Librairie des Publications populaires (p. 99-104).
Deuxième partie


III

LES AMBITIONS DE M. DES GOURDES


Le baron des Gourdes, à l’époque où nous arrivons, n’était plus ce jeune aristocrate soucieux de son avenir et se demandant ce qu’il deviendrait s’il n’arrivait pas à vendre en mariage sa personne et surtout son blason par la grâce des bons pères jésuites.

Maintenant, il était riche !

Contrairement à nombre de gentillâtres, paresseux et ignares, des Gourdes avait l’intelligence des affaires. Sa direction avait donné à l’exploitation des mines de Pranzy un redoublement d’activité. De nouveaux débouchés s’étaient ouverts.

Des Gourdes remuait les millions. Après Schickler, il était le grand personnage du département : les préfets le courtisaient et le craignaient, trop heureux s’il eût daigné accepter leurs avances, car eux ne représentaient que le gouvernement qui passe, tandis que lui représentait la richesse qui reste.

Mais le baron n’avait garde de déroger en condescendant à frayer avec les fonctionnaires de la République. Il se bornait à maintenir avec eux des relations froidement courtoises, et c’était tout. Jamais lui ni la baronne n’honorèrent de leur présence une réception ou une soirée officielle au cours de leurs fréquents séjours au chef-lieu.

Des Gourdes entendait être, un jour, aux élections législatives, le porte-drapeau de la réaction monarchiste et cléricale. Il demeurait donc dans la logique de son rôle en évitant tout rapprochement qui eût pu être considéré comme une adhésion au régime politique qu’il voulait combattre.

Toutefois avec les autorités ecclésiastiques et militaires, il se maintenait au mieux. L’évêque de Tondou et tout le clergé du département considéraient des Gourdes comme le champion naturel de l’Église dans la contrée.

Le moment venu, ce clergé donnerait comme un seul homme en faveur de des Gourdes et, par les femmes, ferait marcher les électeurs.

Quant aux autorités militaires, imbues d’esprit ultra-réactionnaire, elles eussent été ravies que des agitations semblables à celles de l’année 1882 leur donnassent l’occasion de mater une fois encore les mécontents. Quoi de plus glorieux que de tuer, sinon de mourir, pour le capital ?

Et puis, des Gourdes était un ancien officier, élève des bons Pères comme la plupart des jeunes gens sortis de Saint-Cyr, pour commander par droit de naissance et d’éducation aux fils d’ouvriers et de paysans.

Aussi les colonels, commandants et capitaines étaient-ils fréquemment invités par lui tant à Chôlon qu’à Mersey. Dans le salon de la baronne se poursuivait discrètement un travail d’embauchage auprès de ceux de ces officiers qui n’étaient pas, d’ores et déjà, acquis à l’idée d’un futur mouvement contre la République. Mais le nombre en était minime ; la plupart ne dissimulaient même pas leurs sympathies ouvertes pour la Royauté ou l’Empire. Royauté ou Empire ? De cette divergence, des Gourdes s’inquiétait peu : l’essentiel pour lui était l’étranglement de « la gueuse » ; il savait bien que, sous la Monarchie ou l’Empire, les véritables maîtres du pouvoir, maîtres occultes, seraient ses amis, les jésuites.

Des Gourdes ne croyait pas que cette transformation de régime pût s’accomplir pacifiquement par la seule voie parlementaire. Certes, s’il arrivait une majorité monarchiste à la Chambre, ce serait tant mieux : cette majorité pourrait préparer le terrain. Mais même alors un coup de force serait indispensable, et pour que ce coup de force réussît, il fallait que les hauts grades de l’armée et toutes les administrations publiques fussent remplis de créatures des jésuites.

Des Gourdes savait que de grands événements se préparaient. Pour qu’il pût, le jour où ils éclateraient, jouer un premier rôle, il fallait qu’il eût préalablement pris pied dans la mêlée politique, se fût fait un nom en dehors du monde industriel où il trônait par sa fortune.

Il fallait, en un mot, qu’il se présentât aux élections législatives.

Le baron s’était légèrement empâté, bien que son activité d’esprit demeurât la même ; l’œil restait vif et la moustache en croc, toujours noire, d’ancien officier de cavalerie surmontait une bouche volontaire et avide, la bouche d’un dévoreur, prêt à broyer indistinctement des hommes ou des millions.

Assise en face de lui, ce soir-là, et d’une pâleur un peu mate que faisait ressortir son élégante matinée bleu tendre au col et aux manches de dentelles, la baronne apparaissait à peine changée de figure depuis qu’elle avait cessé d’être Mme  Julia Chamot. Seulement un peu plus forte et l’allure plus résolue. Impérieuse même. Jamais elle n’avait été jolie et, compensation, il ne semblait pas qu’elle fût destinée à devenir, un jour, laide. La passion qui brûle le sang et ploie les muscles ne fatiguerait jamais ce corps de femme. Ou plutôt toute sa passion se concentrait dans sa tête : passion froide d’ambitieuse.

— Encore trois ans avant d’arriver aux élections législatives ! murmura des Gourdes.

— Juste le temps qu’il vous faut pour préparer le terrain, répondit sa femme.

Les deux époux se regardèrent.

— Oh ! ajouta le baron, le terrain est en grande partie préparé.

— Croyez-vous ?

— Certes. Et même j’estime qu’il serait maladroit de tout régler à si longue distance du scrutin. Car alors l’ennemi aurait le temps de connaître notre plan et de le déjouer.

Mme  des Gourdes eut un mouvement d’épaules.

— Oh ! notre plan, est-il personne qui puisse l’ignorer ? Vous devez logiquement être député : votre titre, votre richesse et votre influence vous y donnent droit. Quant à ce que vous ferez, une fois député, c’est « notre » affaire.

Dans ce « notre », il y avait tout un monde. La baronne, certainement non féministe en théorie, l’était dans la pratique, du moins en ce qui la concernait, se considérant comme l’égale de son mari, sans que celui-ci songeât à lui contester cette égalité. Et c’était sa part de pouvoir qu’elle revendiquait.

— Dans six mois, reprit le baron, ont lieu les élections pour le conseil général.

— Il y a longtemps, je vous l’ai dit, que vous auriez dû vous y présenter, fit l’impérieuse femme.

— Bah ! rien ne pressait. Que m’importait le mandat, alors que j’avais l’influence ?

— Il faut que vous ayez le mandat et l’influence.

Des Gourdes eut une moue quelque peu dédaigneuse.

— Un mandat régional ! murmura-t-il entre ses dents.

— Qu’importe ! ce n’est pas déchoir. Est-ce que Schickler n’est pas maire du Brisot et conseiller général ?

— Je ne dis pas. Mais réellement l’exploitation des mines de Pranzy m’occupe assez et me touche un peu plus que les intérêts du canton.

— Oh ! les intérêts du canton !… fit la baronne avec un petit rire aigu auquel des Gourdes se joignit. Raoul, nous parlons sérieusement. Il faut que vous soyez conseiller général, parce que ce mandat régional, comme vous dites, ce mandat que vous dédaignez, est le premier jalon sur la route de la députation et augmentera vos chances d’être élu.

— Je le crois aussi, mais trois ans de stage, dans ces fonctions fastidieuses me semblent suffisants. Dans six mois je me présenterai.

— À la bonne heure !

— Et si le suffrage universel daigne m’agréer…

La baronne eut un nouvel accès d’hilarité.

— Le suffrage universel, ricana-t-elle, quelle bonne plaisanterie ! Avec de l’argent et des journaux on le fait parler comme on veut.

— Pas toujours, mais souvent. Donc, je me présenterai, je serai élu et, après trois ans de stage dans ce purgatoire, je tâcherai d’entrer dans le paradis législatif.

— Qui pourrait vous en empêcher ? Quel concurrent assez riche ou assez populaire pour l’emporter sur vous ?

— Un concurrent dans cette circonscription, je ne dis pas, mais…

Et après avoir jeté ces mots, des Gourdes eut soudain une expression soucieuse, comme si lui fût apparue la figure de l’adversaire qu’il craignait.

La baronne lut dans la physionomie de son mari par cette sorte de magnétisme qui fait que deux personnes vivant ensemble se transmettent sans parler, la pensée l’un de l’autre.

— Paryn ! murmura-t-elle. Eh bien, écrasez-le : il s’est déjà révélé notre ennemi. Cela doit suffire. Ne perdez pas de temps et n’attendez pas qu’il soit devenu quelque chose.

Ainsi s’annonçait la lutte entre les deux hommes, lutte acharnée, bien que vivant dans des circonscriptions différentes, ils ne dussent pas être opposés l’un à l’autre comme concurrents. Mais bien plus que la rivalité personnelle, c’était celle des partis irréconciliablement ennemis, qu’ils incarnaient, dont ils étaient les champions, l’un avec son courage et sa popularité, l’autre avec la force que lui donnaient ses millions.

Quel serait le vainqueur ?