Librairie des Publications populaires (p. 172-189).
Deuxième partie


XII

APRÈS L’ÉVASION


Qu’était devenu Albert Détras ? Nous l’avons laissé, s’échappant du camp de Bouraké après avoir lié, bâillonné Carmellini et revêtu une partie de ses effets à la place des vêtements matriculés du bagne.

Tout d’abord, il n’eut qu’une pensée : s’éloigner de ce lieu maudit. Ensuite, il échafauderait un plan quelconque.

D’instinct, il se dirigea à travers les fourrés dans la direction du nord, tournant presque le dos à la mer pour se rapprocher des montagnes.

Bouraké forme une presqu’île, située à une dizaine de kilomètres au sud-est de Bouloupari.

Cette dernière localité, pourvue d’un poste militaire et d’un camp de transportés, se trouve elle-même distante d’environ seize lieues de Nouméa, sur la route qui, du chef-lieu, conduit au nord de l’île en longeant la côte ouest, le plus souvent très près de la mer.

La Nouvelle-Calédonie, île étroite s’étendant du nord-ouest au sud-est, sur une longueur de quatre-vingt-dix lieues, est traversée par une chaîne centrale de montagnes serpentineuses dont les plus hautes, les pics Panié et Humboldt, dépassent seize cent quarante mètres d’altitude. Une ceinture de récifs madréporiques coupée çà et là par des passes, l’entoure, s’évasant au nord pour se continuer à cent cinquante milles de la grande terre. De la chaîne centrale, qui partage l’île en deux versants, descendent des cours d’eau, torrentueux à leur naissance, larges à leur embouchure comme des bras de mer et dont un seul, le Diahot, ayant un cours sinueux d’environ quinze lieues, mérite en réalité le nom imposant de fleuve.

Le groupe des Loyalty, formé des trois îles Ouvéa, Lifou et Maré, à l’est, l’île des Pins, au sud, forment les dépendances de la Nouvelle-Calédonie, séparée de l’Australie par trois cent soixante lieues d’Océan.

Cet exposé géographique était nécessaire pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Avant tout, comme Détras ne pouvait espérer rencontrer sur la côte une embarcation abandonnée et pourvue de vivres dont il pût se servir pour gagner l’Australie et que, même si un miracle lui en eût fait rencontrer un, il n’eût pas su la gouverner, il s’éloigna de la mer, quitte à y revenir. Il comprenait d’instinct qu’une battue eût pu l’acculer dans ces marécages et amener sa capture s’il ne se décidait à chercher le large, c’est-à-dire l’asile des montagnes.

Détras franchit donc la grande route de Nouméa au Diahot, à plusieurs kilomètres au nord-est de Bouloupari, marchant le plus possible à couvert et explorant du regard le terrain devant lui. Il avait emporté à la fois le revolver et le gourdin de Carmellini, et était bien décidé à ne pas se laisser prendre sans une résistance désespérée. En outre, bonheur inespéré, le gilet du garde-chiourme contenait une montre et cinquante francs.

L’ancien mineur était l’honnêteté même. Toutefois, on se tromperait singulièrement en s’imaginant qu’il eut une seconde l’idée d’aller retrouver son bourreau pour lui restituer cette propriété. Cet argent avec les vêtements, c’était, dans son épouvantable situation, le salut possible.

Tant par les récits de forçats qui étaient allés en détachement sur divers points de la brousse que par la vue quotidienne d’une grande carte appendue au mur de la case du surveillant militaire, Détras avait une idée, au moins générale, de la région dans laquelle il se trouvait. Il résolut de gagner les contreforts du mont Ouitchambô.

Lors de la célèbre insurrection canaque de 1878, des combats acharnés s’étaient livrés dans ces parages. Les tribus révoltées, après avoir massacré habitants et fonctionnaires de Bouloupari, avaient tenu dans les montagnes où les soldats d’infanterie de marine ne purent en avoir raison qu’avec l’aide d’auxiliaires indigènes servant de rabatteurs. Maintenant, ces vastes régions étaient inhabitées, sauf peut-être par quelques évadés errant dans la brousse.

Cette absence de tribus était un atout dans le jeu de Détras, car les Canaques, excellents coureurs, stimulés par la prime de vingt-cinq francs accordée pour la capture de tout forçat évadé, l’eussent chassé comme un gibier et finalement repris, tandis que, surveillants militaires et gendarmes, habitués à voyager seulement sur les routes, étaient médiocrement à craindre.

Détras marcha pendant quatre heures sans s’arrêter. Les niaoulis devenaient rares ; au flanc de montagnes escarpées, surplombant des précipices, courait un immense rideau de broussailles, d’où émergeaient çà et là de splendides fougères arborescentes.

Le fugitif gagna le couvert de ces broussailles et alors seulement fit halte pour se reposer et s’orienter.

Il avait derrière lui les postes militaires de Bouloupari, sur la route de Nouméa, et d’Uaraï, sur celle du Diahot, devant lui ceux de Kuen-Thio, à sa droite et de La Foa à sa gauche. S’il voulait gagner le massif presque impénétrable du Ouitchambô, il devait se diriger à droite en coupant la route de Bouloupari à Kuen-Thio et passant à distance de ce dernier poste.

C’était chose relativement aisée, mais une question se posait à lui : celle de la subsistance.

Ces montagnes désertes, couvertes de broussailles et çà et là de bois, n’abritaient pas de gibier, car la faune néo-calédonienne est pauvre. Les cocotiers, précieux pour leurs noix, ne s’éloignent guère des régions basses du littoral ; la destruction des tribus indigènes en 1878 a amené l’abandon des cultures, le bananier, l’igname et le taro sont devenus introuvables ou à peu près dans ces parages élevés ; le taro sauvage s’y rencontre encore, mais Détras se rappelait avoir vu succomber dans d’atroces souffrances un condamné qui avait cru pouvoir se nourrir avec les feuilles de ce végétal.

Lui faudrait-il mourir de faim ?

Tous les jours des forçats s’évadent, las de souffrir dans les camps sous la tyrannie du garde-chiourme, et la plupart, impuissants à se nourrir dans la brousse, reviennent, après quelques jours d’une liberté précaire, se reconstituer prisonniers.

Serait-il obligé de faire comme eux ?

Non, jamais ! Plutôt mourir de faim que de reprendre son ignominieux esclavage !

Oui, le plus grand nombre des évadés reprennent, domptés, épuisés d’inanition, le chemin du camp.

La plupart, mais non tous.

Détras se rappelait avoir entendu parler d’évadés qui avaient couru la brousse pendant des mois et des mois et dont quelques-uns — oh ! très peu — avaient fini par trouver l’occasion de se glisser à bord d’un navire en partance pour l’Australie.

Ne pourrait-il faire comme eux, avoir la même chance ?

L’argent de Carmellini pourrait lui être d’un puissant secours. Aussi se promettait-il d’en être jalousement ménager.

Qu’il pût se maintenir caché dans la brousse pendant une dizaine de jours, le temps que ses cheveux et sa barbe rasés repoussassent quelque peu, et il pourrait se hasarder vers les centres habités sans avoir par trop l’air d’un forçat. Peut-être alors trouverait-il l’occasion de s’embarquer sinon directement pour l’Australie, ce qui eût exigé plus d’argent qu’il n’en possédait et des papiers, du moins pour les Nouvelles-Hébrides, archipel soumis à un condominium anglo-français. Là, il chercherait à travailler au service de quelque colon anglais et, après avoir amassé le prix de son passage, il se ferait admettre à bord de quelque navire en partance pour Sydney ou Melbourne.

La question demeurait celle-ci : comment se nourrir pendant les quelques dix jours qu’il passerait caché ?

Un ruisseau sourdait de la montagne à peu de distance et roulait, s’élargissant, entre des quartiers de roches micaschisteuses, sans doute pour aller se perdre dans la rivière de Thio.

Détras se dirigea vers ce ruisseau et, s’agenouillant sur le bord, but à grandes gorgées. La sensation rafraîchissante de l’eau le revivifia et lui inspira le désir de se baigner. C’était une volupté que Carmellini interdisait férocement à ses hommes.

Le fugitif, s’étant déshabillé en un tour de main, plongea avec délices dans l’eau limpide. Il se sentait maintenant un tout autre homme : il lui semblait que le liquide purificateur enlevait les souillures du bagne et le souvenir même de cet enfer : c’était une autre vie qui allait commencer pour lui.

Détras s’étant rhabillé regarda l’heure à la montre de Carmellini : onze heures. Le soleil commençait à irradier ses rayons les plus incandescents. C’était le moment habituel du déjeuner suivi de sieste pour Carmellini. L’évadé sourit en pensant à la tête que devait faire à ce moment son ex-geôlier et, ayant avisé une anfractuosité de roc à demi cachée par des broussailles, il s’y étendit sinon pour dormir, du moins pour goûter un repos nécessaire.

Les tiraillements de son estomac le rappelèrent au bout d’environ deux heures, aux exigences de la situation. Coûte que coûte, il fallait manger.

Quelques oiseaux, pigeons-verts et perruches, volaient criant et passaient sans se poser. S’il eût possédé un fusil, Détras les eût tirés, mais le revolver n’est pas une arme de précision. Détras, d’ailleurs, était décidé à conserver intactes ses six cartouches pour les décharger sur ceux qui tenteraient de l’arrêter. Il fallait donc renoncer au gibier à plumes.

Mais il se rappelait avoir, en se baignant, vu passer entre deux eaux, rapides et bizarres, des ombres grisâtres, des formes de crustacés. C’étaient évidemment des koulas, écrevisses, néo-calédoniennes, plus petites que les écrevisses d’Europe, mais également savoureuses. Et n’eussent-elles pas été savoureuses, c’était un plat quelconque.

Seulement comme engins de pêche Détras ne possédait que ses mains. Une idée très ingénieuse lui vint : il enleva son pantalon, ferma par un nœud l’extrémité inférieure des deux jambes et maintenant la ceinture ouverte par des baguettes recourbées, il disposa le vêtement à la surface de l’eau en guise de filet, après avoir établi tout autour un barrage avec de grosses pierres.

Alors, entrant à nouveau dans l’eau, à quelque distance en amont et l’agitant de ses mains, il chassa devant lui les crustacés.

Lorsqu’il enleva son pantalon, il y trouva emprisonnés une demi-douzaine de koulas et deux poissons argentés, longs comme le pouce. C’était peu ; néanmoins cela valait mieux que rien. Seulement, faute de combustible, Détras dut dévorer sa pêche toute crue.

Peut-être le Ouitchambô offrirait-il des ressources supérieures. L’évadé entrevoyait le massif et ses contreforts : il s’y dirigea par une marche pénible à travers broussailles et précipices. Lorsque, un peu avant le coucher du soleil, il eut atteint le flanc du mont, il se laissa tomber à terre, épuisé ; la sueur ruisselait à grosses gouttes sur son visage.

Autour de lui s’élevaient des roches basaltiques, des pics surplombant presque perpendiculairement des ravines. Une végétation, formée surtout de fougères arborescentes, s’étendait au long des pentes escarpées où des torrents avaient creusé leur lit maintenant desséché. En bas, dans les gorges, on apercevait comme de mystérieux fantômes, des bouquets de niaoulis au tronc argenté et au feuillage vert-sombre ; de-ci de-là, les dominant comme un géant, s’élançait, droit vers le ciel, quelque pin colonnaire. Plus loin, c’étaient d’inextricables rideaux de lianes.

Il était peu probable qu’on vînt relancer Détras dans cet asile.

Un amas de roches sur lesquelles grimpaient des plantes aux fleurs violettes, semblables à des convolvulus, attira naturellement les regards de l’évadé. Il se dirigea de ce côté : c’était un abri possible, abri non à dédaigner car les nuits sont fraîches en Nouvelle-Calédonie.

Détras n’était pas arrivé à vingt pas des roches, lorsqu’un aboiement furieux éclata. Deux chiens à la robe jaune-brun, hauts sur pattes et terriblement maigres se précipitèrent sur lui, la gueule ouverte, découvrant des crocs redoutables.

Par la taille et l’aspect, ces chiens aux yeux luisants et aux oreilles droites ressemblaient à des loups. Ils en avaient aussi la férocité et Détras n’eut que le temps d’asséner un formidable coup de gourdin sur le crâne de l’un qui, déjà, lui sautait à la gorge. L’animal retomba en poussant un hurlement, mais déjà son compagnon ou plutôt sa compagne, car c’était la femelle, lui entamait le mollet d’une terrible morsure qui teignit de sang le pantalon blanc de Carmellini.

La douleur arracha un cri à Détras qui, oubliant sa résolution de garder intactes les six cartouches de son revolver, fit feu sur la chienne furieuse. Celle-ci roula atteinte d’une balle dans la tête. En deux coups terribles, « Joseph » le gourdin du surveillant militaire, acheva les deux bêtes.

Délivré de ces féroces agresseurs, l’évadé revenait au sentiment de la situation et se reprochait d’avoir cédé à un mouvement irréfléchi en faisant feu. La présence des quadrupèdes n’annonçait-elle pas la proximité de l’homme ?

Dans ce cas, il avait donné l’éveil ; le maître des chiens ne pouvait être loin.

Peut-être valait-il mieux s’éloigner, mais, outre qu’il se sentait trop exténué pour retourner sur ses pas, redescendre les hauteurs escarpées qu’il avait gravies, autant avec ses poignets qu’avec ses jambes, il se disait que la nuit le surprendrait bientôt perdu dans quelque ravine, car le crépuscule est de courte transition dans les pays tropicaux. En outre, sa blessure à la jambe le faisait cruellement souffrir et, manquant d’eau et de charpie, il convenait, au moins, de ne pas l’irriter par une marche pénible.

Enfin, il avait encore cinq cartouches à tirer, c’est-à-dire de quoi résister à l’agression même de deux ou trois hommes.

Conséquemment, après une courte hésitation, il reprit sa marche en avant, se dirigeant vers les roches d’où s’étaient élancés les chiens.

C’était une sorte d’abri naturel, formé par la rencontre de plusieurs blocs basaltiques sur lesquels couraient lianes et plantes grimpantes. L’entrée en était large d’environ cinq pieds et haute de trois.

Arrivé à cette entrée, Détras s’arrêta un moment, le temps pour ses yeux de s’habituer à une demi-obscurité, car l’anfractuosité paraissait assez profonde ; elle semblait même s’enfoncer dans le flanc de la montagne.

Un nouvel aboiement, mais beaucoup plus faible, celui d’un tout jeune chien, se fit entendre sous les roches.

— Encore ! s’exclama Détras stupéfait. Ah çà ! tous les chiens de la Nouvelle-Calédonie se sont-ils donc donné rendez-vous ici ?

Deux petits chiens jaunes et aux oreilles droites, la progéniture évidemment de ceux qu’il avait tués, s’avançaient vers lui, grondants et hostiles, mais peu redoutables. Détras n’avait pas le temps d’être sentimentaliste : malgré le jeune âge de ses nouveaux agresseurs, il saisit l’un d’eux et l’étrangla ; l’autre s’enfuit dans la profondeur de la grotte et, à la grande surprise de l’évadé, disparut comme vers une issue ignorée.

— Décidément, c’est un véritable logement que je trouve ici, pensa Détras. Il n’y manque que l’eau et le gaz. Et encore !…

Ces deux derniers mots, le forçat venait de les exclamer tout haut, comme sa main tâtant le roc à l’intérieur de la grotte, venait d’y rencontrer une fraîcheur fluide. Celle d’un mince filet d’eau courant sur le roc pour aller se perdre en une rigole qui fuyait non à l’extérieur, mais à l’intérieur de l’abri.

La Nouvelle-Calédonie est le pays des sources mystérieuses. On y voit des rivières comme le Tontouta, qui, se précipitant torrentueusement des montagnes, semblent bues par la terre et reparaissent plus loin, après un cours souterrain de plusieurs kilomètres. D’autres, comme la rivière de Hienghène, se creusent un lit au-dessous de leur embouchure, sous le fond même de la mer et surgissent dans des îlots où elles entraînent des feuilles tombées des arbres de la grande terre.

Le très mince filet d’eau qui, s’égouttant du flanc de la montagne, suintait sur les parois du roc s’enfonçait-il dans la terre pour reparaître plus loin ? C’était possible : en tout cas, Détras eut l’idée que l’exploration de cette grotte, beaucoup plus vaste qu’elle ne le paraissait du dehors, lui réservait des surprises.

Pour le moment, il était heureux de rencontrer de l’eau, car la fièvre recommençait à le dévorer. Il appliqua ses lèvres sèches contre la roche et aspira avidement les gouttes d’eau.

Puis, recueillant le bienfaisant liquide dans le creux de sa main, il lava la blessure que lui avaient faite au mollet les crocs de la chienne.

Comment ces animaux s’étaient-ils trouvés là ? Ils semblaient n’avoir pas de maître ; vivaient-ils donc dans une farouche indépendance qu’ils avaient voulu défendre contre un intrus ?

Détras, maintenant, se rappelait avoir entendu conter par des forçats que, au lendemain de la destruction des tribus insurgées de l’Aoui, massif montagneux s’étendant entre la côte est et la côte ouest, à peu près dans la région où il se trouvait, les rares chiens et les plus rares chats à demi domestiqués par les Canaques avaient repris leur entière indépendance. Revenus à l’état primitif de leur race, les chiens, tels des loups, s’associaient par bandes pour chasser moutons et jeunes veaux ; le chien canaque, d’ailleurs, hostile à l’Européen et nationaliste à sa manière, a toujours eu un fond de férocité. Les chats, eux, ne pouvant d’un seul bond évoluer jusqu’au tigre, devenaient tout au moins des chats-tigres, chasseurs, carnassiers. Ainsi se créent et se transforment, sous l’influence du milieu et de la lutte pour la vie, les races animales.

L’évadé comprenait maintenant qu’il avait eu affaire à un couple de chiens sauvages, logés en véritables troglodytes dans cet abri sous roches, éloigné des routes fréquentées et d’où ils s’élançaient à la poursuite des bestiaux errants, pour revenir apporter à leurs petits les débris de leur chasse.

— Puisque des chiens y ont vécu, je pourrai bien y vivre ! pensa Détras.

L’idée ainsi exprimée peut sembler peu flatteuse pour le fugitif ; elle n’en était pas moins profondément exacte. La société n’avait-elle pas fait de lui un être en dehors de l’humanité et obligé de se cacher comme un fauve, de vivre de la vie des bêtes ?

Maintenant le soleil se couchait derrière les pics, embrasant le ciel d’une rougeur d’incendie. Peu à peu les nuages pourpres et or se violaçaient. À l’orient, le croissant pâle de la lune s’élevait au-dessus de la mer qu’on ne voyait pas, mais qu’on devinait, immense, derrière la cime boisée des monts. Du sommet du Ouitchambô sans doute devait-on apercevoir des deux côtés de l’île l’étendue azurée du Pacifique, déroulant ses vagues à l’infini comme un océan de rêve et d’oubli.

De ce spectacle imposant du ciel, les regards de Détras s’arrachèrent pour se porter sur celui, plus prosaïque, de la terre. Trois cadavres de chiens couvraient le sol, et l’évadé, qui avait déjeuné sommairement de quelques koulas crues, se dit aussitôt qu’il avait là une provision de viande pour plusieurs jours.

Manger du chien ! Certes, l’ancien mineur eût autrefois catégoriquement refusé semblable mets, surtout à l’état cru. Mais ce n’était pas le moment de se montrer difficile.

Restait la double question : comment dépouiller les chiens et comment en conserver la viande ? Détras ne possédait d’autre instrument que ses mains et cependant il fallait se hâter, la décomposition des matières organiques s’accomplissant rapidement sous ces latitudes.

Combien il eût souhaité en ce moment posséder le moindre bout de métal pointu ou même une pierre tranchante ! Il comprenait les efforts persévérants des hommes primitifs pour tailler la pierre et la joie qu’ils durent ressentir lorsque, pour la première fois, ils furent en possession d’une informe pièce de métal fondu.

Détras se demandait s’il ne serait pas obligé de déchirer et dépouiller les cadavres avec ses dents, à la manière des bêtes fauves et il allait s’y résoudre, si répugnant que lui parût ce procédé, lorsqu’il eut une exclamation de joie.

Il venait tout simplement de songer à la boucle de son pantalon et à celle de son gilet. L’une et l’autre avec leurs dents constituaient deux engins précieux.

L’évadé eut bien vite enlevé la boucle du gilet à l’aide de laquelle il commença l’opération sur le petit chien, celui dont la chair et la peau tendres lui offraient le moins de résistance. Il l’eut assez vite dépouillé et vidé, mettant de côté les boyaux pour les faire sécher et s’en servir comme de cordes : il se disait qu’il pourrait avec ces cordes et les os aiguisés par le frottement contre les roches, se fabriquer un arc et des flèches.

Détras avait mordu en affamé dans cette chair saignante et l’avait trouvée exquise.

Rassasié, il se mit à dépouiller les deux autres bêtes. Le travail, cette fois, fut beaucoup plus pénible, vu l’insuffisance de son instrument et dura la moitié de la nuit.

Enfin, il eut devant lui un amas de viande qu’eût envié un carnassier.

Son désir eût été de pouvoir découper cette viande en tranches extrêmement minces et de les faire sécher au soleil, dont l’action peut remplacer celle de la fumée.

Oui, mais pour cela, il lui eût fallu au moins un couteau. Avec l’aide combinée de ses doigts, ses dents et la bouche, il ne pouvait tailler et découper que de façon très insuffisante.

Une idée soudaine lui vint : il se rappelait avoir lu dans la bibliothèque de son père que les cavaliers tartares préparaient la viande crue, tout simplement en la comprimant sous leur selle. En battant cette chair canine à coups répétés, il finirait par l’attendrir, l’amincir et la rendre plus propre à subir l’action des rayons solaires.

Détras se déchaussa, gratta et lava très soigneusement avec l’eau de la grotte la semelle et le talon de ses godillots, que la marche avait recouverts d’une couche de terre dure. Puis, étalant la viande à plat sur la roche, il la frappa à coups redoublés de ses souliers comme d’un marteau.

Au bout de plusieurs heures de cet exercice fatigant, une grande partie de la viande était aplatie comme sous le hachoir du boucher.

Déjà le jour se levait. Détras tendit en guise de cordes plusieurs lianes entre deux arbustes et y suspendit sa venaison, s’armant en même temps d’une branche feuillue pour chasser les grosses mouches. Quant aux parties non conservables, comme l’estomac et le gros intestin, il les avait enfouies dans un trou creusé avec « Joseph » et qu’il recouvrit de terre et de pierre.

— Tout de même, il serait bien plus commode d’avoir des allumettes ! pensait-il.

L’idée lui vint d’aiguiser les dents de sa boucle, ébréchées par le découpage. C’était son seul instrument et il se disait qu’il pourrait lui être encore utile. Il se mit donc à frotter les pointes d’acier contre la roche et, s’animant à cet exercice, eut la surprise de voir jaillir une étincelle.

Le choc qu’il éprouva, les hommes des temps préhistoriques durent le ressentir lorsque, pour la première fois, ils virent naître entre leurs mains l’élément qu’ils n’avaient vu jusque-là que fulgurer dans l’éther.

Du feu ! mais comment le saisir au passage, le conserver ?

Les indigènes océaniens savent, comme tous les sauvages, le produire par le frottement continu et rapide de deux branches sèches. Détras avait naguère, à Bouraké, tenté de s’en procurer par le même procédé, mais il n’avait pas réussi. Il lui manquait un tour de main que seule donne l’habitude. Toutefois, ayant vu à l’œuvre un Canaque de la police, il se rappelait que l’homme laissait tomber les étincelles sur la poussière de bois produite par le frottement et qui servait de combustible.

Autour de lui, les arbustes ne manquaient pas : l’évadé eut vite réuni un amas d’écorce sèche qu’il pulvérisa et de fibres de plantes dont il fit une sorte d’étoupe. Il plaça cet amas au-dessous de la roche et battit le briquet.

Une minute après, un jet de flamme jaillissait et Détras n’eut plus qu’à entretenir ce feu en y jetant des branches. Puis, à l’instar des Canaques, il chercha un niaouli, arbre à l’écorce épaisse et molle, semblable à des peaux superposées, et qui peut brûler lentement pendant des jours avant de se consumer. Avant l’universalisation des boîtes d’allumettes, le niaouli servait aux indigènes de garde-feu.

Maintenant, la situation du fugitif se trouvait bien améliorée. Tout d’abord, il était à même de conserver la viande bien mieux que par la simple exposition au soleil. Puis, une fois cette besogne terminée, la venaison empaquetée dans de larges feuilles et cachée dans un trou, Détras, s’armant d’une branche résineuse enflammée comme d’une torche, put procéder à l’exploration de la grotte.

Cette reconnaissance ne laissa pas d’être d’abord très difficile. Vu le peu de hauteur de la paroi, l’évadé était forcé de ramper dans cette excavation au premier abord peu spacieuse. Pourtant, en tâtant les roches, là où disparaissait la source, il sentit deux de ces roches s’ébranler sous la main. Un instant après, il avait dégagé l’ouverture d’un boyau assez irrégulier, qui s’enfonçait obliquement dans les entrailles du sol.

Cela paraissait un admirable abri. Détras revint sur ses pas se munir d’une provision de branches résineuses, car l’exploration pouvait durer longtemps. Puis, il reprit son voyage, d’abord pénible, insensiblement plus aisé : en effet, la hauteur et la largeur de cette étrange galerie augmentait peu à peu. Au bout de dix minutes, le voyageur cheminait dans un souterrain d’une hauteur et d’une largeur moyenne de deux mètres, dont les parois schisteuses, pailletées de mica, brillaient féeriquement à la lueur de la torche.

Il serait trop long de suivre Détras dans les détails de son exploration. Celle-ci, au bout d’environ trois quarts d’heure, se termina de la façon la plus inattendue : l’évadé revoyant soudainement la lumière du jour. Il se trouvait à ciel ouvert, tout au fond d’un vallon verdoyant, d’environ cent mètres de circonférence. Des pins, des bananiers, des papayers, des pommiers canaques, des ananas, et une foule d’autres végétaux qui lui étaient inconnus, en faisaient un Éden en réduction. La source, qui traversait la grotte et n’avait cessé de se grossir de mille infiltrations souterraines, venait y aboutir en un clair ruisseau qui se terminait par un petit lac, à la surface duquel apparaissaient « koulas » et poissons aux écailles irisées. Sans doute, ce lac avait-il un épanchement souterrain.

Ce vallon était encaissé entre des montagnes aux flancs abrupts et voilé en partie par un rideau de lianes, de sorte qu’un voyageur, du haut de ces montagnes, n’eût pu l’entrevoir que d’une façon très imparfaite.

Mais ce qui frappa le plus Détras fut de découvrir sur les bords du ruisseau des traces de cultures. Des tarodières y étendaient leurs tranchées parallèles, autrefois irriguées, maintenant à sec.

Des hommes avaient donc vécu dans ce coin perdu ! Quels hommes ? Sans doute des réfugiés fuyant les guerres d’extermination que se livraient autrefois les tribus anthropophages ; peut-être les derniers survivants des révoltés de l’Aoui.

Cette dernière hypothèse que se formula Détras était la vraie, comme il s’en aperçut peu après, en découvrant trois squelettes humains. Deux gisaient dans une anfractuosité recouverte de broussailles et de plantes grimpantes ; le troisième était étendu un peu plus loin, le crâne tourné vers le ciel.

Sans doute le survivant, après avoir inhumé ses compagnons, s’était-il allongé là pour mourir. L’état de conservation des ossements indiquait que ces morts ne remontaient guère à plus de deux ans.

— Des révoltés ! songea mélancoliquement Détras. En fuyant la poursuite des soldats et des auxiliaires, ils ont trouvé la galerie souterraine qui les a menés ici où ils se sont refait une petite tribu.

Il songeait à la vie triste qu’avaient dû mener les trois exilés, se cachant loin des autres hommes. Sans doute, avaient-ils succombé à la nostalgie plus encore qu’au dénûment.

Les chiens qui l’avaient attaqué appartenaient sans doute à ces Canaques et, une fois ceux-ci morts, avaient repris leur entière liberté.

Quant au jeune quadrupède survivant qui, s’enfuyant devant lui, l’avait involontairement guidé vers cet Éden, il demeurait invisible. Peut-être trop faible pour risquer une lutte, s’était-il enfui en regagnant le souterrain, derrière Détras.

Celui-ci, trouvaille inappréciable, rencontra auprès des squelettes deux sagaies en bois durci, terminées l’une par un trident de fer, l’autre par une forte arête de poisson, un « tamioc » ou hachette américaine, une calebasse et un filet de pêche presque intact. Les oiseaux rapaces qui s’étaient nourris de la chair des cadavres, avaient respecté ces engins.

C’était pour l’évadé la possibilité de subsister en se cachant pendant des semaines jusqu’à ce que, ses geôliers l’ayant oublié, il pût gagner Nouméa. La pêche, la cueillette et peut-être un peu de culture lui permettraient de tenir.

Des jours s’étaient écoulés lorsqu’un matin il sembla à Détras que le sol dansait sous ses pieds. Il se raccrocha à un arbuste pour ne pas tomber.

Cela ne dura que trois minutes : c’était tout simplement un tremblement de terre.

Lorsque les dernières ondulations de la secousse sismique se furent éloignées, l’évadé, saisi d’un pressentiment, courut à la galerie souterraine.

L’orifice en était obstrué entièrement par un énorme quartier de roc.

Détras leva les yeux vers les montagnes dont les flancs abrupts s’élevaient presque perpendiculaires tout autour du vallon. Il se trouvait enfermé au fond d’un véritable entonnoir d’où il ne lui serait pas aisé de sortir. Majestueux et impassible, le ciel s’étendait au-dessus de sa tête comme un bleu linceul.

Devait-il, comme les Canaques qui l’y avaient précédé, mourir dans ce lieu oublié, loin du monde, loin des siens ?