Librairie des Publications populaires (p. 444-452).
Troisième partie


XIII

DEUX ROIS


Dans son cabinet de travail, Schickler, roi du Brisot, causait avec des Gourdes, roi de Mersey.

Ridé, entièrement blanchi, et presque chauve, l’œil éteint sauf lorsque se réveillait en lui l’orgueil du capitaliste, Schickler apparaissait le fantôme du Schickler de jadis, galant et encore portant beau. Enfoncé dans son large fauteuil, près de la large table de travail, il parlait d’une voix fatiguée qui semblait déjà venir d’outre-tombe.

Assis en face de lui, des Gourdes, vigoureux et plein de sève, ne pouvait se défendre en le considérant d’un sentiment d’amertume, presque de pitié.

Alors, c’était ainsi que s’en allaient, usés, finis, véritables loques humaines, même les puissants, les capitalistes, véritables rois de la société actuelle ? À quoi donc servaient les millions ?

— Mon cher des Gourdes, disait Schickler, vous avez bien fait de venir me trouver. Une hésitation d’amour-propre eût été ridicule… oui ridicule.

Il s’interrompit un instant. Puis, s’arrachant à sa méditation ou à cette évocation d’un passé tragique, il reprit :

— Nous sommes de par le monde une poignée de capitalistes enviés, haïs, nous devons être solidaires les uns des autres, car la masse est là, grondante comme un fauve, qui nous guette pour nous dévorer.

— Certes, approuva des Gourdes, si nous nous divisons par la concurrence illimitée au lieu de nous unir, malheur à nous !

Pourtant, tout en venant demander secours à Schickler, il n’était qu’à demi convaincu de la concentration des capitaux chez un nombre sans cesse plus restreint de possesseurs, les plus forts éliminant les plus faibles. C’était la théorie du socialisme marxiste, qui ne lui était pas inconnue, mais à laquelle il croyait assez peu. Si la richesse se fût centralisée absolument entre les mains de quelques privilégiés, la misère de la grande masse eût augmenté en proportion. Or, la misère n’augmentait pas, il en était sûr ; les ouvriers maintenant buvaient du bon vin, mangeaient de la viande et touchaient à Mersey jusqu’à des 4 francs par jour !

— La vague révolutionnaire monte peu à peu, murmura Schickler. Elle finira un jour par nous envahir et balayer la société ; mais si nous nous défendons, cela peut tarder encore longtemps… oui, bien longtemps.

Du coup, l’orgueil de des Gourdes se révolta. Être balayé par le flot des déguenillés, des meurt-de-faim, barbares se ruant sur la civilisation, et faisant crouler les vieilles castes, jamais !

— Tout de même, fit-il, la victoire finale nous restera. Toutes ces brutes sont dangereuses comme une armée de loups et de tigres, mais ne sauraient faire la loi à la partie intelligente et affinée de l’humanité. La lutte sera rude certes, mais on finira par les détruire ou les dompter, comme on détruit ou dompte les bêtes.

Schickler secoua la tête, incrédule.

— Mais si ! continua le baron. Ces gens-là sont à nous autres ce que furent les ours et les tigres aux hommes primitifs. Et encore ils ont cette infériorité sur les fauves : ils ne savent que hurler ; ils ne savent pas mordre.

Tout le mépris de l’aristocrate pour le peuple éclatait dans ces paroles. Non, ce troupeau de prolétaires grondants n’était redoutable que par intermittence, à cause de son nombre, mais le nombre peut-il avoir définitivement raison de l’intelligence et du savoir ? N’a-t-on pas toujours vu des poignées d’hommes, des Fernand Cortez, des Stanley, asservir des peuples entiers, grâce à cette supériorité de l’esprit et de la volonté ? Car pouvait-on comparer l’intelligence rudimentaire ou atrophiée de l’ouvrier, incapable de s’élever à des conceptions générales précises, et celle de la haute classe ayant reçu toutes les lumières ? Une seule chose eût peut-être pu faire triompher les ouvriers : le débordement fougueux de toutes les initiatives individuelles. Or, depuis un siècle, la grande industrie avait saisi ces ouvriers pour les discipliner, mater leurs révoltes, châtier leurs farouches énergies, en même temps que pour abêtir leur esprit. Encore quelques générations et il n’y aurait plus rien à craindre pour les possédants ! la séparation serait définitivement accomplie entre eux, branche d’une humanité supérieure, et les prolétaires tombés pour toujours à l’état de simples animaux parlants. La scission qui s’était autrefois accomplie dans les espèces zoologiques entre les familles évoluées et les familles retardataires, entre les hommes et les singes, descendants du même ancêtre, se renouvellerait.

Et des Gourdes en dépit de son zèle catholique, parlait, en homme qui a lu Darwin, évolution, transformisme. Certes, il était demeuré de cœur l’élève des bons pères, attaché par l’intérêt de caste à la religion et à ses ministres, mais assez intelligent pour ne plus y croire lui-même.

Schickler l’écoutait en hochant la tête.

— Oui, murmurait-il, dans ce que vous dites, il y a du vrai, mais vos conclusions sont fausses. Vous comptez sans les déclassés qui sont tombés dans ce prolétariat et y agissent comme un ferment. Ce sont les déclassés de la noblesse qui ont fait la révolution bourgeoise ; ce sont les déclassés bourgeois qui poussent à la révolution ouvrière. Et puis, les travailleurs s’organisent, leur force grandit ; que ce soit sous l’impulsion de la misère ou sous celle des idées, ils feront un jour la révolution et seront les maîtres. Tâchons, du moins, que ce soit le plus tard possible.

Ces paroles impressionnaient des Gourdes, malgré son demi-scepticisme. Il ne pouvait s’empêcher de se demander si son hôte n’avait pas raison, si les prolétaires, au lieu de former une race de dégénérés, n’étaient point la grande réserve des énergies humaines non mortes, mais en sommeil, destinée à submerger un jour l’aristocratie de l’or, comme jadis avait été submergée l’aristocratie de la naissance. Oui, malgré ses efforts pour croire à la victoire finale des castes, il ne pouvait se dissimuler que la situation était grave. Ah ! si la grande conspiration tramée contre la République depuis un quart de siècle eût réussi, instaurant au pouvoir un homme de volonté, décidé à ramener la société à plus de cent ans en arrière ! Mais dans cette œuvre de salut pour les possédants, les Mac-Mahon et les Broglie avaient échoué ; aucun ne s’était senti la force et le prestige nécessaires pour aller jusqu’au bout. Seul, un roi, incarnant le suprême principe d’autorité, pourrait accomplir cette tâche colossale.

— Oh ! un roi ! murmura-t-il songeur.

— Un roi ou un empereur, peu importe ! fit Schickler.

Lui aussi, comme des Gourdes, était de la conspiration, de cette intrigue immense qui couvrait la France de ses fils mystérieux. Sur les millions de bénéfices nets qu’assurait chaque année au roi du Brisot le travail de ses serfs misérables, l’Église prélevait sa dîme, et cet or servait à alimenter la guerre sourde, dirigée par les généraux du Gésu.

— Encore deux ans de travail, dit le vieil usinier, et nous pourrons donner l’assaut à la République.

Et ces paroles guerrières prononcées par un homme qui semblait un moribond à bout de souffle, avaient quelque chose d’étrangement sinistre.

— En attendant, nous ne sommes pas capables de faire sauter un préfet ! constata des Gourdes avec amertume.

Il exhala sa colère contre Blanchon.

C’était maintenant le baron qui parlait : Schickler, fatigué du grand effort qu’il avait fait, s’était renfoncé dans son mutisme habituel, se bornant à suivre les paroles de son interlocuteur et à les approuver par des signes de tête. Seulement lorsque le baron eut fini de parler, il lui dit :

— Vous savez, vous pourrez prendre livraison des deux cents ouvriers quand vous voudrez.

Prendre livraison ! Ce mot tombé tout naturellement des lèvres de Schickler exprimait son opinion sincère sur les travailleurs. C’était un bétail humain, une marchandise, il lui paraissait tout aussi naturel d’en disposer que de disposer d’un troupeau de moutons ou de sacs de blé.

— En aurez-vous assez de deux cents ? demanda-t-il. Je puis vous en fournir davantage sans désorganiser mes services. Voyez ce qu’il vous faut.

— Merci, répondit des Gourdes. Deux cents suffiront, car il ne s’agit pas, en ce moment, de réaliser des bénéfices, mais simplement de faire réfléchir les grévistes en leur montrant qu’on peut se passer d’eux. La Compagnie est assez forte pour savoir perdre de l’argent quand il le faut : l’essentiel est que son prestige ne soit pas entamé. Plus tard, elle saura faire payer aux révoltés les frais de la guerre.

À ce moment, Mme Schickler entra dans le cabinet. Dans sa vie calme de riche bourgeoise, elle avait à peine vieilli.

L’entrée de Mme Schickler ne fit pas dévier la conversation. La bonne dame, étrangère à tout mouvement d’idées, ne savait guère parler que religion ou affaires. On continua donc à causer des affaires et des Gourdes fut étonné de voir combien cette vieille femme, ignorante en toutes autres questions, se montrait naturellement avisée au point de vue des intérêts financiers. C’est qu’elle était bien de sa caste ; l’âme bourgeoise vivait en elle, cette âme façonnée depuis des générations au culte de l’argent et à l’exclusion de tous les grands élans d’esprit et de cœur. Elle aussi se plaignit des exigences croissantes des ouvriers. Certes, au Brisot, ils n’osaient pas encore bouger, parler ouvertement grèves, syndicalisme ; les cris séditieux et les placards demeuraient une manifestation anonyme ; qui donc eût osé, en face, braver la puissance de Schickler ? Mais, on sentait sourdre le mécontentement ; même lorsque, l’hiver, on faisait distribuer par les bonnes sœurs des vêtements ou des provisions aux familles nécessiteuses, celles-ci, au lieu de se montrer pénétrées de reconnaissance, ne remerciaient que du bout des lèvres. Ces dons ne leur suffisaient pas : si elles eussent osé, elles auraient demandé encore de l’argent ! De l’argent ! Pourquoi faire ? Pour que l’homme allât le boire au cabaret ?

— Ou pour acheter des journaux, ce qui est encore pire, dit des Gourdes.

— Oh ! ici on ne lit pas beaucoup, fit Schickler rentrant dans la conversation. J’ai l’œil sur les marchands de journaux ; aussi les ouvriers votent bien.

— Tout de même, opina sa femme, je crois qu’il faudra en venir un jour au système américain.

Et on se mit à parler des trusts. Certainement n’était-il pas plus intelligent de s’entendre entre grands patrons, d’abord pour rendre impossible toute révolte ouvrière, puis pour réglementer les cours et demeurer maîtres des marchés, opposant en même temps une infranchissable barrière d’or aux ambitions des concurrents de moindre marque ? Ceux-ci deviendraient simplement les vassaux, agents et sous-chefs d’industrie richement rétribués des rois de la houille, du fer et de l’acier. C’était, d’ailleurs, la marche logique des choses : les syndicats ouvriers appelaient comme réponse la constitution des syndicats patronaux et ceux-ci étaient l’embryon possible de futurs trusts européens.

— Vous avez peut-être raison, admit des Gourdes. Il est possible que les capitaux se concentrent, mais pas d’une façon continue, régulière, comme l’affirmait Karl Marx.

Schickler sourit imperceptiblement. Ainsi le baron, champion du trône et de l’autel, s’imprégnait lui-même des théories de Darwin et citait Karl Marx ! Quel signe des temps !

Puis on causa de la situation particulière du département. C’était, somme toute, un des plus contaminés par l’esprit révolutionnaire et les autorités civiles fermaient volontairement les yeux, craignaient de montrer de la poigne ; la petite bourgeoisie elle-même ne valait pas cher : à Môcon et Chôlon, elle soutenait les radicaux. Comme si le radicalisme, sans programme économique, éveillant toutes les aspirations et impuissant à en satisfaire aucune, n’était pas une simple étape dans la marche vers une révolution sociale destinée à engouffrer la petite bourgeoisie elle-même !

Ainsi parlaient les deux concurrents dans un sentiment commun.

— C’est Paryn qui est l’homme de cette politique, dit Schickler. Il forme le trait d’union entre les radicaux et les socialistes ; sa popularité grandit tous les jours. Maire aujourd’hui, il sera député demain.

— Oh ! je saurai bien l’en empêcher ! gronda des Gourdes frémissant comme s’il eût marché sur une vipère.

Sa haine de Paryn n’avait fait que s’accroître, s’il était possible, depuis le commencement de la grève, car il savait que l’appui moral et même matériel prêté aux mineurs par la masse des habitants de la région était surtout l’œuvre du maire de Climy. C’était sous son impulsion infatigable que s’organisaient les réunions, conférences, envois de secours, non seulement en argent, mais aussi en provisions, sacs de farine, pommes de terre, légumes et salaisons, arrivant presque chaque jour au comité de la grève et, permettant des distributions. Et, si l’autorité préfectorale se refusait à exercer une pression comminatoire sur les mineurs, la faute en était aussi à Paryn et à ses amis, des comités radicaux, qui agitaient l’opinion publique en faveur des ouvriers.

La destinée semblait protéger cet ennemi maudit. Les attaques les plus acharnées de la Gazette de Seine-et-Loir n’avaient fait qu’augmenter le succès de l’Union populaire. Il fallait, pourtant, en finir avec Paryn, avant les élections générales.

Et devant son allié, des Gourdes parla librement de ses projets. Il préparait contre le maire de Climy une nouvelle attaque de la Gazette de Seine-et-Loir, une de ces attaques plus mortelles qu’un coup de poignard. Puis, aussitôt Paryn à terre, et ses coreligionnaires ébranlés par la secousse, c’était sur le préfet lui-même qu’on marcherait ouvertement cette fois.

— C’est bien, approuva Schickler.

Et, lorsque des Gourdes quitta le Brisot, un pacte d’alliance était conclu entre les deux hommes, rois par l’or dans la société républicaine.