Librairie des Publications populaires (p. 214-229).
Deuxième partie


XVI

L’ODYSSÉE D’ALBERT DÉTRAS


Il est temps de dire quelles aventures, traversées par Albert Détras, l’avaient empêché pendant de longues années de se mettre à la recherche des siens.

Nous l’avons laisse enfermé dans une vallée du Ouitchambo comme au fond d’un entonnoir. Un tremblement de terre, phénomène assez fréquent en Nouvelle-Calédonie, avait obstrué la galerie souterraine par laquelle il était venu. De chaque côté, les flancs des montagnes s’élevaient sous des angles de soixante-cinq et soixante-dix degrés, c’est-à-dire presque perpendiculairement, à des hauteurs de plusieurs centaines de mètres.

Il était donc prisonnier, condamné inexorablement à mourir de faim avant d’avoir pu escalader ces hauteurs inaccessibles.

Détras se rendit compte du sort qui l’attendait. Pour gravir ces flancs abrupts, il ne fallait pas attendre que la faim eût affaibli ses forces et son agilité.

Il mesura de l’œil la pente des montagnes : il lui sembla que la moins raide s’élevait au nord-est. Le sol, rougeâtre et nu jusqu’aux deux tiers de sa hauteur, apparaissait, à quelque cent mètres du sommet, coupé par une ligne sombre et droite de buissons auxquels il pouvait s’accrocher pour terminer son escalade. Puis ces buissons lui faisaient présager la proximité de l’eau.

L’évadé commença par garnir le filet de pêche de ses dernières provisions — un restant de viande séchée et quelques fruits — auxquelles il joignit la calebasse, remplie d’eau et hermétiquement bouchée. Il y ajouta les deux sagaïes et le tamioc trouvés auprès des cadavres canaques et, faisant du tout un seul fardeau, l’attacha solidement sur ses épaules avec une forte et souple liane, cueillie au bord du lac. Puis, ayant au côté le revolver de Carmellini et au poing son gourdin « Joseph », il commença l’ascension.

Mais, après avoir péniblement gravi quinze ou vingt mètres en rampant et s’agrippant aux moindres aspérités, Détras aperçut au-dessus de sa tête la muraille rocheuse implacablement droite et se continuant telle pendant au moins cinquante mètres, ce dont il n’avait pu, de loin, se rendre compte. Il dut redescendre.

Après s’être reposé et rafraîchi par un bain dans le lac, il renouvela sa tentative sur la même montagne, mais en partant d’un autre point et s’orientant plus au nord.

Au bout de quatre heures, épuisé, rôti par le soleil qui plombait sur lui, il était arrivé à proximité de la ligne de buissons que, du fond de la vallée, il avait aperçue.

Mais alors une exclamation de désespoir s’échappa de ses lèvres.

Ces buissons bordaient sur toute la longueur de la montagne une crevasse profonde d’au moins vingt mètres, large de dix, dont les parois, découpées à angle droit, rendaient impossibles la descente et la montée.

Que faire ?

Épuisé, découragé, l’évadé s’était laissé tomber à terre au bord du précipice.

Et, tout à coup, le sol s’effondra sous lui. Il roula dans la crevasse, étendant vainement les bras pour se retenir.

Comment ne se tua-t-il pas dans cette chute ?

Sans doute parce qu’il tomba sur le dos et que le filet chargé de provisions, formant matelas, amortit la violence du choc.

Détras n’en perdit pas moins connaissance.

Lorsque, au bout de plusieurs minutes, il rouvrit les yeux et revint à lui, ce fut pour comprendre toute l’horreur de sa situation, mille fois plus terrible que celle où il se trouvait quelques heures auparavant.

Il était prisonnier maintenant, non plus dans un vallon où l’eau et les fruits, à défaut de gibier, ne manquaient pas, mais dans un précipice nu et désolé, où la soif et la faim ne tarderaient pas à avoir raison de lui lorsqu’il aurait vidé sa calebasse et épuisé les provisions de son filet.

De plus, il se sentait incapable de se lever, ayant le pied droit luxé, peut-être cassé.

C’était la mort inévitable, sans espoir, qui l’attendait en ce lieu perdu. Peut-être son agonie se prolongerait-elle quelques jours, une semaine, mais elle n’en serait que plus atroce.

— Cette fois, c’est bien la fin, se dit-il, évoquant l’image de sa femme et de sa fille.

Geneviève saurait-elle jamais en quel lieu désert et de quelle mort affreuse il allait périr ?

La pensée des êtres chers lui rendit son énergie habituelle et, quelque désespérée que fût sa situation, il se prépara à lutter jusqu’au bout contre la destinée.

La soif et la douleur qu’il ressentait à la jambe le torturaient également. Sa calebasse ne s’était ni brisée ni vidée dans sa chute et c’était un bonheur relatif. Détras la déboucha et but, mais il eut la force de volonté de n’avaler qu’une très faible gorgée, juste de quoi humecter sa gorge et ses lèvres brûlantes.

Puis il se déchaussa, déchira un lambeau de sa chemise et, l’imbibant d’un peu de l’eau qui lui restait, en enveloppa sa jambe gonflée au-dessus de la cheville. Il serra fortement cette bande.

C’était tout ce qu’il pouvait faire, et il se rendait compte combien cette thérapeutique était dérisoire. Pourtant, il résolut de se priver de boire pour entretenir humide cette compresse. Avant tout, il fallait qu’il retrouvât l’exercice de sa jambe. Le salut, s’il y avait un salut possible, était à ce prix.

Ses provisions, viande de chien et fruits, éparpillées et écrasées dans sa chute, formaient une sorte de hachis des moins appétissants. Détras mit cependant de côté tout ce qu’il put ramasser de ces débris : c’était toujours de la nourriture, de la vie.

Du reste, il ne se sentait aucune faim et s’en réjouissait, se disant que ces bribes de provisions dureraient plus longtemps.

La nuit fut atroce. Détras, après avoir rôti pendant le jour, se sentit glacé par la rosée et comme cloué à terre. Ce fut seulement lorsque le soleil se fut élevé au-dessus de l’horizon qu’il commença à pouvoir remuer les membres.

Il passa ainsi trois jours, buvant à peine, mangeant quelques bouchées et se traînant sur les poignets afin d’éviter de fatiguer sa jambe. De tous côtés s’étendait le précipice avec ses parois à pic et au-dessus du précipice reprenait la déclivité presque verticale de la montagne.

Pourrait-il jamais sortir de là ?

Cependant, sa jambe, quoique toujours enflée et engourdie, le faisait moins souffrir. Décidément, il n’avait rien de cassé, seulement une luxation, et par des frictions énergiques, il s’efforçait de rétablir le jeu des muscles.

Encore deux jours et il pourrait recommencer à marcher bien que boitant.

Mais ses provisions étaient épuisées, sa calebasse presque tarie. Pourrait-il attendre encore deux jours ?

Avec son tamioc, il avait ébauché quelques marches dans la muraille rocheuse de quoi poser le pied et une main, s’aidant ainsi pour l’ascension. Mais l’état de sa jambe, qu’il traînait comme un boulet, ne lui avait pas permis de creuser à plus de deux mètres de hauteur et la paroi en avait bien vingt.

Le quatrième jour, l’évadé, se sentant plus solide et seulement à demi mort d’inanition, se déclara :

— Aujourd’hui, je sortirai de ce tombeau ou j’y resterai à jamais.

Pieds nus, il s’éleva à la force du poignet jusqu’à la dernière anfractuosité qu’il avait creusée péniblement dans la roche dure et reprit la tâche commencée la veille. Ainsi creusant et se hissant, il arriva en trois heures d’efforts surhumains à quinze pieds au-dessous des buissons qui couronnaient, au-dessus de la faille, le flanc rougeâtre de la montagne.

Encore une heure ou deux et il était hors de ce gouffre, sauvé peut-être !

Mais il était épuisé et se sentait près de dégringoler dans l’abîme qu’il venait de quitter.

Tout à coup, une idée traversa son cerveau endolori.

Il portait toujours, attaché sur son dos par une liane qui faisait plusieurs fois le tour de sa poitrine, son filet à provisions.

Ce filet déroulé avait bien une longueur de deux mètres et la liane à peu près autant.

En outre, Détras avait, dans la poche de son pantalon, quelque chose qui pouvait également servir de corde : les boyaux séchés des chiens.

Juste, en attachant le tout bout à bout, de quoi atteindre les buissons et, en s’y accrochant, fournir pour l’escalade un point d’appui.

L’évadé se sentit ranimé subitement. D’une main, et avec l’aide de ses dents, il défit la liane, attacha à son extrémité les boyaux de chien et en noua le bout au filet déplié. Puis, tandis que de l’autre main il se cramponnait désespérément au roc, il fit tournoyer au-dessus de sa tête, comme un lasso le filet qui alla s’accrocher aux buissons.

Il tira sur la liane : elle ne céda pas.

— Le tout pour le tout ! s’écria-t-il.

Et, avec une force de traction décuplée, il se hissa. Si la liane ou le boyau se rompait, si le filet se détachait des buissons, il était perdu : il allait s’abîmer, fracassé, au fond du précipice.

Mais les mailles du filet étaient solides ; en outre, l’extrémité inférieure en était, selon l’habitude canaque, garnie de petites pierres servant à assurer son immersion, car les filets des indigènes néo-calédoniens ne forment pas poche. Tressés tout d’une pièce, ils servent à barrer la largeur des cours d’eau et à arrêter la fuite du poisson, qu’on capture à la main ou à la sagaïe, beaucoup plus qu’à envelopper en tous sens ce poisson.

Le filet, auquel ses pierres avaient, dans sa rotation, communiqué une force centrifuge suffisante, s’était agrippé et emmêlé solidement aux branches des buissons. Très heureusement, ces branches étaient robustes.

Un instant après, Détras, s’élevant jusqu’au rebord du gouffre, arrivait aux buissons, s’y accrochait et tombait enfin sur le lit de verdure épuisé, inanimé, mais sauvé.

Sauvé ! Pas encore : il lui restait une centaine de mètres à gravir avant d’arriver au sommet de la montagne et maintenant ses muscles surmenés lui refusaient tout service.

Détras se reposa pendant plusieurs heures avant de reprendre son ascension.

Il goûtait un soulagement immense à s’étendre sur cette mince couche de végétation qui bordait la ravine traîtresse dans laquelle il avait failli rester. Il ne pouvait s’empêcher de frémir en mesurant du regard l’abîme au fond duquel se trouvait, peu visible maintenant, la petite vallée.

Avant le coucher du soleil, il atteignit le sommet de la montagne.

Et alors quelle vue s’offrit à ses regards !

Presque partout autour de lui, s’élançaient, à des altitudes variables, des pics, quelques-uns arides, d’autres couverts d’une végétation sombre. Au sud se profilait, violacée sous les rayons solaires, la masse du Ouitchambo.

Vers l’est apparaissait la silhouette d’un autre géant, le mont Humboldt.

Et au nord, séparé de lui par un abîme insondable de forêts d’où émergeaient les pins colonnaires et les panaches des cocotiers, s’étendait, bornant la vallée de Thio et la côte de Bourendy, l’azur sans limite de l’océan.

Cette vue fit battre fortement le cœur de Détras qui oublia toutes ses souffrances, la fatigue, la faim, la soif. Cette mer, qui le séparait des êtres chéris, c’était la barrière, mais c’était aussi la route. Un jour, il l’espérait maintenant, il voguerait sur ces flots bleus pour retourner dans la vieille Europe.

Et il demeurait immobile, hypnotisé par son rêve, buvant des yeux cet océan.

Bonheur inespéré, une averse torrentielle éclata, qui trempa Détras jusqu’aux os, mais lui permit d’apaiser la plus intolérable de ses souffrances : la soif ! Il recueillit l’eau dans ses mains, dans son chapeau, dans ses souliers, dans sa calebasse tarie. Ce fut une douche bienfaisante qui dura trois heures et guérit miraculeusement son pied malade.

Certes, ses épreuves n’étaient pas finies, elles commençaient à peine. Pendant quatre jours, l’évadé, n’ayant pour se guider vers la mer que la position du soleil, erra dans des déserts de montagnes et de forêts, se nourrissant de fruits lorsqu’il en rencontrait, de plantes plus souvent, dormant caché sous les broussailles, souvent ne dormant pas du tout.

Il était maigre comme un squelette lorsqu’il arriva sur la côte de Bourendy, à quelques kilomètres de Thio, localité minière pourvue d’un poste de gendarmerie.

Ses vêtements étaient lacérés, presque en lambeaux. Son seul aspect devait exciter les suspicions de l’autorité, si peu intelligente fût-elle, et lui faire demander ses papiers.

Or des papiers, Détras n’en avait pas.

Par contre, il avait conservé soigneusement, au milieu de toutes les péripéties, les cinquante-trois francs, la montre et le revolver chargé de Carmellini.

Quant à « Joseph », il l’avait abandonné sans hésitation dans la ravine.

Très heureusement pour lui, il débouchait sur un point du littoral où le seul habitant européen — habitant occasionnel — était le missionnaire mariste de Thio.

Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, cet ecclésiastique, le père Morris, se rendait à Bourendy pour y confesser les Canaques et leur vendre, après célébration du saint sacrifice de la messe, des marchandises de plus ou moins bonne qualité.

Ceci n’est nullement une exagération : en Nouvelle-Calédonie comme dans la plupart des colonies, les représentants du Père éternel se livrent fructueusement au commerce.

Et comme ils ne paient point patente, ils peuvent écouler la marchandise meilleur marché que leurs concurrents profanes.

Seulement, par un distinguo subtil, ils ne vendent pas, ce qui les classerait commerçants ; ils cèdent, ayant, comme le père de M. Jourdain, la délicatesse d’accepter de l’argent pour ne pas humilier les acheteurs.

Le père Morris ne se trouvait pas à Bourendy ce jour-là, et le Canaque Nundo, son factotum laissé à la garde de la case qui servait à la fois de chapelle et de comptoir, était, bien que fervent chrétien, sous l’influence d’une trop copieuse absorption de tafia.

Cette double circonstance fut heureuse pour le fugitif.

Détras, ayant traversé le village canaque sans rencontrer d’autres êtres vivants qu’une vieille popinée[1], deux ou trois enfants et un poca[2] apprivoisé, arriva devant la case consacrée à Jéhovah et à Mercure.

Nundo, béat comme le patriarche Noé et presque aussi peu vêtu, fumait sa pipe, accroupi sur le seuil.

— Bonjour, dit-il à Détras, toi viens de loin ?

— Oui, fit sans hésitation l’évadé.

— Pantalon à toi déchiré, toi marché dans la brousse ?

— Oui.

— Pourquoi toi pas suivre la route ?

— Moi mineur, aller prospect[3], répondit l’évadé en petit nègre.

— Où sont outils à toi ?

— Moi laissé outils dans la montagne, venu acheter caïcaï[4].

— Ferais bien acheter aussi un pantalon. Si tu veux, moi vendre.

— Toi as un store[5].

— Oui, moi tenir store père Morris, quand lui pas à Bourendy.

Bourendy, ce nom orientait et rassurait Détras. Il se trouvait en pays canaque et, à condition de bien jouer son rôle, pourrait se tirer d’affaire. Toutefois, il fallait éviter d’éveiller la suspicion des indigènes, car ceux-ci, alléchés par la prime de vingt-cinq francs payée pour la capture de tout évadé, l’eussent infailliblement vendu.

Notre civilisation a fait de ces anthropophages, belliqueux mais hospitaliers et communistes, des ivrognes, des bigots et des policiers, adorant la pièce de cent sous !

Détras avait eu de la chance de tomber sur un ivrogne en état d’ébriété. Malgré sa résolution de ménager son argent, il n’hésita pas à dépenser six francs, moyennant lesquels Nundo lui livra une sorte de caleçon tombant juste au genou et qualifié superbement de pantalon, du fil, des aiguilles et une boîte d’allumettes. Après quoi, le marchand à peau bronzée, satisfait de cette transaction, offrit à Détras la moitié d’une igname bouillie et un morceau de poisson fumé.

Depuis longtemps l’évadé n’avait pas fait pareil repas. Treize jours s’étaient écoulés depuis sa fuite de Bouraké et, si l’on en excepte la viande de chien et quelques koulas ou poissons, sa nourriture avait surtout consisté en végétaux crus.

S’étant ainsi à demi restauré, Détras se retira, emportant sa marchandise. Nundo lui avait indiqué une case inhabitée : il y passa la nuit, cousant les lambeaux de son pantalon au caleçon qu’il avait acheté et se confectionnant de la sorte un vêtement sinon élégant — il s’en fallait ! — du moins acceptable dans cette brousse néo-calédonienne où circulent colons, libérés, mineurs et stockmen[6], qui n’ont aucune prétention à la coquetterie.

Détras demeura quarante-huit heures à Bourendy, se reposant et vivant de coquillages qu’il ramassait à la marée basse. Puis il partit, car un plus long séjour eût pu donner l’éveil. Ostensiblement, il se dirigeait vers les montagnes pour y reprendre ses outils et poursuivre ses recherches de prospecter.

Mais à un kilomètre du village, il tourna court sur la gauche, se dirigeant à travers bois et fourrés dans la direction d’Yaté, sur le littoral sud-est de l’île.

Là, avait autrefois vécu la puissante tribu des Touarous, dont il ne subsistait plus que les débris, une centaine de Canaques des deux sexes et de tout âge. Un missionnaire sauvait généreusement les âmes de ces indigènes, élevés par lui de la condition de sauvages à celle de serfs, car ils cultivaient sans la moindre rétribution les terres de la mission.

À un kilomètre, vivait avec une femme canaque un jeune Européen, Pierre Delmot.

Arrivé en Nouvelle-Calédonie à l’âge de quatre ans, avec ses parents, pauvres colons, Delmot s’était développé au milieu des naturels, dont il parlait admirablement la langue, et était devenu un sauvage blanc. Alors que la plupart des malheureux indigènes, assassinés par une civilisation dont on leur inoculait seulement les vices, s’éteignaient dégénérés, alcooliques et poitrinaires, lui, fils de la vieille Europe, s’était retrempé dans la large vie de nature ! Désireux pourtant de savoir, il avait forcé le missionnaire à lui apprendre à lire et écrire. Dans un séjour à Thio, il s’était fait enseigner un peu de calcul par le gérant du télégraphe, jeune homme conquis par sa vigoureuse droiture. Et cela lui suffisait : cultivant ses ignames, ses caféiers, pêchant, élevant quelques poules, Delmot s’estimait l’homme le plus heureux du monde.

Le hasard conduisit devant sa paillotte Détras, et ce fut le plus grand bonheur pour celui-ci.

Le jeune homme, en vrai Canaque, lui offrit l’hospitalité sans lui demander s’il avait des papiers. Puis, attirés l’un vers l’autre, par une réelle affinité, Delmot, las de sa solitude prolongée, Détras désireux de se poser quelque part pour achever d’y faire peau neuve, ils décidèrent de ne pas se quitter tout de suite.

Détras demeura quatre mois, travaillant avec Delmot, mangeant avec lui et couchant dans sa case. Toutefois, le jeune homme ne pouvait rémunérer sérieusement ses services pour l’excellente raison qu’il ne possédait pas d’argent. Il lui mit dans la main, au moment de la séparation, deux pièces de cinq francs : c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Mais il donnait à Détras quelque chose de plus précieux que de l’argent : un papier. Sur une feuille blanche, il avait, non sans effort et de sa plus lisible écriture, tracé les lignes suivantes, dont nous rectifions l’orthographe :

« Je soussigné, Pierre Delmot, colon libre à Yaté, certifie avoir employé pendant quatre mois le nommé Paul Rège, travailleur libre, et n’avoir eu qu’à me louer de ses services et de sa conduite. En foi de quoi, je lui ai délivré le présent certificat.

« Pierre Delmot. »

C’était une pièce d’identité. Sous le nom de Paul Rège et avec la mention « travailleur libre », qui donc reconnaîtrait le forçat no 3205 ?

Puis Détras, véritable trait de génie, s’en fut porter ce certificat au missionnaire en le priant de le contresigner. L’homme de Dieu, intérieurement flatté d’être reconnu comme autorité temporelle, alors que le pape lui-même a perdu ce caractère, apposa à la fois sa signature et le cachet de la mission.

Deux signatures, un cachet ! c’est plus qu’il n’en faut dans un pays français pour se créer une personnalité insoupçonnable.

Alors, Détras eut l’audace de remonter vers le nord suivant à pied le littoral. Ses cheveux et sa barbe, qu’il n’avait point taillés depuis le jour de son évasion, quelques vêtements vieux mais décents que lui avait abandonnés Delmot, éloignaient toute idée qu’il pût être un forçat évadé.

Jouant d’audace, il se présenta au poste de gendarmerie de Thio et pria le brigadier de bien vouloir légaliser son certificat. Le cachet de la mission inspira un saint respect au brigadier qui apposa à côté celui du poste et écrivit au-dessous :

« Vu pour légalisation,

« Le brigadier de gendarmerie de Thio,
« Jean Bonfay. »

Désormais, Détras pouvait respirer : Carmellini lui-même ne l’eût pas reconnu !

Avec un pareil certificat, il lui était facile d’aller loin. Il alla d’abord à Kuaua et, pendant deux mois, travailla dans une plantation de cafés. Cela lui fit quelque argent, mais le voyage de Nouméa en Europe coûtait cher. Après avoir obtenu de son employeur un certificat non moins excellent que celui donné par Delmot, il alla s’engager comme mineur au claim la Bonne Espérance, de Poro.

C’était son ancien métier qu’il reprenait et cette fois librement, si tant est qu’un salarié puisse être libre !

Six mois et demi s’étaient écoulés depuis son évasion et, maîtrisant son cœur, pas une seule fois il n’avait écrit à sa femme ou à Panuel. C’eût été trop imprudent ; il se rendait compte que, depuis son évasion, Geneviève devait être spécialement surveillée ; une lettre à son adresse venant de la Nouvelle-Calédonie serait forcément ouverte, même si on ne reconnaissait pas l’écriture de l’expéditeur. Non, mieux valait attendre le retour en France, quelques tortures morales que dût éprouver la jeune femme.

Six ou sept mois encore et tout serait dit !

Pour économiser le prix de la traversée, Détras mangeait à peine et ne buvait que de l’eau. Sa dépense se trouvait ainsi réduite au minimum.

Enfin, le 15 décembre 1885, Détras, toujours sous le nom de Paul Rège, quittait la colonie à bord du vapeur anglais Polynesian, se rendant à Sydney. Son voyage payé, il lui restait cent francs.

Ce n’était pas assez pour retourner en Europe, mais c’était assez pour vivre sur le sol australien jusqu’à ce qu’il y eût rencontré un travail rémunérateur. Il se trouvait libre, maintenant, pour aller, venir d’autant plus qu’aux mines de Poro, il avait passablement appris l’anglais, très incorrect d’ailleurs, parlé par les émigrants des Cornouailles, ceux désignés dans la colonie sous le nom de Cornishmen.

Détras, bon ouvrier, rencontra le travail qu’il cherchait. Il comprenait bien qu’il était indispensable pour lui de posséder en arrivant à Mersey une certaine somme. Autrement, comment pourrait-il voyager en dissimulant sa présence et emmener sa femme et sa fille ?

Conséquemment, il demeura dix mois en Australie, économisant sur son salaire avec le même acharnement qu’en Nouvelle-Calédonie. Seulement le 20 octobre 1886, Détras s’embarqua à Brisbane sur la goélette française Bel-Espoir, en partance pour Marseille.

Avec quelle joie il mit le pied sur ce bâtiment délabré et infect ! Tout à bord, nourriture et couchette, était épouvantable ; les rations, réduites par les vols successifs des magasiniers et du maître-coq, eussent mécontenté un ascète. Détras, lui, tout à sa joie du retour, ne voyait rien, ne se plaignait pas, trouvait tout bien.

Pourtant, il fut brusquement arraché à son exultation. Ce fut lorsque le Bel-Espoir, s’étant engagé dans le périlleux détroit de Torrès, se trouva jeté contre un récif et, éventré, sombra avec tout son équipage.

Détras savait nager : la côte méridionale de la Nouvelle-Guinée s’étendait à moins de quinze cents mètres. Une jolie distance pour un homme qui n’entend pas rivaliser avec le capitaine Boyton ! Le naufragé réussit cependant à la franchir, grâce aux écueils à fleur d’eau sur lesquels il pouvait, de temps à autre, reprendre pied et souffler avant de recommencer à nager.

Sauvé des flots et des requins, Détras aborda donc dans la grande île papoue.

Ce fut pour tomber au pouvoir d’une tribu noire, heureusement plus farouche que cruelle, qui se contenta de l’emmener en captivité très avant dans l’intérieur.

Réduit à la condition d’animal domestique, obligé de labourer, pêcher et porter des fardeaux pour ses maîtres, le malheureux demeura captif pendant plusieurs années, guettant inutilement l’occasion de s’évader.

Détail curieux, les naturels ne lui avaient enlevé ni ses vêtements ni la ceinture dans la doublure de laquelle était cousue en bank-notes toute sa fortune patiemment économisée : quarante livres sterling (mille francs).

Détras avait perdu la notion du temps lorsqu’il put enfin fausser compagnie aux Papous. Emportant un arc et des flèches, tant pour sa défense que pour s’approvisionner de gibier, il se dirigea vers la mer.

Sa fuite de Bouraké avait été une promenade, comparée à cette marche dans l’épaisseur des forêts et des marécages où, fréquemment, il s’enlisait jusqu’aux genoux et se sentait sur le point de disparaître à tout jamais.

Cette fuite au hasard qui, parfois, le ramenait, après de longues fatigues, à son point de départ, dura six mois.

Un jour, des colons allemands du littoral virent déboucher de la brousse un homme blanc, maigre et exténué, dont les vêtements torchaient en lambeaux.

Il se traînait plutôt qu’il ne marchait, et ses pieds nus, déchirés par les pierres et les épines, ne formaient qu’une plaie.

C’était Détras.

Il fut recueilli et soigné avec toute l’humanité possible. Mais des mois encore se passèrent avant qu’il pût se rétablir entièrement.

Enfin, sa robuste constitution l’emporta et, un jour, un trois-mâts hollandais le prit à bord pour le déposer à Marseille après une longue traversée.

Neuf ans et demi s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté la France !



  1. Femme canaque.
  2. Cochon (corruption de porc).
  3. Prospect, mot anglais entré dans le langage néo-calédonien, recherche des filons miniers.
  4. Caïcaï, mot d’origine océanienne, manger.
  5. Magasin.
  6. Cavaliers gardeurs de bétail.