Librairie des Publications populaires (p. 349-354).


TROISIÈME PARTIE


I

DEUX ANS APRÈS


Marchant sur deux files au son belliqueux du clairon, une trentaine de tout jeunes gens, la boutonnière ornée du bluet, fleur antisémite, gravissaient la côte de Saint-Phallier. À l’arrière-garde, poste habituel des généraux, venait Moschin.

Rien n’avait de façon apparente changé la situation au Brisot ou à Mersey.

Dans cette dernière ville, la tyrannie capitaliste, un moment ébranlée par la catastrophe du puits Saint-Eugène, s’était raffermie, plus insolente que jamais : les promesses faites solennellement, devant tous, aux familles des victimes, avaient été impudemment violées. Les sociétés réactionnaires, la plupart sous la présidence du baron des Gourdes, les autres sous celle de Moschin, couvraient tout le pays, formant un réseau aux mailles serrées.

De ces sociétés, l’une, nouvellement créée sous ce titre « La Vieille Patrie française », recrutait tous les fils de bourgeois bien pensants. Son but avoué était de familiariser ces adolescents avant leur entrée à la caserne avec le tir et les exercices militaires. Son but réel était de former en dehors des gendarmes de Mersey et de la police de la Compagnie, un corps de jeunes défenseurs du Capital prêts à fusiller les mineurs avec cet enthousiasme, dont les mobiles de Juin 48 avaient donné le glorieux exemple.

De ce corps d’élite, Moschin était le président non honorable mais très effectif.

Le jeudi soir et le dimanche, dans l’après-midi, à l’issue des vêpres, auxquelles ils n’avaient garde de manquer, les sociétaires, ayant pour tout insigne le symbolique bluet, se réunissaient sur la place de l’Église.

— Formez les rangs ! tonnait la voix autoritaire de Moschin.

Et les rangs se formaient : un clairon, sortant de l’alignement, venait se placer auprès du chef.

— Par file à droite !… En avant !… Marche !

Et la colonne se dirigeait, tantôt au pas ordinaire, tantôt au pas accéléré vers la côte de Saint-Phallier. Le clairon sonnait : « Y a la goutte à boire là-haut ! » et les mêmes voix chrétiennes qui venaient de répondre au Dixit Dominus, se transformant subitement en voix guerrières, entonnaient des refrains de marche. Refrains expurgés par Moschin des expressions trop ordurières, chères aux militaristes convaincus, mais susceptibles de blesser les oreilles chastes des bourgeois.

Moschin lui-même se surveillait, ne lâchant que rarement un « Foutre ! » et jamais un « Nom de Dieu ! » Tout au plus émettait-il de temps à autre un « Pétard de sort ! » pour donner plus de force à ses objurgations.

Les jeunes membres de la Vieille Patrie française se rendaient ainsi bi-hebdomadairement dans un stand que des Gourdes avait fait construire sur le plateau, non loin de l’ancienne maison de Détras. Un stand avec pavillon de tir, tranchées et pare-balles en maçonnerie qui faisait l’admiration des patriotes de bon aloi. Et pendant une heure, on entendait se succéder, terrifiantes pour les moineaux, amis du calme, les détonations du fusil Gras.

Puis, après proclamation des résultats obtenus et remise des armes au magasin, une allocution courte mais vibrante de Moschin insufflait dans l’âme des sociétaires le respect de l’autorité et la haine des révolutionnaires, misérables agents salariés de l’étranger.

— Mes amis, souvenez-vous que c’est l’esprit de discipline qui fait la force des armées et des sociétés. La France de Charlemagne, de Louis XIV, celle qui ne connaissait pas la honte du collectivisme, doit revivre en vous. Membres de la Vieille Patrie française, haut les cœurs !… Clairons, sonnez au drapeau !

Comme éloquence c’était simple, mais les sociétaires, n’ayant pas la mentalité exigeante, se sentaient empoignés. Lorsque le clairon avait fini de sonner, ils criaient : « Vive la France ! » avec un enthousiasme qui eût ému M. Millevoye, débitant patenté de patriotisme en gros et au détail.

Cependant quelquefois, dans les grandes occasions, Moschin était obligé de remplacer les simples allocutions par de véritables discours. Cela ne lui demandait pas grand’peine : abonné à la Libre Parole, il démarquait dans la collection des années précédentes les harangues antisémites qui lui paraissaient le plus en situation.

Après quoi les sociétaires se dispersaient, regagnant par groupes leurs maisons et Moschin s’en allait prendre un bock au Fier Lapin, l’établissement le plus rapproché, en se murmurant : « Comme ils sont bêtes ! »

Cependant cette création d’une jeune milice bourgeoise et de plusieurs autres sociétés également réactionnaires tant à Mersey qu’au Brisot, indiquait que les dirigeants — on pouvait appeler ainsi les rois industriels de ces deux localités — n’étaient pas absolument tranquilles. On ne prend pas de précautions contre les morts.

C’est que, renseigné par sa police, des Gourdes savait que l’esprit de révolte, bien qu’il ne se manifestât point par des actes, couvait toujours, indestructible.

La propagande tenace, inébranlable, de Bernard avait porté ses fruits. Non seulement le syndicat des mineurs demeurait debout, inentamé, sous l’impulsion d’Ouvard, mais encore les sociétés ouvrières s’étaient, tout comme les associations réactionnaires, avec moins de bruit et d’éclat, ramifiées elles aussi dans le pays. Les mineurs, les charpentiers, les maçons, les forgerons, les carriers s’étaient groupés par professions. Groupements bien pacifiques, d’esprit bien légalitaire et même qu’on eût pu, à première vue, proclamer plus d’une fois rétrogrades ou endormeurs ! Pourtant Bernard savait que c’étaient là les forces latentes de cette révolution ouvrière dont notre époque est grosse et qui transformera le monde en changeant sa base économique, closant par un formidable coup de tonnerre l’évolution d’un siècle. Il savait que ces forces, en apparence sommeillantes, pouvaient, sous l’impulsion des événements, non seulement s’éveiller, mais encore devenir terribles, pourvu qu’elles eussent chacune leur centre d’énergie.

Ces centres d’énergie, elles les possédaient : le syndicat des mineurs avait Ouvard, celui des charpentiers, Boislin ; celui des mécaniciens, Dupert ; celui des forgerons, Bessier ; celui des carriers, Nicolle. Tous étaient des hommes convaincus, ayant de la résolution au cœur, une idée dans la tête.

Et cette idée était celle qui, exposée par Bernard à ses amis, propagée par les militants ouvriers, se répandait peu à peu dans les cerveaux, s’étendait insensiblement sur toute la contrée comme une tache d’huile :

La grande grève !

Le mot s’infiltrait partout comme une source mystérieuse, invisible, suscitant les vagues espoirs des uns, la confiance presque superstitieuse des autres, comme si cette grande grève eût dû être la suprême justicière. On eût pu retrouver dans ce sentiment le mysticisme des déshérités qui, assoiffés de revanche, entrevirent jadis dans le Jugement dernier une lointaine révolution sociale ayant Dieu pour acteur.

— Quelle bonne inspiration vous avez eue de demeurer à Mersey ! disait Brossel à Bernard, auquel il continuait à rendre de fréquentes visites. C’est grâce à vous que les ouvriers commencent à avoir enfin des idées claires dans la tête. Combien il vous a fallu de courage pour continuer votre propagande ayant tout contre vous !

— Tout, non ! répondit Bernard. J’avais pour moi l’instinct naturel des déshérités. Un grain de bon sens vaut souvent mieux que de grandes idées. Par exemple, oui, il m’a fallu quelque ténacité !

Il disait cela en riant, heureux de constater le progrès, parfois lent, mais continu, de ses idées.

Paryn, lui aussi, qui, entraîné par son amour et ses habitudes de la lutte politique, n’avait point entrevu comme proche l’éveil d’un monde ouvrier, se disait maintenant que Bernard avait vu juste. Lui aussi, il sentait sourdre quelque chose comme un faible courant souterrain, destiné à devenir le flux puissant d’une mer.

— Oui, pensait-il, le salariat se ronge : il s’en ira comme s’en est allé l’esclavage, comme s’en est allée l’anthropophagie primitive, comme s’en ira un jour la guerre. Les serfs du capital commencent à comprendre, et s’organiser, aujourd’hui pour la résistance, demain pour l’offensive : ils finiront par exproprier leurs maîtres et devenir de libres producteurs.

Puis, repris par son besoin d’activité immédiate, sans attendre la réalisation des théories qu’il appelait « à longue distance », il ajoutait mentalement :

— C’est vrai, mais cela c’est l’histoire de demain. En attendant, il nous faut vivre celle d’aujourd’hui : la parole n’est pas encore aux groupements ouvriers.

De nombreux électeurs radicaux-socialistes de Chôlon lui avaient déjà proposé une candidature législative. Souriant, le maire de Climy leur avait répondu :

— Vous êtes plus pressés que moi. Un an nous sépare encore des élections générales. Nous reparlerons de cela plus tard.

Malgré cela, il ne pouvait s’empêcher de regarder du côté du Palais-Bourbon. Il eût voulu se mesurer avec les porte-paroles du parti réactionnaire, démasquer leurs visées, leurs tentatives d’étranglement de la République, conclure une entente entre l’avant-garde radicale et le socialisme ouvrier. Il sentait qu’il manœuvrerait à l’aise sur le champ de bataille parlementaire et par moments, quoi qu’il eût dit aux électeurs de Chôlon, frémissait d’impatience de s’y trouver.