Librairie des Publications populaires (p. 234-251).


XVIII

L’AMOUR AUX CHAMPS


Les époux Mayré, avons-nous dit, attendaient le retour de leur fils qui, libérable du service militaire, devait revenir bientôt à Véran.

Bien qu’elle ne connût ce jeune homme que pour avoir entendu ses parents parler de lui en l’appelant « notre Jean », Céleste n’avait pu se défendre d’une appréhension instinctive.

Non seulement parce qu’avec deux bras vigoureux venant s’adjoindre à ceux de Pierre Mayré et de la Martine il était possible qu’on la renvoyât, n’ayant plus besoin d’elle, mais aussi parce que ce jeune homme qui allait venir serait pour elle, si on la gardait, un maître de plus,

Que serait ce maître ? Violent ou sournois ? Grossier ou cupide ? Céleste savait par expérience ce que valent les patrons terriens, qui considèrent leurs garçons et filles de ferme non comme des êtres humains, mais comme de véritables bêtes de somme.

Elle se rappelait les brutes aux instincts violents auxquelles elle avait dû résister ou devant lesquelles, épouvantée, elle avait dû s’enfuir.

Jean Mayré arriva. Grand et solide garçon, un peu plus « dégourdi » qu’à son départ pour le régiment, l’air décidé, confiant en lui-même, la parole facile avec un certain ton de commandement.

Il embrassa ses parents sans beaucoup plus d’émotion que s’il les eût quittés la veille, content tout de même de se retrouver à Véran, dans sa ferme, loin des corvées de la caserne, pouvant se remettre aux travaux de la terre qu’il aimait. Sa mère, heureuse, lui avait fait fête, cessant d’être pour un moment la créature muette et passive qu’on la voyait toujours. Tout en l’accablant de questions qui se pressaient comme si une digue eût été ouverte, elle avait placé devant lui, sur la table, un morceau de lard froid et une bouteille de vin, pendant que la Martine préparait une omelette.

En mangeant et buvant, Jean considérait cette ferme où il avait grandi : les murs blanchis à la chaux, la cour où picoraient les poules, se dandinaient les canards et gloussaient les oies, le grand tas de fumier amoncelé dans un coin. Son instinct paysan revenant, il dit :

— Pourquoi n’a-t-on pas étendu ce fumier dans le champ ?

Puis il considéra son père, toujours solide, l’œil souriant dans sa face rougeaude ; sa mère, bien vieillie, et alternativement les deux servantes.

De la Martine, qui allait et venait, le regardant en dessous, il dit presque à haute voix :

— Celle-ci est laide !

La servante entendit-elle ce jugement ? En tout cas, elle le devina au regard dédaigneux du jeune homme et, bien qu’elle ne se fît que peu d’illusions sur ses charmes physiques, elle en ressentit du dépit. L’instant d’après, ce dépit devint une sourde colère lorsqu’elle entendit le fils Mayré murmurer en regardant Céleste :

— Eh mais, elle n’est pas mal du tout, celle-là. Dites donc, mère, depuis combien de temps l’avez-vous ici ?

Céleste, cependant, loin de chercher à attirer les regards du fils Mayré, s’était effacée autant que possible, se sentant mal à l’aise sous les yeux de ce grand garçon qui la dévisageait hardiment.

— C’est la Lucette, répondit la mère. Il y a quasiment un mois qu’elle est à notre service.

Jean Mayré se remit dès le lendemain à la terre comme avant son départ pour le régiment. C’était un vigoureux travailleur, sérieux et qui ne s’interrompait point dans sa besogne. À midi, une demi-heure lui suffisait pour boire un coup en mangeant un morceau de lard froid ou de fromage. Mais le soir, à la table commune, devant la grande soupière fumante de soupe aux légumes, il commençait à causer, disant ses souvenirs du régiment, racontant des histoires naïves plutôt que drôles et que pourtant sa mère écoutait avec admiration, son père avec un sourire et la Martine en s’efforçant de rire à chaque mot pour plaire au fils du maître.

Quant à Céleste, son esprit était bien loin : il suivait Galfe.

Deux fois, elle était retournée à Chôlon, pour le compte du fermier et, chaque fois, avait couru directement au bureau de poste, demander si une lettre l’attendait. Hélas ! il n’y avait pas de lettre !

Chaque fois aussi, elle écrivit et même, n’y tenant plus, supposant que les réponses de Galfe étaient interceptées parce qu’elle n’indiquait pas son adresse, elle se décida coûte que coûte à donner celle-ci : « Céleste Narin, aux soins de Mlle  Lucette Rénois, chez M. Pierre Mayré, Véran. »

C’était son pain quotidien qu’elle risquait, mais rien ne vint. La police même s’abstint de venir tracasser la jeune fille qui cessait ainsi de cacher sa résidence.

Les lettres de Céleste, décachetées, étaient purement et simplement jointes au dossier du condamné.

Jean remarquait avec un certain étonnement que ses contes de caserne, qui faisaient l’admiration de ses parents et de la Martine, laissaient Céleste absolument froide,

— Elle est sérieuse ! pensait-il.

La caserne est un lieu d’où les uns — les affinés sans force de résistance — sortent broyés ou abrutis, tandis que d’autres — les tout primitifs — y perdent quelque chose de leur simplicité fruste. Jean Mayré avait été de ces derniers : le contact avec des fils de paysans, d’ouvriers ou de bourgeois l’avait un peu dégrossi, en tout cas, lui avait enlevé une certaine gaucherie hésitante.

La tendresse vénale de deux ou trois de ces malheureuses dédaigneusement appelées « paillasses à soldats », celle plus désintéressée d’une cuisinière, et par-dessus tout, la conscience qu’il pouvait être, s’il voulait, le coq de Véran, avaient enlevé à Jean toute timidité dans ses rapports avec le sexe faible. Deux ou trois fois, il adressa la parole à Céleste, délibérément, n’attendant qu’un mot d’elle pour aller plus loin. Elle en eut l’intuition et demeura sur la défensive, polie, mais réservée, répondant tout juste d’un monosyllabe.

— Fait-elle sa bégueule ! songeait la Martine qui continuait à l’épier et qui se disait que si semblable occasion lui fût arrivée à elle, jamais elle n’eût été assez bête pour se refuser.

Elle croyait d’ailleurs que, si sa compagne de travail se montrait indifférente à des avances aussi flatteuses, ce ne pouvait être que par calcul, afin de se faire valoir plus cher.

Jean demeura étonné. Il ne s’attendait pas à ce qu’une simple fille de ferme demeurât insensible lorsque lui, fils du maître, lui faisait l’honneur d’avoir envie d’elle. Peut-être avait-elle un amant ? Il s’informa à ses parents qui devinèrent la cause de sa question et ne s’en émurent pas. Non, la Lucette était sage ; il n’y avait rien à dire sur son compte : on ne lui connaissait personne.

Attiré par cette résistance qui lui semblait inexplicable, Jean revint à la charge. Il se montra plus loquace, plus précis, lâcha des allusions égrillardes. Alors Céleste l’évita.

Cette situation était irritante pour tous deux : pour Jean dont le désir commençait à s’exaspérer, pour Céleste qui se disait que son refus prolongé lui ferait perdre son pain. N’était-elle pas une serve, à la merci du maître ? Pourtant, elle se l’était promis : elle ne serait jamais à un autre homme qu’à Galfe.

Le père et la mère Mayré ne se montraient pas émus du désir de leur fils. Ne faut-il pas que jeunesse se passe ? Après tout, puisqu’ils avaient cette fille à leur service, pourquoi Jean n’en userait-il pas ? Mieux valait cela qu’aller à la ville et en rapporter peut-être une mauvaise maladie.

L’idée qu’une servante de ferme pût sérieusement se refuser au fils des maîtres ne leur venait même pas. Toutefois, la réserve de Céleste, qu’ils ne s’imaginaient pas durable, leur plaisait. Rien ne leur eût autant déplu qu’une délurée se jetant à la tête de Jean, dans l’espoir d’arriver à faire la maîtresse. La maîtresse ! Pierre Mayré lui eût montré à grands coups de pied et au besoin à coups de fourche qu’il n’y avait à la ferme qu’un seul maître : lui.

À la fin, Jean résolut d’avoir une explication catégorique avec la rebelle.

— Lucette, lui dit-il un après-midi, surgissant inopinément derrière elle, tandis qu’elle liait de grandes brassées d’herbes dans le champ, il faut que vous me parliez franchement.

Céleste se sentit un froid au cœur. Maintenant, c’en était fait : après la proposition brutale et le refus, le renvoi ! Ah ! qu’avait donc la destinée à s’acharner ainsi sur elle ? N’eût-il pas mieux valu mille fois être morte ?

Comme elle gardait le silence, Jean reprit de sa parole impérative, qu’il tâchait pourtant d’adoucir :

— Lucette, pourquoi ne me répondez-vous pas ? Pourquoi cherchez-vous à m’éviter ?

— Parce que…

Céleste s’arrêta. Elle ne pouvait ajouter : « Parce que j’en aime un autre », et ne voulant pas non plus irriter le jeune paysan en lui laissant croire qu’elle avait pour lui de la répulsion proprement dite. Non, ni répulsion ni affinité, simplement une indifférence absolue.

Jean vit son hésitation et continua :

— Voyons, vous n’allez pas me dire que vous êtes comme ça, parce que vous avez un amoureux. Vous n’avez personne à Véran, pas vrai ?

— Certes, dit Céleste.

— Bon ! quand vous êtes venue vous engager, vous avez dit que vous étiez seule au monde, que vous n’aviez ni famille, ni amant. L’avez-vous dit ?

— Oui.

— Eh bien, alors ?

Dans cet « eh bien, alors ? » il y avait tout un monde : la proposition, presque l’ordre du maître qui s’étonne d’attendre et signifie son ultimatum.

— Écoutez, monsieur Jean, fit Céleste avec beaucoup de dignité malgré un certain tremblement dans la voix, je me suis engagée chez vous pour travailler. Êtes-vous mécontent de mon travail ?

— Non, certes, répondit le fils Mayré, étonné de la résistance de cette servante qui osait discuter avec lui et sentant peut-être une sorte de respect devant cette force morale qui lui était inconnue.

— Est-ce qu’on a quelque chose à me reprocher ? continua Céleste.

— Il ne s’agit pas de cela, murmura Jean.

Et, comme s’il eût été honteux de sa minute d’hésitation, il ajouta brutalement, en couvant la jeune fille d’un regard de convoitise passionnée :

— Tu me plais et je te veux.

Céleste se redressa et, pâle comme si elle eût été frappée au cœur, elle domina à son tour le fils du fermier d’un inexprimable regard de dignité.

— Vous n’avez aucun droit sur ma personne, fit-elle. Vous pouvez me renvoyer si vous voulez, je partirai.

Jean eut un violent mouvement de colère ; il fit un pas, le poing crispé, puis s’arrêta : ces deux mots : « Je partirai », l’étourdissaient et le troublaient d’une sensation d’angoisse.

Non, avant tout, il ne fallait pas qu’elle partît ! Il sentait que le choc eût été pour lui trop rude.

Il tourna le dos, momentanément dompté, et s’éloigna d’un air sombre.

Céleste était demeurée toute frémissante, terriblement secouée par cette scène. Pour le moment, l’assaillant brutal avait été repoussé, mais ne reviendrait-il pas bientôt à la charge ?

Elle demeura pensive, en proie aux pires inquiétudes et, sa journée finie, alla s’asseoir à la table commune, à côté de la Martine, mangeant sa soupe sans dire un mot. Du reste, elle n’était guère loquace les autres fois, ne parlant que lorsqu’on l’interrogeait.

Le lendemain, Jean n’adressa pas la parole à Céleste.

Deux autres jours s’écoulèrent sans qu’il lui parlât, et déjà la jeune fille espérait qu’il la laisserait peut-être tranquille, lorsqu’il l’aborda de nouveau à l’improviste, lui demandant sans autre préambule :

— Alors, c’est sérieux ?

— Oui, répondit gravement Céleste, dédaignant de feindre la non-compréhension.

Jean lui saisit le bras.

— Et si je voulais quand même ? lui souffla-t-il dans le visage, cherchant à l’embrasser.

Elle se débattit et si désespérément que, surpris, il la lâcha. Non, ce n’étaient pas là les manières d’une fille qui, par calcul ou coquetterie, fait seulement semblant de se défendre. Elle était sincère dans sa résistance.

Céleste, maintenant, sentait qu’elle ne pourrait plus rester à Véran. Elle avait envie de prévenir Pierre Mayré de son départ et n’osait : un sentiment d’angoisse l’en empêchait. Elle était bien libre, cependant, aucun engagement ne la retenant dans cette place où elle travaillait comme un cheval sans gagner un sou.

Non, on ne pouvait l’empêcher de partir, d’aller où elle voulait.

Où elle voulait ! C’est-à-dire sans savoir, droit devant elle, sur la grande route, à la merci de la faim, du froid et des gendarmes !

Elle avait pour toute fortune, qu’elle gardait soigneusement, deux francs quarante-cinq, somme que, déduction faite de ses lettres à Galfe, elle avait économisée sur les trois francs que lui avait en trois fois remis Pierre Mayré pour se rendre à Chôlon.

Sur le corps, elle portait sa même robe de laine noire, incessamment raccommodée et cependant demeurée propre, parce qu’elle la recouvrait dans son travail, même aux champs, d’un grand tablier de toile bleue.

La mère Mayré lui avait, en outre, généreusement fait cadeau d’une camisole hors d’usage, d’une vieille chemise et d’une jupe toute trouée, qu’elle eût jetées aux ordures. Céleste avait, tant bien que mal, rapiécé ces hardes.

Allait-elle, avec une somme et un trousseau aussi dérisoires, partir à l’inconnu ?

Vingt-quatre heures elle hésita. Finalement, Jean ne lui adressant pas la parole, elle résolut d’attendre encore.

Des jours se passèrent, pendant lesquels, à tout moment, elle s’interrompait de travailler et tournait la tête, craignant de voir surgir brusquement, décidé à tout, le fils Mayré. Des nuits aussi, remplies d’insomnies et de brusques réveils causés par le moindre bruit.

Jean, cependant, demeurait taciturne, non seulement avec Céleste, mais avec tous. Une fois le travail des champs fini, il allait s’attabler avec les autres, dans la grande salle, et mangeait, échangeant à peine quelques monosyllabes avec son père. Finies les joyeuses histoires de caserne, les récits sans cesse réédités des mêmes naïvetés grossières que la mère Mayré et la Martine écoutaient bouche bée, tandis que le fermier fumait sa pipe d’un air de bonne humeur !

À la fin, les époux Mayré s’inquiétèrent de ce mutisme chagrin dont ils comprenaient bien la cause. Ils échangèrent leurs idées : « Vraiment leur fils était bien bon de se faire du mauvais sang pour une servante qui lui résistait ! » Quant à celle-ci, elle y mettait tout de même trop de persistance : les fermiers comprenaient bien et approuvaient une fille qui ne cédait pas du premier coup ; ils n’eussent pas aimé une gourgandine qui se fût jetée à la tête de leur garçon ; mais il y a une limite à tout. Puisque la Lucette n’était qu’une servante, sans un sou vaillant, elle n’avait pas à tant faire la fière comme une demoiselle ou une villageoise ayant des écus au soleil.

— Peut-être qu’elle a peur que je la fiche à la porte ! conclut Pierre Mayré. Elle ne comprend pas que je fermerais les yeux.

Il accompagna ces paroles d’un haussement d’épaules et sa femme poussa un soupir. Tous deux aimaient leur fils et se sentaient mécontents qu’un entêtement de jeune fille le rendît chagrin.

— Que veux-tu ? dit le père Mayré à Jean, un soir que celui-ci paraissait encore plus soucieux que d’habitude. C’est une sotte, mais tu es bien bon de t’en tourmenter : les filles ne manquent pas.

Jean secoua la tête.

— Non, murmura-t-il entre ses dents. C’est celle-là que je veux… pas d’autre.

— Eh bien, pourquoi n’as-tu pas su la prendre ? Tu es son maître, après tout.

— Non, protesta nettement Jean, je ne veux pas lui faire violence.

Le père Mayré eut un geste d’impatience.

— Dans ce cas, mon garçon, que veux-tu que je te dise ? fit-il. Après tout, si elle ne veut pas et que tu craignes de la brusquer, il n’y a qu’à la laisser.

— La laisser !… non.

Ceci fut dit d’un accent si profond, si poignant, que le fermier, malgré sa nature peu sentimentale, tressaillit, inquiet.

Serait-il possible que son fils fît quelque bêtise ?

La mère Mayré rentrait sur ses entrefaites : elle regarda son mari, son fils et soupira. Bien que d’intelligence ordinaire, elle comprenait, son affection maternelle lui faisait deviner.

— Mon pauvre enfant, dit-elle, tu ne vas pas te faire du mauvais sang pour cette fille.

— Que voulez-vous ! fit brusquement Jean en regardant ses parents. Vous pouvez me trouver bête, mais c’est plus fort que moi : je ne puis me passer d’elle.

Et il ajouta entre ses dents, comme se parlant à lui-même :

— Elle n’est pas comme les autres et c’est pour ça qu’elle me plaît.

— Enfin, fit le fermier impatienté, tu n’as pas la prétention de la marier, j’imagine !

Et il termina ces paroles dans un gros rire.

— Pourquoi pas ? répondit Jean tranquillement.

Pierre Mayré eut un violent haut-le-corps et contempla son fils d’un œil effaré.

— Ah çà ! est-ce que tu es fou ? lui demanda-t-il, ou bien est-ce que tu te fiches de nous ?

Sa femme, elle aussi, regardait Jean d’un air pétrifié, muette.

Évidemment, rien ne pouvait stupéfier davantage ces paysans, bons calculateurs, que la recherche par leur rejeton, d’une fille sans argent, ni terre. Pareille chose leur paraissait une monstruosité inconcevable, quelque chose comme une rivière refluant vers sa source.

— Oui, déclara le jeune homme, d’une voix sourde, mais ferme, je l’aime, il me la faut. Comme femme… ça m’est égal, puisqu’elle ne veut pas autrement.

— Voyons, dit le père, en faisant un effort pour dompter son irritation, raisonnons ! Tu as vingt-trois ans, tu es grand, fort, bien bâti, tu es le meilleur parti de Véran : une ferme, trois vaches, huit cochons…

Il s’interrompit dans cette énumération pour juger de l’effet de son éloquence sur son fils. Celui-ci demeurait impassible. Avec une sorte de rage, le fermier reprit :

— Un veau, douze canards, quinze poules, six oies, vingt lapins, plus deux arpents de terre… Voilà notre bien au jour d’aujourd’hui.

— C’est tout de même vrai ! murmura sa femme d’un air admiratif.

— Et quand tu peux prétendre à épouser une fille qui t’en apporterait autant, tu irais prendre une sans-le-sou ! Non, laisse-moi rire !

Pierre Mayré, en effet, éclata, mais d’un rire contraint.

— Je sais bien, fit Jean, tout ça est vrai. Mais puisque nous sommes les plus riches du pays, je n’ai pas besoin de le devenir davantage.

— On ne saurait jamais être trop riche ! fit sentencieusement Pierre Mayré.

C’était l’éternelle pensée de l’âpre cultivateur, du commerçant, du petit propriétaire, qu’il exprimait ainsi. Sans se laisser abattre, Jean riposta :

— Qu’est-ce que ça vous fait, que je marie celle-ci ou celle-là ? Pour la gloriole d’avoir deux arpents de plus et de faire enrager les voisins ? Belle foutaise ! Est-ce que nous n’avons pas ici tout ce qu’il nous faut pour bien vivre sans crainte du lendemain et je serai-t-y bien loti d’avoir quelques poules et une vache de plus, si j’ai aussi une femme qui ne me plaît pas ?

— Oh ! répondit le fermier, avec l’inconscience naïve de celui qui ne voit dans l’être humain que la bête de somme, une femme on s’en arrange toujours, qu’elle soit laide ou belle. Elle n’a pas besoin de tant de qualités pour travailler et faire des enfants.

— Pour sûr ! appuya la mère Mayré avec une conviction d’animal domestique soumis à son sort.

— Pour le travail, reprit Jean, vous ne pouvez pas dire que la Lucette soit une fainéante.

— Non, certes, admit le fermier.

— Elle est courageuse, propre, douce. Vous ne pourriez trouver mieux qu’elle pour vous aider.

— Oui, mais elle n’a pas un sou.

— Eh bien, est-ce que nous ne sommes pas suffisamment à l’aise ? Et puis comme elle nous devra tout, je suis sûr qu’elle se tuera de travail.

Cet argument était au moins bizarre dans la bouche d’un amoureux. C’était cependant le plus propre à influer sur l’esprit du fermier. Pierre Mayré demeura taciturne, l’air grave, réfléchissant.

L’idée de consentir à pareil mariage lui semblait quelque chose d’inadmissible et cependant, malgré ses efforts pour la rejeter bien loin de lui, elle revenait se présenter à son esprit.

Quant à sa femme, elle ne disait rien, habituée à n’avoir d’autre volonté que celle de son mari.

Plus de trois semaines s’écoulèrent encore. Jean n’avait pas reparlé à Céleste et celle-ci pouvait se croire enfin délivrée de sa persécution amoureuse. Cependant le jeune homme était devenu de plus en plus taciturne et sombre, il mangeait peu et par saccades, avec des gestes colères et maigrissait visiblement.

— Notre Jean va devenir malade, se hasarda à dire la mère Mayré à son mari. Est-ce que tout de même il ne vaudrait pas mieux ?…

Elle n’osa pas achever, mais le fermier l’avait comprise.

— Oh ! ce mariage, gronda-t-il. Et cependant ?…

Un geste de colère impuissante et peut-être de lassitude ou de résignation accompagna ce mot « cependant » qui indiquait qu’un travail s’était fait malgré tout, dans l’esprit du fermier.

Jamais, dans sa nature prosaïque, il n’avait cru qu’on pût mourir d’amour, l’amour n’étant pour lui qu’un besoin sexuel qu’on peut satisfaire avec l’une ou avec l’autre. Et pourtant, il voyait que son fils en dépérissait. À quoi lui serviraient sa terre et ses quelques écus au soleil s’il continuait à s’en aller de tristesse ?

— Oh ! songeait-il, si jamais elle l’épousait, ce qu’il faudrait qu’elle travaille, pour compenser son manque d’apport !

En pensant ainsi, Pierre Mayré n’avait nullement l’intention d’être féroce. Pour lui, la vie n’était autre chose qu’un continuel calcul d’intérêts. En épousant sans dot un garçon qui possédait de l’avoir, la Lucette lésait celui-ci : il fallait donc que, par un surcroît de travail, elle rétablît l’équilibre ; c’était de toute justice.

Et peu à peu, il en arrivait à admettre que cet équilibre pouvait effectivement se rétablir ainsi. Il la voyait avec une sorte d’apaisement satisfait et même presque d’attendrissement, se levant au milieu de la nuit pour aller reprendre au champ le travail du soir précédent, ployant sous des fardeaux énormes ou tirant la charrue à côté des vaches, et réduisant ses dépenses, nourriture et vêtements, au strict minimum.

— Puisqu’elle nous devra son bonheur, pensait-il, ce sera bien le moins.

Un soir, Céleste, rentrant harassée de son travail au champ, trouva devant elle Pierre Mayré.

— Venez ! lui dit-il brusquement. J’ai à vous parler.

Machinalement, la jeune fille le suivit inquiète. Le fermier se dirigea vers le hangar où nul ne pouvait les voir ni les entendre.

— Là, fit-il en s’arrêtant, les yeux fixés sur Céleste, comme pour lire en elle. Écoutez-moi bien.

Il y avait dans cette voix un fond de colère mal contenue, presque de menace. C’était la première fois qu’il parlait à sa servante sur ce ton, il continua :

— Mon fils vous veut, vous le savez.

Céleste leva les bras d’un geste désespéré.

— Bien, je ne dis pas que c’est votre faute, reprit le fermier. Après tout, vous êtes libre de ne pas vouloir.

— Je n’ai rien fait pour attirer sa recherche, il s’en faut ! soupira la pauvre enfant.

— Ne vous désolez pas, dit Pierre Mayré, solennel, car vous ne savez pas le bonheur inespéré qui vous attend.

Il s’arrêta, pour permettre à Céleste d’accueillir sa communication avec toute l’émotion désirable.

Ce ne fut pas la joie, ce fut l’anxiété qui se peignit sur le visage de la jeune fille.

— Eh bien, continua le fermier, Jean m’a demandé la permission de… vous épouser.

— M’épouser ! s’écria Céleste, devenue pâle comme une morte.

— Oui. Vous ne vous seriez pas attendue à celle-là, n’est-ce pas ?

Et comme Céleste, écrasée, demeurait muette, le paysan ajouta :

— Et savez-vous ce que j’ai répondu, moi ?… Eh bien, je n’ai pas dit non.

— Vous !

Il y avait dans cette exclamation plus encore de désespoir que de stupeur. Pierre Mayré, qui s’était attendu à voir la jeune fille tomber à ses pieds, folle de joie, demeura étonné. Comment, c’était ainsi qu’elle accueillait l’annonce d’un si grand bonheur ! Non, il ne pouvait en croire ses yeux : c’était sans doute la joie, l’émotion qui la bouleversaient.

Un peu radouci par cette pensée, il continua :

— Je vous dis franchement que ça m’a coûté de consentir, car enfin vous ne possédez rien à attendre ; nous ne savons même pas ce qu’était votre famille et il faudra que vous nous donniez des renseignements sérieux, en nous montrant des papiers. Avant de se marier, il faut se connaître. Personnellement, je n’ai rien à dire contre vous et, si les renseignements sont bons, puisque Jean vous veut absolument, eh bien, autant vous qu’une autre. Il faudra, par exemple, que vous vous montriez digne de ce choix par votre conduite, par votre travail… par votre travail surtout.

Céleste croyait rêver. Quoi, après s’être vue délivrée, elle retombait sous la coupe de ces êtres frustes et violents qui la considéraient comme leur chose, leur propriété vivante ! Après la poursuite brutale du fils, l’injonction catégorique du père lui signifiait qu’elle avait l’honneur d’être élevée à la dignité de première servante, épouse esclave devant donner du plaisir après avoir donné du travail.

— Non, murmura-t-elle, c’est impossible !

— C’est impossible ! qu’est-ce que vous me chantez ? Ah çà ! vous ne me comprenez donc pas puisque je vous dis que je consens… à condition, bien entendu, que les renseignements sur votre famille me prouvent que vous ne m’avez pas menti. Sans quoi, je vous ficherais à la porte de la ferme.

Dans une révolte de dignité, Céleste se redressa.

— Non, fit-elle d’une voix ferme, je ne puis me marier… je ne veux pas.

Pierre Mayré demeura un moment foudroyé de stupeur. Puis il éclata :

— Ah ! vous ne voulez pas !… Vraiment, mademoiselle sans-le-sou ; notre fils n’est peut-être pas un parti assez bon pour vous ?

— Je n’ai pas dit cela, répondit Céleste, sans relever l’épithète injurieuse dans la pensée du paysan qui ne respectait que l’argent.

— Alors, quoi ?

— Ni votre fils, ni personne. Je vous l’ai dit, je ne veux, je ne puis me marier.

— Nous verrons cela demain ! cria Pierre Mayré.

Et il sortit, furieux.

Un moment. Céleste eut envie de s’enfuir tout de suite. Mais il était tard ; elle n’avait mangé qu’une assiettée de soupe à midi ; autant faire un dernier repas et dormir une dernière nuit à la ferme. Le lendemain, dès le réveil, elle quitterait Véran avec ou sans explication.

Plus triste encore que les autres fois, elle alla s’asseoir au bout de la table, à côté de la Martine et mangea silencieusement une tranche de lard froid étendue sur un morceau de ce pain qu’elle payait si cher.

Puis, elle gagna sa misérable couchette et s’y jeta, à peine dévêtue, essayant de dormir. Sans doute aurait-elle une longue course à fournir le lendemain ; qui sait si elle ne dormirait pas à la belle étoile ?

Cependant, Pierre Mayré en sortant de table, avait pris son fils à part, et lui avait dit :

— Tu sais, je lui ai dit à ta belle. Et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? Elle refuse.

— Pas possible ! s’écria Jean foudroyé.

— Comme je te le dis.

— Comment ! elle refuse… le mariage ?

— Oui, elle refuse le mariage. Elle veut être libre, cette demoiselle !

Jean poussa un sourd gémissement.

— Mon Dieu ! que faire ? murmura-t-il, crispant les poings, à la fois consterné et furieux.

— Imbécile ! dit son père, si c’était moi, je saurais bien comment m’y prendre pour lui rabattre son orgueil et c’est elle qui viendrait se traîner à genoux pour demander le mariage. Ce serait le grand moyen et le bon.

Et le regard du fermier était si expressif que Jean tressaillit, comprenant.

Céleste avait fini par s’endormir. La fatigue de son dur travail quotidien, l’emportant sur le chagrin et les angoisses, était venue clore ses paupières et l’emmener peu à peu au pays des rêves.

Elle était avec Galfe, dans une contrée inconnue, une terre ensoleillée, que caressait le zéphyr, sous un ciel sans nuages, devant les flots plus bleus que l’azur. Des fleurs multicolores épanouissaient leurs corolles ; des oiseaux chantaient sur les branches vertes des arbres.

Ils étaient couchés côte à côte sur le sable du rivage, s’enlaçant d’une étreinte passionnée, leurs lèvres se joignant.

Céleste poussa un gros soupir et se réveilla soudain. Un homme était là auprès d’elle, l’étreignant dans ses bras, dévorant sa bouche d’un baiser fou.

Elle se débattit, comme le poids d’un corps allait l’étouffer et comme elle venait de ressentir le contact de deux jambes nues.

L’assaillant — Jean qui suivait le conseil de son père — la ressaisit et, la maintenant sous lui au risque de l’étouffer, allait sans doute réussir à assouvir son rut, si, dans la violence de ses mouvements, il n’eût heurté de la tête une grosse poutre. Le choc l’étourdit un instant et, de cet instant, Céleste profita pour saisir ses chaussures qu’elle trouva sous sa main et disparaître dans l’obscurité.

Elle s’était précipitée dans la cour et peut-être parce qu’elle courait pieds nus, retenant son souffle, le chien n’aboya pas. La porte était fermée et cadenassée, selon l’habitude, mais une échelle gisait à terre. Céleste, avec ce merveilleux instinct de l’évadé, saisit l’échelle, l’appliqua contre le mur et y ayant grimpé, la tira à elle pour descendre à l’extérieur. Tout cela fut fait en une minute.

Cependant, Jean, revenu de son étourdissement, cherchait Céleste à tâtons dans le hangar empli de ténèbres. Il s’étonnait et s’inquiétait de ne pas la trouver, ne pouvant supposer qu’elle lui eût glissé entre les doigts ; sa rage amoureuse, loin d’être diminuée, se sentait exaspérée.

Tout à coup, une lumière vacillante éclaira le hangar et Jean debout, les bras étendus, en chemise.

C’était la Martine qui, éveillée par le bruit, et comprenant, apparaissait sournoisement, elle aussi, en chemise, tenant un chandelier qu’elle venait d’allumer.

Jean eut un geste d’exaspération en voyant que Céleste n’était plus là. Puis, saisi d’une impulsion sauvage, il se jeta hors de lui sur la Martine, qui tout de suite s’abandonna, heureuse, pâmée, tandis que le chandelier tombé à terre s’éteignait.