Librairie des Publications populaires (p. 52-57).
Première partie


VI

TRAQUENARD POLICIER


L’attentat avait été machiné de main de maître. Autrement intelligents que le curé, bon pour ruminer de grosses ruses, et que Michet, simple agent d’exécution, l’abbé Firot d’une part, Baladier de l’autre, avaient tracé en détail le plan, soigneusement revu par Drieux.

En faisant renvoyer trois ouvriers, on permettait de présenter l’acte qui allait être attribué aux mineurs, comme une vengeance d’anticléricaux frappés. En agissant le jour même de ce renvoi et au moment où les mineurs se trouvaient secrètement rassemblés dans le bois de Varne, on démontrait péremptoirement la culpabilité de ceux-ci, d’autant plus qu’un certain nombre s’étaient, après coup, mêlés aux faux frères qu’ils ne soupçonnaient point.

L’arrestation pour rire de l’abbé Firot par Michet devenait un fait grave. Enfin, en faisant éclater une cartouche de dynamite à la chapelle après le départ de la bande qui l’avait déjà saccagée, on établissait l’arrivée sur les lieux d’une nouvelle troupe de mineurs, venus pour tout saccager. Il ne pouvait, dans ces conditions, être question d’une échauffourée : il s’agissait bel et bien d’un complot en règle.

Après avoir poussé son cri de : « Camarades, où vous savez ! » Michet avait disparu. Jusque-là, il avait prudemment marché à distance des vrais ouvriers, en avant ou au milieu de ses acolytes. Son déguisement, la demi-obscurité de la forêt, où glissait à peine la clarté blafarde de la lune, n’avaient pas permis de le reconnaître. Mais maintenant le jeu devenait dangereux : il s’engouffra soudain dans l’épaisseur d’un fourré et laissa passer la bande.

Celle-ci n’avait pas remarqué cette disparition et continuait à marcher. Où ? elle ne savait ! C’était le troupeau qui passe, suivant son guide ou l’impulsion qui lui a été donnée, jusqu’à ce que ce guide soit perdu ou la force acquise épuisée.

Les acolytes de Michet, ceux du moins qui se sentaient le plus soupçonnés, s’éclipsaient peu à peu ; mais il en demeurait encore quelques-uns, qui marchaient d’un pas ferme, en hommes qui savent où ils vont, et cela suffisait pour que les mineurs, emballés, suivissent.

Cependant Albert Détras, plus soupçonneux, avait demandé à un mineur, un vrai, de la première bande :

— Où allons-nous, camarade ?

— Je ne sais pas, répondit l’homme tout en continuant à marcher.

Un peu décontenancé par cette réponse, Albert s’adressa à un autre, un agent provocateur, cette fois. L’individu, embarrassé, se contenta de lui montrer l’horizon.

— Je te demande où l’on va, insista Détras avec un commencement d’irritation.

— Je vais où vous allez tous.

Et sur cette phrase ambiguë, le faux travailleur s’éloigna pour se perdre, l’instant d’après, dans la profondeur du bois.

— Halte ! s’écria Albert, l’esprit éclairé d’une lueur terrible.

Ronnot avait eu raison : c’était bien à un piège que l’on allait.

Maintenant tous ceux de la bande à Michet avaient disparu. Les mineurs, abandonnés à eux-mêmes, s’arrêtaient indécis devant le carrefour Sainte-Marie.

Une clairière de cent pas de circuit, ce carrefour où s’embranchaient les routes de Mersey à Saceny, Faillan et au bois des Brasses. Au croisement des trois chemins s’élevait une colonnette portant, dans une niche, une petite statue en plâtre de la Vierge avec l’enfant Jésus en ses bras, statue toute moisie et noircie par le temps. Plus loin, sur chacune des trois routes, s’élevait une croix de bois, au pied de laquelle les dévotes quelquefois venaient déposer une gerbe de fleurs.

— Mes amis, cria Albert, le tout n’est pas de se mettre en mouvement : il faut savoir où l’on va.

— C’est vrai ! clamèrent des voix.

Les mineurs l’entouraient, l’écoutaient, c’était lui maintenant qu’ils considéraient comme leur chef.

— Que ceux qui vous ont entraînés se montrent, qu’ils marchent en avant, qu’on les connaisse au moins, et s’il s’agit de quelque chose de sérieux, de sensé, j’en suis avec vous tous.

— Bravo ! C’est bien ! Oui ! oui !

Les acclamations des ouvriers s’élevaient unanimes dans un brouhaha confus. Mais aucun ne sortait des rangs.

— Vous le voyez, continua Albert frémissant. C’était un piège qu’on nous tendait.

Un grondement furieux courut parmi les mineurs et éclata soudain comme un tonnerre :

— Mort aux mouchards ! mort aux jésuites !

— Oui, mort aux jésuites ! hurla Janteau. Ah ! les cochons ! ce sont eux qui ont manigancé le coup.

Et, dans son exaspération, il déchargea les six coups du revolver qui lui brûlait les mains sur la Madone de plâtre.

Un moment de stupeur avait suivi cette agression spontanée contre un emblème. Puis, une fièvre de colère et d’imitation saisit les mineurs. Est-ce que ces stupides fétiches ne matérialisaient pas pour eux la religion toute d’hypocrisie et d’oppression au nom de laquelle on les condamnait à vivre de la vie des bêtes ? Et dans une contagion, dans un besoin trop longtemps comprimé de révolte, ils se précipitèrent. En un clin d’œil, la colonnette fut à terre, tronçonnée, émiettée sous les lourds talons des mineurs. Puis Janteau, qui ne se possédait plus, s’écria :

— Aux croix !

Sur les trois sentiers maintenant, les mineurs s’attaquaient aux croix, les arrachaient de terre après leur avoir brisé les bras.

Albert Détras laissait faire. Sérieux autant qu’énergique, il n’éprouvait pas le besoin de s’en prendre à des symboles de pierre et de bois. Par exemple, il n’avait pas eu l’idée, un instant, d’empêcher cette iconoclastie ; ah ! certes non ! Il comprenait bien trop le sentiment qui emplissait le cœur de ses camarades, obligés, sous peine de perdre le pain de la famille, de laisser leurs femmes, leurs enfants s’agenouiller humblement devant ces idoles.

Cette destruction avait quelque peu apaisé les nerfs des mineurs. Quelques-uns, commençant à envisager les suites de l’affaire, se retiraient, mi-inquiets, mi-curieux de savoir la tête que feraient le lendemain les cléricaux de Mersey.

— C’est égal, cria Janteau, c’est tout de même trop bête de rentrer comme ça nous coucher. Puisque les jésuites ont voulu ouvrir le bal, ils danseront ! À la chapelle !

— À la chapelle ! répétèrent des voix.

Janteau était maintenant chef de bande. Enivré d’enthousiasme, voyant peut-être la révolution sociale surgir quand même de ce mouvement fomenté par des mouchards — peut-on jamais savoir ! — il s’éloigna vers la droite, suivi d’une quinzaine d’hommes.

Albert Détras, bien que sensé et résolu, était profondément angoissé. Il répétait aux mineurs qui l’entouraient :

— Rentrez chez vous !

Mais il lui déplaisait d’abandonner les enthousiastes qui allaient s’exposer ; la prudence égoïste lui disait de partir : il voyait Geneviève, l’attendant anxieuse ; un sentiment de chevaleresque solidarité le retenait avec les autres. Il les suivit.

Le chant de la Carmagnole s’éleva de la petite colonne, d’un effet puissant dans ce bois sombre, au milieu de la nuit.

Tout à coup, une voix s’écria :

— Les gendarmes !

Albert voulut s’élancer en avant pour prévenir une collision. Soudain, il fut saisi par les bras ; trois hommes surgis de l’ombre le renversèrent malgré sa vigoureuse résistance. Il se sentit ligotté, bâillonné avec un mouchoir et fouillé.

— Oh ! Oh ! fit une grosse voix chargée d’émanations alcooliques, un revolver, des cartouches, des papiers ! Son compte est bon.

Albert chercha à discerner les traits de l’individu qui parlait ainsi. C’était un homme vêtu en civil, à l’allure trapue ; lorsque, après avoir perquisitionné dans les poches du prisonnier, il releva la tête, ce fut pour montrer une figure bestiale, barrée d’énormes moustaches noires : le mineur reconnut le secrétaire du commissaire de police.

Les deux autres étaient des agents en uniforme.

Ainsi l’autorité se trouvait prévenue, complice, sans doute, du guet-apens.

Mais ce guet-apens, qui l’avait préparé ?

Les mouchards de la mine, comme Michet, peut-être. Mais ces gens n’avaient pu être que des sous-ordres ; l’affaire était trop grave pour qu’ils eussent agi de leur propre initiative. Derrière eux et bien au-dessus d’eux, il fallait évidemment chercher les vrais préparateurs.

Qui ? Ce ne pouvait être que la direction des mines, voulant frapper un grand coup pour se débarrasser, une fois pour toutes, des ouvriers suspects de penser. Chamot et avec lui les prêtres avaient tout machiné.

Et Albert comprit maintenant pourquoi, jusqu’alors, on l’avait gardé à la mine. On avait toujours eu l’idée de le rattraper en l’impliquant dans quelque complot.

Au moment même où on l’arrêtait, une demi-douzaine de gendarmes sortant des fourrés se jetaient brusquement, sabre au clair, sur la petite troupe que guidait Janteau.

Il y eut une panique. Les mineurs, bien que plus nombreux et quelques-uns armés, furent saisis de cette terreur superstitieuse qui souvent s’empare d’hommes braves en d’ordinaires occasions, lorsqu’ils rencontrent devant eux un bicorne et une paire de bottes, emblèmes de cette déesse redoutable, la Loi.

La plupart s’enfuirent ; d’autres furent arrêtés après une plus ou moins vive résistance. De ce nombre était Janteau.

On emmena les prisonniers au commissariat de Mersey.