Librairie des Publications populaires (p. 66-74).
Première partie


VIII

SEULE !


Geneviève avait, sans se coucher, attendu son mari jusqu’au jour. Mille angoisses, mille pressentiments la torturaient, l’empêchant de fermer les yeux, fût-ce un instant. Jamais il n’était arrivé à Albert de passer une nuit dehors, que signifiait son absence prolongée ? Que signifiaient surtout l’arme et les manifestes déposés mystérieusement dans leur maison ? Sans doute y avait-il corrélation entre les deux faits ? Était-il possible que les mineurs eussent projeté un mouvement insurrectionnel ? Mais Albert en eût su quelque chose et, confiant en elle, lui eût au moins laissé entrevoir une partie de la vérité, afin de ne pas accroître ses anxiétés.

Non, ce ne pouvait être cela ! Mais alors qu’était-ce ? Un piège ourdi par la police ou par la Direction des Mines, probablement par les deux, pour se débarrasser des ouvriers suspects en les englobant dans un coup de filet ? Plus la jeune femme réfléchissait et plus c’était cette dernière crainte qui prévalait en son esprit.

L’aube vint blanchir le ciel et Albert n’était toujours pas rentré. Que faire ? L’attendre encore ou courir à la mine ? Là peut-être saurait-on quelque chose.

Incapable de demeurer plus longtemps dans cette mortelle incertitude, Geneviève écrivit d’une main tremblante sur une large feuille blanche quelques lignes avertissant son mari, au cas où il reviendrait pendant son absence, qu’elle allait à sa recherche et le suppliant de l’attendre à son tour ou de la rassurer par un mot. Elle laissa le papier bien en évidence sur la table et partit.

Maintenant le petit jour se levait, envahissant le ciel d’un rose pâle d’où se détachait à l’horizon la ligne sombre des coteaux et des bois. Des chants de coqs montaient, clairs et perçants, dans le silence matinal et tout d’un coup éclata, vibrante, une sonnerie de clairons.

Geneviève tressaillit, envahie de stupeur, inquiète. Que voulait dire cela ? Il n’y avait pas de soldats à Mersey, où la force publique consistait en une demi-douzaine d’agents de police et une brigade de gendarmerie. Peut-être des gamins, réveillés avant le jour, s’amusaient-ils à troubler ainsi le sommeil des paisibles habitants.

Mais non : c’était bien une sonnerie militaire : la diane, dont les notes s’envolaient avec une justesse inconnue des trompettes amateurs. Et, arrivée devant la baraque de la mère Bichu, endroit où la côte, s’élevant au-dessus du faubourg de Vertbois, dominait le fond de Mersey, elle aperçut distinctement le fourmillement d’une masse d’hommes, des pantalons rouges.

— Mon Dieu ! qu’est-il arrivé ? murmura-t-elle.

L’être hypothétique auquel, par ancienne habitude de langage, elle s’adressait ainsi, ne lui répondit pas ou, s’il lui répondit, ce fut par l’intermédiaire gracieux de la mère Bichu.

— Eh bien, mame Détras, cria la vieille chiffonnière apparaissant au seuil de sa porte, paraît qu’il y a eu du grabuge cette nuit ; la bande noire a voulu faire de ses coups. Par bonheur que maintenant nous avons l’armée pour nous protéger.

La pieuse mégère disait cela d’un accent triomphal. Elle ne pardonnait pas aux Détras leur irréligion.

Geneviève se sentit défaillir. Ainsi ses pressentiments ne l’avaient pas trompée : il y avait eu cette nuit-là des troubles à Mersey ; son mari s’y était trouvé mêlé, et maintenant il devait être prisonnier, blessé, mort peut-être ! Ce fut en tremblant qu’elle demanda à la chiffonnière :

— Qu’est-il arrivé ? Je vous en supplie, dites-le-moi… Mon mari n’est pas rentré.

La mère Bichu réprima à peine un petit rire méchant et répondit avec une hypocrite pitié toute chrétienne :

— C’est vrai, ma pauvre enfant… j’oubliais que votre mari a de mauvaises idées et qu’il devait être de la bande… C’est bien malheureux pour vous, car l’affaire est grave ; il paraît qu’ils ont détruit la chapelle du bois de Varne et qu’ils voulaient tout faire sauter à Mersey… Comment votre mari a-t-il pu aller avec ces gens-là ! Enfin, les voilà tous coffrés !

Geneviève était demeurée foudroyée, frappée au cœur.

La mère Bichu, ricanante, la regarda s’éloigner.

— Voilà tout de même comment finissent tôt ou tard ceux qui n’ont pas la crainte de Dieu ! murmura-t-elle.

Cependant Geneviève continua de courir vers Mersey. Tout d’un coup, en traversant le faubourg de Vertbois, elle se rappela qu’elle venait de passer devant la demeure de Vilaud. Peut-être là pourrait-elle apprendre ce qu’était devenu son mari.

Elle revint sur ses pas et s’arrêta devant la maison du mineur, une petite maison basse, à deux étages. Vilaud habitait une pièce du rez-de-chaussée, sa fenêtre donnait sur la route. La jeune femme frappa aux volets.

Dès le premier coup, une voix mal assurée répondit :

— Qui est là ?

On s’était donc réveillé de bonne heure, ou peut-être même ne s’était-on pas couché dans cette maison-là. Geneviève répondit :

— Jeanne, ouvrez-moi ! C’est moi… Geneviève Détras.

Le volet s’ouvrit aussitôt. La figure de Mme  Vilaud, personne de trente-cinq ans, apparut inquiète.

— Vous êtes seule ? demanda la femme du mineur.

Et sur un geste affirmatif de Geneviève :

— Entrez ! lui dit-elle.

Le premier mot de Geneviève fut :

— Albert ? Savez-vous où il est ?

Vilaud eut un sursaut et se dressa sur le lit :

— Comment ! il n’est pas rentré ? fit-il, tout pâle.

Et son sentiment d’inquiétude pour son camarade, aussi pour lui-même, se tournant en colère, il explosa :

— Nom de Dieu ! Ronnot lui avait bien dit de ne pas rester : il aurait dû l’écouter. Toutes ces armes et ces imprimés qu’on a reçus, ça ne pouvait être qu’un piège. Je ne sais pas ce qu’il fallait avoir dans la tête pour ne point le comprendre.

Toutefois il ne savait rien de précis, ayant quitté le bois en même temps que Ronnot et croyant bien qu’Albert allait en faire autant. Il parla de la fusée dont on avait perçu la lumière, de la Carmagnole qu’on avait entendu chanter. À son tour, Geneviève lui communiqua les renseignements qu’elle tenait de la mère Bichu.

— La chapelle du bois du Varne ! s’écria-t-il. Il n’y a pas à en douter : c’est un coup de la bande à Michet ! Et pour nous mater !

— Mon Dieu ! pourvu que nous n’ayons pas d’ennuis, nous aussi ! murmura Mme  Vilaud, avec un égoïsme inconscient.

Puis, aussitôt après, son regard rencontrant le regard angoissé de Geneviève, elle se sentit remuée : les deux femmes, comme leurs maris, étaient camarades, on eût pu dire amies, si le caractère sérieux de Détras n’avait limité le nombre de leurs intimes.

— Ma pauvre Geneviève, dit-elle avec une sincère compassion, ne vous alarmez pas outre mesure, cela ne sert à rien.

— Oui, ajouta Vilaud, il est impossible que Détras ne s’en tire pas. Qu’est-ce qu’on peut lui reprocher ? Rien, n’est-ce pas ? Si on l’a arrêté, on le relâchera.

Au fond, il était peu rassuré, non seulement pour Détras, mais aussi pour lui-même.

— Restez avec nous, je me lève, dit Vilaud, nous prendrons ensemble un peu de café.

Geneviève refusa. Maintenant que, de plus en plus, elle avait ce point de repère, le commissariat de police, pour s’informer du sort de son mari, elle ne voulait pas perdre de temps. Et puis, elle se sentait bizarrement énervée ; c’était non seulement l’anxiété et l’insomnie, mais un malaise physique qu’elle avait déjà éprouvé la veille pour la première fois et dont elle commençait à comprendre la cause.

Malgré les efforts de Vilaud pour la retenir, lui disant qu’il était trop tôt pour aller au commissariat, qu’on ne la recevrait pas, elle partit. Elle ne voulut pas attendre que Vilaud s’habillât pour descendre dans Mersey avec elle.

Chemin faisant elle croisa une patrouille de lignards qui arpentait la route d’un pas cadencé. Il sembla à la jeune femme que ce rythme éveillait un écho lugubre dans son cœur. Les soldats avaient la baïonnette au fusil. Geneviève s’approcha d’eux assez pour discerner sur leur col le numéro de leur régiment : le 134e.

Cinq heures sonnaient en ce moment à l’église de Mersey : la ville était encore presque endormie, mais sur la place bivouaquait une compagnie, les hommes, debout ou assis à terre devant les faisceaux formés, les officiers causant entre eux et fumant la cigarette. Et peu à peu s’ouvraient des fenêtres, des figures inquiètes ou curieuses y apparaissaient, figures d’habitants qu’avaient fini par éveiller la sonnerie de clairon et les allées et venues de détachements.

Le complot policier était si bien ourdi qu’à onze heures du soir, c’est-à-dire avant même que gendarmes et agents fussent rentrés, le commissaire de police allait lui-même réveiller l’employé du télégraphe ahuri et faisait transmettre aux autorités supérieures civiles et militaires, un télégramme circulaire donnant tous les détails de l’« insurrection » et les noms de ses prétendus chefs.

Immédiatement le commandant militaire du 8e corps montait dans un train spécial avec quatre cents hommes à destination de Mersey, où allait le rejoindre le préfet, à la tête d’une véritable armée de magistrats et de gendarmes.

Geneviève se dirigea vers le commissariat : un piquet d’infanterie le gardait ; la mairie, l’école, l’église, le télégraphe, la gare étaient pareillement occupés ou protégés. Dans les rues, quelques gamins commençaient à rôder, curieux ou hostiles, autour des soldats.

— Halte ! fit brusquement un sergent barrant le passage à la jeune femme.

Pourtant comme celle-ci, malgré l’insomnie et l’anxiété peintes sur son visage, était jolie, ce fut d’un ton moins rébarbatif qu’il ajouta :

— Que demandez-vous ?

— À voir M. le commissaire, répondit Geneviève.

— À pareille heure ! Fichtre ! vous êtes bien pressée !

— Mais monsieur, il faut absolument que je voie quelqu’un : mon mari a disparu.

— Il a eu bien tort, fit le sous-officier en lorgnant son interlocutrice avec cette impertinence du militaire bourreau des cœurs qui se prend pour don Juan lui-même et se croit partout en pays conquis.

— Je vous en prie, dit Geneviève, laissez-moi voir quelqu’un qui puisse me renseigner.

À ce moment déboucha d’un coin de rue un individu dont la vue fit bondir Geneviève : c’était le commissaire de police lui-même. Toute la nuit ce fonctionnaire avait été sur pied, interrogeant les mineurs arrêtés, rédigeant des procès-verbaux, prenant des mesures pour l’installation des troupes et la réception des autorités qui allaient arriver. Ce plan, à la préparation duquel il n’avait point participé, s’effaçant discrètement dans un rôle d’aveugle rouage, devant la police secrète qui agissait par-dessus sa tête et dans l’ombre, lui ouvrait pour lui-même des perspectives d’avancement, ce à quoi un fonctionnaire est le plus sensible.

— Monsieur le commissaire…, fit Geneviève.

— Non, je n’ai pas le temps, répondit-il brusquement sans regarder celle qui lui parlait.

Mais Geneviève, repoussant le sergent qui voulait la retenir et s’étant plantée devant lui, il la reconnut.

— La Détras ! exclama-t-il avec l’urbanité habituelle au monde policier. Eh bien, ma petite mère, si vous venez pour me parler de votre mari, je vous conseille de revenir une autre fois. Ah ! le brigand !

— Monsieur, dit la jeune femme frémissante, vous insultez un honnête homme estimé de tous. Que lui reprochez-vous ?

— Un homme ! un homme ! qu’on arrête avec un revolver chargé dans sa main et un paquet de manifestes appelant au meurtre et au pillage !

Le revolver n’était pas chargé, Albert ne le tenait pas à la main et le « paquet » se réduisait à trois ou quatre manifestes, le mineur ayant jeté les autres. Cela, le commissaire le savait parfaitement, mais, pour donner à ses supérieurs la mesure de son zèle, il convenait de corser les choses.

— Si l’on a trouvé ces objets sur mon mari, répondit Geneviève, c’est parce que des personnes qui voulaient le compromettre les ont déposés chez nous à notre insu.

— À merveille ! fit ironiquement le commissaire. Je vois que vous vous êtes donné le mot. Et qui est ce quelqu’un ?

— Je l’ignore.

— Parfait. Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite que c’est la police ?

Et d’ironique la voix du commissaire se fit menaçante pour ajouter :

— Femme Détras, prenez garde à vos paroles : elles sont bien près d’établir votre complicité avec votre mari. Je ne sais si je ne dois vous faire arrêter.

— Faites-le ! dit Geneviève. Nous sommes tout juste aussi coupables l’un que l’autre.

Elle n’avait pas baissé les yeux devant le regard furibond du magistrat. Ce fut, au contraire, celui-ci qui détourna la tête.

Cependant, arrivaient maintenant d’autres femmes de mineurs. Geneviève reconnut celle de Bochard, ce dernier avait été arrêté avec Jaillot ; puis aussi celles de Ronnot et de Vilaud qui accouraient les dernières, tout éplorées. On venait, à l’instant même, de cueillir leurs maris et de les emmener sans explications, sans seulement vouloir dire où.

Et le commissaire se trouva soudainement entouré du groupe suppliant de ces malheureuses, le conjurant avec des sanglots de leur rendre leurs hommes.

— Monsieur le commissaire, mon mari n’a rien fait…

— Monsieur le commissaire, par pitié, j’ai trois petits enfants !… Si vous nous enlevez notre soutien, nous allons mourir de faim à la maison.

De toutes, Geneviève était la moins prosternée. Accablée, torturée, elle avait cependant retrouvé de l’énergie devant les insultes adressées au compagnon de sa vie. Les autres priaient, pleuraient ; elle se redressait devant ce représentant d’une autorité impersonnelle, inexorable, qui l’écrasait.

— Nom de Dieu ! cria le commissaire. Voulez-vous bien toutes me foutre la paix ! Vous irez les réclamer à Chôlon vos maris. Sergent, faites votre service !

Et, insensible au concert de lamentations qui redoublait, il entra dans le commissariat, tandis que les soldats, sur l’injonction de leur sous-officier, écartaient les malheureuses.