Librairie des Publications populaires (p. 397-402).
Troisième partie


VII

LA DÉFENSE DE LA DIRECTION


Moschin, afin de permettre à toute la bande Michet d’attaquer la réunion des syndiqués, avait fait appel aux sociétaires de la Vieille Patrie française pour garder militairement les bureaux de la direction et les chantiers. Ces jeunes guerriers, tout fiers de jouer un rôle qu’ils estimaient d’ailleurs sans péril, avaient arboré leur bluet et s’étaient armés de leurs fusils, transportés par les soins de Moschin du stand à la direction.

Le chef policier leur avait, en outre, fait distribuer des cartouches, six par homme, ce qui porta leur enthousiasme à son comble.

Dans leur exultation, Moschin eut même quelque mal à les empêcher de décharger leurs fusils sur d’inoffensifs passants. Histoire de se faire la main !

Ils étaient convaincus que les mineurs, intimidés par leur allure belliqueuse, n’oseraient s’approcher si jamais ils avaient eu envie de se livrer à quelque manifestation contre la Compagnie.

Moschin ne croyait pas à une attaque ou même à une démonstration des mineurs. Il ne doutait pas que Michet eût réussi à dissoudre la réunion du Fier Lapin, et à disperser les syndiqués. Toutefois, il était de bon principe de parer à toute éventualité ; d’ailleurs, ce qui ne se présentait pas le jour même pourrait se présenter le lendemain. En faisant prendre les armes aux sociétaires de la Vieille Patrie française, il préparait ces jeunes gens à un conflit qui pourrait venir plus tard, et, en même temps, il intimidait les ouvriers.

La veille, il avait pris l’apéritif avec le commissaire de police, et, celui-ci s’étant enquis si l’aide de ses agents était nécessaire, Moschin avait répondu :

— Oh ! pas le moins du monde. Gardez-les seulement sous la main au cas où il se produirait quelque effervescence dans la ville. Je vous signalerai demain les syndiqués qui auront fait les mauvaises têtes, et il vous sera facile de les faire arrêter à domicile.

— Vous êtes bien aimable, monsieur Moschin… À la vôtre ! avait répondu l’impartial fonctionnaire en choquant son verre contre celui de son interlocuteur.

Le brigadier de gendarmerie, prévenu également que toutes mesures étaient prises, continua une passionnante partie de manille sans s’occuper de la réunion du Fier Lapin.

Moschin, après avoir fait partir Michet et sa bande, demeurait donc tranquille. Les syndiqués seraient mis en fuite à coups de trique et si, dans la soirée, quoique effervescence se produisait en ville, la police et la gendarmerie feraient leur devoir. Pour tuer le temps et faire patienter en les amusant les membres de la Vieille Patrie française, Moschin les passa en revue.

Ils étaient trente-cinq, armés diversement, les uns de Lefaucheux, les autres de fusils Gras, mais ayant tous des cartouches appropriées à leurs armes. Leur doyen, Sylvain Cabot, âgé de vingt-cinq ans, avait été réformé pour faiblesse de constitution au bout de deux mois de service, son père étant marguillier. Du jour où il ne fut plus à la caserne, son ardeur belliqueuse ne connut plus de bornes : il servait de moniteur à ses jeunes compagnons qui n’avaient point encore tiré au sort, remplaçait Moschin lorsque celui-ci était obligé de s’absenter et exhortait ses co-sociétaires à savoir mourir pour la patrie !

La patrie, c’était le coffre-fort du baron des Gourdes !

— Cabot, lui dit à haute voix Moschin en s’arrêtant devant lui, je compte particulièrement sur vous pour me seconder s’il y a lieu.

Le réformé sentit son cœur se gonfler d’orgueil. Ainsi, il était promu publiquement lieutenant du chef policier. Dans son enthousiasme, il cria : « Vive la Compagnie ! » cri que tous ses compagnons répétèrent d’une seule voix.

Moschin, satisfait, approuva d’un : « C’est bien ! En cas de besoin, j’en suis sûr, vous ferez tous votre devoir. » Puis, il plaça une demi-douzaine de sentinelles et, casernant le reste de sa troupe dans un des bureaux, il attendit.

Des heures s’écoulèrent ; Moschin avait déjà plusieurs fois relevé les sentinelles et envoyé une petite patrouille en reconnaissance dans le faubourg du Vertbois, toujours histoire de tenir son monde en haleine. La patrouille n’avait rien remarqué et les jeunes guerriers commençaient tout de même à s’ennuyer lorsque, comme la demie de quatre heures venait de sonner, un cri de : « Aux armes ! » retentit.

Moschin se précipita hors de son bureau, le revolver à la main.

— Garde à vous ! commanda-t-il… Mais… où sont-ils ?

— « Les » voilà ! murmura le belliqueux Cabot d’une voix mal assurée, en étendant la main vers le septentrion.

Du regard, Moschin suivit cette direction et il aperçut « un » mineur qui accourait.

— Ils n’ont pas l’air nombreux, fit-il ironique.

— C’est peut-être une ruse de guerre, émit, un peu honteux, le sociétaire de la Vieille Patrie française.

Moschin haussa les épaules, et comme, la sentinelle s’étant repliée, les jeunes guerriers se rangeaient en bataille contre cet unique arrivant, le chef policier tonna :

— Laissez-le passer !

Et, assez haut pour que tous l’entendissent, il ajouta comme se parlant à lui-même :

— Décidément, j’ai de fichus soldats ! Un seul homme leur fait peur.

Cependant, le mineur était arrivé à moins de trente mètres. Moschin le reconnut tout à coup : c’était Plétard, un des hommes de la bande à Michet.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui cria le chef policier en allant au-devant de lui. Ta place était avec tes camarades.

— Chef, répondit l’homme, mes camarades sont en fuite ou assommés.

— Hein ! fit Moschin qui éprouva comme un vertige.

Jusqu’à ce moment, la possibilité d’une défaite ne lui était point apparue. Parmi les syndiqués, quelques-uns, pensait-il, pouvaient être hommes à se défendre, mais les autres seraient chassés à grands coups de trique et de soulier dans les côtes. Il avait confiance en Michet.

Et maintenant il apprenait une déroute, il entrevoyait un désastre.

— Ce n’est pas possible ! gronda-t-il. Qu’est-ce que vous me contez là ?

— L’exacte vérité, chef. Tenez, voyez.

Et, en disant ces mots, Plétard enleva son chapeau. Une large blessure apparut derrière la tempe, le cuir chevelu entaillé, les cheveux collés par le sang.

— C’est un coup de gourdin. Un pouce ou deux plus loin, mon affaire était faite.

— Mais les autres ? demanda Moschin, que le malheur particulier de Plétard touchait peu et qui ne songeait qu’au résultat de l’entreprise.

— Les autres ont écopé comme moi. Nous avons été rossés comme jamais on ne l’a été et la moitié des nôtres sont restés sur le carreau.

Ce dernier détail était inexact, le plus grand nombre ayant été faits prisonniers et non assommés, mais Plétard n’avait pu s’en rendre compte, trop heureux de s’être frayé un passage à travers les rangs ennemis.

— Mais Michet ? demanda Moschin.

— Il est prisonnier. Un homme que nous ne connaissons pas s’est précipité, dans la salle du Fier Lapin, derrière nous, comme nous étions en train d’assommer les autres. Il a pris notre chef à la gorge, l’a emporté et alors tout a changé : les syndiqués sont revenus de leur surprise et, comme ils étaient plus nombreux que nous, ils nous ont foutu sur la gueule.

Moschin croyait rêver. Quoi ! un homme avait suffi pour amener cette défaite, un véritable désastre pour la Compagnie, désastre moral et sans doute aussi matériel, car les mineurs encouragés, grisés par leur victoire, ne connaîtraient plus ni crainte ni obstacles ; rien ne les retiendrait. Ce serait d’emblée la grande grève que mènerait le syndicat, dont les rangs viendraient se grossir de tous ceux restés jusqu’alors hésitants.

Et cette idée d’un seul homme résolu se jetant sur toute une bande et suffisant à faire tourner la chance le hantait.

— Un rude mâle, celui-là ! murmura-t-il. Ce n’est pas comme vous autres.

Il avait prononcé cette dernière phrase à l’adresse de Cabot et des miliciens de la « Vieille Patrie française ». Mais quand il les chercha du regard, il demeura stupéfait de ne plus apercevoir que quatre sociétaires placés en sentinelle à quelque distance. Les autres, entendant le récit terrifiant de Plétard et persuadés que les syndiqués allaient descendre les attaquer, venaient de filer sans tambour ni trompette, le réformé en tête. On pouvait les apercevoir, détalant sans bruit, le dos courbé, quelques-uns ayant abandonné leur fusil.

Moschin dédaigna de rappeler ces lâches dont le concours devenait dérisoire. Il se borna à former des quatre jeunes gens qui n’avaient pas suivi la débandade, un petit poste pour garder la direction ; en même temps, il dépêcha Plétard porteur d’un billet rédigé en hâte au commissaire de police et au brigadier de gendarmerie, les priant d’accourir avec leurs forces disponibles.

L’attaque des bureaux et des chantiers par les mineurs, que Moschin avait présentée comme possible, sans y croire lui-même, aux sociétaires de la « Vieille Patrie française », afin de les éprouver, était devenue probable, sinon certaine.