Librairie des Publications populaires (p. 303-312).
Deuxième partie


XXV

LA FILLE DU TRANSPORTÉ


Berthe, qui n’était plus une toute petite fille, revenait seule de l’école à l’Étoile solitaire.

Dans les premiers temps, Panuel ou quelquefois sa mère l’accompagnait le matin et allait la chercher le soir, à quatre heures.

Mais maintenant, devenue presque grande et raisonnable, elle parcourait toute seule les deux kilomètres qui séparaient l’établissement scolaire de l’auberge.

Depuis le soir où elle avait vu pleurer sa mère et appris en même temps l’histoire de son père, elle n’avait cessé de songer à ce père.

Jamais à l’école la moindre allusion n’avait été faite aux événements de Mersey. La maîtresse était une jeune femme venue de Paris depuis deux ans, aussi peu curieuse que possible et même d’idées relativement avancées qu’elle devait cacher avec soin, l’influence cléricale étant toute-puissante dans le pays où régnait Schickler. Quant aux petites camarades, elles ne savaient rien de l’histoire des Détras.

Berthe avait été d’abord tout joie et rire. Puis, au bout de quelques années, son caractère s’était insensiblement modifié. Les premières choses qu’on lui avait apprises sur son père l’avaient étonnée et son petit esprit s’était efforcé de comprendre bien des points restés mystérieux. Peu à peu, sans cesser d’être franche et affectueuse, elle était devenue réfléchie, étonnant parfois Panuel de ses réflexions.

Un nom était gravé dans sa tête, celui du pays lointain où des méchants avaient envoyé son père : la Nouvelle-Calédonie.

Elle eût voulu savoir quelle distance séparait cette terre de la localité où elle vivait entre sa mère et son grand ami. Combien de temps fallait-il marcher pour accomplir le voyage ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? Son père s’était évadé, il y avait déjà longtemps, plusieurs années, comment se faisait-il qu’il ne fût pas encore de retour ? Sans doute, avait-il été retenu en route, car il ne pouvait lui venir à l’idée qu’il fût mort.

Une idée germait en elle : quand elle serait plus grande, si son père n’était pas revenu, elle partirait en Nouvelle-Calédonie pour avoir de ses nouvelles et le chercher là où il était.

Comme elle était arrivée à mi-chemin de Gênac à l’Étoile solitaire, elle vit, des bouquets d’arbres qui longeaient la route, surgir un individu.

Cet homme, vêtu d’un complet bleu mi-citadin, mi-campagnard et coiffé d’un chapeau melon, avait une physionomie des moins avenantes : une figure rousse et grêlée, trouée d’yeux vifs exprimant la ruse. Il portait à la main un solide gourdin.

Berthe n’était pas peureuse. Sa mère et Panuel lui avaient appris à ne rien redouter des périls chimériques que se forge l’imagination, surtout au milieu des ténèbres ; ils lui avaient dit d’être douce et bonne avec ses camarades, mais de ne jamais se laisser molester sans se défendre.

Toutefois, cet individu avait si fâcheuse apparence que Berthe s’écarta instinctivement pour le laisser passer comme il se dirigeait, lui aussi, vers l’Étoile solitaire.

En apercevant l’enfant, l’homme avait eu un sourire railleur et cruel, sourire fugitif, mais que Berthe aperçut et qui augmenta sa répulsion.

Et comme l’homme pressait le pas, elle, sans savoir pourquoi, ralentit le sien.

Cet individu, c’était Martine.

On se rappelle qu’après avoir vu disparaître Détras sur la route de Chôlon, l’ex-policier avait eu une hésitation, puis, après quelques pas pour retourner à Véran, s’était dirigé vers Gênac.

Il y était arrivé la nuit précédente et avait couché à la Belle Aventure, d’où il pouvait surveiller les allées et venues des hôtes de l’Étoile solitaire, un kilomètre à peine séparant les deux auberges.

En outre, à la Belle Aventure, Martine pouvait obtenir des renseignements précieux ; la patronne, belle femme de trente ans, peu farouche avec ses clients et dont le mari s’effaçait discrètement, devait peu aimer ses concurrents. Bavarde par nature et par profession, elle le serait, sans doute, bien davantage si elle avait la pensée que ses paroles pussent nuire tant soit peu à ses voisins de l’Étoile solitaire.

Ainsi, et avec beaucoup de raison, avait conjecturé Martine.

Toutefois, Rose Maurin, ainsi s’appelait l’hôtesse de la Belle Aventure, n’avait pu lui apprendre rien de très sérieux pour l’excellente raison qu’elle ne savait rien. Tous les matins, à sept heures, la petite Berthe allait à l’école de Gênac ; tous les soirs, vers quatre heures et demie, on la voyait revenir ; parfois sa mère allait au-devant d’elle. Deux fois par semaine à peu près, Panuel se rendait au Brisot pour y faire des commandes. C’était tout.

Martine avait payé d’avance pour deux nuits une chambre qu’un petit escalier faisait communiquer directement avec la route de Gênac sans passer par la salle de l’auberge. Il s’était fait donner, en même temps que la clef de la chambre, un passe-partout, ce qui lui permettait de sortir et de rentrer à n’importe quelle heure, sans être remarqué.

Peut-être la belle hôtesse flaira-t-elle quelque louche mission policière, mais si elle eut un soupçon, quoique bavarde, elle le garda pour elle. D’ailleurs, les tenanciers d’hôtellerie ont, en général, le respect de l’autorité, même lorsqu’elle se manifeste sous sa forme la plus répugnante.

Martine avait passé la plus grande partie de la nuit à se promener autour de l’Étoile solitaire.

Il se disait que si l’individu qui s’était arrêté au cabaret de Véran était réellement Détras, il ne manquerait pas, après s’être engagé sur la route de Chôlon pour dépister toute poursuite, de se rabattre sur celle de Gênac. Sans doute, choisirait-il la nuit pour se présenter à l’Étoile solitaire.

Son gourdin à la main, son revolver chargé dans la poche, Martine s’était ainsi tenu en embuscade de dix heures du soir à trois heures du matin, inspectant la route et les halliers qui la bordaient, guettant l’apparition d’une lumière à une des fenêtres de l’auberge. Mais rien : harassé, il avait fini par aller se coucher.

Certes, il eût pu prévenir la police du Brisot et se décharger sur elle du plus ardu de la tâche. Mais alors tout l’honneur et le profit lui eussent été enlevés. Et puis, il n’était nullement sûr que l’individu fût Albert Détras. Pour ces diverses raisons, il lui convenait d’opérer seul.

Il ne s’était éveillé qu’un peu avant dix heures du matin et avait eu cette exclamation en regardant la pendule :

— Sapristi ! Je me rouille.

Rapidement, il s’était habillé et avait, sans tarder, pris la direction de l’Étoile solitaire.

Rien d’anormal n’y apparaissait : Panuel travaillait à son établi, Geneviève cousait, assise au comptoir.

Martine vit tout cela d’un coup d’œil et continua son chemin. Puis, à cent pas plus loin il tourna court à travers des taillis et alla s’asseoir dans un fourré d’où il pouvait surveiller l’auberge.

Au bout de trois heures de faction pendant lesquelles un roulier, ne ressemblant aucunement à Albert Détras, fut le seul hôte qui s’arrêta devant l’Étoile solitaire, Martine alla prosaïquement déjeuner à la Belle Aventure. Il mangea modérément pour demeurer alerte et se fit servir consécutivement deux tasses de café.

Puis il reprit son guet, s’éloignant cependant un peu plus de l’auberge afin de ne pas se faire remarquer, allant s’asseoir sous bois, lorsqu’il était las d’avoir marché.

Et toujours rien !

— Décidément, je ne suis plus qu’un imbécile ! murmurait-il, dépité. Mon imagination m’a fait prendre des vessies pour des lanternes et un vieux médaillé pour un forçat.

Ce fut à ce moment, s’étant éloigné de l’Étoile solitaire d’environ un kilomètre, qu’il croisa la petite Berthe.

— Ah ! mais, pensa-t-il, s’il est arrivé pendant mon sommeil, s’il se tient caché, je m’apercevrai bien de quelque chose, quand la petite sera là.

Et, rapidement, il reprit le chemin de l’Étoile solitaire.

Cependant, Berthe avait ralenti le pas ; puis, s’étant retournée, elle s’arrêta.

Derrière elle, à trente pas, marchait, dans la même direction qu’elle, un homme très différent de celui qu’elle avait rencontré.

Les cheveux et la moustache d’un blanc de neige, il paraissait néanmoins vigoureux. Sur la boutonnière de son veston bleu marine était piqué le ruban jaune de la médaille militaire.

Lorsque ce voyageur fut arrivé près d’elle, l’enfant put voir qu’il avait des yeux brillants restés jeunes et que sa figure portait l’empreinte du sérieux joint à la résolution. Néanmoins, l’expression n’en était point rébarbative.

L’homme regarda Berthe et une mélancolie profonde apparut un instant dans ses yeux. Il eut un instant d’hésitation, puis doucement lui demanda :

— Tu viens de l’école, ma petite ?

— Oui, monsieur, répondit l’enfant attirée vers cet inconnu par une secrète sympathie égale à la répulsion qu’elle avait ressentie pour Martine.

— Et tu vas loin comme cela ?

— Pas bien loin, à l’Étoile solitaire.

— L’Étoile solitaire ? C’est un village ?

— Non, c’est une auberge que tiennent maman et papa Nuel.

Le voyageur eut un choc. Il demeura muet, les bras étendus.

— Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il d’une voix étranglée, lorsqu’il put parler.

— Berthe, répondit l’enfant, un instant effrayée de cette émotion.

— Berthe ! mon enfant !

Albert Détras, car c’était lui, avait saisi la petite fille dans ses bras et l’embrassait convulsivement, arrosant ses fraîches joues de larmes depuis longtemps contenues. Et Berthe, qu’il étreignait contre sa poitrine, demeurait stupéfiée, ravie de voir s’accomplir ce rêve du retour d’un père qu’elle aimait de tout son cœur sans le connaître.

— Ah ! papa, murmura-t-elle, je savais bien que tu reviendrais de Nouvelle-Calédonie.

Détras eut un tressaillement. Ce nom maudit du pays qu’il avait quitté lui rappelait sa situation : il était le forçat évadé no 3205 et devait veiller, dans une tension de chaque instant, à n’être point repris par la police.

Il ne fallait pas naufrager au port même. Geneviève avait dû être soumise à une surveillance occulte. Était-il possible que cette surveillance durât encore, au bout d’un si long temps ?

— Dis-moi, ma chérie, fit-il, demeure-t-il avec vous quelque autre personne que ta mère et Panuel ?

— Non, papa, répondit l’enfant.

— Bien, alors va à la maison et préviens d’abord Panuel que je suis là.

— Pourquoi pas maman ?

Cette question s’était échappée comme un reproche des lèvres de l’enfant. Détras se sentit profondément ému ; il répondit :

— Parce que ta mère, mon enfant, ne m’attend pas et que la surprise pourrait lui faire mal.

— C’est vrai, répondit Berthe, je me rappelle le soir où Panuel avait reçu une lettre qui lui parlait de toi : maman s’est mise à pleurer.

Détras se sentit étreint à la fois d’une émotion profonde et d’une vague inquiétude. Il songeait à tout ce qu’avait souffert sa chère Geneviève ; comment pourrait jamais s’effacer le souvenir de ces années de torture ? Mais cette lettre, dont parlait l’enfant, de qui pouvait-elle émaner ? La police n’avait-elle pas retrouvé sa trace et ne préparait-elle pas un piège ?

— Écoute-moi bien, dit-il, sais-tu s’il est venu à la maison quelque personne s’informer de moi ? Ta mère et Panuel t’ont-ils, dans ces derniers temps, paru inquiets ?

— Non, papa, répondit Berthe.

Mais, cédant à un besoin de confidence, elle ajouta :

— Papa, j’ai vu tout à l’heure un vilain homme qui m’a fait peur.

— Peur ! exclama Détras. Est-ce qu’il a osé te menacer ?

Et il serrait les poings, oubliant sa situation, prêt à se jeter sur celui qui aurait osé chagriner sa fille.

— Non, il ne m’a rien dit, mais il m’a regardée d’un drôle d’air. Et puis, il était si vilain.

Et elle dépeignit Martine : un homme roux, grêlé, à la moustache maigre et rude.

Détras eut un frémissement : il lui semblait que ce signalement répondait exactement à celui du cabaretier de Véran, qui lui avait inspiré une si profonde défiance.

Était-il possible qu’il se trouvât guetté à la porte de l’Étoile solitaire, que la police l’attendît au moment où il allait revoir les siens, prête à lui mettre la main au collet ?

C’était un bonheur providentiel, bien qu’il ne crût pas à la Providence, que l’enfant lui eût fait part de sa rencontre.

— De quel côté s’est dirigé cet homme ? demanda-t-il.

— Vers la maison. Il doit être tout près maintenant. Si la route ne faisait pas un coude, tu pourrais l’apercevoir.

Et levant ses yeux sur son père, Berthe ajouta :

— Mais tu n’as pas peur de lui, n’est-ce pas ?

Peur ! S’il ne se fût agi que de risquer sa vie, Détras eût tenu tête à plusieurs hommes comme Martine. Mais ce n’était pas seulement sa vie qui était en jeu : c’était, avec sa liberté, le repos, la sûreté des seuls êtres qui lui fussent chers.

— Berthe, dit-il, je vois que tu es une grande fille qui comprend : écoute bien ce que je vais te dire.

— Oui, papa, fit l’enfant un peu émue par ce préambule et encore par le ton grave de son père.

— Tu vas rentrer toute seule à la maison. Ne crains rien : il ne peut rien t’arriver, et puis je ne te perdrai pas de vue jusqu’à ce que tu sois arrivée. Tu m’entends bien ?

— Oui.

— Tu prendras Panuel à part et tu lui diras que je t’ai rencontrée. C’est lui qui avertira ta mère, de façon à ne pas l’inquiéter. Tu feras cela.

— Je le ferai.

— Ce n’est pas tout : tu lui diras que je serai ce soir, à onze heures, derrière la maison. « Derrière… » tu te rappelleras.

— Oui, du côté des taillis.

— Va. Et si le vilain homme roux ou tout autre te demande si tu sais où est ton père, tu répondras que tu n’en sais rien.

— Papa, tu peux être tranquille : je ne le dirai qu’à notre bon ami Panuel.

Depuis qu’elle avait retrouvé son père, instinctivement Berthe disait Panuel et non plus papa Nuel, bien que son affection pour l’excellent homme demeurât la même.

Détras pressa sur son cœur et embrassa longuement son enfant, et celle-ci partit aussitôt d’un pas rapide.

Lui, se jetant sur le côté droit de la route, derrière un rideau de buissons, se dirigea en courant vers l’Étoile solitaire, de façon à surveiller, invisible, l’arrivée de Berthe et reconnaître, si possible, l’identité de l’inquiétant homme roux.

Il aperçut celui-ci, assis sur le côté opposé de la route, à cinquante pas environ de l’auberge et, tout aussitôt, son sang ne fit qu’un tour.

Grâce à sa vue excellente, il venait, malgré l’éloignement, de reconnaître Martine.

Ainsi, il ne s’était pas trompé dans ses soupçons : la police, prévenue de son retour, l’attendait ! Sans la rencontre de son enfant, il eût été perdu !

Deux minutes après, Berthe arriva à la hauteur de Martine sans le remarquer. Détras, pendant un instant, vit rouge. Si le mouchard eût arrêté l’enfant pour la questionner, il se fût, oubliant tout, précipité sur lui.

Très heureusement pour l’un et l’autre, Martine laissa passer l’enfant sans l’interroger. Il voulait bien se garder d’éveiller les soupçons.

Berthe était entrée dans l’auberge. Détras calculait que maintenant elle avait averti Panuel et que celui-ci communiquait à Geneviève la grande nouvelle. À la pensée de l’émotion que devait ressentir sa femme, l’évadé éprouvait lui-même une fièvre et une angoisse indicibles. Oh ! s’il ne s’était agi que de lui, de sa misérable vie, comme il eût couru vers la maison, criant : « Me voilà ! »

Deux heures s’écoulèrent. Martine surveillait toujours l’auberge et Détras surveillait toujours Martine.

À la fin, celui-ci se leva avec un geste de lassitude. Il quitta sa cachette et, s’avançant sur la route, passa à vingt pas de Détras sans le voir.

L’évadé le suivit du regard jusqu’à ce qu’il fût entré à la Belle Aventure. Détras conjectura que le mouchard, qui avait un estomac comme les autres hommes, désirait dîner.

Alors, incapable d’attendre plus longtemps si près de sa femme, de sa fille et de son ami, il se glissa jusqu’à l’auberge. Il en fit d’abord le tour pour s’assurer qu’aucune embuscade n’était tendue pour le moment et que les environs étaient déserts. Puis, arrivé près de la porte et ayant embrassé d’un coup d’œil la salle vide, il s’élança d’un bond, éperdu et tout à coup, se trouva défaillant, transporté comme dans un rêve, Geneviève, sa fille, Panuel l’étreignant sur leur poitrine et mêlant leurs larmes aux siennes.