Librairie des Publications populaires (p. 369-378).
Troisième partie


IV

LE RETOUR DES EXILÉS


Une vive émotion régnait à Mersey.

Aux portes des maisons, les commères s’abordaient d’un air effaré en ponctuant leurs conversations d’interminables : « C’est-y Dieu possible ! » D’autres ajoutaient avec une nuance de regret : « Et pourtant on disait bien que les sauvages l’avaient mangé ! » Des bourgeois passaient dans la rue d’un air renfrogné ; par contre, des ouvriers, vieux habitants de Mersey, avaient le visage tout réjoui, quelques-uns même s’abordaient en riant, exprimant tout haut leur satisfaction.

L’événement qui révolutionnait ainsi la ville n’était rien moins que le retour d’Albert Détras, accompagné de sa femme et de Panuel.

Après avoir supprimé sans remords l’abbé Firot comme une bête malfaisante, le justicier était parti pour Bruxelles rejoindre les siens. Déjà ils se trouvaient installés dans un rez-de-chaussée de la rue de l’Ours-Noir, une boutique longue et étroite avec une petite pièce au bout, donnant sur la cour et de laquelle dépendaient deux chambres exiguës au troisième étage. Le tout était assez sombre et conséquemment triste, mais le bon marché du loyer décida Panuel qui garda pour lui-même la petite pièce du rez-de-chaussée et réserva les deux chambres à la famille Détras.

Ils y vécurent pendant huit mois s’occupant, Panuel, de réparations de meubles, Geneviève de couture et même de broderie de fantaisie, car il y avait en elle, comme chez beaucoup d’ouvrières, une véritable artiste. Détras, grâce à sa connaissance de l’anglais, trouva une place dans un magasin. Mais la vie d’épreuves et d’aventures qui l’avait trempé, le besoin de forte activité, lui rendaient pénible maintenant un travail sédentaire et machinal qui ne satisfaisait ni son cerveau, ni ses muscles. Et les ressources de la petite communauté s’étant quelque peu augmentées, Détras étant entré en relations personnelles avec un haut employé de la grande maison Baker de Londres, ils liquidèrent, une fois de plus, la situation et partirent pour la capitale de l’Angleterre.

Ils y étaient restés jusqu’alors, établis à Windmill-Street et s’y trouvant beaucoup mieux que rue de l’Ours-Noir.

À la porte de leur rez-de-chaussée, spacieux, clair, sauf lorsque le brouillard hivernal s’étendait sur la ville, une enseigne s’étalait, rédigée dans les deux langues anglaise et française : « Panuel et Cie, meubles et broderie, vieux, neuf, réparations et spécialités. » Détras, lui, faisait la place et bientôt le succès fut tel que le vieil ébéniste se trouva incapable de faire face aux commandes.

D’autres eussent pris des ouvriers, mais Détras, pour une foule de raisons, tenait à n’employer personne, tant parce qu’il ne voulait pas que quelque étranger travaillant sous son toit pût surprendre les secrets de sa vie que parce qu’il ne se sentait pas l’âme d’un patron. Son vieil ami était dans les mêmes dispositions. En conséquence, l’atelier Panuel se transforma en maison de commission pour le meuble.

Tout avait prospéré à souhait. Et, maintenant, laissant Berthe dans un bon pensionnat pour qu’elle pût y poursuivre son éducation et se perfectionner dans la langue anglaise, ils étaient tous revenus, papa Nuel un peu changé dans ses habitudes de n’avoir plus auprès de lui celle qu’il aimait comme sa propre enfant, mais radieux pourtant de retourner à Mersey. Il avait beau être internationaliste, il commençait à se sentir fatigué de la bière et surtout d’une langue qu’il n’entendait que très imparfaitement, étant venu à Londres trop vieux pour l’apprendre.

Quant à Geneviève, elle était à la fois heureuse et émue d’un sentiment inexprimable. Elle eût accompagné son mari aux antipodes et se disait que la patrie d’un être humain, c’est le monde entier. À Bruxelles et surtout à Londres, elle avait trouvé cette tranquillité morale que ses compatriotes lui refusaient. Et pourtant, à Londres même, elle finissait par regretter Mersey. C’était là qu’elle s’était unie à Détras, qu’elle avait vécu entre son mari et son beau-père ; qu’elle avait mis au monde sa fille ; c’était là aussi qu’elle avait souffert des persécutions de l’abbé Firot et des bonnes âmes ; mais la souffrance parfois n’attache-t-elle pas autant que le bonheur ?

Aussi lorsque fut connue l’amnistie, les Détras et Panuel s’entre-regardèrent-ils, troublés. Qu’allaient-ils faire ? Abandonner Londres, où ils gagnaient bien leur vie, à l’abri de tout ennui, ou revenir à Mersey ?

La mort de l’abbé Firot n’ayant donné lieu à aucune enquête judiciaire, Détras, maintenant redevenu, de forçat évadé, libre citoyen, pourrait retourner en France sans rien craindre. Lui aussi se surprenait parfois à bâiller d’ennui dans cette libre Angleterre où certainement l’autonomie des individus est plus respectée qu’ailleurs, mais où manque la lutte passionnante des idées.

— Présente-toi toujours au consul, lui suggéra Panuel.

L’avis était sensé ; d’ailleurs c’était aussi la pensée de Détras. Celui-ci se dirigea vers le consulat français où le secrétaire général, effaré de l’entendre narrer son odyssée le plus froidement du monde, lui déclara :

— Vous avez de la chance ! Si nous avions connu votre présence ici, nous aurions été forcés de demander votre extradition.

— C’est possible, répondit Détras, mais vous ne l’auriez jamais obtenue. Ici on ne livre pas les condamnés politiques.

Il pouvait donc revenir. Néanmoins, de longs mois s’écoulèrent encore : le sentiment les appelait à Mersey, le raisonnement les retenait à Londres. Qu’eussent-ils fait là-bas ? Ils n’étaient plus d’âge, surtout Panuel, à aller à l’aventure, sans but fixe : Berthe grandissait ; il ne fallait pas risquer le pain du lendemain, assuré à Londres.

Enfin, ils trouvèrent à céder leur commerce dans de bonnes conditions. Munis d’un petit capital, ils pourraient maintenant revenir : ils achèteraient du terrain, avec, si possible, l’ancienne maison des Détras, défricheraient, cultiveraient, élèveraient des bestiaux. Ils fourniraient de légumes, beurre, œufs, lait et volailles, le marché de Mersey, et même, si possible, les épiciers du chef-lieu. Ce serait là le calme réparateur de la vie agricole, succédant à tant de bourrasques. En même temps, grâce aux relations commerciales qu’il avait acquises à Londres, Détras pourrait s’occuper de représentation dans la région.

Et maintenant, ils étaient revenus. Débarqués dès l’aube à la gare de Mersey, ils avaient, traversant la petite ville encore ensommeillée, pris tout de suite la direction de leur ancienne maison, cette maison évocatrice du passé heureux et malheureux qui hantait leurs rêves d’exilés.

Ces toits rouges, ces coteaux verts s’étendant sous le ciel bleu pâle du matin, il leur semblait qu’ils les revoyaient comme au sortir d’un rêve. Oui, c’était bien leur Mersey où ils avaient vécu, travaillé, aimé, souffert, où ils allaient désormais être libres, garantis dans leur indépendance par la possession d’un peu de cet argent qui est le grand talisman.

Ils remarquaient avec quelque surprise de nouveaux bâtiments, des rues en construction. Pendant ces dernières années, Mersey s’était encore agrandi : entre la gare et la côte des Mésanges tout un quartier neuf sortait de terre.

— D’ici vingt ans, ce sera tout à fait une grande ville, murmura Détras.

— Oui, dit Panuel, mais je ne verrai pas ça.

Deux ou trois habitants qui venaient de se lever pour vaquer à leurs occupations matinales ouvraient leurs volets. Ils remarquèrent avec surprise ce groupe de trois personnes étrangères qui s’avançaient sans hésitation, comme si la localité leur eût été parfaitement connue.

Détras avait laissé ses bagages à la consigne, et, avec ses compagnons, s’avançait le pas alerte, les mains libres. On eût cherché en vain l’ancien mineur dans cet homme à l’allure dégagée, vêtu d’un complet de drap gris et coiffé d’une casquette de voyage. Geneviève, en manteau brun, portant également la « cape » anglaise, étonna beaucoup ceux qui l’aperçurent. Quel pouvait être ce couple ? Des Anglais évidemment, quelque lord — car tous les Anglais en voyage sont des lords ! — et sa femme, de passage pour Nice ou la Suisse. Mais soudain, une vieille porteuse de lait, la mère Picois, reconnut Panuel et, s’approchant presque sous le nez de ses compagnons, demeura stupéfaite, pétrifiée.

— Jésus, Dieu ! c’est-y possible ? murmura-t-elle d’une voix étranglée. Madame Détras !

— Mais oui, c’est moi, répondit doucement Geneviève. Vous allez toujours bien, la mère Picois ?

Mais Détras surtout intriguait la vieille. Elle ne pouvait supposer que ce fût l’ancien forçat dont on avait annoncé la mort ; elle tournait sur lui des regards dévorants de curieuse et finit par demander timidement à Geneviève :

— Vous vous êtes donc remariée ? Je vous en fais mon compliment ; monsieur est un bel homme.

Détras éclata de rire, un rire qui eut un écho chez ses compagnons.

— Ah ! çà, mère Picois, dit-il, l’âge vous a donc affaibli la vue ! Vous avez vite fait d’enterrer les gens.

— Monsieur Détras ! s’écria-t-elle, si interloquée qu’elle faillit tomber à la renverse.

Les trois voyageurs continuèrent leur marche, souriant de l’incident, tandis que la porteuse de lait, oubliant ses clients, se précipitait pour répandre partout le bruit incroyable du retour d’Albert Détras.

Et maintenant, ce bruit emplissait la ville ; des commères en réveillaient d’autres pour leur crier la nouvelle ; les ouvriers qui commençaient à descendre dans la rue étaient hélés au passage par les reporters improvisés.

Pendant ce temps, Détras, Geneviève et Panuel avaient gravi la côte et, passant devant le Fier Lapin, se dirigeaient vers leur ancienne maison. Quels étaient ses hôtes actuels ? L’amnistié se rappelait avec un serrement de cœur la marchande d’amour qui, à son passage, l’avait accueilli de ses avances. Était-elle encore là ? Il espérait que non, car en deux ans il se passe bien des choses. Il n’avait pas caché à Geneviève pareille profanation de leur ancienne demeure, si honnête, si pure et elle en avait été profondément attristée. Pourtant, comme lui, elle voulait voir, ne ressentant d’amertume qu’à l’égard des choses et non à l’égard des individus, jouets de la fatalité. L’image de cette prostituée qu’elle ne connaissait pas et qui était venue sous l’ancien toit des Détras exercer son lamentable commerce, était restée dans son esprit, lui inspirant une pitié profonde. Et dire que dans une société où les plus forts écrasent les plus faibles, il se trouve même de ceux-ci pour jeter le mépris à la malheureuse qui, n’ayant rien à vendre que son corps, le vend comme d’autres vendent leur savoir ou leur force pour ne pas mourir de faim !

La maison était abandonnée et presque en ruines. Détras la considérait avec stupeur, toute délabrée, la pierre grise et lézardée, les carreaux sans vitres et même une partie des tuiles de la toiture écroulées, gisant à terre. C’était une carcasse de maison plutôt qu’une maison, quelque chose comme un cadavre de pierre, et rien ne pouvait rendre l’impression profonde de tristesse qui en émanait.

— Nous rachèterons l’emplacement et élèverons une autre habitation, dit Détras.

Ils possédaient quatre mille francs. Avec cette somme, ils acquerraient le terrain nécessaire pour y construire leur ferme et y enclaveraient leur ancienne habitation, réédifiée de fond en comble. Bien qu’ils n’eussent point de préjugés, ils éprouvaient, chose étrange, comme un soulagement, en voyant que leur maison profanée n’existait pour ainsi dire plus. Ils achèveraient de jeter bas ces murs qui avaient vu s’accomplir la vente de la chair pauvre, ils rebâtiraient en ajoutant un étage et utilisant les matériaux de construction. Détras se chargerait avec Panuel, d’une partie du travail, de façon à économiser la main-d’œuvre et, une fois le terrain payé, la maison reconstruite, il leur resterait assez d’argent pour acheter de la volaille, des chèvres, une vache, pour avoir une carriole attelée d’un âne qui porterait leurs produits en ville. Ainsi ils pourraient vivre, travaillant librement pour leur compte et, selon leur désir commun, « ni exploiteurs, ni exploités ».

Cependant, ils ne pouvaient demeurer indéfiniment en contemplation devant leur ancienne maison. Le Fier Lapin s’éveillait, le patron entrebâillait la porte et ouvrait les volets de l’établissement, dans l’attente des premiers clients, les gens de Saint-Phallier et du Bois-de-Varne, se rendant à Mersey.

— On y loue des chambres, dit Panuel. Allons en retenir deux pour nous donner le temps de nous orienter.

Ses amis approuvèrent et se dirigèrent vers le cabaret.

— Madame Détras ! Monsieur Panuel ! exclama le patron qui faillit tomber à la renverse.

— Mais oui, c’est nous, monsieur Marbé, dit tranquillement l’ébéniste. Nous voici revenus.

Les regards du débitant allaient, curieux, vers Détras, qu’il ne reconnaissait pas, pour cette raison péremptoire que jamais il ne l’avait connu. Le cabaret avait été fondé bien après les événements de la bande noire et le départ du mineur pour le bagne.

— Avez-vous deux chambres pour la journée ? demanda Détras.

— Mais certainement, monsieur, se hâta de répondre le cabaretier. Je vous donnerai mes deux meilleures. Je suis seulement tenu de faire signer mes locataires sur mon registre. Veuillez entrer.

Et il courut chercher derrière son comptoir un gros livre couvert d’écritures diverses peu lisibles et de taches d’encre.

— Si vous voulez bien indiquer votre nom et votre adresse ? dit-il à Détras en lui présentant un porte-plume.

L’amnistié sourit et sans hésitation, d’une écriture claire qui contrastait avec celles des maçons, carriers et maraîchers, hôtes habituels du Fier Lapin, traça ce nom :

Albert Détras, 6, Windmill street, Londres.

L’honnête — ou malhonnête, il était commerçant ! — Marbé, qui suivait la plume, faillit tomber à la renverse.

Albert Détras ! Il connaissait l’histoire du mineur, les événements de la bande noire étant devenus la grande légende locale. Bien des fois aussi il avait, de la porte de son établissement, aperçu Panuel se rendant chez Geneviève ; comme la plupart des habitants de Mersey, il avait même cru à des relations intimes entre tous les deux. Cependant, il avait eu le tact de garder pour lui ses réflexions.

— Après tout, se disait-il, ça n’est pas mon affaire. Si elle veut donner un remplaçant à son mari, ça la regarde.

Et maintenant voilà que ce mari, que tout le monde croyait mort, reparaissait.

— Je suis heureux de vous avoir, car vous êtes célèbre ici. Je n’étais pas à Mersey de votre temps, mais j’ai beaucoup entendu parler de vous et puis je connaissais de vue madame (il désignait Geneviève). Mais vous savez, un logeur a sa responsabilité…

— Soyez tranquille, répondit Détras qui devina sa pensée. Je suis libre légalement de par l’amnistie ; vous pensez bien que, dans le cas contraire, je ne viendrais pas chez vous et sous mon nom !

— Au fait, murmura le cabaretier, c’est vrai !

Et se faisant aimable :

— Vous pourrez vous faire servir ici tout ce que vous voudrez, ajouta-t-il. Et je suis bien sûr que la moitié de la population, pour ne pas dire les trois quarts, se fera une fête de venir vous serrer la main.

Détras fronça le sourcil.

— Monsieur Marbé, dit-il, je n’ai aucunement envie de servir à satisfaire la curiosité des gens comme une bête rare. J’entends choisir moi-même les amis qu’il me plaira de revoir et ne pas m’assujettir aux autres. Donc, je vous préviens : si nous nous trouvons obsédés ici par les importuns, nous irons loger ailleurs.

— Ce sera comme vous voudrez, monsieur Détras.

N’empêche que la grande nouvelle s’étant répandue dans la ville, ce fut dès l’après-midi un mouvement ininterrompu de curieux allant et venant autour du Fier Lapin, dans l’espoir d’apercevoir les traits d’Albert Détras. Celui-ci, en quelques heures, était devenu célèbre par son odyssée mal connue et défigurée : on lui prêtait toutes les aventures, sauf celles qu’il avait traversées !

Mersey possédait maintenant deux ex-forçats politiques, Galfe et Détras, et, sans qu’ils s’en doutassent, leur prestige était grand dans la population ouvrière. Ceux dont le salariat faisait des machines à produire, dépouillées de toute individualité, éprouvaient comme une secrète consolation à se montrer deux hommes de caractère nés dans leur classe miséreuse et qui, au lieu de se soumettre comme le troupeau, avaient senti s’allumer en eux cette étincelle sacrée, génératrice de tous progrès, l’esprit de révolte !