Librairie des Publications populaires (p. 95-98).


II

LE DOCTEUR PARYN


Le docteur était dans ces pensées de combat lorsque, son regard s’abaissant, il aperçut une demi-douzaine de paysans qui se dirigeaient vers sa demeure.

— Que diable me veulent-ils ? se demanda-t-il intrigué.

En ce moment, celui qui marchait le premier, l’air sérieux comme s’il eût préparé un discours, leva la tête. En apercevant le docteur à sa fenêtre, il s’arrêta court et salua ; les autres l’imitèrent.

— Eh bien, père Poulet, demanda familièrement le docteur, est-ce à moi que vous en avez tous les six ?

— À vous-même, citoyen, répondit gravement le forgeron.

Paryn sourit. Poulet, radical convaincu, l’appelait « monsieur le docteur » en temps calme et « citoyen » aux moments d’effervescence. Cette seconde appellation confirmait son doute.

— Monsieur le docteur, fit le cordonnier Petit, c’est pour une communication de la plus haute importance.

— Eh bien, entrez. Nous causerons mieux que par la fenêtre.

La bande pénétra dans la maison, au grand étonnement de la bonne qui ouvrit et les introduisit dans le salon.

Paryn les y attendait.

— Eh bien, mes amis, qu’y a-t-il ? leur demanda-t-il en souriant et en leur serrant cordialement la main.

— Monsieur le docteur… commença le cordonnier.

— Citoyen…, fit en même temps le forgeron.

— Parlez, mais pas tous à la fois.

Sur ces mots, Paryn s’assit dans un fauteuil après avoir indiqué des sièges à ses visiteurs et se prépara à entendre la communication.

— Voilà, dit le rémouleur Bussy qui n’avait pas encore ouvert la bouche, les élections municipales s’approchent.

— Après ? fit le docteur, qui sentit quelque peu le sang affluer à ses tempes.

— Nous venons vous demander d’être notre candidat.

— Candidat !

Le docteur Paryn demeura un instant pensif. Non que cette idée d’être candidat lui causât une répugnance insurmontable ou un étonnement profond. Au contraire, porté comme il l’était vers les luttes politiques, il avait déjà entrevu cette éventualité, mais du rêve à la réalisation il y a loin.

Élu, certes, il pouvait l’être. Nul dans Climy n’était aussi populaire que lui. Et il se disait que la force de la vraie République, la république sociale, émancipatrice du peuple travailleur, devait résider dans la commune, cellule de la nation. Quand les administrations municipales seraient partout aux mains des hommes de progrès, la démocratie n’aurait plus rien à craindre des intrigues de la réaction ; les charges pesant sur les miséreux seraient allégées ; les organisations ouvrières s’alimenteraient de nouvelles forces, aujourd’hui pour restreindre, demain pour éliminer la tyrannie du capital.

Oui, mais pour être élu, quel fleuve de boue fallait-il traverser ! Le suffrage universel, salué jadis comme l’arme pacifique et puissante d’émancipation, qu’était-il devenu sous le règne de l’argent ? Par quels procédés de corruption et de mensonge ne le déshonorait-on pas chaque jour ? Il se représentait l’âpreté des concurrents, se ruant non à la bataille pour une idée, mais à la curée pour des émoluments et des honneurs, les pièges perfides, les accusations calomnieuses, les manœuvres de la dernière heure, toute cette artillerie de l’ennemi qui le guettait pour l’accabler, lui dont la vie avait été irréprochable. Respecté jusqu’alors, sauf des feuilles réactionnaires à la dévotion de des Gourdes, il serait, à peine devenu candidat, insulté, calomnié, traîné aux gémonies : c’était ça la politique !

Pourtant, il n’était pas un contemplatif : son tempérament tout d’activité l’éloignait de ce qu’il appelait « les théories à grande distance ». Puisqu’il se refusait à en appeler à la force, il ne restait que le suffrage universel. Ne convenait-il pas de l’employer tel qu’il était, sans attendre qu’il se fût épuré, ce qui n’arriverait peut-être pas de sitôt ?

— Eh bien, citoyen ? demanda Poulet.

Lui et ses compagnons avaient respecté la méditation du docteur. Maintenant, ils s’apprêtaient à faire valoir leurs arguments.

— Il n’y a pas ici un homme comme vous pour tenir tête aux réacs, affirma Petit.

Paryn sourit. Cette déclaration, qu’il savait exempte d’idée de flatterie, lui faisait plaisir. C’était une reconnaissance enthousiaste, mais sincère des efforts énergiques que, pendant des années, il avait déployés.

— Oui, reprit le forgeron, c’est la pure vérité. Pour tout dire, j’aurais préféré, citoyen, que vous soyez un ouvrier comme nous.

— Tiens ! et pourquoi ?

— Parce que les ouvriers sont la classe abaissée. Malheureusement, l’instruction leur manque ; de sorte que nous devons nous adresser aux bourgeois qui, le plus souvent, se fichent de nous.

— Oui, appuya avec force Bussy, ce n’est pas tous les jours qu’il nous arrive d’en rencontrer de bons comme vous : aussi nous ne vous lâcherons pas.

— Mais, protesta Paryn, qu’appelez-vous bourgeois ? Je suis, ce me semble, un travailleur comme vous, exerçant ma profession sans exploiter personne. Combien s’intitulent ouvriers et n’en pourraient dire autant !

Il s’efforça d’expliquer à ces braves gens qu’il ne faut pas juger des hommes sur la mise. Arborer une blouse, même à la Chambre des députés, ne voulait rien dire ; l’ennemi est l’oisif qui s’enrichit du labeur d’autrui et non l’individu portant chapeau haut de forme.

— Certainement, il y a du vrai dans ce que vous dites, fit Poulet. Nous le sentons bien ; la preuve c’est que nous venons vous chercher.

— C’est entendu ? Vous acceptez, n’est-ce pas ? ajouta Petit sous une forme interrogative, mais qui était en même temps une affirmation.

— Eh bien oui, répondit le docteur.

Son parti était pris. La démarche des électeurs de Climy répondait trop bien aux aspirations qui l’entraînaient vers les mêlées politiques pour qu’il hésitât plus longtemps. Ce qui jusqu’alors avait répugné à son caractère, c’étaient les démarches habituelles aux candidats, les manœuvres nécessaires pour se créer un parti ; mais puisque ce parti existait, puisque les électeurs venaient eux-mêmes le trouver, il ne reculerait pas : il se lancerait et de toute sa vigueur dans la lutte à coups de bulletins.

Les visiteurs de Paryn se retirèrent enchantés, comme s’ils eussent déjà terrassé la réaction, Poulet sifflant la Marseillaise, ce qui était chez lui l’indice de la satisfaction la plus intense.