Librairie des Publications populaires (p. 197-203).
Deuxième partie


XIV

MOSCHIN


Trente-cinq ans, une solide carrure, des cheveux noirs coupés en brosse, une forte moustache rejoignant vers l’oreille d’épais favoris, tel était au physique Moschin, chef de la police particulière du baron des Gourdes.

Au moral, c’était un homme intelligent, énergique et sans scrupules.

Après avoir reçu une assez bonne instruction, il s’était engagé, non par amour du métier militaire, mais pour en avoir plus tôt fini, disait-il. Et après ses cinq ans de service au 7e chasseurs à pied, il était rentré dans la vie civile.

Le grade de caporal, qu’il avait recherché uniquement pour se débarrasser sur les hommes des plus lourdes corvées, ne lui inspirait aucun désir de rengager. Il se sentait assez intelligent pour se faire une situation ailleurs qu’à la caserne.

Malheureusement, la société est encombrée d’une foule d’individus intelligents et même munis de toutes sortes de diplômes, qui passent leur vie à se chercher inutilement des situations.

L’impossibilité où il se voyait d’employer ses facultés d’une façon sérieusement rémunératrice, alors que tant d’oisifs à l’intelligence médiocre n’ont que la peine de se laisser vivre, le rendit révolutionnaire. Non pas anarchiste, car il était ambitieux et l’anarchie ne réserve à ses adeptes ni places, ni honneurs, tout au plus les vanités creuses de la célébrité ; mais blanquiste — ce parti d’agitation populaire semblait alors avoir des chances.

Le révolutionnarisme, pour Moschin comme malheureusement pour beaucoup d’autres, consistait surtout à supplanter les mêmes dirigeants que l’on vouait aux gémonies. Il tenait tout entier dans cette formule simple et réaliste : « Ôte-toi de là, que je m’y mette ! »

Plusieurs années s’écoulèrent et le parti blanquiste, que ne dirigeait plus son vieux chef, héroïque et sagace, eut sa décadence ; ses chances d’arriver au pouvoir par un coup de main devinrent de plus en plus rares, puis disparurent tout à fait. De ses éléments quelque peu disparates, les uns — les mauvais, batailleurs brutaux, sans idées — se fondirent dans le boulangisme naissant ; les autres allèrent au collectivisme, à l’anarchie ou disparurent.

Moschin n’avait pas attendu cette désagrégation pour aviser. Se disant que, sous tous les régimes, il était deux forces qui dominaient la société : le clergé et la police, il s’en fut sans la moindre hésitation offrir ses services à un homme mystérieux qui travaillait pour l’un et pour l’autre.

Cet homme, c’était Drieux que nous avons entrevu lors des événements de la Bande noire et que nous reverrons encore.

Drieux savait juger les hommes : Moschin, qu’il utilisa heureusement dans deux ou trois affaires, lui plut beaucoup ; il s’occupa de lui faire un sort. À ce moment, des Gourdes, successeur de Chamot, donnait une extension énorme à l’exploitation des mines de Pranzy ; il lui fallait une police. Grâce à la recommandation de Drieux, Moschin devint le chef de cette police qu’il recruta et organisa supérieurement.

Moschin et le comptable Troubon étaient, après des Gourdes, les deux autocrates de la mine. Par le premier, les ouvriers y entraient et en sortaient ; par le second, ils étaient soumis aux règlements les plus tyranniques. Pour entrer, il fallait d’abord posséder un casier judiciaire blanc et un livret vierge de ces annotations en apparence anodines qui signalent les travailleurs irrespectueux de l’autorité patronale ; il fallait, ensuite et surtout répondre aux questions que posait Moschin et par lesquelles il s’assurait si l’homme était un raisonneur ou une simple brute. Dans le dernier cas, l’embauchage se faisait sans difficulté ; dans l’autre, l’individu était refusé, ou, si le besoin de bras se faisait sentir, accepté, mais mis en observation. Un homme de l’équipe jouait le rôle de mouton et aux premières paroles imprudentes, le signalait à Moschin qui lui faisait donner son congé.

Troubon, lui, s’assurait, en centralisant les écritures, que les serfs de la mine, dépensaient la plus grande partie de leurs salaires en se fournissant dans les cantines et magasins installés par la Compagnie de Pranzy. Si l’homme faisait des économies, la police de Moschin cherchait à s’assurer qu’elles ne passaient point en achats de brochures et livres subversifs ou en souscriptions pour des grévistes, ce qui l’eût fait renvoyer immédiatement.

Bernard avait, comme les autres, subi l’interrogatoire de Moschin. À la question : « Que pensez-vous des grèves ? » il s’était laissé aller à hausser les épaules sans rien dire. Ce geste lui avait valu une bonne note, en même temps que son mutisme avait satisfait l’examinateur : « Il ne sait pas parler, avait-il pensé. Ah ! si tous les ouvriers avait la langue coupée ! »

Bernard, en effet, considérait la grève comme une arme insuffisante pour amener l’émancipation du prolétariat. Il savait très bien que le plus souvent elle se termine par l’écrasement des travailleurs qui n’ont que des gros sous à opposer aux millions du Capital. Lors même que celui-ci est momentanément vaincu, se disait-il avec les théoriciens révolutionnaires, il prépare sa revanche et commence peu à peu à reprendre d’une main ce qu’il a concédé de l’autre. La loi des salaires est une loi d’airain : les déshérités en vertu de la concurrence qu’ils se font par leur nombre illimité, demeurent à la merci du patronat qui leur concède juste l’indispensable pour vivre en continuant à travailler et pour se reproduire. D’autre part, si les salaires augmentent, par un jeu de bascule, les vivres, vêtements, loyers, toutes les nécessités de la vie augmentent aussi. Que peuvent les grèves contre cela ? Ah ! une bonne grève générale qui arrêterait la production dans toutes ses branches et coïncidant avec une grève de soldats, obligerait la bourgeoisie, désarmée et atterrée auprès de ses millions stériles à abdiquer comme jadis la noblesse, oui, ce serait la solution ! Mais une telle grève est-elle possible ?

Si Moschin eût pu se douter des idées qui s’agitaient dans le cerveau de Bernard, il ne l’eût certainement pas déclaré « bon pour l’embauchage ».

À la mine, Bernard observa et, reconnaissant à quel point la police de des Gourdes enveloppait les travailleurs, il s’abstint de toute parole imprudente. Mais il avait reconnu les camarades sérieux, ceux qui avaient ou étaient susceptibles d’avoir une idée dans la tête, et un groupe d’affinité s’était peu à peu formé qui, en dehors du travail, en dehors même de la chambre syndicale, se réunissait pour discuter sérieusement.

L’apparition inattendue de Moschin dans la salle du Fier Lapin causa une stupeur générale. Comment avait-il eu vent de ce rendez-vous, que les mineurs s’étaient donné individuellement entre camarades sûrs ? Y avait-il donc un traître parmi eux ?

Certes, ils ne faisaient rien d’illégal en projetant une campagne de réunions publiques à Mersey. Mais la loi, sinon dans la lettre, du moins dans son esprit et son application, est faite pour les puissants contre les déshérités.

Et ces hommes, qui ne semblaient pourtant pas des lâches, eurent pour la plupart, à la vue de Moschin, le frémissement du troupeau fouaillé devant le maître.

— Eh bien ! mes gaillards, fit le nouveau venu, on se réunit donc en cachette pour conspirer ?

— Pardon, fit Bernard qui, bien que surpris, avait conservé son sang-froid, si nous voulions conspirer, nous ne viendrions certainement pas dans un établissement public.

— Oui-dà ! vous iriez vous promener la nuit dans les bois comme vos prédécesseurs de la bande noire et, comme eux, pour vous faire la main en attendant la sociale, vous dynamiteriez quelques croix ?

— J’ignore ce qu’a été la bande noire, ce qu’elle a fait. Je sais seulement que nous avons le droit d’être ici pour consommer en payant.

— Et pour comploter contre ceux qui vous donnent du travail ?

— Qu’en savez-vous, monsieur Moschin ? Vous écoutiez donc à la porte ? répondit Bernard tranquille, mais ironique, tandis qu’un vieux mineur bougonnait près de lui :

— Du travail, eh ! certainement, ils nous en donnent, et plus que nous n’en voudrions. C’est de l’argent qu’ils ne nous donnent pas assez.

Le sang-froid de Bernard avait rendu courage à ses compagnons qui, maintenant, soutenaient le regard du chef policier.

— Je ne suis pas venu ici pour discuter avec vous, fit ce dernier. Je constate que vous tenez ici une réunion publique sans déclaration préalable, ce qui est contraire à la loi.

— Une réunion publique ! s’écria Bernard au milieu des murmures de ses camarades. Par quoi donc est-elle constituée ? Y a-t-il des affiches, un ordre du jour ? Y a-t-il eu un appel aux habitants de Mersey ?

Moschin considérait le mineur avec attention, reconnaissant en lui l’étoffe, tempérament et sagacité, d’un véritable meneur d’hommes. Comment cette individualité avait-elle pu lui échapper, à lui qui scrutait soigneusement les ouvriers avant de les admettre à l’honneur de travailler pour la Compagnie ? Sa négligence ou sa distraction avait été impardonnable.

Et maintenant, il se demandait quel parti était préférable : le renvoyer brusquement de la mine ou le garder ? Le renvoyer avait le côté salutaire d’un exemple et serait excellent, mais à condition que Bernard quittât le pays, car s’il s’y installait pour travailler soit à son compte, soit dans un emploi quelconque, ce serait un mal pour un bien.

En le gardant provisoirement et sous une surveillance qu’on lui ferait sentir, peut-être l’amènerait-on à s’assagir par peur de perdre son pain. Il serait alors une sorte d’otage, répondant de la conduite de ses camarades. Qui sait même si on ne pourrait l’amener à servir les intérêts de la compagnie ? Moschin savait par expérience quels hommes utiles peuvent être les renégats ; et il lui semblait entrevoir en Bernard une valeur réelle.

— Si ce n’est pas une réunion publique, lui dit-il, désireux d’éprouver jusqu’au bout sa dialectique, c’est donc une réunion privée. C’est plus grave encore ; en vous assemblant à plus de vingt et une personnes, sans avoir déposé préalablement de statuts, ni même informé les autorités, vous constituez une société secrète, vous conspirez. C’est ce que je disais tout à l’heure.

Et souriant, il attendit la réponse.

— Nous ne conspirons pas plus que les consommateurs réunis dans un restaurant, que les spectateurs réunis dans un concert ou un théâtre, répondit délibérément Bernard. À la mine, nous recevons des ordres et les exécutons ; mais, une fois notre travail terminé, nous allons où bon nous semble et ne connaissons pas de maître, monsieur Moschin.

Un murmure d’assentiment de ses camarades souligna les paroles fermes et calmes du mineur.

Moschin savait que le dompteur ne doit pas reculer devant ses fauves, autrement il est perdu et dévoré, et lui-même se comparait volontiers à un dompteur, assimilant les mineurs à des bêtes féroces n’osant pas rugir, mais impatientes de mordre. D’ailleurs, il était énergique.

— Vous êtes partisan de la liberté, fit-il à Bernard d’un ton narquois. Très bien, vous viendrez demain matin dans mon bureau m’exposer vos théories. Quant à vous autres, j’ai vos noms et vos figures dans la tête : il est inutile de revenir demain travailler. Sur ce, bonsoir mes enfants et réjouissez-vous d’être des hommes libres : cela nourrit.

Il tourna les talons et s’en alla en sifflotant, tandis que, derrière lui, éclatait un murmure d’imprécations.

Moschin avait la décision prompte ; il venait de faire acte d’autorité : le renvoi des quarante mineurs (peut-être reprendrait-il les suppliants) serait un exemple admirable, tandis que le maintien de Bernard exciterait contre celui-ci les suspicions des autres mineurs et détruirait du coup toute son influence.

Machiavel n’eût pas été plus habile.