, ce qui est encore pire, dit des Gourdes.

— Oh ! ici on ne lit pas beaucoup, fit Schickler rentrant dans la conversation. J’ai l’œil sur les marchands de journaux ; aussi les ouvriers votent bien.

— Tout de même, opina sa femme, je crois qu’il faudra en venir un jour au système américain.

Et on se mit à parler des trusts. Certainement n’était-il pas plus intelligent de s’entendre entre grands patrons, d’abord pour rendre impossible toute révolte ouvrière, puis pour réglementer les cours et demeurer maîtres des marchés, opposant en même temps une infranchissable barrière d’or aux ambitions des concurrents de moindre marque ? Ceux-ci deviendraient simplement les vassaux, agents et sous-chefs d’industrie richement rétribués des rois de la houille, du fer et de l’acier. C’était, d’ailleurs, la marche logique des choses : les syndicats ouvriers appelaient comme réponse la constitution des syndicats patronaux et ceux-ci étaient l’embryon possible de futurs trusts européens.

— Vous avez peut-être raison, admit des Gourdes. Il est possible que les capitaux se concentrent, mais pas d’une façon continue, régulière, comme l’affirmait Karl Marx.

Schickler sourit imperceptiblement. Ainsi le baron, champion du trône et de l’autel, s’imprégnait lui-même des théories de Darwin et citait Karl Marx ! Quel signe des temps !

Puis on causa de la situation particulière du département. C’était, somme toute, un des plus contaminés par l’esprit révolutionnaire et les autorités civiles fermaient volontairement les yeux, craignaient de montrer de la poigne ; la petite bourgeoisie elle-même ne valait pas cher : à Môcon et Chôlon, elle soutenait les radicaux. Comme si le radicalisme, sans programme économique, éveillant toutes les aspirations et impuissant à en satisfaire aucune, n’était pas une simple étape dans la marche vers une révolution sociale destinée à engouffrer la petite bourgeoisie elle-même !

Ainsi parlaient les deux concurrents dans un sentiment commun.

— C’est Paryn qui est l’homme de cette politique, dit Schickler. Il forme le trait d’union entre les radicaux et les socialistes ; sa popularité grandit tous les jours. Maire aujourd’hui, il sera député demain.

— Oh ! je saurai bien l’en empêcher ! gronda des Gourdes frémissant comme s’il eût marché sur une vipère.

Sa haine de Paryn n’avait fait que s’accroître, s’il était possible, depuis le commencement de la grève, car il savait que l’appui moral et même matériel prêté aux mineurs par la masse des habitants de la région était surtout l’œuvre du maire de Climy. C’était sous son impulsion infatigable que s’organisaient les réunions, conférences, envois de secours, non seulement en argent, mais aussi en provisions, sacs de farine, pommes de terre, légumes et salaisons, arrivant presque chaque jour au comité de la grève et, permettant des distributions. Et, si l’autorité préfectorale se refusait à exercer une pression comminatoire sur les mineurs, la faute en était aussi à Paryn et à ses amis, des comités radicaux, qui agitaient l’opinion publique en faveur des ouvriers.

La destinée semblait protéger cet ennemi maudit. Les attaques les plus acharnées de la Gazette de Seine-et-Loir n’avaient fait qu’augmenter le succès de l’Union populaire. Il fallait, pourtant, en finir avec Paryn, avant les élections générales.

Et devant son allié, des Gourdes parla librement de ses projets. Il préparait contre le maire de Climy une nouvelle attaque de la Gazette de Seine-et-Loir, une de ces attaques plus mortelles qu’un coup de poignard. Puis, aussitôt Paryn à terre, et ses coreligionnaires ébranlés par la secousse, c’était sur le préfet lui-même qu’on marcherait ouvertement cette fois.

— C’est bien, approuva Schickler.

Et, lorsque des Gourdes quitta le Brisot, un pacte d’alliance était conclu entre les deux hommes, rois par l’or dans la société républicaine.


XIV

LES BRISOTINS


Ce jour-là, Galfe et Céleste étaient allés se promener du côté de la gare. Ils étaient partis à l’aube pour jouir de l’éveil de la nature par une belle matinée de printemps. Un spectacle cher aux amoureux. Galfe et Céleste l’étaient toujours.

Dans le ciel, rose du lever du soleil, des chants d’oiseaux montaient au milieu d’un grand calme. Les habitants de Mersey n’étaient pas encore réveillés ou, s’ils l’étaient, les volets de leurs maisons demeuraient clos. Dans une heure commencerait le mouvement habituel, l’arrivée des voitures maraîchères, la descente des ouvriers dans la ville, les allées et venues autour des puits où les mineurs soumis travaillaient sous la protection de la troupe, tandis que les grévistes, se reposant de leurs fatigues d’antan, faisaient la grasse matinée avec leurs femmes. Le droit au repos est-il moins nécessaire que le droit au travail, jadis réclamé avec tant de conviction par des salariés dont la vie entière n’est qu’un incessant labeur ?

En descendant la côte des Mésanges, les deux amants aperçurent, rangés devant la gare, une multitude d’ouvriers. Non pas une troupe, mais un troupeau, un troupeau immobile, muet, plus ou moins aligné, les uns debout, quelques autres assis à terre, dans l’attente apparemment du berger et des chiens de garde qui devaient venir les chercher.

Galfe et Céleste eurent le même tressaillement ; ces hommes portaient tous le chapeau de cuir des mineurs. Chacun d’eux avait un lourd bissac passé en sautoir.

— Ils ne sont pas d’ici ! fit Céleste.

Elle et Galfe se regardèrent, échangeant dans ce regard la même pensée. À coup sûr, c’étaient des raccolés, des jaunes embauchés sans bruit par la direction pour mater la grève.

— Approchons-nous, dit Galfe.

Si, entraîné par sa nature songeuse, loin des événements terre à terre, il n’avait point jusque-là apporté comme Détras de concours actif aux mineurs, il n’en demeurait pas moins l’ancien esclave révolté. En ce moment, il sentit battre son cœur et s’enflammer son esprit à la pensée des hommes de sa classe engagés dans une lutte désespérée contre le capital.

Ils achevèrent de descendre la côte et se trouvèrent à deux pas des mineurs. Galfe aborda l’un d’eux dont la physionomie, quoique soucieuse, paraissait assez ouverte.

— Vous venez pour travailler aux mines ? demanda-t-il.

L’homme eut une sorte d’hésitation, puis, d’une voix sourde, répondit :

— Oui.

— C’est mal, fit Céleste d’une voix douce mais ferme. Vous allez enlever le pain à des ouvriers comme vous, à des femmes, à des enfants. Vous n’avez donc pas de familles, vous autres ?

L’homme ne répondit pas.

— Voyons, camarades, dit Galfe. Il ne faut pas se manger entre travailleurs ; vous aussi vous êtes des exploités, Vous devriez vous unir tous contre les patrons. Mais, à propos, d’où venez-vous ?

— Du Brisot, murmura sourdement le mineur.

— Du Brisot !

Cette exclamation jaillit en même temps des lèvres de Céleste et de Galfe. Quoi, c’était l’autocrate, le dieu terrestre de cette ville qui envoyait ses esclaves au secours du tyran de Mersey pour aider à l’écrasement des grévistes !

— Ah ! s’écria Galfe, vous êtes les machines, le bétail de ce vieil exploiteur, de ce saligaud qui s’est vautré toute sa vie dans la paresse, le luxe et les jouissances, avec sa famille et ses pouffiasses ! C’est vous qui avez l’honneur d’entretenir ce maquereau social, et maintenant vous venez pour affamer des ouvriers comme vous ! Vous êtes donc tous des jean-foutre ?

D’ordinaire, Galfe n’usait point d’expressions grossières. Mais, cette fois, la colère l’emportait en présence de cet avilissement de sa classe, fournissant des mercenaires contre elle-même, à ses ennemis. Et le poète rêveur devenait tribun plébéien ; de sa bouche s’échappaient des paroles enflammées :

— Êtes-vous donc des lâches ou des brutes ? Ne comprenez-vous pas que vous êtes des hommes pétris de la même chair que vos maîtres et que vous avez les mêmes droits naturels qu’eux autres ? Combien gagne par jour un Schickler à ne rien faire ? Trente mille francs, au moins… peut-être le double ! Et vous, qui l’entretenez en travaillant dix heures, vous ne gagnez pas quatre francs ! Et vous n’avez pas l’intelligence de vous révolter ! Imbéciles !

Ces paroles furieuses impressionnaient les mineurs plus que des phrases persuasives. Le peuple aime à être invectivé ; les apostrophes qui, dites d’homme à homme, constitueraient un outrage, deviennent, adressées à la masse, un moyen d’action. L’effet produit par la véhémence de Galfe était d’autant plus considérable qu’on sentait en lui non le phraseur, mais l’homme qui, entraîné par une impulsion naturelle, irrésistible, parle avec tout son cœur. Des visages se faisaient sombres, des poings se serraient convulsivement et ce n’était pas à l’anarchiste que s’adressaient ces symptômes de colère. Non, ils semblaient menacer quelque personne invisible et lointaine, peut-être Schickler.

Le mineur qui avait répondu à Galfe murmura très bas, comme se parlant à lui-même :

— Nous aussi, nous avons des femmes et des enfants. C’est pour cela que nous devons nous soumettre…

Cependant, le troupeau humain avait ses bergers, des contremaîtres gardant et surveillant les mineurs en attendant l’arrivée de Troubon, Moschin et Villemar qui devaient les conduire aux puits. L’un de ces contremaîtres aperçut un homme haranguant son monde. Furieux, il accourut.

— Voulez-vous bien me foutre le camp ! cria-t-il à Galfe.

Il se précipitait sur lui, brandissant un bâton. Prompte comme l’éclair, Céleste se jeta devant son amant et reçut le coup de bâton. Le bâton la frappa à l’épaule si rudement que la courageuse femme chancela sans pouvoir retenir un cri de douleur. Un écart de quelques centimètres, elle eût été assommée.

Éperdu, voyant rouge, Galfe se lança sur le contremaître d’un élan si terrible qu’il le renversa. L’instant d’après, il lui avait arraché son bâton, qu’il brandissait, s’écriant d’une voix éclatante :

— Ah ! lâches ! Il ne vous suffit pas d’affamer vos frères de misère ! Il vous faut encore assassiner des femmes ! Vendus !

Plusieurs contremaîtres s’étaient élancés, menaçant Galfe. Mais cette scène avait achevé de remuer les ouvriers. Au fond, la plupart d’entre eux détestaient Schickler ; même les plus inconscients, ceux qui croyaient à la nécessité des patrons, se disaient qu’il était le maître, l’exploiteur. En outre, l’individu qui avait frappé Céleste était un des gardes-chiourmes les plus haïs des serfs du Brisot. Sa chute produisit un effet magique.

— Bravo ! s’écria une voix. Il l’a mérité. Vive la grève !

Ces mots : « Vive la grève ! » eurent un écho immédiat. Une partie des Brisotins, complètement subjugués, acclamaient la cause ouvrière, d’autres, indécis, agités, semblaient prêts à se joindre à eux ; une cinquantaine seulement se montraient, au milieu de l’agitation générale, silencieux, résignés à obéir toujours et quand même à l’ordre des chefs. Ceux-là étaient des esclaves irrémédiablement déchus, inaccessibles à la raison, au sentiment, bons pour les besognes les plus serviles.

Et comme les contremaîtres entouraient Galfe, des ouvriers se jetèrent entre eux et lui pour le protéger. Céleste, se débattant entre les bras de plusieurs qui voulaient l’éloigner de la bagarre, criait :

— Laissez-moi ! défendez-le ! c’est Galfe, qui est allé au bagne pour vous !

Galfe ! ce nom courut aussitôt parmi les Brisotins. Sans même qu’il s’en fût jamais rendu compte, l’ancien forçat, ainsi que Détras, avait sa légende parmi les mineurs de la région. On ne se rappelait plus exactement ses actes ; le temps avait altéré le souvenir précis du fameux procès de la « bande noire » ; mais ce qu’on savait, c’est qu’il avait été un vaincu, une victime de la cause ouvrière.

— Vive la sociale ! Vive la révolution ! cria une voix.

Galfe, abasourdi de ce revirement, regarda d’où partait un pareil cri. C’était le mineur avec lequel il avait échangé quelques mots, qui venait de le pousser.

À ce moment, arrivaient deux groupes bien distincts.

Dans l’un, le plus éloigné, qui s’approchait tranquillement, marchaient sur la même ligne, causant entre eux, Troubon, Moschin et l’ingénieur Villemar. Derrière eux, quelques contremaîtres, personnages d’importance secondaire. L’un de ceux-ci, Ballard, avait conduit à Mersey le troupeau des Brisotins.

L’autre groupe, qui arrivait non loin de la direction, mais du faubourg de Vertbois, comprenait Bernard, Sarrazin, Ouvard et une douzaine de syndiqués. Eux ne marchaient pas, mais couraient.

Comment ces derniers avaient-ils été prévenus de l’arrivée des Brisotins ?

Tout simplement parce que Sarrazin, n’ayant pas renoncé à la louable intention de casser la figure à Canul, s’était rendu derechef avant le lever du jour vers l’habitation du mouchard pour guetter la sortie de celui-ci. Et, caché derrière l’angle du mur, il avait entendu Canul ouvrir la fenêtre tout en répondant à une question de sa femme :

— Parce que les nouveaux vont arriver ce matin. Malheur ! les rouges vont faire une tête !

Ces paroles, qui ne laissaient subsister aucun doute sur le rôle du misérable, avaient tellement frappé Sarrazin, que, renonçant pour le moment à toute envie de détériorer le visage de Canul, il s’était précipité chez Bernard, dont la maison était la plus rapprochée.

À coups de pied et de poing dans la porte, il avait réveillé son occupant pour lui communiquer ce qu’il venait d’apprendre.

Bernard, plutôt ému que surpris, car il savait les efforts de la Compagnie, pour recruter des jaunes, s’était vêtu immédiatement, et, avec Sarrazin, rendu chez Ouvard. Là, ils avaient tenu conseil et décidé que le mieux était de se porter à la rencontre des arrivants pour tenter de les débaucher.

D’où venaient-ils ? C’est ce que Sarrazin ne pouvait leur dire, Canul n’ayant pas précisé ce point. Mais très vraisemblablement ils arriveraient par le chemin de fer. Un train du Nord devait entrer en gare à ce même moment : il n’y avait pas de temps à perdre.

Et aussitôt ils s’étaient dirigés vers la gare, réveillant les mineurs dont l’habitation se trouvait sur leur passage. Ils étaient maintenant seize qui se hâtaient et allaient sans doute être rejoints par d’autres, car les femmes des grévistes, pendant ce temps, couraient éveiller à leur tour les camarades et répandre partout la nouvelle.

Tandis que le groupe venu de la direction, dans l’ignorance du mouvement produit par Galfe, s’avançait au pas, Bernard et ses compagnons couraient. Il en résulta que ceux-ci arrivèrent les premiers, avec une avance de deux minutes sur le personnel de la Compagnie. Deux minutes, c’est quelquefois énorme.

Du premier coup d’œil, Bernard et Ouvard jugèrent la situation, voyant l’effervescence des Brisotins bien que sans en comprendre la cause. Ils se précipitèrent en avant.

— Camarades ! cria Ouvard, vive la solidarité ouvrière !

À ce moment. Céleste, réussissant à se débarrasser de ceux qui la retenaient, courait vers Galfe en criant aux grévistes :

— C’est Schickler qui les envoie !

Immédiatement, les mineurs de Mersey furent au milieu des Brisotins. Déjà Galfe, dégagé, adressait à ceux-ci des exhortations enflammées :

— Êtes-vous des esclaves ? une marchandise ? Allons, montrez que vous avez du cœur ! C’est votre solidarité qui brisera la puissance des patrons.

Les contremaîtres avaient reculé. L’un d’eux, celui que Galfe avait renversé, eût voulu, avec les ouvriers restés fidèles, cogner sur les insubordonnés pour les faire rentrer dans la soumission. Mais ses collègues l’arrêtèrent : ils étaient la minorité et n’eussent pas été les plus forts. Des quelque cent cinquante qui restaient, d’aucuns, peut-être une vingtaine, s’étaient prudemment éloignés, pour éviter de prendre parti ; les autres, complètement retournés, fraternisaient avec les Merséens au cri répété de : « À bas les exploiteurs ! Vive la grève ! »

On les avait embarqués pour Mersey autant dire sans leur consentement, se bornant à choisir de préférence ceux qui, classés bons sujets, ou sans famille, sans attaches particulières avec le Brisot, eussent tout aussi bien travaillé n’importe où. D’ailleurs, ce ne devait pas être pour longtemps, des Gourdes, confiant, avait dit à Schickler en le quittant :

— Dans huit jours, la grève sera terminée. Alors, je vous renverrai vos hommes.

C’était l’effet moral surtout qu’escomptait le baron. Deux cents recrues, ce chiffre en réalité, importait peu ; mais c’était cette nouvelle sensationnelle, énorme : « le Brisot vient au secours de Mersey ! » Devant l’impression causée par cette entrée en ligne de l’armée du tout-puissant Schickler, le découragement s’emparerait des grévistes de Mersey : ils capituleraient.

Et maintenant, chose inouïe, qu’on n’avait jamais vue depuis un quart de siècle, les soldats de Schickler se révoltaient ! Ce n’était encore qu’un détachement, non une armée. Mais les contremaîtres n’en demeuraient pas moins frappés de stupeur : une fois commencée, où s’arrêterait la révolte ?

À ce moment, le groupe de Troubon, Moschin, Villemar, arrivé assez près de la gare pour se rendre compte d’une inexplicable scène de désordre, pressait sa marche. Moschin se précipita, en avant, accompagné de Bollard.

— Allons ! les hommes ! cria-t-il. De l’ordre ! Obéissez à vos chefs !

C’était l’individu de commandement et de décision qui se montrait. Cinq minutes auparavant son intervention eût pu être décisive : maintenant, il était trop tard ; les esprits étaient retournés !

Une clameur furieuse accueillit ses paroles : « Vive la grève ! »

Moschin ne se démontait pas facilement. Néanmoins, il se tourna, stupéfait, vers Bollard :

— C’est ça qu’on nous envoie du Brisot ? demanda-t-il d’un ton où la rage perçait plus encore que l’étonnement.

— Je n’y comprends rien, répondit le contremaître non moins interloqué. Quand je les ai quittés, il y a vingt minutes, ils étaient doux comme des agneaux et n’avaient l’idée de rien.

C’était Bollard qui, le plus ancien des contremaîtres, avait conduit du Brisot à Mersey le troupeau ouvrier et, à l’arrivée, s’était détaché pour aller prévenir le haut personnel de la direction. Troubon et Moschin, levés avant le jour, attendaient les Brisotins.

— Pourquoi ne les avoir pas conduits jusqu’ici ? avait demandé le premier. Il ne faut jamais perdre de vue les ouvriers.

— Oh ! pas de danger qu’on vienne les débaucher, avait répondu Bollard avec un gros rire. Au Brisot, les hommes sont irréprochables : de vraies machines !

Et maintenant, Bollard, abasourdi, furieux comme Moschin, voyait que ces machines étaient devenues des hommes.

— À vos rangs ! vociféra-t-il, écumant, les yeux hors de la tête. Eh bien, les contremaîtres, qu’est-ce que vous foutez donc ?

Une pierre vint le frapper à la tête : elle était lancée par Galfe.

Celui-ci, exaspéré du coup qui avait frappé son amie, sentait d’intuition qu’il ne fallait pas donner aux chefs le temps de ressaisir leurs hommes. Tout de suite, une mêlée furieuse s’engagea.

Moschin avait toute l’étoffe d’un chef de guerre. D’un coup d’œil, il jugea la situation : l’ennemi était trois fois plus nombreux et, d’un instant à l’autre, il pouvait être renforcé par une foule de grévistes accourus aux premières rumeurs de la bagarre. Aucune force publique ne se trouvait à proximité immédiate, la troupe étant employée tout entière à garder l’entrée des puits, les chantiers extérieurs et les bâtiments de la direction.

— Allons ! les ouvriers honnêtes ! tonna-t-il, serrez les rangs et suivez-moi.

Et la cinquantaine d’asservis qualifiés d’« honnêtes », grossie de ses contremaîtres, et précédée de la trinité Moschin-Troubon-Villemar, prit la direction des puits.

Les autres ne les poursuivirent pas. Ouvard avait compris qu’il fallait attacher tout de suite le reste des Brisotins à la cause des grévistes en leur enlevant le souci angoissant des nécessités immédiates.

— Camarades ! cria-t-il. Venez avec moi au siège du syndicat. Vous êtes nos hôtes. Nous partagerons avec vous le peu que nous avons.

À ce moment, arrivaient une trentaine de grévistes, Détras, Bichelain, Dubert et Laferme en tête. Les Brisotins, ainsi encadrés, suivirent les mineurs de Mersey.

En annonçant à près de cent cinquante hommes que les grévistes, manquant pour eux-mêmes du nécessaire, allaient partager avec eux, Ouvard s’était terriblement avancé. Pourtant cette promesse, il avait cru indispensable de la faire, sentant que, sous l’aiguillon irrésistible du besoin matériel, cette masse ouvrière pouvait se retourner tout d’un coup. Elle avait subi l’emballement d’un grand élan avec d’autant plus de force que, pendant longtemps, la discipline et le silence avaient pesé sur elle ; c’était l’expansion soudaine se faisant en raison même de la compression. Oui, mais combien de temps cet enthousiasme pourrait-il durer ? Si les Brisotins ne mangeaient pas, ils finiraient, matés, par demander grâce et aller travailler à la mine.

Ouvard, soucieux, s’entretenait de cette grave question avec Détras. Celui-ci lui répondit :

— Coûte que coûte, il faut les faire subsister deux ou trois jours. D’ici là, les choses pourront s’arranger. En tout cas, ils pourront camper à la Ferme ; de la sorte, ils ne seront pas sous la main de la Compagnie. Pour la nourriture, il faudra faire le possible et l’impossible.

Pendant que tous deux échangeaient ces mots, dans la ville éveillée se répandait la grande nouvelle, l’envoi par Schickler d’une armée de secours à la Compagnie du Pranzy et cette armée ouvrière se faisant non pas homicide mais auxiliatrice, refusant de coopérer à l’écrasement des grévistes et fraternisant avec eux. Le cortège prolétarien s’avançait, grossissant à chaque instant, au milieu des clameurs joyeuses de bienvenue et de victoire.

— Vivent les Merséens ! criaient les gens du Brisot en agitant leurs chapeaux.

— Vivent les Brisotins ! criaient les gens de Mersey.

Et, par-dessus ces deux cris, un autre retentissait dans la ville, roulant comme un tonnerre par delà les postes des soldats et des gendarmes pour aller éveiller la terreur ou la rage chez les exploiteurs :

Vive la grève !


XV

VICTOIRE OUVRIÈRE


Le soir de ce même jour, un va-et-vient de personnages à redingotes et chapeaux haut de forme avait lieu entre la mairie, la direction et le siège syndical des mineurs.

Le préfet, informé des événements par le télégraphe, venait d’arriver.

Cette fois, il ne s’agissait plus d’une tournée superficielle de quelques minutes pour constater le maintien de l’ordre matériel et repartir sans même avoir entendu les plaintes des ouvriers. La situation, maintenant, s’était singulièrement aggravée.

La révolte inattendue des Brisotins changeait toutes choses. L’effet moral avait été énorme : du coup, la moitié de ceux qui travaillaient encore avaient déserté les puits, pour se joindre aux grévistes. En outre, l’embauchage à Saint-Étienne et à Rive-de-Gier s’était heurté à des difficultés imprévues, suscitées par les syndicats ouvriers : deux cents hommes seulement, au lieu de quatre cent cinquante, demeuraient décidés à partir. Encore n’arriveraient-ils que le surlendemain matin.

Dans ces conditions, des Gourdes commençait à se demander s’il était utile de continuer l’exploitation. C’étaient, chaque jour, des frais que ne compensait aucun bénéfice moral. Peut-être était-il plus sage d’interrompre les travaux jusqu’à ce que, épuisés de privations, les grévistes vinssent implorer grâce. Malheureusement pour la Compagnie, ce moment ne semblait pas s’approcher.

Ce qui exaspérait et, en même temps, troublait des Gourdes, c’est que Schickler, averti immédiatement de l’insubordination des Brisotins, avait répondu par ce télégramme stupéfiant : « Gardez mes hommes et entamez des négociations avec les grévistes. « 

Entrer en négociations avec les grévistes, Schickler, lui l’orgueilleux dominateur, le capitaliste autocrate qui jamais n’avait considéré ses prolétaires comme autre chose que des serfs, conseillait cela ! Était-ce possible ?

Des Gourdes demeurait perplexe, se demandait si c’était là le conseil d’un concurrent cherchant à lui faire perdre son prestige par une capitulation ou un cri de peur irraisonnée ou encore l’avertissement d’un clairvoyant.

Mais non ! Schickler ne désirait pas son humiliation : il l’avait vu sincère lorsque lui des Gourdes était allé au Brisot demander du secours contre ce prolétariat en révolte qu’il affectait cependant de mépriser.

Seulement le roi du Brisot était plus pessimiste que celui de Mersey.

Cette invitation « gardez mes hommes » indiquait qu’il craignait le retour dans son fief des mineurs qui eussent pu apporter à leurs camarades des nouvelles exactes de la grève et, aussi, malgré eux, un peu d’air révolutionnaire.

— Cela se gâte, décidément ! avait murmuré Mme  des Gourdes, les sourcils froncés. Demandez-lui donc tout de suite une explication par le téléphone.

Et le baron, suivant ce conseil, s’était rendu à l’appareil. À travers le nasillement ironique que l’invention d’Edison communique le plus souvent à la voix humaine, des Gourdes avait discerné dans celle de Schickler l’altération causée par une émotion profonde.

— Comment, vous me conseillez d’entrer en pourparlers avec les grévistes ! Mais vous n’y pensez pas ? avait-il clamé.

— Oui, il le faut, avait répondu Schickler. Je connais les ouvriers. Ce qui est arrivé aux hommes que je vous ai envoyés et sur lesquels je comptais, est un coup de foudre qui va avoir les plus graves conséquences. Maintenant la révolte va se généraliser : déjà elle gronde ici même.

Des Gourdes, furieux, se tenait à quatre pour ne pas crier à Schickler : « La peur vous rend fou ! » Il sentait, cependant, qu’il y avait un fond de logique dans les paroles angoissées du grand usinier et il demeura frappé lorsque son interlocuteur eut ajouté d’un ton plus calme :

— Après tout, je ne vous dis pas de faire des avances à vos ouvriers ; mais ne rejetez pas en bloc leurs demandes ; formulez des contre-propositions, alors vous pourrez diviser les grévistes. Vous rattacherez les plus modérés à votre syndicat jaune et ensuite vous vous débarrasserez des rouges.

C’était tout de même vrai : Schickler avait l’étoffe d’un diplomate. Puisque la chance favorisait en ce moment les ouvriers et que la force publique refusait d’intervenir, il n’y avait qu’à recourir à la ruse. Unis contre la Compagnie tant que celle-ci opposait un refus absolu à toutes leurs réclamations, les grévistes pourraient se désunir dès que des contre-propositions leur seraient faites. Les moins résolus, ceux chargés de famille plus nombreuse, ceux que talonneraient davantage leurs femmes, fléchiraient les premiers. Peut-être regrettaient-ils déjà de s’être engagés dans la grève et ne continuaient-ils à y participer que par peur de leurs camarades. Dès que les moindres concessions seraient faites, sans doute s’empresseraient-ils de lâcher le mouvement, ayant un prétexte honorable pour le faire. Alors, ce serait bien simple : à peine le conflit terminé, la Compagnie constituerait solidement son syndicat jaune pour s’appuyer sur lui, puis oublierait ses engagements et éliminerait tous les meneurs de la grève, sans que leurs camarades, privés de guides et épuisés du grand effort qu’ils avaient fait, eussent la possibilité de le renouveler.

Oui, c’était cela. Mais restait un point : des Gourdes avait rejeté la mise en demeure de ses ouvriers, refusé de recevoir les délégués ; pouvait-il maintenant, sans déconsidérer le prestige patronal, aller à eux, ouvrir lui-même des négociations ?

— Oh ! là ne serait pas la difficulté, dit sa femme. On trouve toujours des tiers pour intervenir…

C’est vrai ! On trouve toujours des tiers : comment n’y avait-il point pensé. Justement, le préfet, ce préfet exécré…

— Mais, continua Mme  des Gourdes, mon avis est que vous feriez mieux de ne point traiter.

Pour la première fois, le baron se trouva en divergence d’idées avec sa femme. Ne point traiter, oui, parbleu ! il n’eût pas mieux demandé et avant sa conversation au téléphone avec Schickler, c’était encore son sentiment. Mais, maintenant, il estimait que se buter obstinément était moins pratique que d’agir de ruse : l’élève des bons pères reparaissait en lui. Et son esprit s’arrêtait non sans une complaisance machiavélique à cette idée de se servir du préfet qu’il haïssait comme d’un paravent pour sauvegarder l’honneur de la Compagnie. En même temps, comme toutes les promesses faites aux ouvriers seraient violées, l’exaspération des travailleurs ne tarderait pas à s’élever contre le représentant de l’État, qui les aurait induits en erreur. Détesté des ouvriers, enveloppé d’attaques et d’intrigues par les conservateurs, Blanchon serait enfin déraciné : on se trouverait débarrassé de lui.

— Oui, murmura des Gourdes, c’est la bonne tactique.

— Je ne crois pas, soupira son Égérie conjugale. Enfin, si vous croyez avoir raison, faites !

Les actionnaires et le conseil d’administration de la Compagnie de Pranzy, c’était, en réalité, le baron des Gourdes qui, à lui seul, possédait la plus grande partie des actions. Cela lui permettait, tout en tenant sa personne à couvert, d’agir dictatorialement. De sa seule volonté dépendait la continuation ou la fin de la grève.

— Je ferai parler au préfet par l’abbé Carpion, dit-il.

La baronne approuva d’un geste de tête.

Puisqu’on était résolu à une intervention du préfet, autant valait que ce fût le curé qui la sollicitât en son nom personnel. C’était son rôle, à ce pasteur, de venir plaider au nom de la religion de miséricorde en faveur de ces pauvres ouvriers égarés. Cette démarche était toute naturelle et sauvegardait l’orgueil de des Gourdes aux yeux mêmes du préfet. L’abbé Carpion répéterait fidèlement la leçon qui lui serait apprise.

Et ce plan s’exécutait. Le préfet qui, descendu à l’hôtel de Paris, avait déjà conféré avec les députés, Paryn, Bordes et la commission de la grève, reçut la visite de l’abbé Carpion, arrivant l’œil humide, la poitrine gonflée de soupirs.

— Ah ! monsieur le préfet, ces mineurs sont de vrais païens, des malheureux qu’on entraîne avec de grands mots, de chimériques espérances. Mais ils ont des femmes, des enfants : c’est mon devoir de vous supplier d’intervenir pour ce cher troupeau qui souffre.

Le préfet n’ignorait pas que le curé de Mersey était tout entier dans la main de des Gourdes : il eut l’intuition que c’était celui-ci qui l’envoyait. Il en ressentit une satisfaction réelle : il comprenait que le directeur-gérant de la Compagnie désirait mettre son amour-propre à couvert. Quant à lui-même, il ne désirait rien tant que l’apaisement du conflit. D’abord, parce qu’un préfet aime toujours montrer au ministre duquel dépend son avancement que, grâce à sa vigilance éclairée, l’ordre règne dans son département ; puis parce que, malgré des années passées dans la carrière administrative où se dessèchent à la longue les sentiments humains, il était demeuré plutôt bon que mauvais. S’il voyait des électeurs et des contribuables bien plus que des êtres capables de vie active, de passion et d’idées, c’était la faute de son milieu rigide, tiré au cordeau ; dans un autre milieu, le fonctionnaire fût devenu entièrement un homme.

Il savait que des Gourdes le détestait : peut-être même se rendait-il compte des intrigues que celui-ci nouait contre lui. Mais qu’importait ! S’il rétablissait l’ordre à Mersey, il s’estimerait heureux.

L’ordre ! Ce mot résumait son idéal. Étranger à tout ce qui n’était pas la politique et l’administration, ignorant toutes les sciences que n’enseignent que des professeurs orthodoxes, il ne se demandait pas si cet ordre, basé sur le salariat, l’exploitation, la misère, ne fauchait point dix fois plus de victimes qu’une guerre déclarée.

Par Bobignon, affairé, ému, perplexe, il invita des Gourdes à se rencontrer avec lui à la mairie. Le premier magistrat de Mersey était dans ses petits souliers : entre le directeur de la Compagnie dont il avait toujours été l’obéissant valet, et le préfet duquel dépendait son avancement, sous l’œil des députés venus de Paris, socialistes, révolutionnaires, mais députés tout de même, il se sentait infime et s’efforçait de se faire invisible. De même Pidurier, qui, la rage au cœur, affectait une complète neutralité dans le conflit.

Le même soir, dans le cabinet du maire, le représentant du capital et celui de l’État se trouvaient face à face. Deux puissances étaient en eux, et si celle de l’État était officiellement la plus haute, celle du capital était la plus puissante. Effacé, dans un coin de la pièce et ne bougeant pas plus qu’un meuble, Bobignon était tout yeux et tout oreilles.

— Il importe, monsieur le directeur, d’apaiser un conflit qui va chaque jour s’accentuant, cause la misère, provoque la haine et peut faire naître les événements les plus redoutables.

Ainsi, disait Blanchon, pesant chacune de ses paroles.

— À qui la faute, je vous en prie, monsieur le préfet ? riposta des Gourdes. Est-ce à la Compagnie qui entend fermement maintenir ses droits ou aux ouvriers qui prétendent les restreindre peu à peu pour devenir un jour les maîtres ?

— Oh ! les maîtres !

— Mais oui. Vous ne sauriez croire, vous qui ne vivez pas au milieu d’eux, toutes les billevesées furieuses qui peuvent éclore dans la tête de ces gens-là sous l’influence des meneurs. Vous les voyez se rendant paisibles, silencieux, à leur travail et vous dites : « Les braves travailleurs ! » Revoyez-les deux jours après, quand la grève a éclaté et vous ne les reconnaîtrez pas.

Toutes les déclamations révolutionnaires et scélérates, la destruction des églises, la socialisation des moyens de production, l’égorgement des bourgeois, ont trouvé en eux leur écho.

— Raison de plus pour clore cette période dangereuse, dit le préfet en regardant fixement des Gourdes, comme pour scruter sa pensée intime.

Le baron soutint ce regard interrogateur avec une impassibilité absolue.

— Je veux bien, répondit-il, d’un ton qui ne trahissait pas la plus légère émotion. Si les ouvriers se montrent raisonnables, la Compagnie, elle, pourra se montrer généreuse.

Le préfet eut cette phrase naïve :

— Voyez-vous, l’essentiel est que, de part et d’autre, on ait de la bonne volonté, car vos intérêts ne sont nullement inconciliables.

Brave homme qui croyait à l’harmonisation des intérêts du maître et de l’esclave !

— Soit ! fit des Gourdes avec bonhomie, si vous pouvez trouver un terrain d’entente qui ne lèse en rien les droits de la Compagnie que j’ai le devoir de sauvegarder.

— Écoutez, dit le préfet, quand les chefs se montreraient polis avec les mineurs pendant le travail, les droits de la Compagnie n’en souffriraient pas.

— Certes non. Je ne sache pas, d’ailleurs, que les mineurs aient eu à se plaindre sérieusement à ce point de vue-là. Des paroles un peu fortes sont souvent inévitables, surtout lorsqu’il faut mener des gens sans éducation. Toutefois, voilà un point que la Compagnie vous concédera sans difficulté.

— Vous voyez qu’on peut commencer à s’entendre.

Et le préfet, qui avait déplié devant lui, sur le bureau, la copie des revendications des grévistes, souligna au crayon la 5e  proposition, écrivant en marge : « accepté. »

Le brave homme avait commencé par la plus anodine, sûr que son adoption ne pouvait susciter de difficulté sérieuse et qu’elle amènerait une première détente. En effet, comme l’avait admis des Gourdes, la Compagnie n’avait rien à perdre à recommander à ses agents une politesse élémentaire à l’égard des ouvriers placés sous leurs ordres.

L’adoption des cinq autres articles devait être moins commode, surtout le 2e , concernant la dissolution de la police de la Compagnie, ainsi que le renvoi de Moschin et de ses sous-ordres.

— De cela, il est inutile de parler, déclara froidement des Gourdes. Sinon, je romps toutes négociations.

Dissoudre la police de la Compagnie ! Renvoyer Moschin, l’homme de tête et d’énergie qui, pendant des années, avait maintenu l’ordre à Mersey. Pourquoi ne pas exiger purement et simplement la déchéance de la Compagnie pendant qu’on y était !

C’était là le point le plus ardu, car sur l’article 3 (suppression de l’ingérence des agents de la Compagnie dans la vie privée ou familiale des mineurs), des Gourdes, ni nul autre, n’eût pu, sans cynisme, émettre d’objection. D’ailleurs, cet article était éminemment un de ceux qu’il est le plus facile de violer dans la pratique, tout en l’acceptant en principe. La surveillance et la pression continueraient comme par le passé. La Compagnie en serait quitte pour désavouer à l’occasion ses agents et déclarer qu’ils avaient agi de leur propre initiative.

Les négociations n’en étaient pas moins entamées. Déjà, une détente se faisait. Des Gourdes ne parlait plus de lâcher ses chiens sur les délégués des grévistes et, parmi les familles des mineurs, la perspective d’une prochaine solution du conflit mettait de la joie et de l’espérance.

Ouvard et ses amis s’efforçaient bien de tenir en mains l’armée des grévistes, car ils appréhendaient la période des négociations plus que la lutte ouverte. Grâce à l’élan de solidarité, aux envois de secours en argent et en vivres, et surtout à l’abnégation stoïque des mineurs qui, ne dépensant plus de forces musculaires, trouvaient le moyen de vivre pour ainsi dire avec rien, la grève durait depuis deux semaines. Des Brisotins, les uns avaient trouvé à s’embaucher comme manœuvres dans de petites localités, d’autres étaient retournés au Brisot, clamant que Schickler avait outrepassé son droit en les envoyant contre la grève ; il en restait à Mersey une soixantaine, qui subsistaient tant bien que mal avec les grévistes. Et Schickler, de plus en plus inquiet de voir se généraliser l’esprit de révolte dans toute la région, vint à son tour à Mersey, pour presser des Gourdes d’en finir.

Sa morgue patronale venait de recevoir un coup terrible : un syndicat ouvrier était, pour ainsi dire, sorti de terre au Brisot même, comptant tout de suite quatre cent cinquante adhérents et donnant le branle à la masse de ses serfs. En deux jours, une collecte pour les grévistes de Mersey avait réuni huit cent quinze francs ; du train dont allaient les choses, c’était la grève qui menaçait d’éclater au Brisot même.

Grève générale ! révolution sociale ! Cette vision épouvantait Schickler sans obscurcir sa netteté d’esprit.

La liquidation sociale, sans doute, pourrait-on l’ajourner, en opposant la force ouvrière à elle-même, les syndicats jaunes aux syndicats rouges. Ce serait, dans l’ordre économique, la réédition de la contre-révolution vendéenne venant menacer la révolution française.

Mais, ces syndicats jaunes, il fallait les créer, les constituer solidement, pour empêcher qu’ils fussent du premier coup disloqués par la propagande et l’action des syndicats rouges. Cela demandait du temps : le plus sage était donc de négocier pour endormir les ouvriers, paralyser leur élan et aussitôt la paix conclue — paix qui ne serait qu’une trêve — organiser la défense capitaliste avec des éléments autrement sérieux que ceux de la « Vieille Patrie française ».

Des Gourdes, maintenant, en convenait et même sa femme, sans acquiescer entièrement, n’exprimait plus d’idée opposée.

Restait cependant la question brûlante entre toutes : le renvoi des mouchards de la Compagnie et la dissolution de la police.

Sur ce point, on demeurait intraitable de part et d’autre. Il semblait impossible de rencontrer un moyen-terme lorsque Moschin lui-même vint trouver son patron.

— Monsieur le baron, dit-il, je crois que je viens vous apporter la solution.

— Ah ! voyons, fit des Gourdes. Si vous y arrivez, vous serez fort.

— Voilà : les grévistes persistent à demander ma tête…

— Que je ne leur abandonnerai pas, soyez-en sûr. Les événements ont pu tourner contre nous, vous n’en aurez pas moins été un homme précieux.

Moschin s’inclina devant cet hommage rendu à ses mérites.

— La solution, la voici, dit-il. Je vais m’éloigner de moi-même, spontanément. De cette façon, les ouvriers n’auront plus à insister sur mon renvoi.

— Mais je ne veux pas vous perdre ! Je tiens à vous.

Le chef policier eut un rire discret.

— Soyez sûr, monsieur le baron, répondit-il, que je suis trop attaché à votre cause dans cette lutte et trop désireux de me trouver en face de ces gredins de mineurs pour prendre une retraite définitive. Cela pourra durer quelques semaines ou quelques mois ; mais, dès que le moment sera arrivé, je reviendrai.

Il ajouta :

— C’est le seul moyen d’aboutir.

Ce moyen, des Gourdes le voyait bien : il lui épargnait une capitulation et dénouait la situation.

— Je vous remercie de votre dévouement, dit-il à Moschin en lui tendant la main. La Compagnie saura s’en souvenir. En attendant, il ne faut pas que vous demeuriez sans situation.

— Oh ! soyez sans crainte ! J’en aurai une digne de mes aptitudes. Schickler m’a déjà proposé, au cas où je quitterais Mersey, de venir lui organiser sa police. Cela pourra demander deux mois, juste le temps qu’il vous faudra pour endormir les mineurs et constituer le syndicat jaune. Alors je reviendrai et si les rouges s’agitent, c’est nous qui organiserons la prochaine grève.

Ce diable d’homme avait réponse à tout. Des Gourdes, qui le connaissait pourtant, ne put s’empêcher de le regarder avec admiration.

Une heure plus tard Moschin était parti « pour une destination inconnue », disait-on, et son départ, colporté dans la ville, y provoquait des commentaires passionnés.

— Signe que la Compagnie va céder ! déclara Bernard à ses amis.

En effet, le lendemain, les délégués des grévistes et le baron des Gourdes, réunis à la direction, en présence du préfet médiateur, signaient l’arrangement suivant, donnant partiellement satisfaction aux ouvriers, sous une forme qui ménageait l’amour-propre patronal :

1o La Compagnie reconnaît d’autant plus facilement le droit de ses ouvriers à se syndiquer qu’elle n’en a jamais contesté le principe ;

2o Désireuse de montrer ses intentions bienveillantes, la Compagnie ne prononcera aucun renvoi pour fait de grève et réembauchera les vingt-cinq ouvriers dont le départ a amené la grève ;

3o L’indépendance des mineurs dans leur vie privée ou familiale ne peut être mise en question ; de même la politesse sera recommandée aux chefs à l’égard des hommes placés sous leurs ordres ;

4o De sa propre initiative, la Compagnie accordera aux ouvriers quittant le service avant l’âge de la retraite une pension proportionnelle qu’elle déterminera d’accord avec le syndicat ;

5o De même, toutes les questions de salaires seront traitées directement entre la Compagnie et le syndicat.

Ainsi la question du renvoi des policiers se trouvait éludée, grâce à l’habile initiative de Moschin. Lorsque les délégués mineurs avaient voulu insister sur ce point, des Gourdes s’était levé leur déclarant : « Je vous donne tout simplement ma parole que les choses resteront en l’état où elles sont aujourd’hui : la Compagnie a dû se protéger par une police au lendemain des attentats de la « bande noire ». L’ordre étant assuré par un accord loyal entre les deux parties, je ne vois plus nécessité de reconstituer cette police. Voyez si ma parole vous suffit : c’est à prendre ou à laisser. »

Les délégués hésitaient à se contenter d’une simple déclaration verbale. Mais le préfet avait pris acte solennellement de cette déclaration verbale ; d’autre part, des Gourdes, en échange de l’augmentation des salaires réclamée par les ouvriers et qu’il ne repoussait pas de façon absolue, se bornant à la renvoyer à un accord direct de la Compagnie et du syndicat, faisait miroiter cette chose magique : une retraite proportionnelle ! Fallait-il, pour le seul désir d’humilier la Compagnie, refuser pareille offre ? Jamais les grévistes ne le pardonneraient à leurs délégués.

C’était une victoire pour les ouvriers : une victoire morale surtout.

La joie des grévistes fut profonde, débordante, quand ils apprirent la conclusion de l’accord. Ils ne pouvaient connaître les arrière-pensées de des Gourdes ; ce que, par contre, ils voyaient clairement, c’était leur relèvement moral, leur avènement du rang d’animaux domestiques au rang d’hommes conscients d’un droit et fortifiés par la solidarité. Pour la première fois dans Mersey, une masse ouvrière ayant réellement un noyau d’organisation, s’était dressée en face du patronat et avait triomphé.

Cette allégresse de la population ouvrière, Ouvard et Bernard la ressentaient à des degrés moindres et différents. Le premier était trop intelligent pour croire à un accord définitif et ne point entrevoir dans l’avenir, peut-être sous peu, un essai de revanche, des pièges et un retour offensif de la Compagnie. Cependant, il convenait, pensait-il, de prendre en attendant tout ce qu’on pouvait. Le second se montrait moins optimiste encore et regrettait qu’on n’eût pas exigé des engagements plus formels, notamment la suppression irrévocable de la police de la Compagnie. Il ne niait pas, toutefois, que ce fût un succès moral et de bon augure pour l’avenir ; mais quelle somme d’efforts ne fallait-il pas déployer pour atteindre un but toujours bien moindre que celui entrevu ! Décidément, un penseur avait eu raison d’écrire : « Il faut viser au delà même du but pour arriver seulement à s’en approcher. » Toute l’histoire contemporaine confirmait la justesse de cette pensée : c’étaient les républicains qui avaient, par leurs luttes contre le despotisme, assis en France le régime parlementaire ; c’étaient les communards et socialistes qui avaient maintenu la République ; qui sait ? ce seraient peut-être un jour les anarchistes qui instaureraient le socialisme, laissant à d’autres hommes affublés d’une autre étiquette la tâche de réaliser l’idéal libertaire dans un temps plus éloigné !

Quant à Détras, il s’enthousiasmait moins encore que ses deux amis sur la valeur de l’accord conclu. Pas plus que Bernard, il n’avait eu voix dans les délibérations des délégués, puisqu’il n’appartenait plus à la corporation, mais son influence et son rôle avaient été notables.

Son sentiment personnel eût été de ne pas désarmer, de pousser de l’avant sans s’attarder aux négociations, en donnant à la grève un caractère le plus offensif possible. Peut-être alors eût-on ouvert la voie aux transformations économiques. Sait-on jamais à l’avance quel est le mouvement qui ne se transformera pas en révolution ? Certes la question était d’assurer pendant ce temps la subsistance des familles de grévistes. Pour cela, il eût fallu user des grands moyens qu’on n’hésite pas à employer dans une ville assiégée : le syndicat se substituant à l’action municipale et, devenu une sorte de commune révolutionnaire, agissant d’initiative, réquisitionnant, prenant où il y avait non pour chaparder individuellement mais pour donner à tous.

— C’est un rêve, lui dit Ouvard. Tu te seras endormi en relisant les histoires de 93.

— Peut-être, concéda Détras, mais puisque les hommes d’aujourd’hui sont trop avachis ou pas encore assez conscients pour agir ainsi, il faut au moins tirer de la situation présente ce qu’elle peut donner, empêcher les enthousiasmes de se dissoudre en fumée et marquer notre victoire, si victoire il y a.

C’était l’avis général. Aussi les démonstrations se succédèrent-elles ; des cortèges ouvriers, précédés de drapeaux — drapeaux tricolores mais largement cravatés de rouge — parcoururent les rues de Mersey au chant de la Carmagnole. Au Fier Lapin et dans tous les établissements publics qui, maintenant, s’ouvraient aux syndiqués, des fêtes familiales, des concerts, des bals, célébrèrent le commencement d’une ère nouvelle. Enfin, comble de l’audace, deux mannequins bourrés de paille et figurant l’un Moschin, l’autre Michet, furent brûlés solennellement, au milieu des cris de triomphe de six mille personnes, sur la côte de Vertbois, en face la Ferme nouvelle. Le préfet, peut-être par prudence, peut-être content au fond du cœur de voir donner une leçon à la Compagnie, s’abstint de faire intervenir la police.

Ces réjouissances, expression d’un sentiment populaire qui, longtemps comprimé, se satisfaisait, furent terminées par un grand meeting au café du Commerce, dans une salle deux fois plus vaste que celle du Fier Lapin et où, cependant, tous ne purent trouver place. Chaulier, Toucan, Paryn, Brossel et la citoyenne Lesoir, éloquente conférencière arrivée de Paris, discoururent. Les uns célébrèrent la victoire des travailleurs ; les autres, les plus prévoyants, engagèrent ces travailleurs à demeurer indissolublement unis en vue des nouvelles luttes que leur réservait l’avenir.

Le dimanche suivant, l’abbé Carpion, au moment de célébrer le sacrifice de la messe, entra dans une sainte colère en constatant que son église, naguère comble, était à moitié vide. Dans son indignation, il faillit s’étrangler en avalant l’hostie.

Les mineurs avaient maintenant conquis le droit de penser librement.


XVI

ASSOCIÉ DE DÉTRAS


Dans une boutique claire et spacieuse de la rue Nationale, à Chôlon, boutique nouvellement ouverte et portant cette enseigne en lettres vertes sur fond blanc : Laiterie, produits de la Ferme nouvelle, assis côte à côte au comptoir, comme deux éternels amoureux plutôt que comme des marchands, causent Galfe et Céleste.

Autour d’eux, à la vitrine, aux étalages intérieurs et sur de larges tables, s’amoncellent beurre, fromages blancs, œufs, légumes. Des jarres sont emplies jusqu’au bord d’un lait crémeux dont le poids n’est jamais augmenté indûment par un mélange d’eau et de craie.

Tous ces produits leur sont expédiés quotidiennement de Mersey par Détras.

— La journée d’hier n’a pas été mauvaise, dit Céleste en riant. Neuf francs cinquante de bénéfice net. De quoi devenir à notre tour des bourgeois.

— Je t’en prie, fait Galfe, ne parlons pas arithmétique : cela gâterait notre bonheur.

— Rassure-toi ! Je n’aurai jamais l’âme d’une rentière : pourvu que nous arrivions à vivre et à justifier la confiance de nos amis, tout sera bien.

— Tu as raison. C’est égal : que d’événements accomplis depuis deux mois !

Deux mois, en effet, se sont écoulés depuis la fin de la grande grève, et si l’aspect extérieur de la petite ville minière, aux maisons sombres et aux toits rouges, n’est point changé, c’est une autre vie morale qui y bourdonne, plus indépendante, plus fière.

Tout d’abord, le tyranneau local, le grotesque Bobignon, n’est plus maire. Effaré de la tournure qu’ont prise les choses, cherchant inutilement à deviner quel sera, parmi les partis en lutte, le plus fort auquel il conviendra de faire des avances, haï par les bourgeois radicaux et les ouvriers, qu’il a jusqu’alors combattus, en défaveur auprès de des Gourdes, qui l’a trouvé trop mou, Bobignon a donné sa démission.

Et, chose incroyable, que nul n’eût osé soupçonner quelques semaines auparavant, c’est Ouvard, l’ouvrier mineur, le secrétaire du syndicat, qui a été élu à sa place.

La foudre tombant sur le baron et la baronne des Gourdes ne les eût pas écrasés davantage. Décidément, le monde se transformait, les esclaves de la veille devenaient les maîtres du lendemain ; se pourrait-il qu’il arrivât un moment où il n’y aurait plus de maîtres du tout ?

Rendons justice à Ouvard : c’étaient ses camarades et non lui-même qui avaient eu l’idée de sa candidature. Sans doute une certaine ambition lui était-elle poussée au cours de la grève qui avait mis en lumière ses qualités d’organisateur laborieux et habile. Mais il ne songeait pas à tirer un profit personnel de la situation, lorsque Pichon, le secrétaire adjoint du syndicat, était venu lui dire au nom d’un comité soudainement formé :

— Ouvard, il faut que tu te présentes. Jamais encore les ouvriers n’ont porté de candidat de leur classe contre les bourgeois. Nous comptons sur toi.

Ouvard était demeuré un instant rêveur. Allait-il rester l’obscur travailleur militant au milieu de ses camarades ou surgir de la foule ouvrière et tenter de devenir un personnage officiel ? Il consulta Bernard qui lui répondit : « Accepte ! » et Détras qui murmura, en haussant les épaules : « Bah ! encore plutôt toi qu’un autre ! » Il accepta et fut élu à 1,002 voix de majorité contre Poulain, son unique concurrent sérieux, car la démission de Bobignon prenait par surprise le parti réactionnaire.

Ce fut Pichon qui remplaça Ouvard comme secrétaire du syndicat.

— Ce qui arrive est épouvantable, dit la baronne des Gourdes à son mari, mais profitons au moins de ce que cet Ouvard n’y sera plus pour briser le syndicat rouge.

Trois jours après, le syndicat jaune était constitué. « Syndicat indépendant » se proclamait-il ; mais personne à Mersey ne se méprit sur la nature de cette indépendance. Canul, qui savait tout juste écrire, en fut naturellement élu secrétaire par deux cent soixante adhérents. Le syndicat rouge comptait maintenant plus de deux mille membres !

Quelques jours après, Galfe et Céleste reçurent une proposition de Détras, celle d’entrer avec lui en association afin de donner plus d’extension à la Ferme nouvelle. Justement, leur blanchisserie avait fort périclité pendant la grève, ceux des mineurs qui faisaient partie de leur clientèle évitant tous frais superflus. Hommes et femmes, qui, travaillant toute la semaine au fond des puits ou dans les chantiers de cribleuses, aimaient bien arborer le dimanche un peu de linge blanc, avaient, pendant ces longues journées d’inaction, plus de temps qu’il n’en fallait pour laver et repasser eux-mêmes tout le linge du ménage. Et, lorsque le travail fut repris, comme il fallait boucher des trous, payer des dettes contractées chez les fournisseurs, les anciens clients continuèrent pour un temps à réaliser des économies.

Détras, au contraire, quoiqu’il eût largement aidé de sa bourse les grévistes, prospérait à vue d’œil. Il possédait maintenant six vaches qui lui donnaient chacune en moyenne dix litres de lait par jour ; une centaine de poules, oies et canards gloussaient dans sa basse-cour et une douzaine de chèvres broutaient aux alentours de la ferme sous la surveillance d’un petit pâtre de douze ans. Du premier coup, il avait trouvé des débouchés non seulement dans la ville, mais dans les auberges des localités voisines où chaque après-midi la carriole attelée de « Touvenin » allait apporter du lait et des œufs.

Et maintenant, la chance le favorisant, Détras élargissait chaque jour le cercle de ses affaires. De plusieurs côtés, on lui ouvrait des crédits inattendus pour l’achat de bestiaux. Du matin au soir, lui, Geneviève, Panuel et Bénédic, le petit pâtre, ne cessaient d’aller et venir, soignant les animaux, livrant les produits de la Ferme. Malgré son éloignement pour l’idée de faire travailler des salariés, Détras, se rendant bien compte qu’ils ne pouvaient à eux trois suffire à tout, avait bien été obligé de prendre un aide. Du reste, Bénédic, orphelin de père et de mère, vivant misérablement auprès d’un oncle, mineur qui n’avait guère le temps de s’occuper de lui, se trouvait traité moins comme un serviteur que comme un jeune camarade mangeant à la table commune et couchant dans un lit propre. Pour lui, c’était le paradis succédant au purgatoire.

Sans avoir l’âme d’un thésauriseur, Détras voulait assurer aux siens la plus grande somme possible d’indépendance, et justement parce qu’il n’entendait exploiter personne, il était tenu à déployer plus d’intelligence et d’activité que tout autre. Le terrain et la maisonnette du bois de Faillan eussent constitué une excellente annexe de la Ferme nouvelle : Détras jeta les regards de ce côté-là.

Or, à ce moment, Galfe commençait à se trouver sérieusement gêné, non seulement par la pénurie de clientèle, mais aussi par suite des exigences du cadastre. Autour de Mersey, le sol augmentait de valeur ; des terrains jadis inutilisés et que la commune laissait à la disposition du premier venu voulant s’y construire une masure, étaient taxés à un prix élevé. Celui sur lequel Galfe avait édifié sa cabane, remplacée maintenant par une véritable habitation, était évalué à huit francs le mètre carré : c’était douze cents francs qu’on lui réclamait.

Douze cents francs à payer en pareil moment, c’était dur et malheureusement la bonne volonté du nouveau maire ne pouvait qu’obtenir des délais, au bout desquels Galfe se fût trouvé tout aussi embarrassé. Les deux amants se demandaient avec douleur s’ils allaient être obligés d’abandonner ce coin de terre auquel les rattachaient tant de souvenirs tristes et heureux ; il leur semblait que ce fût leur vie qu’on voulait leur enlever.

Ce fut dans ces circonstances que Détras vint leur proposer de s’associer à lui pour donner plus d’extension à la Ferme nouvelle par la création d’une annexe. Il s’arrangerait avec le fisc pour l’acquisition définitive du terrain que Galfe et sa compagne continueraient à habiter. Lui, Détras, apporterait, en plus de son activité personnelle, son petit capital et ses facilités de trouver du crédit ; eux apporteraient leur travail. S’il leur plaisait un jour de rompre l’association, éventualité peu présumable, ils pourraient s’entendre avec Détras pour le rachat de leur maison.

À cette proposition si fraternelle, Galfe et Céleste, profondément émus, n’avaient pu répondre qu’en se jetant au cou de Détras.

Et maintenant, la buanderie avait été transformée en étable. Deux vaches et quatre chèvres, appartenant à la petite communauté, paissaient sur les bords du Moulince.

Mais ce n’était pas tout.

Non content de s’être créé des débouchés aux environs de Mersey, Détras résolut d’avoir un dépôt au chef-lieu d’arrondissement. Si égalitaire que fût la petite république, il en demeurait à la tête. Panuel, toujours sagace, n’était plus jeune, Geneviève avait assez à faire de s’occuper de la basse-cour et des ruminants ; Galfe et Céleste, quoique fort travailleurs, étaient des poètes. Lui, au contraire, trempé par sa vie toute d’action, demeurait l’esprit pratique en même temps que hardi.

Ce fut lui qui, au cours d’une tournée à Chôlon, jeta son dévolu sur le local de la rue Nationale. La boutique, tenue précédemment par un épicier sombré dans la faillite, était à louer pour presque rien. Détras la prit, la fit badigeonner à neuf et la décora d’une enseigne à la gloire de la Ferme nouvelle.

Mais une boutique ne se gère pas toute seule. Il fut décidé que Galfe et Céleste viendraient l’inaugurer et demeureraient à Chôlon pendant trois mois — le temps nécessaire pour qu’une clientèle attitrée se formât. Ensuite Panuel viendrait les remplacer pour quelque temps. Pendant leur absence, le brave homme garderait leur habitation qu’il avait clôturée et augmentée d’un petit pavillon où il coucherait. Car, par un sentiment raffiné de délicatesse, il ne voulait pas même entrer dans la chambre de Galfe et de Céleste : l’amour y avait fait son nid, nul profane, même un ami, ne devait y pénétrer !

Ce roulement permettait de concilier les affaires et le sentiment. D’ailleurs, si les deux amants demeuraient attachés à Mersey par d’indestructibles liens, ils se trouvaient bien partout où ils étaient ensemble.

Et pourtant, le second jour de leur arrivée à Chôlon, Céleste s’était soudain sentie prise de tristesse : une tristesse inexplicable, sans motifs, quelque chose comme l’ombre projetée par un malheur qui s’avançait vers eux.

Tous deux s’étaient trop pénétrés de la même vie pour que les impressions de l’un ne fussent pas immédiatement ressenties par l’autre. Quelque effort que fît Céleste pour dissimuler, Galfe s’aperçut immédiatement de son trouble.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-il inquiet.

— Rien.

Et leurs regards se rencontrant échangèrent la même pensée. Celui de la jeune femme démentait ce mot prononcé pour rassurer, « rien ». Galfe comprit.

— Il ne faut pas croire aux pressentiments, dit-il machinalement.

— Non, fit Céleste.

Et malgré ce « non », malgré un effort pour sourire, elle demeurait pensive.

— Chôlon ! murmura-t-elle un instant après, incapable de cacher plus longtemps sa pensée. Cette ville nous a toujours porté malheur.

C’était là, en effet, que toute enfant, elle avait commencé sa vie de misère, auprès de sa mère, esclave d’un ménage bourgeois, et à la mort de ses maîtres, jetée sur le pavé. C’était là qu’elle avait été, plus tard, emmenée prisonnière. C’était là qu’elle avait été frappée du coup le plus terrible — comment n’en était-elle point morte ? — en entendant les juges prononcer la condamnation de l’amant qu’elle aimait plus que tout au monde et faire d’elle une veuve.

Et maintenant, après avoir quitté Mersey, un peu émue, mais non attristée, puisqu’elle demeurait en compagnie de Galfe, elle venait de se sentir tout à coup assaillie d’un pressentiment indéfinissable.

— Sois tranquille, dit Galfe étreignant longuement son amie. Cette fois la mort elle-même ne saurait nous séparer.


XVII

LE NOUVEAU PRÉFET


Dans le cabinet du nouveau préfet de Seine-et-Loir, l’huissier, galonné et argenté sur tranches, comme il convient à un employé même subalterne de notre démocratie, introduisit respectueusement le baron des Gourdes.

Alfred Jolliveau, préfet de Seine-et-Loir depuis vingt-quatre heures, se leva précipitamment de son fauteuil et vint au-devant du directeur de la Compagnie de Pranzy, le sourire aux lèvres, la main tendue, l’accueillant de ce mot significatif :

— Merci !…

Le nouveau préfet était un homme d’environ quarante ans, à la physionomie énergique, mais vulgaire et même, par moments, bestiale. Les cheveux noirs et drus, coupés à l’ordonnance, les fortes moustaches se rejoignant à d’épais favoris taillés en côtelettes, lui donnant tout à fait l’aspect d’un officier de hussards. L’œil vif dissimulait parfois sa flamme derrière un binocle ; la mâchoire terriblement épaisse annonçait la prédominance des appétits brutaux.

— Je suis heureux de vous apporter mon hommage d’administré, dit en riant le baron qui s’assit dans un fauteuil préfectoral.

Et dans ce mot « hommage », prononcé avec une désinvolture enjouée qui eût pu passer pour ironique, on sentait la condescendance du grand seigneur, aimable, vis-à-vis de son protégé. Car le protégé était bel et bien le préfet et le protecteur, des Gourdes.

— Je sais tout ce que vous avez fait pour emporter ma nomination, dit Jolliveau.

— Ne parlons pas de cela, répondit le baron. Nous avons réussi, voilà l’essentiel… Il est seulement fâcheux que ce n’ait pas été plus tôt.

— Ne craignez rien ! Nous regagnerons le temps perdu. Fiez-vous à moi pour réparer les erreurs commises sous l’administration précédente.

Il y avait dans ces paroles de Jolliveau à la fois une promesse et un acte de vasselage. Des Gourdes accentua son rôle de suzerain en déclarant :

— Oh ! les erreurs… vous pouvez bien dire les crimes. Ce Blanchon était tout simplement un misérable.

À ce jugement injurieux sur son prédécesseur, Jolliveau acquiesça d’un geste affirmatif.

— D’ici deux mois ont lieu les élections, prononça des Gourdes. Vous êtes arrivé à temps.

— N’ayez pas peur, fit le préfet, le parti de l’ordre sortira triomphant. Je ne vous en dis pas davantage.

Ces paroles cyniques pouvaient donner une idée du personnage. Désigné pour remplacer Blanchon que l’évêché, Schickler et des Gourdes alliés avaient enfin fait sauter, Jolliveau était prêt à tout pour complaire à ses protecteurs. Il ne les eût même trahis que moyennant un intérêt très considérable.

Les habitants du département de Seine-et-Loir ne tardèrent pas à s’apercevoir de quel bois était fait leur nouveau préfet. Une série d’arrêtés, plus autoritaires et tracassiers les uns que les autres, vint donner la note.

En même temps, les maires recevaient des circulaires qui ne pouvaient leur laisser le moindre doute sur ce que le représentant du pouvoir attendait d’eux. C’était la pression électorale qui commençait à s’exercer dans toute sa beauté.

De ces magistrats communaux, les uns, comme Martine, s’aplatissaient devant M. le préfet avec cette frénésie de servilisme propre à certains caractères ; d’autres demeuraient inquiets, répugnant par scrupule de conscience au rôle qu’on leur assignait et, cependant, hésitant à l’idée d’entrer en lutte avec la plus haute autorité du département. D’autres, enfin, regimbaient.

Quant à Paryn, il était indigné.

— Oh ! songeait-il, si j’étais député, c’est moi qui marcherais contre cet homme pour le briser.

Si j’étais député ! Ces mots répondaient à l’idée qui depuis deux ans avait germé en lui. Quand il s’était lancé dans la lutte électorale pour conquérir la mairie de Climy, il avait bien prévu que son essor ne s’arrêterait pas là, que le Palais-Bourbon, véritable arène des combattifs, l’attendait.

Déjà une vacance de siège ayant eu lieu dans la circonscription voisine, ses amis l’avaient pressé d’accepter la candidature. Souriant, il avait refusé par ces mots exempts d’ambiguïté :

— Plus tard ! Le moment n’est pas encore venu.

Mais maintenant, le moment semblait venu. L’Union populaire était chaque jour plus prospère, car son allure pendant la grève de Mersey avait encore augmenté le nombre de ses lecteurs. Appuyé sur ce journal aimé, il pouvait facilement braver les attaques des feuilles réactionnaires coalisées : le Lyon démocratique, le Progrès chôlonnais, la Gazette de Seine-et-Loir, la Croix de Seine-et-Loir. Les radicaux et radicaux-socialistes de la circonscription ne cessaient de le harceler.

Et pourtant, Paryn hésitait encore. Par moments, il se demandait si l’activité déployée au Palais-Bourbon par les honorables servait réellement à quelque chose et si tous les progrès sociaux n’avaient pas été réalisés en dehors de l’initiative parlementaire. Il repassait l’histoire de tout le siècle et voyait sans cesse les grands élans généreux partis d’en bas, de la masse du peuple, les inventions, les idées créées par le travail des individus ou des minorités. Les législateurs n’avaient su que sanctionner l’œuvre déjà accomplie. De tous les parlements, un seul avait fait figure dans l’histoire : la Convention, et encore pour deux ans à peine, juste le temps pendant lequel une poignée de révolutionnaires la dominèrent, tandis que la poussée populaire des clubs et des sections la contraignait de marcher de l’avant. Une fois à la Chambre des députés, ne serait-il pas, lui comme tant d’autres, annihilé par le milieu ? son initiative ne se perdrait-elle point, paralysée dans tous les rouages des commissions et sous-commissions chargées huit fois sur dix d’enterrer les réformes ?

La nomination de Jolliveau et l’attitude forcément réactionnaire du nouveau préfet vinrent mettre fin à ses hésitations.

— Je serai député, décida-t-il. Ne serait-ce que pour lutter contre lui et ne réussirais-je qu’à en débarrasser le département, je croirais avoir bien mérité de mes électeurs.

Le jour où l’on apprit que Paryn acceptait d’être, dans la circonscription, le porte-drapeau du radicalisme-socialisme, il y eut dans Climy une véritable effervescence. Poulet, Petit, Bussy, tous les membres de son comité vinrent en délégation le remercier solennellement, tandis que Brigitte hochait la tête avec mélancolie. Elle voyait le docteur élu sans difficulté : on l’aimait tellement dans le pays ! Mais après, que deviendrait-il dans cette Chambre des députés, qu’elle entrevoyait comme un lieu terrifiant, empli de tonnerres et de batailles, dans ce Paris où elle n’avait jamais mis les pieds et qui lui semblait un gouffre ?

— N’ayez pas peur, ma brave Brigitte ! lui dit Paryn, ému de sa sollicitude angoissée. Je vous reviendrai de temps à autre, tout entier.

Il ajouta entre ses dents : « Si je suis élu. » Mais de cette élection, il ne doutait guère.

Pendant ce temps, les cabarets toujours rivaux de l’Oiseau rouge et du Poisson bleu retentissaient de colloques animés. Dans le premier, des buveurs radicaux entonnaient la Marseillaise, car c’est un besoin irrésistible pour les expansifs de traduire leurs sentiments par des chansons ; dans le second, bourdonnaient des conversations de ce genre :

— Lui ! j’ai toujours dit que c’était un malin. Il a d’abord fait semblant de se consacrer aux intérêts communaux ; mais c’était la députation qu’il visait. Un malin, je vous dis !

— Et puis, quand il sera député, il voudra être ministre. Un rouge ministre ! ce sera du joli.

— Bah ! laissez donc ! Une fois qu’ils sont ministres, les rouges n’en font pas plus que les bleus et les blancs.

— Tout de même, il n’y est pas encore. Dieu merci, il reste des honnêtes gens pour bien voter dans le département de Seine-et-Loir.

Ces bribes de conversations donnaient le ton général. Les réactionnaires exhalaient ainsi leur indignation et de même qu’à l’Oiseau rouge, on chantait la Marseillaise, au Poisson bleu on chantait la Carmagnole antisémite.

Car on était maintenant en cette période où l’affaire Dreyfus, à Paris, mettait aux prises deux partis groupant l’un tous les partis de liberté, l’autre toutes les forces de réaction. En province, l’agitation, quoique moins intense, augmentait cependant et l’épithète de « sale juif » commençait à être jetée, tout comme dans la capitale, à ceux dont les opinions étaient au moins républicaines.

Ce jour-là, il se trouva une voix anonyme pour lancer contre le maire de Climy l’accusation devenue à la mode : « Paryn est un juif ! » Déjà, à la veille de son élection comme maire, la Gazette de Seine-et-Loir ne l’avait-elle pas accusé de fomenter, d’accord avec les capitalistes sémites, un complot de l’industrie allemande ?

L’approche d’une nouvelle période électorale devait naturellement voir éclore de nouvelles calomnies, ineptes mais perfides. Une fois encore les mots de « traître », « vendu », « gâteux », « canaille », allaient s’échanger entre les deux camps. C’est la monnaie courante du suffrage universel.

Le même jour, le père Raulin se présenta chez Paryn. La figure léonine du vieux libertaire reflétait une tristesse grave.

— Je devine ce qui vous amène, mon cher électeur, dit en souriant le docteur — et il appuya sur ces trois derniers mots. — Vous venez me faire de la morale.

— Électeur, oui, pour la commune, j’en suis, riposta Raulin. Mais pour la députation, jamais !

Et il ajouta, avec un tressaillement dans la voix :

— Alors, c’est bien vrai ? Vous acceptez ?

— J’accepte.

Raulin eut un profond soupir et, bien que le maire lui indiquât un siège, il demeura debout.

— Vous acceptez ! dit-il. Alors, si le sort vous favorise — et je souhaite qu’il ne vous favorise pas — vous allez abandonner l’administration d’une commune où vous avez fait, où vous pouvez encore faire du bien, tout le bien possible dans la société actuelle ? Vous allez entrer dans le cloaque où grouillent toutes les convoitises, toutes les intrigues, toutes les corruptions ? Vous allez devenir le collègue d’un Georges Berry et d’un Baudry d’Asson ?

— Le collègue et l’adversaire, précisa Paryn.

— L’adversaire ! Mais vous vous rencontrerez dans les couloirs ; vous vous saluerez, vous vous serrerez la main, vos rivalités d’idées s’émousseront et, finalement, vous ne serez plus que des collègues. Les batailles du Palais-Bourbon peuvent au surplus intéresser les ministres : elles sont sans signification pour la masse.

Le maire de Climy eut un froncement de sourcils.

— Alors, vous préférez abandonner le pouvoir aux réactionnaires ? dit-il.

— Les réactionnaires ! murmura Raulin. Certes, non, je ne les aime pas. Mais pour ceux qui vivent de leur travail et non de politique, est réactionnaire quiconque sanctionne l’exploitation capitaliste. M. Léon Bourgeois, défenseur du vieil ordre propriétaire, est pour nous un réactionnaire tout comme un abbé Gayraud.

— Il y a une nuance.

— Peut-être, mais elle est imperceptible. La France est un malade atteint de la fièvre, qui a deux médecins à son chevet. L’un, c’est la démocratie bourgeoise, veut lui conserver la fièvre ; l’autre, c’est le nationalisme, veut lui enlever la fièvre, mais pour la remplacer par la peste. Nous désirons, nous, n’avoir ni la fièvre ni la peste.

Paryn éclata de rire, un rire auquel le vieux libertaire lui-même fit écho.

— Ah ! père Raulin, vous avez l’éloquence bien imagée ! Ni la fièvre ni la peste, c’est parfait ; mais alors pourquoi votez-vous aux élections communales ?

— Parce que la commune dans les agglomérations rurales ou le syndicat ouvrier dans les villes sont la base, la cellule de l’organisation sociale future.

— Future, c’est possible, mais pas présente !

— Qu’importe ! Le présent se détruit et l’avenir se crée.

— Ce que vous dites sera peut-être réalisé en l’an deux mille.

— Ou dans une génération. Qui peut savoir ?

— Évidemment : qui peut savoir ! alors, père Raulin, vous ne voterez pas pour moi ?

— Ni pour personne.

— Je ne vous en veux point. Tâchez, cependant de ne pas me faire perdre trop de voix.

Le brave homme eut un geste de protestation.

— Je suis contre le parlementarisme et pour l’action directe des intéressés, déclara-t-il nettement. Mais je ne fais point de l’abstention une panacée et je ne vous combattrai pas. Après tout, par sympathie personnelle, j’aime encore mieux voir « là-bas » vous plutôt qu’un clérical.

— Je vous remercie, fit Paryn mis tout à fait en gaieté et tendant la main sans rancune à son administré.

Raulin, quelque peu soulagé d’avoir vidé son cœur, se retira.


XVIII

LA BATAILLE RECOMMENCE


Paryn achevait de déjeuner. Il venait d’être élu député. Dans la matinée, il avait reçu les membres de son comité, heureux et solennels. Cette victoire était la leur : par l’intermédiaire de leur élu, ils se sentaient participer au gouvernement de la chose publique !

Déjà quelques habitants de Climy avaient glissé un mot, qui en faveur d’un neveu ou d’un cousin ayant besoin d’une protection pour entrer dans la carrière administrative, qui en faveur d’un fils à exempter du service militaire. Le patron de l’Oiseau rouge avait hasardé quelques paroles en faveur de lui-même : il convoitait les palmes académiques !

Paryn avait fait son apprentissage de représentant du peuple ; il avait eu un avant-goût des obsessions intéressées entourant tout député qui rêve d’agiter des questions générales et se voit la proie des intérêts particuliers les plus mesquins.

Sa bonne humeur ne l’avait pas abandonné au cours de cette épreuve, et c’était le sourire aux lèvres qu’il avait répondu à plus d’un solliciteur :

— Vous savez, mon ami, je n’ai promis la lune à personne. Conséquemment, je ne puis répondre de vous la donner.

Brigitte, tout en servant le docteur, l’observait, pensive. Oui, il avait beau s’armer d’un sourire, se cuirasser d’indifférence, les soucis commençaient à l’envahir, à plisser par moments son front, à voiler le feu de ses yeux. Que deviendrait-il dans quelques mois, alors que la politique l’aurait pris dans son terrible engrenage ? Ignorante de la vie parlementaire, mais rendue intuitive par son affection profonde pour ce maître qui n’était maître que de nom et qu’elle morigénait à l’occasion, la vieille paysanne le voyait pâli, amaigri, épuisé dans quelque travail accablant et inutile, au milieu des solliciteurs, des jaloux, des ennemis masqués, des traîtres. Dans quel état reviendrait-il à Climy ?

— Ne vous effrayez donc pas, ma bonne Brigitte, dit Paryn lisant aussi clairement que dans un livre sur le visage de sa domestique. Être député, c’est un accident que beaucoup cherchent et dont on ne meurt pas toujours.

Il achevait ces mots dans un franc rire, lorsque la sonnette tinta. Brigitte courut ouvrir et revint l’instant d’après, annonçant le nouvel élu de Mersey.

Paryn se leva, allant au devant de celui qui était devenu doublement son collègue, comme maire et comme député.

Que d’événements s’étaient succédé depuis le jour où le docteur avait connu Ouvard simple mineur sans la moindre idée d’avenir personnel !

Le député-maire de Climy allait adresser ses félicitations au député-maire de Mersey, lorsqu’il remarqua l’expression soucieuse de son visage. Cette expression, Brigitte l’avait déjà remarquée et la brave femme se murmurait in petto : « Encore un que le métier ne rend pas gai ! Mais alors pourquoi ont-ils la rage de vouloir en être ? »

— Vous paraissez triste, mon cher collègue, dit affectueusement Paryn, en avançant une chaise à son visiteur, tandis que, sur un signe, Brigitte lui servait une tasse de café.

— La grève va recommencer à Mersey, fit Ouvard. Et cette fois, c’est la Compagnie qui attaque.

— Ah ! diable ! Voilà qui devient sérieux. Pourtant, il fallait s’y attendre.

— J’ai voulu vous voir d’urgence. Avec un préfet comme Jolliveau, on ne peut savoir comment tourneront les choses.

Ces paroles de l’ancien mineur ramenèrent les pensées de Paryn vers l’homme à poigne, choisi sous la pression des hauts réactionnaires pour courber le département de Seine-et-Loir sous un régime de terreur.

Nul n’avait été plus furieux que Jolliveau du résultat des élections générales. Quoi ! c’était à la défaite des candidats conservateurs qu’avait abouti la pression exercée par lui sur les maires ? Mais alors, c’était à désespérer de tout et même du suffrage universel si les préfets ne pouvaient plus le faire parler ! Et que diraient ses protecteurs, l’évêque, le baron des Gourdes ? Jolliveau n’osait y penser, et se sentant pris entre les rancunes de ceux qu’il n’avait pu servir efficacement et l’hostilité des nouveaux élus, il s’était demandé un instant s’il n’agirait pas prudemment en lâchant les premiers pour se tourner peu à peu du côté des seconds.

Mais non ! pareille trahison à laquelle sa moralité n’eût pas répugné était maintenant impossible. Force lui était de demeurer, sous l’impartialité apparente de ses fonctions préfectorales, attaché au parti des vaincus.

Or, au même moment où Paryn recevait la visite d’Ouvard, Jolliveau recevait celle de des Gourdes.

C’était la première fois que ces deux derniers se rencontraient depuis que le baron était allé complimenter le nouveau préfet.

Celui-ci baissa la tête lorsque entra dans son cabinet, l’air sérieux, le sourcil froncé, le directeur-gérant de la Compagnie de Pranzy.

Machinalement, Jolliveau murmura très bas :

— Ce n’est pas ma faute, si les choses ont tourné ainsi.

Des Gourdes eut un geste d’impatience :

— Ce qui est fait, est fait, répondit-il. Parlons du présent et non du passé.

— Oh ! pour le présent et pour l’avenir, je vous garantis…

— L’avenir… c’est surtout en nous occupant du présent que nous le préparerons.

— Parlez ! que faut-il faire ?

Dialogue singulier où s’affirmait bien la suprématie du capital ! C’était le représentant de l’État qui se faisait petit ; c’était le grand seigneur de la mine qui élevait la voix.

— La grève va recommencer à Mersey, dit lentement des Gourdes.

— Ah ! qu’elle recommence ! éclata sauvagement Jolliveau, et je vous promets bien que ce ne sera pas comme sous mon prédécesseur.

Le baron regarda le préfet les yeux dans les yeux.

— Cette fois, dit-il, en appuyant sur chaque mot, il faudra aller jusqu’au bout. Jusqu’au bout, vous m’entendez ?

Jolliveau saisit la main de son interlocuteur et la serra nerveusement.

— J’irai ! prononça-t-il.

C’était un engagement formel et terrible. Car « jusqu’au bout » ne signifiait plus seulement la pression exercée sur les maires et les électeurs en vue du tripatouillage électoral. Jusqu’au bout, cela maintenant voulait dire la terreur policière et militaire, les arrestations, les condamnations arrachées à des juges naturellement féroces envers les déshérités qui ne sont point de leur classe. Cela voulait dire le syndicat rouge violemment extirpé de Mersey et peut-être même quelque monstrueuse machination contre Ouvard, afin de lui arracher le mandat législatif récemment conquis.

Le lendemain, une rumeur courait dans tout Mersey : les mouchards étaient revenus !

Hautain et souriant, Moschin se montrait, en effet, à l’Hôtel du Commerce, accompagné de Michet comme d’un aide de camp. Plétard, Roubineau et quelques autres, en tout une demi-douzaine, qui avaient suivi leur terrible chef dans sa retraite, étaient là pareillement, arrogants, le verbe haut, se promenant de long en large devant l’établissement comme pour constituer à Moschin une garde d’honneur.

— Gare ! Il doit y avoir là-dessous quelque coup de la Compagnie ! se disaient des ouvriers les reconnaissant.

Dans l’après-midi, Moschin, escorté de toute sa bande, se rendit aux chantiers, traversant ostensiblement les rues les plus populeuses de la ville. Au seuil des portes, les commères le dévisageaient avec une intense curiosité, prévoyant quelque chose d’anormal. Aux fenêtres des maisons habitées par des ménages ouvriers, apparaissaient des visages effarés de femmes ; quelquefois s’échappait une malédiction ou une injure, tandis que la bande, impassible, continuait son chemin.

Décidément, ce retour inattendu faisait sensation.

Le soir, à la sortie des puits, les mineurs revirent, stupéfaits, la figure connue et exécrée de Moschin. L’ancien chef policier, goguenard, fumait sa cigarette en compagnie de son ami Troubon et de Michet. Derrière eux, se rangeait le menu fretin des mouchards revenu, grossi d’une partie des jaunes.

La provocation était évidente. Quelques ouvriers ne purent contenir leur exaspération. L’un d’eux jeta à Michet cette insulte ironique :

— Eh bien, mon gros fessé, t’es-tu fait blinder le derrière ?

Michet avait sa réputation à rétablir : d’un formidable coup de poing, il envoya le mineur rouler à trois pas. Aussitôt, la bataille s’engagea : les mouchards s’y étaient préparés ; supérieurs en nombre, grâce à l’appoint des jaunes, à l’équipe qui venait de remonter, ils eurent l’avantage.

Cette nuit-là retentit de nouveau dans Mersey le cri de : « À bas la Compagnie ! À bas les mouchards ! » Le jour suivant, à l’effervescence générale qui régnait dans les puits et dans les chantiers, tous purent se rendre compte que la bataille allait reprendre.

Et, en effet, quarante-huit heures plus tard, elle reprenait. Il y avait eu convocation d’urgence des rouges à leur centre syndical et l’on avait décidé de recommencer immédiatement la grève si les anciens policiers demeuraient un jour de plus à Mersey. Une délégation ouvrière s’en fut trouver le baron des Gourdes qui eut cette réponse narquoise :

— Ce n’est point comme policiers qu’ils rentrent à la mine. C’est comme employés. La direction a le droit de prendre pour employés qui elle veut.

Distinguo subtil qui rappelait l’ancien élève des jésuites !

Cette fois, la Compagnie était préparée à la grève puisqu’elle-même la provoquait. Cinq cent soixante-sept mineurs sans travail, recrutés sans bruit à Saint-Étienne, se trouvèrent du jour au lendemain à Mersey, prenant la place des grévistes.

Avec ceux du syndicat jaune, c’était assez pour que la Compagnie pût continuer l’exploitation en attendant que la faim lui eût ramené, se rendant à discrétion, la plupart des grévistes, encore fatigués de leur dernier grand effort et incapables de le renouveler à aussi brève échéance.

D’ailleurs, des Gourdes attendait d’autres troupeaux de misérables que ses agents raccolaient plus loin encore que Saint-Étienne. Gens qui, pour la plupart, n’avaient jamais manié le pic, mais qu’importait ! Ils serviraient à écraser la révolte ouvrière et puis, une fois cette tâche accomplie, ils seraient triés, les inutiles étant éliminés, chassés pour aller crever de misère ailleurs. Sort réservé aux irréguliers du travail qui rivent les chaînes de leurs frères en aggravant leur propre esclavage !

La Compagnie s’était préparée à la grève, mais les militants du syndicat rouge s’y étaient préparés aussi. L’entente ouvrière maintenant ne se limitait plus aux membres d’une seule corporation, et au moment même où arrivaient à Mersey les raccolés de Saint-Étienne, le mouvement, se généralisant avec une rapidité extraordinaire, éclatait à Pranzy, à Montjeny, à Gueugne, à La Tourne, au Brisot, à Chôlon même.

À Pranzy et Montjeny, c’étaient les mineurs et les carriers, à Gueugne et à La Tourne, les charpentiers, au Brisot, c’étaient toutes les corporations, à Chôlon, c’étaient les métallurgistes.

Et sans répéter des choses déjà dites, car presque toutes les luttes économiques se ressemblent, c’est de la grève de Chôlon que nous allons parler, puisqu’elle a clos la grande épopée ouvrière dans le sang des martyrs du travail.


XIX

LE DRAPEAU NOIR


— Galfe ! s’écria Céleste rentrant tout essoufflée dans la boutique de la rue Nationale, les gendarmes chargent au galop dans tout le faubourg Saint-Jean. On parle d’une quinzaine de blessés. Il y a eu encore des arrestations.

— Et que fait la population ouvrière ? Elle fuit, n’est-ce pas… comme toujours ?

Tous deux se regardèrent l’air sombre. Quelque chose comme un pressentiment pesait sur eux : il leur semblait qu’un malheur était dans l’air.

Depuis la veille, ils étaient revenus de Mersey pour remplacer Panuel, tombé subitement malade. Le brave homme avait repris le train pour la « Ferme nouvelle », où il pouvait être soigné mieux que partout ailleurs, en plein air pur et auprès de ses vieux amis qui lui prodiguaient leurs soins affectueux. Quant à l’hôpital, Panuel en ressentait l’horreur insurmontable.

Galfe et Céleste avaient quitté Mersey sans hésitation, mais non sans tristesse, une tristesse dont eux-mêmes ne pouvaient s’expliquer la cause. Ils étaient rentrés à Chôlon pour y trouver la ville morne, emplie de rumeurs menaçantes et sillonnée par des patrouilles de cavalerie.

Là aussi avait éclaté la grève. Les ouvriers de la métallurgie Gueulland s’étaient déclarés solidaires des autres travailleurs du département ; eux-mêmes, accablés d’amendes, harcelés par un contremaître fou d’autoritarisme, ils sentaient que la cause des mineurs de Mersey et la leur n’en faisaient qu’une seule.

Et après les ouvriers de l’usine Gueulland, ç’avaient été ceux de l’usine Lépinet, puis ceux du Petit-Brisot. Trois mille métallurgistes maintenant faisaient grève à Chôlon et emplissaient la ville de leurs manifestations, se déroulant sur les places et par les rues au chant de l’Internationale.

L’agitation s’étendait toujours, gagnant les départements voisins, se répercutant jusqu’à Lyon et à Saint-Étienne. On était arrivé à la période la plus orageuse de l’affaire Dreyfus : qu’une grande crise économique vînt s’ajouter à la crise politique, et la République pourrait être déracinée du coup.

— Qui sait ? murmurait des Gourdes regardant sa femme avec un faible sourire et se reprenant à espérer.

— Peut-être ! répondait la baronne.

Les journaux socialistes ouvraient des souscriptions ; on annonçait la prochaine arrivée d’orateurs de Paris. De leur côté, les patrons du département constituaient une ligue : c’était l’ébauche de ce groupement de capitalistes dont Schickler avait parlé à des Gourdes comme un embryon possible des futurs trusts européens.

Des jours se passèrent, puis deux, trois semaines ; de part et d’autre, l’acharnement demeurait farouche : on sentait que, maintenant, c’était une guerre à mort et nul n’eût pu en prédire l’issue.

Ce soir-là, Galfe et Céleste avaient clos leur boutique un peu plus tôt que d’habitude. Pourquoi ? Ils n’eussent pu le dire. Il y a de ces moments où l’on n’agit que par impulsion et comme obéissant à la destinée.

À sept heures, ils avaient fermé les volets, puis s’étaient attablés pour dîner dans l’arrière-boutique. Le gaz allumé projetait dans la pièce une lueur blafarde.

Tout en mangeant avec peu d’appétit le repas que Galfe avait préparé, une soupe à l’oseille et des œufs au jambon, Céleste racontait ce qu’elle avait vu et appris au dehors. On s’attendait sans doute à des événements graves, car les troupes occupant la ville avaient été renforcées. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, la gendarmerie à cheval — au moins deux escadrons — était rangée en bataille ; le long du canal, la ligne avait formé des faisceaux ; le boulevard de la République était sillonné par des détachements de chasseurs passant et repassant au petit trot. Partout résonnaient des commandements, des cliquetis de fusils et de sabres et partout aussi, flanquant les troupes régulières d’infanterie et de cavalerie, c’était la police. La police nourrie dans la haine du même peuple où elle se recrute, surveillant les soldats qui pouvaient faiblir, et coopérant au maintien de l’ordre capitaliste. En outre, on disait que le préfet venait d’arriver à Chôlon.

— Oh ! ce Jolliveau, ajouta Céleste, on dirait qu’il cherche un massacre. Il a dans le sang la haine du peuple.

— Le peuple ! fit Galfe avec amertume. Y a-t-il un peuple ? Ces malheureux qui se laissent insulter, frapper et arrêter sans résistance, sont-ils un peuple ou un troupeau ?

Chose étrange, le Galfe d’autrefois, celui que son impatience révolutionnaire, mêlée du mépris des endormeurs et des endormis, avait rendu dynamiteur, semblait maintenant revivre.

— C’est ce soir le meeting de la salle des Joyeux, dit Céleste.

— Un meeting !… Oui, ils ne savent que parler ! Ils ne parlent pas, les gendarmes : ils frappent et quelquefois ils tuent !

La jeune femme tressaillit, malgré son courage, du ton presque sinistre dont ces derniers mots furent prononcés par son amant.

Celui-ci, comme perdu dans ses réflexions ou dans un rêve, ajouta :

— Enfin ! allons au meeting !

À quoi répondait cette phrase ? Céleste ne lui avait point parlé de se rendre à la réunion : elle la lui avait seulement annoncée. À quelle impulsion obéissait-il en ce moment ?

— Allons au meeting, répéta-t-elle, étonnée de se sentir un léger tremblement dans la voix.

Ils sortirent de la boutique par une porte latérale. Avant de mettre le pied dans la rue, Céleste se retourna soudainement et étreignant son amant, l’embrassa de toute son âme, sans savoir pourquoi.

Ils demeurèrent un instant serrés l’un contre l’autre, lèvre à lèvre. Puis ils partirent, se tenant étroitement par le bras, comme deux amoureux. Amoureux ! ils l’étaient toujours.

Dans les rues, il faisait presque sombre ; la soirée était traversée de souffles d’orages, mêlés de gouttes de pluie. Autour d’eux, rien que le silence et la solitude ; Chôlon semblait une ville morte.

Tout à coup, comme ils débouchaient de la rue Nationale vers la place de Tondou, la scène changea brusquement.

À la lueur des becs de gaz et de torches, allant et venant devant eux, ils aperçurent une foule houlant comme une énorme vague vers un bâtiment noir et menaçant qu’ils reconnurent immédiatement.

La prison !

L’édifice infâme où ils avaient l’un et l’autre tant souffert aux heures les plus poignantes de leur vie, était là, devant eux, plus énorme et plus farouche dans la nuit, tel que quelque énigmatique sphynx ou chimère, gardien de la vieille société. C’était le monstre de pierre qui broyait des vies, se nourrissait de douleurs et de larmes.

Là étaient enfermés par ordre de Jolliveau, autocrate féroce, les militants les plus énergiques de la grève, une vingtaine au moins, ceux qu’on appelait « les meneurs » !

Des cris de tempête s’élevaient de la foule : « Liberté ! liberté ! Dehors les prisonniers ! »

Un grand souffle passa sur Galfe et Céleste. Ils virent les détenus enfiévrés derrière les barreaux de leurs cellules ; ils virent les familles de ces hommes, étreintes dans l’angoisse et dans la misère ; ils se revirent eux-mêmes, captifs dans le bâtiment exécré. Oui, c’était là qu’on enfermait les vaincus, les parias de la société, tandis que les malfaiteurs de haut vol promenaient, salués et glorifiés, leur insolente omnipotence !

Dans un même et irrésistible élan d’humanité révoltée, tous deux se précipitèrent, plongeant dans la foule, avec ce cri : « Enfonçons la porte ! »

Les gardiens, en petit nombre, avaient fermé la grille d’entrée et consolidé intérieurement les portes par des barricades.

Mais, déjà, sous la poussée de la foule conduite par Galfe et Céleste, des barreaux étaient arrachés, et les assaillants s’en servaient comme de béliers pour battre la porte. L’ancien mineur, surtout, habitué à manier le pic, portait des coups furieux.

Soudain, un immense cri de : « Les gendarmes ! » éclata derrière eux, dans cette foule, qui, prise de panique, se dispersa en une fuite effrénée, tandis que le galop des chevaux résonnait sur le pavé et que, au bout de la place, apparaissait un escadron de cavaliers, sabre au clair.

Galfe et Céleste avaient été emportés malgré eux dans le remous de cette foule, vague irrésistible qui déferlait vers la rue de Tondou. En vain, cherchaient-ils à la ramener en avant : la peur des chevaux et des sabres glaçait les manifestants qui se contentaient de clamer leur exaspération.

— Ah ! lâches ! s’écria Galfe. Vous êtes faits pour la servitude !

Une perche, arme sans doute abandonnée par un manifestant, gisait à terre.

Céleste la saisit et, d’un mouvement spontané, se dépouillant de son fichu de laine, l’y fixa. Elle eut aussitôt un drapeau noir qu’elle brandit en s’écriant d’une voix éclatante : « Vive la révolution sociale ! Vive l’anar… »

Elle n’acheva pas ! Une décharge déchira l’air, balayant la place aussitôt emplie de gémissements et de râles : une compagnie de gendarmes subitement apparue du côté du Canal, venait de tirer.

Galfe et Céleste étaient tombés l’un sur l’autre, tous deux foudroyés, lui d’une balle au front, elle d’une balle au cœur. Ce front d’ouvrier qui était un poète et un penseur, ce cœur de jeune femme tout amour et tendresse, le plomb les avait transpercés et ouverts, saignants, comme des fruits mûrs.

Du moins, comme l’avait prophétisé Galfe, la mort même n’avait pu les séparer. Peut-être était-ce pour eux une faveur du Destin de partir ainsi, tous deux, ensemble, jeunes encore et s’étant aimés jusqu’au dernier moment.

À leurs pieds gisait, échappé à la main de Céleste, le drapeau noir, symbole d’une immanente protestation contre la société marâtre, contre cette société qui, à ces deux êtres généreux, pleins de jeunesse virile, d’enthousiasme et de bonté, n’avait donné en partage que la prison, le bagne, la misère et la mort !


XX

VISIONS D’AVENIR


La fusillade de Chôlon, qui fit quinze victimes — trois morts et douze blessés — retentit comme un coup de tonnerre dans toute la France.

Ce fut la fin de la grève. Devant la clameur d’exécration s’élevant contre lui de toutes parts, le préfet Jolliveau, quel que fût son cynisme brutal, sentit son assurance l’abandonner : il eut peur. Peur non du crime perpétré, mais d’une révocation ; les ouvriers et les bourgeois républicains l’avaient en horreur, les conservateurs eux-mêmes l’abandonnaient et osaient à peine le saluer dans la rue. Seul des Gourdes lui demeurait ; quant à Schickler, il avait déclaré nettement à l’évêque de Tondou : « Cet homme est compromettant. »

Ce que ne lui pardonnaient pas ceux qui avaient été jusqu’alors ses protecteurs, c’était de n’avoir point réussi. Un massacre, même dix fois plus considérable, ne leur eût nullement déplu s’il eût eu pour effet de briser la résistance ouvrière. Mais justement celui de Chôlon n’avait fait qu’exaspérer les colères et les indignations ; les forces ouvrières se dressaient maintenant en faisceaux indestructibles, plus résolues à la lutte que jamais.

Devant cette unanimité du sentiment prolétarien, les capitalistes s’effacèrent ! Les petits et moyens, comme Gueulland et Lépinet, se retirèrent les premiers de la ligue et firent droit aux revendications de leurs ouvriers.

Schickler, voyant que les choses allaient se gâter, traita avec les siens et à des conditions assez avantageuses pour lui, tant parce qu’il ne laissa point passer le moment, que parce que les serfs du Brisot n’avaient point encore acquis la ténacité révolutionnaire de ceux de Mersey.

À la fin, des Gourdes, resté seul, dut traiter aussi. Un ordre ministériel avait imposé, malgré les instances du préfet, l’évacuation de la ville par les forces militaires qui y étaient massées. Outre que la présence de ces troupes causait une irritation perpétuelle aux habitants, les officiers ne répondaient plus des soldats, très impressionnés par le drame de Chôlon. Parfois même, des altercations éclataient entre eux et les gendarmes, traités couramment de meurtriers, et l’on pouvait se demander si la troupe, dans un moment d’effervescence populaire, n’imiterait pas 1789, tirant sur la cavalerie de Besanval et de Lambex. Le commandant de gendarmerie, qui prétendait s’arroger des droits dictatoriaux, se vit tenu énergiquement en échec par le maire, fort du sentiment unanime de la population.

De sorte que, sauf au Brisot, ce fut une nouvelle victoire ouvrière sur toute la ligne. Moschin, Michet, les mouchards, et avec eux le ménage Canul, durent disparaître, cette fois définitivement, de Mersey. Du coup, le syndicat jaune se trouva complètement désemparé.

Mais de cette victoire nul ne se réjouit : elle avait été trop chèrement achetée. La mort tragique de Galfe et de Céleste, auxquels la population ouvrière avait fait d’inoubliables funérailles, arrachait des larmes, non seulement à Détras, Geneviève et Panuel, leurs plus intimes amis, mais à tous les travailleurs de Mersey. La ville entière portait le deuil.

— De tels crimes se paieront par la mort de la bourgeoisie elle-même, disait Bernard à ses amis de la Ferme nouvelle. Son agonie, en tant que classe dirigeante, commence : l’avenir proche est aux travailleurs affranchis, maîtres du sol, de la mine et de l’outillage, formant une humanité nouvelle.

— Puisse ce jour venir bientôt ! dit gravement Geneviève. Alors on en aura fini avec les haines, les guerres, les frontières et les maîtres. Oui, ce sera véritablement une humanité nouvelle.

Le soleil couchant enveloppait comme d’un nimbe d’or la courageuse femme restée belle, d’une beauté harmonieuse et pensive, que les souffrances passées semblaient avoir encore affinée. Ses amis la regardaient et l’écoutaient, pénétrés du même sentiment, une sorte de respect religieux, comme si elle eût prophétisé l’avenir. Et Panuel, étendant une main vers Détras, une autre vers Bernard, leur dit :

— Amis, elle dit vrai : plus de frontières ! plus de maîtres ! Après la grande lutte, — la dernière — la liberté, le bonheur et l’amour pour tous !

Pendant que ces modestes travailleurs évoquaient les radieuses visions de l’avenir, une autre scène se passait dans un lieu bien différent : au Palais-Bourbon.

Paryn débutait à la tribune de la Chambre en interpellant le gouvernement sur le massacre de Chôlon. Avec une émotion indignée, il dénonçait le crime de l’autorité, les provocations préfectorales, le carnage voulu et cherché.

Pendant qu’il parlait, emporté par une force de sentiment qui le rendait véritablement éloquent, ses collègues l’écoutaient à peine. À droite on affectait de ricaner ; au centre ses collègues Lasinus et Jacot l’interrompaient toutes les cinq minutes par le cri de : « Ne touchez pas à l’armée ! » À gauche, quelques-uns le soutenaient de leurs applaudissements et de leurs « très bien ! » mais le plus grand nombre, descendus de leurs sièges, entouraient le célèbre Poumerleux qui faisait sa rentrée à la Chambre après une absence de quatre ans. Ce Poumerleux, jadis un des leaders du radicalisme, avait, au moment même de déposer un projet d’impôt sur le revenu, résigné son mandat en échange du gouvernement général d’une colonie. Et maintenant, enrichi à millions, après être parti endetté de trois cent mille francs, il revenait prendre place dans l’enceinte législative, un collègue besoigneux lui ayant vendu son troupeau d’électeurs contre une haute sinécure administrative. Aussi, le plus grand nombre disait-il de Poumerleux, non pas : « C’est un traître ! » mais « C’est un malin ! Il est très fort ! Eh ! eh ! il sera un jour président de la Chambre, ministre, qui sait ? peut-être président de la République ! Il fait bon se tenir bien avec lui. »

Tout en parlant, Paryn voyait cela. Il devinait aux colloques des petits groupes le jeu des intérêts individuels, des appétits, l’indifférence des uns, devenus de simples automates parlementaires, la médiocrité d’intelligence ou d’énergie chez le plus grand nombre. Quoi ! c’était dans ce troupeau de ruminants et de satisfaits, d’où à peine émergeaient quelques vrais hommes, qu’il allait avoir à dépenser sa force intellectuelle, sa bouillonnante énergie ! Et, en ce moment, il se demanda si le vieux cultivateur César Raulin n’avait pas eu raison.

Mais ce doute si amer fût-il ne le découragea pas. Puisqu’il était là, il ferait, dussent ses efforts être inutiles, tout le possible, tout ce que lui commanderait sa conscience. Et puis, en dehors de cette Chambre fatalement constituée à l’image de la bourgeoisie qui s’en va, n’y avait-il pas le peuple, cette masse immense, tantôt calme, tantôt agitée comme une mer, réservoir inépuisable des forces et des énergies ? Oui, son ami le prolétaire de Mersey, Bernard, disait vrai : une aurore nouvelle allait illuminer l’horizon, le jour approchait où les salariés, les exploités, les miséreux de tous les pays allaient se rapprocher, s’unir pour prendre possession du monde et en faire la patrie humaine, libre et heureuse.



FIN


PREMIÈRE PARTIE


 14
 29
 39
 57
VIII 
 66


DEUXIÈME PARTIE


 112
 123
 189
XIV 
 197
 203
 234
XXI 
 268
XXII 
 273
 292
XXVII 
 323
 332
 343


TROISIÈME PARTIE


 349
 360
 403
 430
 436
XIII 
 444
 452
 485
 498
  1. Femme canaque.
  2. Cochon (corruption de porc).
  3. Prospect, mot anglais entré dans le langage néo-calédonien, recherche des filons miniers.
  4. Caïcaï, mot d’origine océanienne, manger.
  5. Magasin.
  6. Cavaliers gardeurs de bétail.