Librairie des Publications populaires (p. 409-420).
Troisième partie


IX

TRAVAIL CONTRE CAPITAL


Galfe n’avait pas pris part, comme Détras et Bernard, aux événements de la grève. Non qu’il fût devenu pusillanime ou plus respectueux des exploiteurs. Mais il se sentait, bien plus que Bernard et même que Détras, tout à fait en dehors des mineurs, en dehors de ce monde ouvrier pour l’émancipation duquel il avait combattu certes, mais en indépendant, en isolé.

C’est là ce qui arrive souvent aux impatients, à ceux qui, las d’attendre les retardataires, partent en guerre tout seuls. Ils finissent par perdre tout contact avec les autres et quand ceux-ci, à leur tour, s’ébranlent, eux, fatigués, s’arrêtent.

Pour Galfe, la perte du contact était doublement inévitable, puisque le bagne l’avait pris et gardé dix ans.

Mais tandis que Détras, d’un tempérament différent, d’une nervosité moindre, se sentait ressaisi par l’amour de cette bataille ouvrière, Galfe, lui, qui jadis avait fait parler la dynamite, sentait qu’il vivait d’une autre vie que les mineurs. Le rêveur, le poète qui étaient en lui s’étaient dégagés de l’enveloppe du terroriste : il planait dans un autre monde.

Non pas dédaigneux, certes, de ces prolétaires qui étaient sa caste, avec lesquels il avait autrefois travaillé dix heures par jour, dans les entrailles du sol, au milieu de la poussière de charbon et des émanations du grisou. Mais impuissant à suivre les questions terre à terre d’un syndicat, à s’enthousiasmer pour des réformes de détail, la révolution même qu’il entrevoyait jadis comme une divinité justicière, lui apparaissait maintenant comme un point insignifiant dans l’évolution de l’humanité. L’humanité ! Qu’était-ce que cette espèce transitoire d’animaux aujourd’hui supérieurs, demain inférieurs, lorsque d’elle se serait dégagée la race des surhommes ? Il s’abandonnait à sa pensée, l’emportant comme avec des ailes, loin de cette misérable planète. Où ? Il ne savait, vers l’inconnu, vers l’infini.

Cette vie du rêve ne l’éloignait pourtant pas de Céleste. Par Céleste, il se rattachait à la terre, au monde réel. Si tant est que ce monde réel soit autre chose qu’une illusion !

C’est que, en Céleste, s’incarnait toute poésie, toute harmonie, tout amour. Sa beauté, qui allait à son suprême épanouissement, était faite à la fois de grâce et de force. Tandis qu’il y avait incontestablement chez Galfe un côté maladif, dû peut-être à l’atavisme, en Céleste, tout était saine vigueur en même temps que charme ; son enfance errante, au grand air, l’avait fortement trempée ; grâce à cette sève vivace puisée sous le ciel pur, au grand soleil, elle avait pu ensuite sortir non broyée des dures épreuves de la vie.

L’amour de Galfe et de Céleste n’avait pas diminué. Tous deux vivaient l’un en l’autre et par l’autre. Si laborieuse et occupée qu’elle fût des détails de la vie pratique, la jeune femme possédait, elle aussi, indépendamment d’un cœur généreux, un sens inné du beau. Elle avait désiré s’instruire pour vivre toujours en communion complète avec son amant, alors même que leurs sens seraient rassasiés de caresses. Lui s’était fait son éducateur ; touchant enseignement que celui donné par ce prolétaire qui lui-même s’était efforcé d’élargir, par des lectures, son éducation toute primaire. Il n’avait pu lui apprendre évidemment ce qu’il ignorait, les lettres, l’histoire et les sciences abstraites ; mais à des leçons élémentaires de grammaire et de calcul, il avait ajouté quelques notions usuelles de géographie, voire même de géologie et de cosmographie.

La chose peut paraître étrange. Pourtant rien n’est plus réel. En vivant dans les entrailles du sol, le mineur à l’intelligence ouverte et affinée avait voulu connaître l’histoire de cette terre qu’il déchirait ; comme, aussi, étouffant dans les ténèbres souterraines, son esprit incompressible s’était élancé instinctivement par delà l’azur radieux vers l’étendue sans limites. Il avait lu, médité et maintenant il rencontrait en Céleste une élève qui le comprenait.

Un observateur stupéfait eût entendu cette jeune femme, ignorante de la règle d’accord des participes, dire à son amant :

— Oui, qu’est-ce que la terre ? Un point dans l’espace, un point qui s’effacera dans quelques millions d’années ! Le soleil lui-même s’éteindra ; mais d’autres terres et d’autres soleils naîtront peut-être.

— La vie est infinie, universelle, répondait Galfe.

Et la leçon ou la causerie instructive, délassant du travail assidu de la journée, se terminait par des baisers.

Qu’on ne croie pas, nous le répétons, à de l’exagération. S’il est une science qui ait jamais eu de l’attraction sur les anarchistes, ennemis des frontières, des gouvernements, des religions, des lois, c’est l’astronomie. Comment pourrait-on croire au caractère sacré des fictions acceptées par l’inconscience humaine, lorsqu’on voit le peu de place qu’occupent dans l’univers notre humanité et la terre elle-même, lorsqu’on voit la vie se continuer en dehors de nous sous toutes les formes, incessamment changeantes ? Le poète et le voyant se confondent et c’est pourquoi aussi des astronomes-poètes comme Flammarion se révèlent souvent anarchistes !

Là, dans ce nid d’amour du bois de Faillan, Galfe et Céleste vivaient leur beau rêve, oubliant leurs misères passées, oubliant même la grève qui grondait à deux pas d’eux dans Mersey.

Pourtant, lorsqu’il se rendait en ville porter le linge aux clients, Galfe rencontrait des groupes de mineurs, des patrouilles de soldats et de gendarmes, des murmures de colère montaient jusqu’à lui et parfois alors un frisson le secouait. Brusquement, il revoyait sa vie passée, le travail d’esclave au fond des puits, la révolte, la dynamite, le bagne.

Et dans le rappel de ce drame vécu, toute sa chair de prolétaire frémissait. Quelquefois, au passage, il s’arrêtait chez Détras pour lequel il se sentait une sympathie réelle. Il leur arrivait de vider ensemble une chopine, histoire non de boire, mais de causer. Pourtant, comme par un accord tacite, ils évitaient l’un et l’autre de parler de la Nouvelle-Calédonie : à quoi bon évoquer des souvenirs d’amertume et de désespoir ?

Détras, maintenant, achevait de s’installer avec sa femme et son ami. L’ancienne maison était presque entièrement rebâtie, en tout cas, suffisamment pour qu’ils pussent y loger. Une clôture en bois entourait le terrain loué ; le poulailler s’élevait déjà, pourvu d’une vingtaine d’hôtes emplumés ; l’étable était à demi construite. Encore une dizaine de jours et tout serait à point.

Geneviève s’occupait de la basse-cour. Détras et Panuel des travaux de construction. Grâce à leur activité et aussi au concours des amis, les frais avaient été moindres qu’on ne le supposait et on allait pouvoir acheter sans trop se serrer la vache et les chèvres. Déjà la carriole était là, remisée dans un coin de l’étable, où ruminait un ânon vigoureux et doux, bonne bête de trait. Détras, par une réminiscence ironique lui avait donné le nom de Touvenin, insulte pour l’inoffensif quadrupède à longues oreilles, mais réhabilitation pour la mémoire du feu commissaire de police. La loi des compensations ne domine-t-elle pas l’univers ?

Quelquefois, le matin, les habitants du faubourg de Vertbois voyaient la carriole descendre vers la ville, au trot de l’ânon. Détras ou Geneviève la conduisait, portant au marché des œufs frais, allant y chercher les provisions de deux ou trois jours pour la petite colonie. Au passage, c’étaient des : « Bonjour, monsieur Détras » ou : « Bonjour, madame Détras ! » et des : « Hue ! donc, Touvenin ! » proférés au milieu de gros rires par les anciens du pays, qui se rappelaient le défunt commissaire. Ce baptême de l’âne plaisait aux gens de Mersey et augmentait la popularité des Détras.

L’activité inlassable que déployait l’amnistié à son installation ne l’empêchait pas de descendre, le soir, après dîner, chez Brossel où il trouvait Ouvard et Bernard. Ce dernier, depuis le commencement de la grève, ne vivait plus ; cette grève, on pouvait dire que c’était son œuvre : avant tous les autres, il l’avait préparée, en semant l’idée dans les esprits. Et maintenant, il la voyait se réaliser ; sa vie en était emplie ; dès le matin, se mettant en route avec ses ballots de journaux, il prêchait à tous les ouvriers qu’il rencontrait la solidarité et la résistance au capital. Les grévistes affluaient chez lui par groupes, dans l’après-midi et le soir, l’entourant de leurs sympathies, car ils se rappelaient combien il avait souffert pour la cause ouvrière, et l’écoutant parler avec une sorte de ferveur religieuse. Cette ferveur, loin de griser Bernard, l’agaçait et, parfois, il s’écriait brusquement :

— Mais, sacrebleu, au lieu de répondre toujours oui à ce que je dis, discutez : je n’ai pas la science infuse !

Bernard et Détras se retrouvaient avec Ouvard à la maison de Brossel. Tous trois se comprenaient, également hommes de tête et de résolution avec des caractères différents : Détras vivait en libertaire dans une société qu’il méprisait et détestait, s’efforçant de n’avoir de contact avec elle que pour la démolir ; Bernard était le collectiviste révolutionnaire, ne niant pas la beauté du rêve, mais ne s’y attardant point, toujours préoccupé des moyens pratiques pour amener le plus tôt possible l’affranchissement de la classe ouvrière et l’expropriation des capitalistes. Quant à Ouvard, que les événements mettaient en lumière, son influence sur les mineurs ne cessait de croître ; il apparaissait le laborieux tenace et lucide, avec une tendance à regarder au delà de Mersey et du syndicat.

— Prends garde, lui avait dit un jour Bernard en riant, c’est l’ambition qui s’éveille en toi. Ne va pas lâcher les camarades pour prendre ton vol vers le Palais-Bourbon.

— Qui sait ? avait répondu Ouvard sur le même ton. Mais si jamais j’y entre, ce sera pour dire leurs quatre vérités aux bourgeois.

Détras, Bernard et Ouvard formaient par le fait un triumvirat exerçant une influence morale qui s’étendait des mineurs à toute la population ouvrière de Mersey. Ils n’étaient pas toujours d’accord sur les solutions ; une discussion amicale mais chaude, dans laquelle chacun apportait son tempérament et ses vues, avait éclaté entre eux, le surlendemain même de la proclamation de la grève.

— Il ne suffit pas de se mettre en grève : il faut faire connaître ses griefs et ses revendications, avait dit Ouvard.

— C’est très juste, approuvèrent à la fois Bernard et Détras.

Et ce dernier ajouta :

— La mine aux mineurs !

Ouvard eut un mouvement d’épaules.

— Eh oui, je sais bien, dit-il, l’expropriation. Moi aussi, j’en suis, nous en sommes tous ; mais pouvons-nous l’effectuer aujourd’hui ? Non, n’est-ce pas ? Alors, demandons autre chose en attendant.

— Parle, fit Détras.

— Voici, je crois, la liste de revendications qu’on pourrait présenter à la Compagnie, avec l’espoir de voir les autorités intervenir en notre faveur.

Ouvard tira de sa poche un papier, le déplia et lut :

1o Reconnaissance explicite du droit des mineurs à se syndiquer et réembauchage des ouvriers congédiés pour leurs opinions ou pour avoir adhéré au syndicat ;

2o Dissolution de la police de la Compagnie. Renvoi de Moschin et de ses sous-ordres ;

3o Suppression de l’ingérence des agents de la Compagnie dans la vie privée ou familiale des mineurs ;

4o Augmentation de salaire de 0 fr. 25 par jour pour tous les ouvriers, sans exception ;

5o Politesse des chefs envers les hommes pendant le travail ;

6o Droit à un repos effectif d’une heure (de midi à une heure) dans les galeries.

Qu’en dites-vous ? fit Ouvard lorsqu’il eut achevé de lire.

Détras eut une moue dédaigneuse.

— Quoi ! fit-il, c’est pour réclamer si peu de chose qu’on aura mis tout le pays en mouvement.

Il regardait Bernard. Celui-ci hochait la tête, perplexe.

— En effet, murmura-t-il. Cela ne me satisfait pas entièrement. Il y manque je ne sais quoi, une affirmation du droit des mineurs à la richesse produite, quelque chose qui réserve l’avenir.

Ouvard haussa les épaules.

— Vous voilà bien partis pour le pays des rêves, dit-il. Si pâles que vous paraissent ces revendications, je suis bien sûr que la compagnie les trouvera encore trop rouges.

— Oh ! pour cela, c’est certain, murmura Bernard, mais enfin, ce n’est pas une raison. Il faut profiter du courant qui nous porte pour aller aussi loin que possible.

Le secrétaire du syndicat demeura quelques instants songeur.

— Écoutez, dit-il enfin, moi aussi je comprends qu’il faut demander beaucoup pour avoir peu. Mais tout de même, si on demande par trop, on n’obtient rien du tout.

— Quoi que tu demandes, fit Détras, tu te heurteras à l’opposition de la Compagnie. Alors, refus pour refus, autant s’affirmer catégoriques.

Bernard approuvait de la tête. Ouvard eut un léger mouvement d’impatience.

— Avec cette différence, déclara-t-il, que si nos propositions sont acceptables, nous serons soutenus par l’opinion publique…

— Oh ! l’opinion publique ! prononça Détras.

C’était à lui-même qu’il se parlait. L’ancien forçat revoyait ses compatriotes terrorisés au moment du procès de la bande noire, et n’octroyant aux victimes pour toute aide qu’une pitié platonique. Il revoyait, à la Nouvelle, les hommes libres, civils, marins, colons, flétrissant de leur mépris le troupeau muet des condamnés sans savoir qui étaient ces hors-la-société, quels actes ils avaient commis.

Ouvard lut cette pensée amère sur le visage de l’amnistié.

— Évidemment, je sais bien, fit-il, l’opinion, cette déesse, n’est souvent qu’une prostituée. N’importe ! Elle existe, elle compte : il faut tâcher de l’avoir pour soi.

Malgré tout, Ouvard eût voulu, lui aussi, accentuer le programme des revendications ; mais il se disait qu’il n’était pas prudent de forcer la note. Si le syndicat, qui représentait l’avant-garde ouvrière, s’en contentait, il était vraisemblable que, pour la masse des mineurs, c’était tout ce qu’on pouvait prétendre obtenir en ce moment.

Cette pensée : maintenir la communion du syndicat et de la masse ouvrière, dominait Ouvard. Il pressentait le projet de Moschin : guetter le moindre tiraillement des mineurs pour constituer un syndicat jaune. Il était non moins indispensable que la sympathie générale non seulement à Mersey, mais dans le département et dans toute la France allât aux grévistes et poussât les pouvoirs publics à intervenir en leur faveur, car une question primordiale se dressait : celle de la subsistance.

— Comment nourrir les grévistes et leurs familles si le conflit s’éternise ? demanda-t-il à Détras et Bernard.

— Eh ! avait répondu le premier, il ne faut pas qu’il s’éternise ou, autrement, il ne restera plus qu’un moyen : prendre où il y a.

— Piller ! fit Ouvard en fronçant le sourcil. C’est un expédient de désespoir.

— De guerre sociale.

— Si tu veux, mais nous n’en sommes pas encore là. Si seulement la municipalité était socialiste révolutionnaire, elle réquisitionnerait pour nourrir les travailleurs, quitte à s’entendre après avec les fournisseurs.

— Va demander cela à Bobignon !

— Enfin, résumons ! dit Ouvard impatienté. Nous n’avons pas le droit de sacrifier les mineurs et les familles à des considérations théoriques. C’est à eux, en définitive, à déclarer si le programme leur paraît suffisant, trop fort ou pas assez.

— En cela tu as raison, répondit Bernard. Assemble le syndicat et après le syndicat tous les autres.

Détras demeurait songeur. Il se disait que le parlementarisme est un écueil des mouvements populaires et que, sans s’attarder aux formes, c’est aux plus conscients, aux plus énergiques à guider la grande masse, jusqu’au jour où cette masse, à son tour, lancée d’un élan irrésistible, les déborde et les dépasse.

Mais les mineurs de Mersey en étaient-ils arrivés à ce point d’évolution ou d’entraînement ?

Rares encore, il faut bien le dire, étaient ceux qui, comme Bernard et Ouvard, voyaient en fin de compte l’expropriation des capitalistes au profit de la collectivité. La conception d’une société toute nouvelle dans laquelle le salariat serait définitivement aboli leur échappait. Ils sentaient l’oppression du capital et lui envoyaient l’anathème de leurs colères ; mais, en même temps, le monstre leur paraissait indéracinable : ils n’osaient rêver comme possible sa disparition complète. Un singulier mélange de colères anarchistes, de vagues tendances socialistes et de vieilles idées routinières d’esclaves inconscients se faisait en leurs esprits. Par moments, on eût cru des iconoclastes, décidés à faire table rase de tout ce qui existait. L’instant d’après, on les entendait dire : « Bah ! des patrons, il y en aura toujours ! »

Ce qu’ils voulaient avant tout, c’était un peu moins d’écrasant travail et un peu plus de pain ; c’était aussi d’être traités en hommes et non en bêtes de somme par les chefs ; c’était enfin, une fois leur tâche terminée, se sentir affranchis de la surveillance ignominieuse des mouchards, libres de ne pas envoyer leurs femmes et leurs filles aux offices et à confesse, sous peine de perdre leur pain.

Les propositions formulées par Ouvard furent adoptées d’acclamation par les syndiqués réunis à la maison Brossel. Ce jour-là, on eût dit que la mer, une mer humaine, déferlait sur l’habitation. La cour, le local du syndicat, les autres chambres étaient bondées de mineurs s’empilant et s’étouffant pour entendre la lecture du memorandum résumant leurs griefs et leurs espérances. Au milieu de cette masse de chair à travail qui débordait jusque dans la rue, Ouvard, se frayant difficilement un passage, allait d’une place à une autre, lisant son exposé de revendications, salué par des tonnerres d’applaudissements.

Mais ce n’était pas tout : si le syndicat demeurait le noyau de la force ouvrière, il ne pouvait sans imprudence se séparer de la masse ou s’arroger le droit de parler sans mandat au nom de cette masse. Certes, les adhésions au syndicat s’étaient multipliées depuis le commencement de la grève ; malgré cela, que représentait-il numériquement ? À peine le dixième des grévistes.

— Camarades, cria Ouvard, prévenez tous ceux que vous verrez qu’on se retrouvera ce soir à sept heures sur la côte en face la Ferme nouvelle.

La Ferme nouvelle, c’était le nom sous lequel, déjà, dans le pays on désignait l’habitation des Détras.

Marbé étant dégoûté, depuis la terrible bataille, de louer la salle du Fier Lapin, pour y tenir des réunions et les autres débitants ou cafetiers continuant à se courber devant la Compagnie, il devenait impossible de trouver un local. Déjà Brossel avait reçu injonction du commissaire de police — injonction illégale d’ailleurs — de déloger de chez lui le syndicat sous peine de poursuites. Pourtant, il fallait se rassembler : c’était la condition vitale sine quâ non de la grève.

Se réunir dans les bois, comme au temps de la bande noire ? Ouvard s’y fût opposé de toutes ses forces. C’eût été pour lui une diminution morale des ouvriers, n’osant affirmer leur droit que clandestinement, à la façon de conspirateurs ou de pusillanimes. Or, ils n’avaient à être ni l’un ni l’autre. C’était ouvertement, en face de cette ville de Mersey, créée par le travail, qu’ils devaient proclamer leurs revendications et montrer leur force.

Sur le large plateau s’étendant au-dessus du faubourg de Vertbois devant la Ferme nouvelle, à l’est, et les Mésanges à l’ouest, avec le Fier Lapin entre ces deux points extrêmes, l’espace ne faisait pas défaut. Une petite armée eût pu y manœuvrer : l’armée des mineurs y serait à l’aise pour écouter Ouvard et sanctionner ou rejeter les propositions.

À l’avance, le secrétaire du syndicat, aidé par ses camarades, avait rédigé une trentaine de copies. Brossel en avait reproduit à peu près autant au polycopie, de sorte que les grévistes qui demeuraient groupés par équipes de puits et de galeries, pouvaient se prévenir mutuellement, se mettre au courant des propositions, et n’avoir plus qu’à approuver ou rejeter.

Il faudrait sans doute se hâter, car la troupe et surtout la gendarmerie prévenues, pourraient arriver et dissoudre cette réunion en plein air. La France démocratique ne jouit pas, à ce point de vue-là, des libertés politiques de la monarchique Angleterre.

— À ce soir ! répétèrent les syndiqués.