Librairie des Publications populaires (p. 138-146).


VIII

AGITATION ÉLECTORALE


Il y avait ce jour-là à Climy une grande effervescence.

La foire aux bestiaux s’était terminée trois jours auparavant et, bien que quelques vendeurs heureux, au gousset bien garni, traînassent encore dans les cabarets, il était impossible d’attribuer cette effervescence aux transactions effectuées sur les représentants des espèces ovine, bovine et porcine.

Non. Des débits emplis par la clientèle dominicale s’élevaient des éclats de voix disputeuses, aigres ou colères, lançant ces lambeaux de phrase :

— Lui ! il en aura plus que vous ne croyez… Tout Climy.

— Vous êtes un imbécile ! Tout le monde sait bien…

— Je vous dis qu’il en aura plus de douze cents.

— Huit cent cinquante…

— Crétin ! Ivrogne !…

— Vendu !

À ces aménités, on pouvait comprendre tout de suite qu’on se trouvait en période électorale. Les épithètes malsonnantes étaient échangées par des personnes qui ne se trouvaient pas du même avis ; les chiffres se rapportaient non aux prix de bestiaux à vendre, mais au nombre d’électeurs qu’on supputait en faveur des candidats.

Climy était et est encore une excellente petite ville, parée de verdure et de fraîcheur. Les toits rouges de ses maisons émergeant de l’épaisseur des massifs d’arbres, sous l’étendue d’un beau ciel bleu, lui donnaient un aspect général d’idyllique repos. C’est là qu’on eût voulu vivre dans la paix de la nature et l’on comprenait que des religieux y eussent fondé autrefois une abbaye devenue célèbre, dont il ne restait plus que le souvenir.

Pourtant, aux approches d’élections, la petite ville calme s’enfiévrait comme les autres ; comme les autres elle connaissait les âpres compétitions, les racolages, les intimidations, les promesses et le coup des « manœuvres de la dernière heure ».

Deux partis y étaient en lutte depuis des années : celui des conservateurs et celui des rouges.

Sous tous les régimes politiques, monarchie, empire ou république, les conservateurs de Climy s’étaient montrés les mêmes ennemis des intérêts de la plèbe. Ennemis tantôt hypocrites, tantôt hautains, selon que le vent mollissait ou soufflait à l’orage, mais toujours féroces. Sous Louis-Philippe, ils s’appelaient royalistes ; sous Napoléon III, impérialistes ; sous la République mac-mahonienne, conservateurs tout court ; et depuis que, malgré les résistances, l’évolution s’était accentuée à gauche, ils s’étaient affublés de l’étiquette de républicains modérés ; seuls quelques-uns, trop classés à droite pour feindre, aussi modérément que ce fût, le républicanisme, continuaient à s’appeler conservateurs. Et aux élections, communales ou législatives, conservateurs et modérés faisaient généralement bloc.

Ceux qu’on appelait les rouges se rattachaient par la tradition et les tendances, mais avec un programme plus précisé, aux républicains du vieux temps. Lorsque la bourgeoisie soi-disant démocratique, en réalité oligarchique, fut arrivée aux affaires et eut montré un parfait mépris des revendications populaires, ils ajoutèrent pour se différencier d’elle à l’étiquette de républicains celle de « radicaux ».

Mais en une société où les mots ne veulent plus rien dire, les étiquettes sont devenues une illusion : au moment où le parti qui se réclamait d’elles semble devoir triompher à force de luttes persévérantes, déjà ce parti n’est plus lui-même. De nouveaux venus, calculateurs avides, des habiles, des profiteurs, se sont glissés dans ses rangs, en feignant d’adopter son appellation et l’ont déjà écarté de la voie qu’il poursuivait.

Libéraux, républicains, socialistes, anarchistes ont été, sont ou seront soumis à cette loi sociale qui domine les efforts des individus, des plus courageux et des meilleurs.

Ce qui subsiste sous des étiquettes et des formules incessamment changeantes, c’est la lutte éternelle, incessante des tendances rivales : la force de réaction qui tend à ramener l’humanité au passé, celle d’inertie qui veut la river au présent, ce qui est également la mort ; celle de révolution, qui l’emporte vers l’avenir.

Les rouges de Climy, qui s’étaient qualifiés d’abord de républicains, puis de républicains radicaux, se proclamaient maintenant républicains radicaux-socialistes pour se différencier des radicaux pour rire qu’aucune démarcation ne séparait des opportunistes.

Dans cette commune agricole de petits propriétaires, ignorant la hideuse misère des centres industriels qui quelquefois mate, mais quelquefois aussi exaspère les revendications, ils constituaient indéniablement le parti le plus avancé.

Le collectivisme, le communisme leur étaient choses peu connues : une transformation économique par voie révolutionnaire leur apparaissait comme peu réalisable et pleine de périls. Seul, un vieux cultivateur, César Raulin, qui autrefois marin, puis photographe, avait couru le monde et finalement pris sa retraite à Climy, se déclarait hardiment partisan du communisme libertaire et de la société harmonique. On l’estimait, on l’aimait et par déférence pour son âge, soixante-cinq ans, comme pour son caractère, on l’écoutait. Mais c’était tout : il restait seul de son avis, ce qui n’entamait point son optimisme souriant.

Et comme, si vigoureusement convaincu que soit un homme, il lui est difficile sinon impossible de se mouvoir toujours seul, le père Raulin, encore que partisan irréductible des « grands moyens » qui avaient réussi à la bourgeoisie contre la noblesse, marchait d’accord en maintes occasions avec les radicaux-socialistes de Climy. Il s’en séparait seulement aux périodes d’élections législatives se renfermant alors dans un inébranlable abstentionnisme.

— Mais pour la commune, citoyens, déclarait-il en redressant sa tête léonine couronnée de cheveux blancs et surmontant un corps herculéen, pour la commune c’est différent : c’est la base, le point d’appui, c’est nous tous.

Il n’avait pas fait partie de la délégation qui s’était rendue chez le docteur Paryn pour lui proposer la candidature. Mais il approuvait cette démarche.

— Vous avez mis la main sur un honnête homme, déclara-t-il à Poulet. C’est bien : personne ne sera aussi entendu que lui pour gérer les affaires de la commune. Seulement ne l’envoyez jamais à la Chambre.

— Tiens ! Et pourquoi donc citoyen ? demanda le forgeron surpris.

— Parce que la Chambre, il faudra la traiter un jour comme au 24 février 48, comme au 4 septembre 70. Et franchement, ça me ferait de la peine d’y voir un digne homme, devenu le collègue de Millevoye et de Georges Berry.

Poulet, de plus en plus ahuri, n’avait rien répondu, se disant que le soleil des tropiques avait sans doute dérangé l’esprit de l’ancien marin.

Pour le moment, d’ailleurs, Raulin, Poulet, Petit, Bussy, Pétadin, Férand, Boivet, unissaient leurs efforts contre les réactionnaires. Au cabaret et dans les rencontres occasionnelles ou cherchées, ils montraient l’alliance tacite des opportunistes et des conservateurs, la persistance avec laquelle, maîtres jusqu’alors de la commune, ils avaient affecté ses ressources à des œuvres d’abrutissement religieux, plutôt qu’à des œuvres d’utilité publique, l’ingérence cléricale dans les établissements scolaires, la pression honteuse qui s’exerçait sur les habitants aux périodes d’élection.

— il faut un coup de balai, citoyens ! déclarait Poulet qui terminait par un éloge enthousiaste de Paryn.

Jusqu’alors ce dernier n’avait rencontré que des défenseurs ou des adversaires, mais pas un détracteur. On rendait hommage à la droiture de sa vie. Tout au plus ceux qui combattaient sa candidature se bornaient-ils à répondre : « Il ne représente pas nos idées » — ce qui indiquait qu’ils se croyaient des idées — ou : « Il va trop à gauche. »

Mais ce jour-là il y avait quelque chose de changé à Climy et les vitres des cabarets tremblaient sous les éclats de voix tandis que, au milieu de la tempête déchaînée, quelques paysans essayaient de lire ou de commenter tout haut un article de la Gazette de Seine-et-Loir.

Cet article, signé Tartan, accusait le docteur Paryn d’être l’âme d’un complot ourdi par les capitalistes juifs pour provoquer une grève des mineurs de Seine-et-Loir au profit de l’industrie allemande.

« Si au lieu de griser les travailleurs du sous-sol avec de grands mots, déclarait le rédacteur du journal réactionnaire, on les laissait à leur besogne, cette besogne demeurerait pour eux suffisamment rémunératrice. Ils se ressentiraient de l’essor imprimé à la production minière ; mais non ! on s’efforce d’éveiller leur avidité, leur haine des vaillants industriels dont les capitaux ont permis et assuré l’exploitation des mines ; on prend à tâche de faire naître en eux des besoins factices. On s’acharne à produire le désordre, l’anarchie, la misère. Et cela au profit des capitalistes d’outre-Rhin. »

Cet article eût fait hausser les épaules aux mineurs de Mersey ; tous, même les moins conscients, savaient admirablement à quoi s’en tenir sur les vaillants industriels qui s’emmillionnaient sans fatigue en faisant travailler à cinq cents mètres sous terre tout un peuple d’esclaves pour des salaires de famine. « Besoins factices », le besoin de manger à sa faim, se vêtir, se loger et, après, ne pas vivre tout à fait comme des brutes, ne connaissant que le travail, la pâtée et le sommeil !

Mais à Climy, pays agricole, si de sentiment on était avancé, on ne connaissait pas grand’chose aux exploitations industrielles : le paysan et le mineur s’ignoraient. Aussi l’article de Tartan eût-il pu troubler bien des esprits, sans la grande popularité de Paryn.

Au cabaret du Poisson bleu, où s’était installé le comité républicain libéral, constitué par la fusion des conservateurs et des modérés, on faisait grand bruit de l’article de la Gazette de Seine-et-Loir. Pas un consommateur ne pouvait entrer sans que, immédiatement on s’efforçât de le racoler, lui offrant d’abord à boire, puis lui faisant deux ou trois fois la lecture de cet article. Après quoi, on lui fourrait le journal dans la poche. Tout un ballot d’exemplaires, arrivé le matin de Môcon, était là pour être distribué.

Le Poisson-Bleu, à cause de la couleur politique de ses hôtes, beaucoup plus qu’à cause de celle de son enseigne n’était guère fréquenté par les rouges. Cependant deux ou trois qui s’y étaient aventurés avaient discuté chaudement avec les réacs.

Le rémouleur Pidassier s’était même colleté avec le charron Poidasse : le charpentier Brideau et l’épicier Trouquet avaient échangé des coups de poing. Et, à vingt pas du cabaret, on entendait retentir les apostrophes :

— Idiot !

— Salaud !

— Cochon !

Les défenseurs des grands principes de conservation sociale travaillaient le suffrage universel !

Dans l’après-midi, l’effervescence avait gagné toute la commune. Sur la place de la Mairie, des groupes se lançaient des injures et des projectiles aux cris de : « Vive Paryn ! » — « Vive Balloche ! »

Balloche, maire sortant et opportuno-clérical, était plus que l’adversaire, l’ennemi du docteur.

Celui-ci, averti des, scènes qui dégénéraient en bagarres, s’était senti attristé. Quoi ! c’était cela, des pugilats mêlés de hoquets d’ivrognes, le suffrage universel, cette consultation pacifique et sereine, rêvée par des idéalistes qui avaient divinisé le Peuple et n’avaient pas vu l’Homme avec ses tares et ses corruptions ! Par moments, il comprenait le sentiment que ressentaient des natures délicates et fières.

Pourtant, ses tendances batailleuses s’éveillaient : cette cause pour laquelle on luttait, c’était la sienne. Lutte grossière, brutale, mais les poètes qui ont apothéosé la bataille ne sont-ils pas des menteurs ? Est-ce que toute bataille n’est point hideuse ?

En tout cas, il se disait qu’il lui incombait d’aller au milieu de ces hommes tenter de substituer, à la force des coups, celle des arguments. Il prit son chapeau et descendit dans la rue.

Tout de suite il fut aperçu, entouré, acclamé par le plus grand nombre. Seuls, cinq ou six opportunistes lancèrent de loin le cri de : « À bas les rouges ! Vive Balloche ! » Un autre ajouta : « Vive la patrie ! » établissant ainsi une connexité peu flatteuse entre la France et le sieur Balloche. Peut-être, après tout, entendaient-ils parler du journal la Patrie, auquel la publication des faux documents Norton valait une célébrité de ridicule !

— Mes amis, fit Paryn, n’acclamez jamais un homme quel qu’il soit ; acclamez des idées lorsque vous les aurez reconnues justes et grandes.

— Bravo ! appuya Raulin apparaissant dans la foule.

Une borne se trouvait là : Paryn, par une de ces impulsions dont on ne se rend pas compte, y monta et prononça un discours qui n’était certes pas préparé et qui fut peut-être son meilleur. Discours où les ardeurs généreuses et idéalistes de l’homme jeune encore, que n’avaient pas meurtri les désillusions et l’engrenage parlementaire, se mêlaient à une sagacité pratique.

De quoi parla-t-il ? De tout ; excepté de sa candidature. Il dit la nécessité pour tous les hommes, et surtout pour les déshérités, de s’unir, pour augmenter par leur travail le bien-être de tous et de chacun, le lien naturel que constitue la commune rurale, ou, dans les grandes villes, la corporation professionnelle, la moquerie des formules et des déclamations qui présentent le paysan, l’ouvrier, le salarié comme un homme libre détenant une part de souveraineté populaire, alors que, de par l’ignorance et la faim, cette souveraineté n’existe pas. Il retraça avec chaleur l’histoire du département de Seine-et-Loir, les luttes soutenues courageusement par sa plèbe contre une âpre féodalité, féodalité terrienne d’abord, féodalité industrielle plus tard, tendant à tout envahir, tout accaparer, non seulement les richesses du sous-sol, propriété naturelle des habitants, mais encore les diverses branches d’industrie et de commerce.

Il montra ces seigneurs du capital s’emparant de plus en plus de la région, dépossédant ici les producteurs agricoles, là les fabricants, les petits marchands, écrasés par la concurrence des ouvroirs, des cantines où les serfs étaient obligés de se fournir sous peine de renvoi.

— Comment résister à la féodalité qui s’est reformée depuis 1789 ? s’écria-t-il. Féodalité du coffre-fort, plus rapace que celle du blason ! Comment ? Par le faisceau de toutes les forces populaires ; par l’union des groupements ouvriers et des communes, embryons de la future république sociale. La solution radicale interviendra plus tard, mais il faut la préparer : commençons donc par nous emparer des rouages communaux qui sont à notre portée.

Après avoir ainsi exposé la situation d’ensemble, il analysa ce qu’avait été l’administration municipale à Climy, ce qu’elle devait et pouvait être, car s’il est bon d’embrasser du regard un vaste horizon, il faut aussi voir à ses pieds et autour de soi. Il dit le surcroît de ressources et de bien-être que pouvait développer dans la commune une administration intelligente.

Ce discours, commencé devant une trentaine de personnes, finit devant deux cents, au milieu des acclamations enthousiastes.

Lorsque Paryn, après avoir ainsi parlé d’improvisation pendant une demi-heure, redescendit de la borne qui lui avait servi de tribune, Raulin s’approcha de lui et, riant, lui dit :

— C’est très bien, citoyen, très bien, d’autant plus que vous n’avez même pas prononcé le nom de votre adversaire.

— À quoi bon ? répondit le docteur. Ceci est une lutte d’idées et non de personnes. On votera pour moi si l’on veut : j’ai dit tout simplement ce que je pensais.