Librairie des Publications populaires (p. 104-112).
Deuxième partie


IV

LE DESTIN JUSTICIER


Quelques mois plus tard dans la rade de Nouméa.

Devant la petite ville néo-calédonienne dont les maisons blanches à un seul étage, couvertes en zinc, réverbéraient les rayons d’un soleil aveuglant, la frégate la Guerrière venait de jeter l’ancre.

Les passagers et les marins, rassemblés sur le pont et heureux de la fin de cette traversée, qui avait duré trois mois et demi, se montraient les uns aux autres la chaîne des montagnes dans le lointain, plus près les hauteurs rougeâtres et arides dominant Nouméa : Montravel, le sémaphore, le cap Horn, la presqu’île Ducos s’avançant en pointe au nord-ouest et, fermant la rade, à l’ouest, l’île Nou.

C’était vers ce royaume du bagne que se tournaient la plupart des regards. Curiosité bien explicable ; la Guerrière lui amenait un supplément de population s’élevant à deux cent soixante forçats, nombre d’employés d’administration et de gardes-chiourmes avec leurs familles.

Entassés dans les cages des batteries basses, les condamnés attendaient, anxieux, leur baluchon sur le dos, l’ordre de monter sur le pont pour être débarqués dans leur nouvelle patrie. Amaigris, rasés, blafards dans leurs vareuses de toile matriculées, coiffés de larges chapeaux de paille et chaussés de lourds godillots, ces êtres, qui avaient été des hommes et qui n’étaient plus que des numéros, apparaissaient comme un troupeau effrayant, troupeau sinistre où grouillaient les monstres, troupeau résigné que domptait la seule vue du surveillant.

Le plus souvent, les criminels sont des lâches. Tel qui a sans remords violé ou égorgé une enfant, étranglé une vieille femme, tremble devant le revolver du garde-chiourme.

La visite sanitaire était accomplie, déjà le débarquement commençait. Le capitaine du port et l’aide de camp du gouverneur étaient, avant même que la frégate jetât l’ancre, montés à bord porter au commandant les instructions du gouverneur : se débarrasser au plus tôt des forçats et des passagers et se tenir prêt à appareiller dans les quarante-huit heures.

Des troubles venaient d’éclater à Ambrym, dans l’archipel des Nouvelles-Hébrides, entre colons anglais et indigènes. Il importait qu’un navire de guerre français se montrât dans ces parages, l’archipel étant soumis à un condominium des deux nations européennes voisines et rivales en Océanie comme sur d’autres points du globe. Or, il ne restait de bâtiment de l’État en rade de Nouméa avant l’arrivée de la Guerrière qu’un aviso et deux canonnières. Aussi attendait-on impatiemment l’arrivée de la frégate.

Au milieu des coups de sifflet transmettant les ordres, les forçats montèrent sur le pont où ils furent tous aussitôt encadrés d’un corps de surveillants militaires et de Canaques de la police. Ceux-ci, vêtus sommairement d’un pantalon de toile, mais armés par contre de sagaies et de formidables casse-tête à bec d’oiseau, apparaissaient, avec leur teint cuivré et leur chevelure crépue rougie à la chaux ou traversée de plumes comme une légion d’êtres fantastiques. Agiles et musculeux, ils découvraient en riant de blanches et terribles dents d’anthropophages. Car ils riaient, heureux de voir les forçats, des blancs, frémir, humbles et désarmés, devant leurs matraques. C’était toute une revanche de race !

Par l’escalier abaissé de bâbord, les transportés descendirent un à un dans la chaloupe qui les attendait. Puis lorsqu’elle fut remplie, trois grands chalands qu’elle remorquait s’approchèrent et, successivement, prirent leur chargement de forçats.

Quand ce fut terminé, l’enseigne qui commandait la chaloupe fit entendre un strident coup de sifflet auquel répondit de chaque chaland un autre coup de sifflet. Et toute cette flottille, chargée de misérables, s’éloigna vers la terre maudite de l’île Nou.

Parmi les condamnés du premier chaland, il en était un qui contemplait ce rivage de plus en plus proche avec une expression visible d’amertume et de frayeur. On eût dit qu’il s’attendait à y voir apparaître quelque figure redoutée.

C’était Bernin, le mouchard, que de nombreux forfaits, ou, si l’on préfère, une sorte de justice immanente, envoyaient rejoindre enfin ses victimes.

L’ancien mouchard avait actuellement quarante-cinq ans, mais on n’eût pu lui donner d’âge. Les angoisses et la faim — car la ration du condamné, encore réduite par les vols, est juste suffisante pour l’empêcher de mourir — avaient creusé ses joues et ridé son visage. Ses yeux enfoncés dans les orbites brillaient d’un feu sombre, avec parfois quelque chose d’égaré et de terrifié. Le peu qui subsistait de son poil rasé aux lèvres et au menton, coupé court sur le crâne, était presque blanc.

— S’ils pouvaient ne pas me reconnaître ! pensait-il.

Ils, c’étaient les mineurs de Mersey, encore au bagne depuis dix ans.

À peine avait-il été lui-même condamné, des spectres avaient surgi devant sa vision effarée.

Détras, Janteau, forçats eux aussi ; Galfe condamné à finir ses jours au bagne, l’attendaient sans doute là-bas ; il allait les retrouver, être obligé de vivre avec eux, subissant leur mépris, leur colère, peut-être voué à leur vengeance.

La nuit, il se réveillait en sursaut portant la main à sa gorge, comme si une étreinte impitoyable l’eût menacé, ou croyant sentir le froid d’une lame pénétrer dans sa chair.

Il tremblait !

Ses compagnons savaient son histoire et le méprisaient. Si vicié que soit le moral des êtres classés comme « pires malfaiteurs », il est un individu dont ils ont profondément horreur ! c’est celui qui se fait pourvoyeur de geôle et d’échafaud : le mouchard !

Les moutons et les correcteurs finissent souvent de façon tragique.

Bernin était en butte à toutes les insultes de ses compagnons. On crachait dans sa gamelle ; à bord, on coupait, pendant la nuit, les cordes de son hamac. On ne l’appelait jamais par son nom, mais par toutes sortes de sobriquets outrageants, tels que « Flicard », « Bourrique » et « La Vache », les hommes ayant pris l’injuste habitude de déshonorer les animaux inoffensifs ou utiles en donnant leur appellation à des êtres ignominieux.

Il se sentait isolé au milieu de cette hostilité générale. Il eût voulu, reprenant son ancien métier, se faire auprès des gardes-chiourmes le mouchard de ses compagnons, dénoncer des forçats comme il avait dénoncé autrefois des mineurs. Mais il n’osait : il sentait qu’on avait l’œil sur lui.

Et maintenant cette torture allait s’aggraver : il vivrait continuellement — si c’était vivre — dans la crainte de rencontrer un des condamnés de Mersey. Ce jour-là sa peau ne vaudrait pas cher !

Telles étaient les pensées qui s’agitaient dans la tête de Bernin et le faisaient frissonner tandis que les chalands, remorqués par la chaloupe, s’approchaient du rivage de l’île Nou.

Un violent coup de poing dans les reins vint le tirer de sa lugubre méditation, en même temps qu’éclataient furieuses ces paroles :

— Numéro 4,203, qu’est-ce que vous avez à regarder comme cela ? N’ayez pas peur ! vous allez y être arrivé à l’île Nou et on vous y souquera dur ! Charogne !

C’était le surveillant de deuxième classe Carmellini qui s’exprimait ainsi. Non, d’ailleurs, qu’il eût un motif quelconque de réprimander Bernin, mais il estimait qu’il faut « faire sentir son autorité » si l’on veut gouverner les hommes en général et les forçats en particulier.

Aussi faisait-il sentir la sienne au petit bonheur, à propos de tout et de rien. Il s’en prenait généralement au forçat qui se trouvait le plus rapproché de lui. Dans l’occurrence, c’était Bernin.

Celui-ci baissa humblement la tête et fit un pas pour s’éloigner de l’irascible surveillant. Mais les condamnés étaient empilés dans le chaland comme des sardines dans une boîte et la tentative du no 4,203 lui attira un vigoureux coup de pied dans les jambes, qu’accompagna cet avertissement tardif, murmuré à voix basse par un compagnon grincheux :

— Bourrique ! Je te défends de me bousculer.

Ce fut dans ces conditions peu encourageantes que Bernin débarqua à l’île Nou.

C’est généralement sur la grande terre même, au camp de Montravel, que descendent les transportés à leur arrivée dans la colonie. Un premier classement a lieu, à la suite duquel les condamnés classés dangereux et ceux qui exerçaient des professions industrielles sont dirigés sur l’île Nou, tandis que les autres vont renforcer les camps de l’intérieur. Cette fois, le directeur de l’administration pénitentiaire avait décidé que le classement se ferait à l’île Nou même.

Bernin arrivait dans la colonie, transporté de 5e, c’est-à-dire de dernière classe, ayant déjà subi une condamnation. Cela lui valut d’être dirigé sur le pénitencier-dépôt où il demeura deux mois. Puis, élevé, grâce à son humilité et aux sentiments de dévotion qu’il feignait, à la 4e classe, il fut un beau jour envoyé au camp Est.

Jusqu’alors ses craintes ne s’étaient pas réalisées. Certes, les durs travaux de terrassement, exécutés sous un soleil flamboyant, l’insuffisance de nourriture, la brutalité des surveillants, lui faisaient une vie douloureuse. Combien lui paraissait dérisoire cette légende courant dans les prisons que pour les forçats la « Nouvelle » est un pays de cocagne !

Mais, du moins, il n’avait encore rencontré aucun de ceux qu’il craignait de revoir. Jamais même, depuis son arrivée à l’île Nou, il n’avait entendu prononcer le nom de l’un d’eux.

Et il arrivait à espérer qu’ils étaient morts, Galfe surtout. Ce dernier était tout jeune lorsque le bagne l’avait pris. Peut-être les souffrances morales plus encore que les souffrances matérielles l’avaient-elles emporté. Plus encore que pour les vieux bronzés par les luttes de la vie, le bagne est terrible pour les malheureux qui y échouent à vingt ans avec une passion au cœur : passion de femme ou passion d’idée. Et Galfe était possédé par les deux, puisqu’il aimait la Révolte et Céleste.

Peu à peu, Bernin en arrivait à caresser le rêve de la plupart des forçats : s’élever jusqu’à la 3e classe, à partir de laquelle se recrutent les garçons de famille (domestiques) et demeurer dans cet emploi jusqu’au moment où il obtiendrait la faveur d’être mis en concession dans la vallée de Bourail ou celle du Diahot. Ce serait alors la presque liberté et peut-être finirait-il par vivre, cultivateur, plus heureux que bien des paysans ou des ouvriers de France.

Cet espoir le soutenait et lui faisait prendre en patience les brutales promiscuités, les priapées immondes auxquelles, la nuit, dans les cases, se livraient les forçats, les injures et les bourrades des surveillants. Pour arriver à la réalisation de son rêve, il n’était de bassesses qu’il ne fût prêt à commettre, de services qu’il n’eût rendus. Sur un signe du garde-chiourme, il se sentait prêt à dénoncer tout le bagne.

Tant d’humilité eut sa récompense et, un beau jour, le chef de camp lui dit :

— Numéro 4,203, demain vous partirez pour la Grande Terre.

La Grande Terre, c’était l’inconnu et peut-être l’Eldorado ! c’était Nouméa, Bourail, le Diahot, les concessions agricoles, les mines ! C’était, lui semblait-il, autre chose que la vie accablante et monotone de l’île Nou. Ses espérances allaient-elles commencer à se réaliser ?

Le lendemain, une chaloupe à vapeur débarquait à Nouméa un détachement de dix-huit condamnés, dont Bernin.

Celui-ci dévorait du regard la ville tout entière avec ses habitations blanches ombragées çà et là de flamboyants, sa place des Cocotiers, où se promenaient, indolentes, guettées par des soldats, des popinées revêtues de pagnes multicolores, tandis que dans les rues grillées du soleil flânaient des Canaques chantant en chœur une de leurs douces et traînantes mélopées.

Si médiocre que fût cette ville de deux mille habitants, elle lui paraissait un Éden à lui qui venait de l’île Nou. Il y avait là des femmes qui se vendaient, des établissements où l’on mangeait à sa faim, où l’on buvait à sa soif, des magasins où le libéré pouvait troquer l’ignoble livrée du bagne contre des vêtements civils ! Il avait entendu citer des noms d’anciens forçats devenus au chef-lieu commerçants et propriétaires. Qui sait si la destinée ne s’adoucirait pas pour lui !

— Voulez-vous allonger le pas, tas de rossards !…

C’était la voix du garde-chiourme qui le rappelait à la réalité.

Le détachement ne fit que traverser Nouméa sans s’arrêter et s’engagea sur la route qui, côtoyant à droite Montravel, à gauche un marais, limite de la presqu’île Ducos, mène à la Dumbéa.

Les forçats, leur baluchon sur le dos, allongeaient le pas, le surveillant Schneider marchant à l’arrière-garde et, tout en fumant tranquillement sa cigarette, ne les quittant pas de l’œil, prêt par habitude à tirer son revolver en cas de besoin.

Bernin ne pouvait s’empêcher de méditer à ce que présentait de singulier ce troupeau de dix-neuf individus maîtrisés et conduits par un seul. Certes, rien n’eût été plus facile aux condamnés que de se ruer contre leur surveillant sur cette route déserte et le tuer. Mais après, qu’eussent-ils fait ?

De chaque côté de la route, se succédaient invariablement des niaoulis, gros arbres au feuillage vert sombre et au tronc formé d’une couche de peaux d’un blanc argenté. Devant le détachement s’étageaient les hautes montagnes dont l’une, le Mont-Dore, brillait au soleil comme un bloc de vermeil.

Et, ayant dépassé le pont des Français, la rivière d’Yahouée, d’où part la conduite d’eau de Nouméa, puis quelques habitations éparses de colons, entourées de bananiers et d’orangers, les condamnés s’arrêtèrent soudain à l’ordre de : « Halte ! »

Devant eux s’étendaient deux cases, l’une grande et longue, l’autre petite et carrée. Autour de cette dernière, un jardin. Sur la route piochaient une vingtaine de forçats.

Le détachement était arrivé à destination. La plus grande de ces cases était celle des transportés, la plus petite celle des surveillants, au nombre de deux.

Un coup de sifflet ordonna la cessation du travail, et, comme les deux troupes de condamnés se rapprochaient pour fraterniser, Bernin reçut soudain un choc dans tout son être. Dans un forçat jeune et maigre, dont le regard à la fois stupéfié et fulgurant le traversait comme un poignard, il venait de reconnaître Galfe !