Librairie des Publications populaires (p. 147-157).
Deuxième partie


IX

CE QU’ÉTAIT DEVENUE CÉLESTE


La multiplicité des événements et des personnages nous oblige à abandonner tels de nos héros pour aller aux autres. Aussi avons-nous dû, depuis longtemps, perdre de vue Céleste Narin.

Nous avons quitté la jeune fille au moment où, accablée par la condamnation de son amant, pourchassée par le misérable commissaire de Mersey, brute autoritaire doublée d’un satyre alcoolique, elle s’était enfuie dans les bois.

Où allait-elle ? Au hasard, devant elle, sans savoir.

Ce ne fut que lorsqu’elle eut marché ou plutôt couru pendant plus d’un quart d’heure qu’elle s’arrêta pour reprendre ses esprits.

Céleste se trouvait arrivée à un carrefour de la forêt où se croisaient trois routes. Au centre, un poteau indicateur à double plaque, orientant ses flèches dans les trois directions, portait :

Route de Véran (c’était au nord) ; Bois de Saint-Ambre et Les Bergiers (c’était à l’ouest) ; Mersey et Jagey (c’était au sud).

Céleste se détourna de cette dernière direction : c’était Mersey qu’elle voulait fuir, Mersey où elle avait été si heureuse et si malheureuse, Mersey où elle avait voulu se suicider, où elle avait aimé et où maintenant, seule au monde, elle n’avait plus une pierre pour reposer sa tête !

Qu’allait-elle devenir ? Qu’allait-elle faire ?

Si poignantes que soient les douleurs morales, le besoin de conservation, le plus impérieux que connaisse la nature humaine, finit par reprendre ses droits. Céleste, qui n’avait pas mangé depuis la veille, fut étonnée de sentir les protestations de son estomac.

Machinalement, elle cueillit quelques baies et, se penchant au bord d’un ruisselet, but dans le creux de sa main. Ainsi elle apaisa momentanément sa faim et sa soif, mais ce repas d’anachorète n’était pas une solution pour l’avenir.

Céleste se disait que, quoi qu’il advînt, elle ne serait jamais qu’à Galfe, l’homme auquel de tout son être elle s’était donnée. Dût-elle mourir de misère, jamais elle ne connaîtrait de mari ou d’amant, jamais elle n’aimerait que le forçat condamné au bagne à perpétuité.

Rien ne ferait fléchir cette renonciation dictée par le cœur.

Mais, par moments, il lui semblait impossible que Galfe demeurât au bagne. Comment pourrait-on laisser sous le nom de justice semblable crime s’accomplir : la torture sans autre fin que la mort de cet être jeune et bon qui n’avait tué personne ? L’attentat pour lequel on l’avait condamné était indéniablement d’ordre révolutionnaire et non de droit commun ; se pouvait-il qu’il ne dût jamais y avoir d’amnistie ?

Sans doute l’épreuve serait longue. Eh bien, Céleste l’attendrait : elle était bien sûre que Galfe ne l’oublierait pas ; elle, de son côté, vivrait pour le revoir un jour.

Vivre !

C’était le grand problème. Comment le résoudre ?

Céleste était seule, sans un sou dans sa poche, ne possédant que les pauvres vêtements qu’elle portait sur elle. Après quelques mois de repos et de bonheur passés dans l’habitation de son sauveur, elle se retrouvait dans la situation désespérée qui l’avait amenée à se jeter dans le Moulince.

Mais cette fois, nous l’avons dit, elle voulait vivre pour revoir Galfe. Elle se reprenait de plus en plus à l’existence. Seule la mort de celui qu’elle aimait serait capable de lui faire chercher à nouveau un refuge dans le suicide.

Dès l’enfance, elle avait connu cette vie errante de fatigues et de faim. Avec sa malheureuse mère, elle avait parcouru les chemins, couché à la belle étoile dans les fossés et les halliers, travaillé çà et là, quelquefois imploré la pitié des paysans, jusqu’au jour où les religieuses de Tondou la recueillirent, orpheline, pour en faire chrétiennement leur esclave. Puis était venue cette servitude pesante, accompagnée « d’oremus » et d’eau bénite, au couvent de la Merci, servitude implacable, affolante, qui, plus d’une fois, lui avait fait regretter la grande route avec la faim mais la liberté. Ensuite, l’entrée chez Mme  Hachenin…

Mme  Hachenin ! L’image de cette femme se représentait à sa pensée avec une singulière persistance. Comment cela se faisait-il ?

Entre l’heureuse créature, trônant dans le luxe des millions et n’ayant qu’à vouloir pour que ses désirs les plus dispendieux fussent réalisés, et elle, fille de douleur, que la destinée avait condamnée à souffrir dès le berceau, quel lien, si faible fût-il, pouvait exister ?

Certes, Céleste avait été, dans la maison de la femme du banquier, moins malheureuse qu’au couvent. Mais la façon dont elle avait dû quitter cette maison l’en éloignait à tout jamais, en même temps qu’elle réveillait ses souvenirs de dignité cruellement blessée.

Ne l’avait-on pas traitée comme une voleuse, obligée de s’enfuir pour un délit qu’elle n’avait jamais commis : le vol d’une bague subtilisée par la femme de chambre ?

Ç’avait même été un miracle que cette accusation ne fût point venue peser sur elle au cours de sa prévention à Chôlon. Comment le juge d’instruction qui la tenait sous les verrous avait-il omis de l’interroger en détail sur les phases de sa vie antérieure à sa rencontre avec Galfe, sur son entrée au service de Mme  Hachenin et les circonstances qui le lui avaient fait quitter ? Sans doute, parce que tout l’effort du magistrat tendait à établir la complicité de Céleste dans les attentats commis par son amant : il s’hypnotisait devant les explosions sans voir le reste. Mais l’innocence de la prisonnière était si évidente que le juge, d’ailleurs très malmené par la presse, avait dû signer l’ordre d’élargissement, se réservant d’être d’autant plus rigoureux à l’égard de Galfe.

Si Céleste eût été moins indifférente à son propre sort, elle eût pu craindre, à ce moment-là ou même lorsqu’elle avait été citée comme témoin, de se voir accusée par son ancienne maîtresse. Maintenant elle y songeait et se demandait pourquoi Mme  Hachenin, l’ayant crue une voleuse, n’était pas venue la charger.

Sans doute, la jeune femme avait-elle oublié la disparition de sa bague, la disparition même de Céleste ou jusqu’à l’existence de cette dernière ? Un bijou de valeur moyenne ou une domestique, qu’était-ce pour la créature riche et heureuse qui passait dans la vie comme emportée dans un tourbillon de fête !

Les heures s’étaient écoulées : le soleil baissait sur l’horizon, empourpré d’une lueur d’incendie, et Céleste demeurait irrésolue, au milieu de la forêt, devant le poteau qui lui indiquait les trois routes.

Chercherait-elle à vivre dans les villes ou dans les campagnes ?

Les villes ! Quelles ressources pourraient lui offrir des villes comme le Brisot, Tondou ou Chôlon ? Car c’était dans cette direction que s’allongeait la route de Méran, l’éloignant de plus en plus de Mersey et de Môcon.

Dans ces petites villes, à l’activité régulière et limitée, pourrait-elle jamais, arrivant sans ressources, sans papiers même, trouver le moindre travail ? On n’attendait, certes, pas après elle.

Et l’une de ces villes, Chôlon, lui causait une indicible impression d’épouvante. C’était là qu’on l’avait menée prisonnière, ainsi que son amant, faisant de celui-ci un forçat et d’elle presque une veuve.

Restaient les campagnes.

Là peut-être pourrait-elle, en s’offrant pour les pénibles besognes, trouver des maîtres qui l’accepteraient sans lui demander de papiers et même satisfaits de sa situation qui leur permettrait de l’exploiter davantage. Céleste connaissait l’âpreté du paysan qui entend avoir dans tout salarié un esclave ; elle se souvenait des brutes qui prétendaient abuser d’elle comme de leur chose et qu’elle avait dû fuir, frémissante de dégoût.

Pourtant, il lui fallait opter : villes ou campagnes. La vie dans les forêts, permise aux sauvages, est interdite par ce qu’il est convenu d’appeler notre civilisation.

Céleste, à tout hasard, prit la route de Véran, celle qui menait aux villes : mais elle pouvait s’arrêter aux fermes isolées ou aux villages.

Les arbres de la forêt s’éclaircissaient dégageant l’horizon tout à l’heure pourpre et maintenant violacé par le récent coucher du soleil. Peu à peu ce violet tournerait au bleu sombre, puis au noir : la nuit se ferait. Avant la nuit, Céleste aurait gagné le premier village dont elle entrevoyait les toits éloignés : peut-être y trouverait-elle un gîte.

Ce village, Véran, comptait à peu près cent cinquante habitants, cultivateurs ou bûcherons, dont les demeures, assez disséminées, couvraient une large étendue de collines boisées, escaladées de vignes. À l’entrée du village s’élevait, flanqué d’un mur à droite et à gauche, un bâtiment plus vaste que les autres. Devant la porte cochère stationnait une voiture chargée de foin : non loin picoraient des poules et, en approchant, on eût pu entendre tinter les grelots des vaches.

C’était la ferme de Pierre Mayré, le plus notable habitant de la localité.

Trapu, l’œil vif, brillant dans une figure rougeaude que couronnait une rude chevelure poivre et sel, court taillé, ce villageois offrait le type du paysan robuste et madré.

En ce moment, armé d’une fourche, il enlevait les bottes de foin de la voiture pour les lancer dans la cour où elles formaient un monceau déjà respectable.

Au fond de la cour, une grosse et laide fille de ferme, assise sur un banc, plumait un coq récemment égorgé.

Céleste arriva devant cette ferme où tout annonçait le confort rustique et, bien qu’elle fût lasse d’avoir marché pendant de longues heures, l’estomac vide, car les baies de la forêt ne pouvaient compter pour un repas, elle se redressa, s’efforça de prendre un air sinon gai, du moins assuré. Elle savait que les satisfaits n’aiment ni les figures tristes ni les corps languissants.

— Pardon, monsieur, fit-elle en s’approchant du paysan, est-ce vous le maître de cette ferme ?

Mayré dévisagea l’arrivante d’un regard soupçonneux.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, sans répondre lui-même à la question.

— Je voudrais du travail. Si l’on a besoin de quelqu’un…

— Du travail ? interrompit le fermier. Non, nous n’avons besoin de personne.

Céleste s’attendait à cette réponse. Elle n’en ressentit pas moins un serrement de cœur.

— Je ferai n’importe quel travail, insista-t-elle.

La servante qui plumait le coq avait interrompu sa besogne et s’était rapprochée pour écouter. Elle considérait en dessous cette arrivante avec la jalousie sourde et haineuse des salariés pour les misérables comme eux, en lesquels ils devinent des concurrents possibles.

Mayré s’en aperçut.

— La Martine, cria-t-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique, allez donc voir à la cuisine si j’y suis.

Puis se tournant vers Céleste :

— N’importe quel travail, ricana-t-il, c’est facile à dire. Reste à savoir si vous en seriez capable. Vous m’avez l’air d’une demoiselle de la ville plutôt que d’une fille de ferme.

C’était absolument vrai. La jeune fille eût pu servir de modèle à un sculpteur ; elle apparaissait d’une tout autre espèce que le vigoureux laideron au service de Pierre Mayré.

Toutefois, Céleste se rendit bien compte que cette phrase, dans la bouche du terrien, n’était pas un compliment. Elle s’empressa de protester :

— On peut être forte sans être grosse, répondit-elle.

— Oui-dà. Eh bien, nous allons voir. Prenez-moi ça.

Il tendit sa fourche à Céleste qui la saisit, commençant à espérer.

— Là, maintenant, enfourchez-moi une brassée de ce foin et lancez-la dans la cour, sur le tas.

Céleste se raidit dans un effort et exécuta l’ordre du fermier. Elle était, en effet, sinon très vigoureuse, du moins plus forte qu’elle ne le paraissait. Son enfance de durs travaux dans les fermes et au couvent de la Merci avait développé ses muscles. Pierre Mayré demeura étonné : néanmoins, il se garda bien de le laisser paraître.

— Peuh ! fit-il dans une moue dédaigneuse, tandis que Céleste continuait à piquer et enlever le plus rapidement possible les brassées de foin. Vous n’êtes pas bien solide : j’avais vu ça tout de suite… Enfin, continuez ce travail et ce soir vous mangerez la soupe avec nous.

— Et pourrai-je coucher dans un coin ? hasarda timidement la jeune fille.

— Coucher !… Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Je ne reçois pas comme ça sous mon toit les premiers venus.

— Monsieur, supplia Céleste, vous n’aurez pas à vous en repentir.

— C’est possible, mais je ne vous connais pas. Avez-vous des papiers ?

— Non, fit la jeune fille.

Elle comprenait bien l’impossibilité de lui raconter son histoire. Ce que le paysan y eût vu de plus clair, c’est qu’elle était la maîtresse d’un dynamiteur, d’un forçat, et qu’elle-même avait été en prison. Loin de se sentir apitoyé, il l’eût mise à la porte à coups de fourche en ameutant contre elle tout le village.

— À votre âge, reprit Mayré, on ne se promène pas comme ça toute seule sur la grande route. On reste dans sa famille.

— Je n’ai plus de famille, répondit Céleste.

— Quoi ? plus de famille ? On a bien un père ?

— Mon père est mort.

— Une mère ?

— Elle est morte.

— Des frères, des sœurs !

— Je n’en ai pas.

— Sacrebleu ! s’écria Mayré impatienté. On a alors un mari ou un amant.

Un amant ! Céleste pâlit et se sentit défaillir, évoquant l’image de Galfe, s’embarquant au milieu du troupeau des forçats à destination de la Nouvelle-Calédonie.

— Je n’ai pas et n’aurai jamais d’amant, murmura-t-elle comme se parlant à elle-même.

Mayré eut un gros rire narquois.

— Enfin, d’où venez-vous ? lui demanda-t-il la regardant fixement dans les yeux.

Bien que répugnant au mensonge, Céleste sentit la nécessité d’inventer une histoire.

Ce ne fut pas, d’ailleurs, à vrai dire, un mensonge. Soudant les uns aux autres quelques épisodes de sa vie, elle dit la mort de son père dans un accident de mine, la mort de sa mère, épuisée de privations, ses pérégrinations dans la région pour trouver du travail, son départ de diverses maisons où le maître voulait abuser d’elle.

Ce dernier détail, elle le donna avec une double intention : d’abord parce que c’était une explication plausible et véridique, puis pour avertir le fermier que si elle était prête à exécuter tous les travaux, si pénibles ou répugnants fussent-ils, elle était bien décidée à ne point livrer son corps.

Cette histoire improvisée était, somme toute, admissible ; Céleste la racontait sans hésitation, n’ayant, hélas ! qu’à puiser dans ses douloureux souvenirs, quoique taisant les plus douloureux. Elle se bornait à éviter de citer les dates et les localités.

Pierre Mayré n’était ni un sentimental ni un monstre, mais simplement un paysan connaissant la valeur du temps, du travail et de l’argent. Il n’eût certes pas assassiné son prochain et même il réprouvait le vol dans les formes où le punit le Code ; mais il ne se demandait point si, en profitant du malheur ou de la faiblesse d’autrui pour lui imposer un contrat léonin, il ne commettait pas un acte pire que le vol.

— Je vous prends à l’essai, dit-il brusquement à Céleste. Vous mangerez avec nous et coucherez sur la paille dans le hangar. Vous ferez le travail de la maison avec la Martine. Si vous ne faites pas mon affaire, je vous congédierai quand je voudrai. C’est à prendre ou à laisser.

— J’accepte, répondit Céleste.

C’était l’esclavage, mais c’était la vie la plus matérielle, manger et coucher, assurée.

Quelle vie !

Tout de suite la jeune fille fut mise aux grosses besognes : traîner les brouettes, bêcher, laver le plancher, lessiver. La Martine, traitée en animal domestique qu’on rudoie de la parole sinon du geste, fut satisfaite, sa première inquiétude passée, d’avoir auprès d’elle une aide à laquelle elle pût donner des ordres, se déchargeant sans hésitation sur elle de tous les travaux pénibles. C’était une revanche de son abaissement, la revanche sur l’être faible, habituelle aux lâches et aux brutes.

En entrant au service de Pierre Mayré, Céleste Narin avait prudemment changé de nom, prenant celui de Lucette Rénois. Lucette était son second prénom ; Rénois était le nom de sa mère.

— Allons, la Lucette, à l’étable, feignante ! criait la Martine. Les vaches ne sont pas encore tirées.

Ou bien :

— Qu’est-ce qu’elle fiche donc, cette couleuvre ? Les foins n’ont pas encore été rentrés et le temps est à la pluie.

Céleste se hâtait sans répondre, espérant finir par désarmer son bourreau. Mais celui-ci demeurait d’autant plus inlassable qu’il n’avait pas conscience de sa cruauté.

Pierre Mayré observait et laissait faire, la chose pour lui n’ayant pas d’importance. D’ailleurs, il s’abstenait de rudoyer lui-même sa nouvelle servante dont il constatait la bonne volonté. Peut-être était-ce cette circonstance qui irritait la Martine.

Jacqueline, la femme du fermier, était une créature silencieuse, ni bonne ni méchante, ne quittant son aiguille que pour surveiller la cuisine ou la basse-cour. C’était surtout à elle qu’on eût pu appliquer le précepte chinois : « La femme doit être une ombre et un écho. »

Les Mayré n’avaient d’enfant qu’un fils, âgé de vingt-trois ans, qui, ayant devancé l’appel de sa classe, terminait actuellement son service militaire. Il allait être libéré dans quelques mois ; c’était en raison de son absence que son père s’était laissé aller à prendre une nouvelle servante qui, d’ailleurs, ne lui coûtait rien.

Céleste ne pouvait se défendre d’une vague inquiétude, un pressentiment peut-être, à l’idée de ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas et que la caserne allait bientôt restituer à la vie des champs. Sans doute, n’aurait-on plus besoin d’elle et la rendrait-on aux hasards de la grande route.