Librairie des Publications populaires (p. 340-343).
Deuxième partie


XXIX

LA LUTTE CONTRE LE VEAU D’OR


Paryn, pas plus que ses amis venant de Môcon, n’avait prononcé de discours au cimetière où l’on enterra les victimes de l’explosion du puits Saint-Eugène. Brossel lui en ayant fait la remarque, il répondit :

— À quoi bon ? Par notre présence, nous avons exprimé nos sympathies à la population ouvrière. Celle-ci a eu pour son meilleur interprète, Bernard, qui est réellement quelqu’un. Entre le discours de ce prolétaire et ceux des gros bonnets, il n’y avait point place pour une troisième note. Laissons les travailleurs le plus possible parler et agir eux-mêmes.

Toutefois le maire de Climy n’avait point quitté Mersey sans s’être mis en rapport avec les membres les plus actifs du syndicat. Parmi eux, Bernard lui signala principalement le secrétaire Touvar, un jeune homme à la figure sympathique et sérieuse.

— C’est lui qui me remplacera, dit mélancoliquement le mineur.

— Comment cela ? Vous allez quitter le syndicat !

— Il le faudra bien. Je ne suis plus mineur : la Compagnie m’a congédié.

— Peut-être vous reprendra-t-elle ?

— Non. Et si d’ailleurs elle le faisait, ce serait pour cacher quelque nouvelle perfidie. Mon maintien aux mines de Mersey est impossible.

— Alors vous voulez quitter le pays ?

— Je le ferai si j’y suis absolument obligé, mais j’avoue que cela me contrarierait. Il se prépare ici un mouvement auquel j’ai conscience d’avoir travaillé dans toute la mesure de mes forces et que je serais heureux de voir éclater. Ce serait une grande joie pour moi, une compensation aux souffrances que j’ai endurées.

Bernard parlait simplement, sans la moindre pose en faisant allusion à ses souffrances morales et matérielles, la suspicion de ses camarades, l’agression, l’hôpital, la perte de son travail et de son pain. Il disait l’espoir qu’il avait au cœur. Son accent de conviction profonde frappa Paryn.

— Vous croyez qu’un grand mouvement se prépare ? lui demanda-t-il.

— C’est absolument certain, répondit le mineur. La Compagnie, devant le sentiment unanime de la population, a dû faire des promesses, mais vous pouvez être sûr qu’elle n’a aucunement l’intention de les tenir. Je connais assez des Gourdes et son monde pour n’avoir pas le moindre doute à cet égard.

— Cela peut devenir grave.

— Oui, car les mineurs se rappelleront les paroles prononcées la nuit de la catastrophe et aujourd’hui même au cimetière par des Gourdes. Le parjure de la Compagnie pourra causer une explosion de colères, explosion bienfaisante si nous sommes quelques-uns de bon conseil pour guider les camarades.

Le front du docteur se rembrunit.

— Prenez garde d’être les victimes du mouvement que vous déchaîneriez et de donner des armes à la réaction ! murmura-t-il.

Bernard réprima un mouvement d’impatience.

— Eh ! riposta-t-il, c’est avec ces craintes-là qu’on ne fait jamais rien. Donner des armes à la réaction ! La réaction ! Elle est pour nous la même chaque jour : nous la rencontrons invariablement au fond de la mine, nous qui sommes de simples bêtes travailleuses et non des politiciens. Qu’avons-nous à craindre ? Qu’avons-nous à perdre ? Nous ne pouvons être plus mal que nous sommes.

Et il dit au docteur, qui n’entendait pas ce récit pour la première fois, tous les griefs des ouvriers : l’insolence des ingénieurs et des chefs, insultant comme à plaisir leurs subordonnés ; les provocations des misérables embauchés par Moschin, les vols du comptable Troubon, prélevant, à propos de tout et de rien, des retenues sur le salaire déjà si maigre des mineurs ; l’oppression cléricale qui s’exerçait au dehors sur les familles des mineurs.

— Voyez-vous, conclut-il, pour nous débarrasser de tout cela, il nous faut une grande secousse, telle que le pays n’en a pas encore vu, quelque chose comme une grève monstre, car la grève changeant de caractère, cessant d’être la supplication muette et stupide des meurt-de-faim, est destinée à devenir l’arme de combat du prolétariat. Malheureusement, ce ne sera pas encore la grève finale, celle qui, se généralisant partout, dans les ateliers, les champs et les casernes, jettera bas la puissance du capital et supprimera le salariat, ce restant de l’esclavage. Non, les temps ne sont pas encore venus : ils viendront un jour ! Mais ce sera toujours, en attendant l’écroulement du régime capitaliste, une première conquête, celle pour le salarié d’être, pendant son travail, traité en homme et non en bête, et, en dehors de son travail, de penser et agir comme il l’entend, sans être condamné à mourir de faim, parce qu’il manifestera des opinions et que sa famille n’ira pas à l’église. Voilà ce que nous pourrons obtenir par le mouvement que je prévois : — la grande grève — et c’est pour cela que, mineur ou non mineur, je désire rester à Mersey.

— Vous avez raison, dit Paryn. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ?

— Peut-être, répondit Bernard.

Et il expliqua au docteur le projet qui lui était venu. Il tâcherait d’obtenir un dépôt de journaux, brochures et livres, qu’il vendrait non seulement à Mersey, mais dans toute la région, condamnée à s’abreuver de littérature conservatrice et religieuse, il ferait matin et soir la tournée dans les petites localités voisines. En même temps, car ce commerce lui rapporterait à peine un morceau de pain sec, il s’adonnerait dans ses loisirs à des ouvrages de vannerie, un métier qu’il avait appris autrefois. Le tout réuni lui rapporterait peut-être de quoi vivre.

— Vous pouvez compter sur moi, lui dit le maire de Climy. Outre le dépôt de l’Union populaire, je me charge de vous procurer par mes relations celui de l’Avant-Garde de Lyon et du Fanal marseillais. En attendant, prenez toujours ceci, c’est un prêt que vous me rendrez, lorsque votre situation vous le permettra.

Il lui glissait dans la main un billet de cent francs qu’il venait de tirer de son portefeuille.

— J’accepte, répondit simplement Bernard, parce que, grâce à ce prêt, je suis sûr de pouvoir travailler et m’acquitter envers vous.

— Oh ! rien ne presse, fit Paryn quittant le courageux prolétaire avec une cordiale poignée de main.