Épisodes, Sites et Sonnets/Texte entier

Épisodes, Sites et Sonnets
Épisodes, Sites et SonnetsLéon Vanier (p. PdT-TdM).

HENRI DE RÉGNIER

ÉPISODES
SITES ET SONNETS

Nouvelle édition
PARIS
LÉON VANIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
19, quai saint-michel, 19

1891

PRÉFACE


Les deux recueils qui composent ce volume ont paru l’un : Sites, en 1887, l’autre : Épisodes, en 1888, à la librairie de Léon Vanier, qui me propose de les réimprimer.

Le petit nombre d’exemplaires qui fut tiré de ces deux ouvrages s’est dispersé çà et là et a diminué au point qu’il serait peut-être, à quelqu’un en goût de les connaître, difficile de se les procurer.

Ce prétexte justifierait cette réédition, si, en outre, certaines modifications au détail du texte primitif, en vue de le rendre moins imparfait sans l’altérer, ne la légitimaient encore.

Aux Sites et aux Épisodes on a joint quelques Sonnets écrits à la même époque ou peu après et qui s’y juxtaposent assez bien.

Cet ensemble aura au moins le mérite d’une certaine unité de forme, car aucun des poèmes qui y participent ne s’écarte de la technique du vers alexandrin, technique dont l’auteur a abandonné l’usage exclusif en son recueil subséquent et en ceux qu’il prépare et où l’ancien vers dominateur n’apparaît plus que par endroits et, ailleurs allié à ses dérivés, n’entre dans l’ordonnance des strophes que comme un élément de leur rythme.

H. de R.
Paris, 1er septembre 1891.

ÉPISODES

C’est la même tristesse encore et la même âme
À qui l’aube et le soir ont légué leur frisson,
Le passé qui revit en les choses qui sont,
La marée écumant toujours la même lame
Et la même âme encore et sa même chanson.

Vieille angoisse abritée au masque d’un sourire,
La même qui pleurait au masque de ses doigts,
Qui se dresse aujourd’hui plus fière qu’autrefois
Cambrant l’orgueil de sa blessure où l’on voit luire
De clairs rubis de sang comme aux robes des rois.

L’espoir jadis pareil à la chair vive et nue
Bat sous l’étoffe lourde du poids des joyaux
Sa tristesse leurrée au mensonge d’échos
Et s’enivre de voir sur la Terre ingénue
Fleurir des vanités de rêves triomphaux.

PRÉLUDE

À la source des seins impérieux et beaux
J’ai bu le lait divin dont m’a nourri ma Mère
Pour que, plus tard, mon Glaive étrange et solitaire
Ne connût pas la honte aux rouilles des fourreaux ;

À travers la grille d’or torse et les ventaux
D’un casque à qui s’agriffe au cimier la chimère
J’eus une vision vermeille de la Terre
Où les cailloux roulaient sous les pas des Héros ;

Et, fidèle à la gloire antique et présagée,
J’ai marché vers le but ardu d’un apogée
Pour que, divinisé par le culte futur

Des Temps, Signe céleste, au firmament, j’élève,
Parmi les astres clairs qui constellent l’Azur,
Une Étoile à la pointe altière de mon glaive.

PRÉLUDE

Parfums d’algues, calme des soirs, chansons des rames,
Prestige évanoui dont s’éveille l’encor !
Et l’arome des mers roses où nous voguâmes
À la bonne Fortune et vers l’Étoile, ô Mort ;
Écho d’une autre vie où vécurent nos âmes,

La mémoire d’alors et de tous les jadis
Où notre rêve aventura ses destinées
Aux hasards des matins, des soirs et des midis,
Et le mal de savoir que des aubes sont nées
Plus belles, sous des cieux à jamais interdits,


Le songe d’un passé de choses fabuleuses
Propage son regret en notre âme qui dort.....
Souvenir exhalé des ardeurs langoureuses
Qu’une Floride en fleurs épand sous les soirs d’or
Où les clartés des Étoiles sont merveilleuses.

Une mort a fermé nos yeux en quelque soir
D’amour antérieur ou de lutte héroïque,
Et nous sommes tombés aux pièges du manoir,
Et nous avons dormi dans la chambre magique ;
Quel philtre a fait ainsi nos prunelles surseoir

Au spectacle éternel des choses éphémères
Dont battit notre cœur timide ou véhément,
Et, dans notre sommeil, veillé par les chimères,
Nous avons gardé tout un éblouissement
De l’époque abolie et des aubes premières.....

Les doux soirs d’autrefois surgissent un à un
Et tournent lentement en une ronde étrange :
Voici la terre antique et le brusque parfum
De la vigne où mûrit la treille de vendange
En l’automne où survit encor l’été défunt ;


Les répons alternés des odes et des lyres
Se croisent tour à tour de vergers en vergers
Où la flûte s’essouffle en saccades de rires ;
Et les grappes en sang des raisins saccagés
Masquent de pourpre les impudeurs des délires :

Sang de l’automne aux doigts roses d’avoir cueilli !
Sang aux pointes des seins, sous les lèvres goulues
Et sous les mains par qui leur nudité jaillit !
Dans le bois qu’une chair fleurit de grâces nues
Monte le rire bref du Priape assailli.

Pourtant la vieille Terre est triste où nous vécûmes,
L’écho des grottes est le même, et cette mer
Déferle en mêmes fleurs de perles ses écumes,
Et l’ennui nous a pris de voir en le ciel clair
Tourner les blancs oiseaux qui laissent choir leurs plumes,

Bien qu’aujourd’hui ce temps soit doux, qui fut ailleurs
Nostalgique, lent à s’enfuir, et lourd à vivre
En l’éperdu désir des horizons meilleurs
Et d’autres mers et de pays et d’azur ivre
Et de phares de marbre où guettent les veilleurs !


Et le vent, écho mort des choses séculaires
Et des rêves passés et des arômes bus,
Apporte un bruit lointain de rames, ô galères
Qui fendiez l’inconnu des flots vers d’autres buts
Où vous guidait la foi des aurores stellaires.

Les griffes des caps crispaient leurs ongles mauvais
Pour nous saisir, chercheurs de l’Île et de l’Étoile ;
Et des hommes couraient, pieds nus, le long des quais,
Pour tirer vainement des flèches dans la voile,
Et jeter contre nous des sorts et des galets.

Ô les doux chants râlés aux gorges des Sirènes,
Et les sanglots d’appel de l’Ariane au dieu
Qui doit venir, porteur du thyrse, et les Fontaines
De Jouvence, en les roses de sang et de feu,
Conviant à les boire les lèvres humaines ;

Le rivage fleuri de lis où l’ombre dort
En un duo dit par les flûtes de l’idylle
Dont l’une chante la Vie et l’autre la Mort ;
Et le heurt de la proue au sable fin de l’île
Parmi des conques d’émail vif où l’ancre mord.


C’est là que je dormis, ivre du sang des treilles,
Ayant cueilli les fruits gardés en les vergers
Par les dragons qui vomissent des vols d’abeilles,
Ô toi qui vins pour faire honneur aux étrangers
Quêteurs de la Fortune heureuse et des merveilles ;

De la montagne nue aux plaines où fleurit
Un éternel avril en fragrances de roses,
De l’aurore jusques en l’ombre qui sourit
J’ai suivi le chemin de ton pied que tu poses
Sur le gazon joyeux d’être par toi meurtri ;

Et je te vis venir des neiges virginales
Par qui la cime ardue éblouit le ciel clair,
Rieuse, et qui portais à la main des pétales
De fleurs que tu mordis en regardant la mer,
Où les galères s’ancraient dans les flots étales ;

Je fus l’hôte de tes royaumes interdits ;
Et j’ai dit, à l’éveil, aux hommes d’un autre âge,
Ce chant de siècle mort et d’âme de jadis
Afin qu’il s’enroulât en guirlandes d’hommage
À ta mémoire jusques en les temps maudits.

LES DEUX GRAPPES

Au sommet de la proue où veille un bélier d’or
En spirales dardant le défi de ses cornes
S’évanouirent au vent d’Est les gammes mornes
Dont le Pilote berce un regret qu’il endort ;

Les écumes des mers sont des toisons encor
Qu’éparpilla le saut astral des Capricornes.....
Et c’est la vieille vie où s’accoudait aux bornes
Le bucolique rêve en un autre décor ;

L’air pastoral évoque un soir où l’on débrouille
L’écheveau d’hyacinthe au bois de la quenouille
Et le thyrse du pampre crispé qui l’étreint,

Car ce joueur, enfant, incisa les écorces
Et fut Pâtre, avant de guider au port lointain
La proue où le bélier darde ses cornes torses.

LES DEUX GRAPPES

Le crépuscule est doux, ce soir, parmi les Vignes.

Les Vendangeurs brandissent haut leurs thyrses lourds
D’un entrelacs de pampre et de grappes insignes
D’où tombent des grains mûrs sur les tambourins sourds ;

Il s’exhale un parfum de la Terre chauffée,
Des vignobles et des chemins et des labours,
Et la brise passagère d’une bouffée

Disperse un rythme d’ode et les hymnes redits
Aux gloires des raisins gonflant comme un trophée
Leur maturité due aux flammes des midis ;


Le cortège s’espace en danses capricantes
Par les sentiers où les échos sont assourdis
Vers les marches du Temple aux chapiteaux d’acanthes,

Et dans la troupe en joie, ivre du vin futur
Les femmes ont livré leurs lèvres de bacchantes
Dont le rire de chair s’ouvre comme un fruit mûr.

Lorsqu’ils auront lavé leurs mains rouges au Fleuve
Et rendu grâce au Dieu par qui luit en l’azur
L’or du soleil propice à la vendange neuve,

Ils iront vers la Ville où le marbre trop plein
Des vasques déborde d’onde où la soif s’abreuve
À la hâtive coupe en valve d’une main ;

Mais aujourd’hui la ville est en fête et délire,
Et le cortège fou que guide un tambourin
S’avance en un accueil de Trompette et de Lyre ;

Les gueules des lions au mufle bestial
Au lieu d’une eau vulgaire aux auges de porphyre
Crachent un flot pourpré de vin convivial,


Et, dans un tournoiement cabré de danse agile,
Cette foule, en ce soir d’ivresse jovial,
Heurte et boit, méprisant or et verre fragile,

Le Vin né de la Terre en des coupes d’argile !


J’ai cueilli, pour moi seul, ce soir, la grappe unique

Et je l’emporte, ayant de la terre aux genoux,
Soigneusement roulée aux plis de ma tunique,
Par le chemin du val où glissent les cailloux.

Vers le sommet du mont où la grotte recèle
Le trésor ignoré des merveilleux bijoux
Dont l’éclat fulgurant dans l’ombre se décèle.


Parmi tous je connais la coupe sans défauts
Dont le métal sonnant de saphyrs se bossèle,
Digne du Vin versé dans ses ors triomphaux ;

J’y boirai tout le sang de la grappe cueillie
Comme on mange le bled mystique que la Faulx
Ne fauche pas aux champs de la Terre avilie…

Voici d’ombre et de soir tout site atténué
Dans un effacement de rêve qu’on oublie,
La Ville en bas redit son cri diminué,

Écho du monde vain que mon mépris déserte,
Clameur d’un peuple en joie à sa danse rué
Et dont vient à mes pieds mourir la voix inerte.

Cependant que tourné vers la Mer qui tout bas
Déferle sourdement sur la plage couverte
Des écumes, sueurs des vagues en ébats,

Je convie à fêter l’ivresse des breuvages
Les Oiseaux merveilleux qui voltigent au ras
Des flots jaillis emperlant l’essor des plumages,


Rôdeurs infatigués des Îles et des Mers
Et qui portent au bec des fleurs et des messages
Par delà l’Occident des Océans amers,

Voyageurs jamais las et forts qui sont mes rêves,
Et dont les ailes sont couleur des outremers
Du ciel en ces pays où l’or sable les grèves ;

Voici qu’autour de moi vole et tourne l’essaim ;
Leurs pennes de métal ont des lueurs de glaives
Et j’écrase joyeux la Grappe de raisin,

Tandis qu’au loin la Mer calmée a tu ses râles,
Je lève dans la Nuit et le Silence saint
La coupe, et bois le vin des vendanges lustrales

Où tremblent des reflets d’étoiles sidérales.

LUX

La torche des glaïeuls s’enflamme aux clairs midis
Qu’un bois d’ombre bleuit par delà le grand Fleuve
Aux bords frôlés de brise, un peu, pour que s’y meuve
En ondes le flot glorieux des blés blondis ;

L’essaim bourdonne en nimbe autour des ruches pleines
Parmi le val où l’herbe abonde de fleurs d’or,
Et dans l’Azur fendu d’un sillage d’essor
Des vols d’oiseaux fuyards rament à toutes pennes ;

Tout l’éphémère éclat des rives et des ciels
Rayonne en ces midis qui mûrissent les miels
Et c’est la chute lente et seule d’une plume,

À l’horizon des routes où vont nos pas seuls
Jusqu’à la nuit d’un crépuscule où se consume
Le flamboiement fleuri de pourpre des glaïeuls.

LUX

C’était l’aube d’un jour de gaîtés et de rondes
En la clarté rieuse et rose des matins
Où le Printemps s’échappe à ses exils lointains
Pour d’un rire éveiller le sommeil des vieux mondes,

C’était l’aube d’un jour de joie et d’allégresse
Dans l’azur rajeuni de l’Orient charmé,
C’était l’effeuillement des couronnes de Mai,
La moisson douce et la vendange sans ivresse,

De simples fleurs que se paraient les chevelures
Et non plus de l’orgueil d’un pampre rougissant,
Ce n’était pas l’orgie équivoque et le sang
Des grappes ni sa pourpre chaude et leurs souillures


La fraîcheur nuptiale et claire des rosées
Mouillait seule les doigts et perlait seule aux mains
Des Vierges qui passaient, blanches, par les chemins
Dans le silence des campagnes reposées.

Il s’en venait parfois sur les brises chargées
De parfums l’éclat pallié d’un rire pur,
Et tout là-bas la mer infinie et d’azur
Prolongeait l’horizon des plaines étagées,

Le doux vent qui poussait les lames sur les grèves
En lents écroulements d’écume au sable clair
Apportait d’un pays autre de par la Mer
Le vol transmigrateur des Espoirs et des Rêves ;

C’était comme le souffle d’un Dieu qui délivre !
Et l’attrait rayonnant de cette nouveauté
Rajeunissait l’enchantement et la beauté
De la vie et donnait de fous désirs de vivre…

Voici le Temple enguirlandé du seuil au faîte
Le marbre blanc scintille et rayonne aux frontons,
Voici la porte ouverte et le parvis ; montons
L’escalier incrusté jonché de fleurs de fête :


Autour du toit un vol de colombes fidèles
Tourne et s’abat épars parmi l’azur profond
Du ciel, et c’est ainsi que viennent et s’en vont
Les heures s’envolant avec un frisson d’ailes ;

En cortège vers l’ombre et l’abri des ramures
Les couples vont rêver leurs rêves préférés,
Et des oiseaux goulus piquent les grains pourprés
Des muscats grappelés et des grenades mûres ;

Le soleil qui ruisselle inonde les porphyres,
Les plaines et les bois et la mer sont de l’or !
Là-bas, dans la forêt massive qui s’endort,
Passe l’appel jeté des Odes et des Rires.

LA GALÈRE

Ô roses du Jardin et des aubes vaillantes
Que n’avez-vous fléchi les Princesses, ô fleurs,
Et voici les amours et les femmes d’ailleurs
Dont les lèvres aussi comme vous sont sanglantes ;

Le fard teinte le nu des bustes où se tord
La guirlande qu’y nouèrent des mains brutales,
Et c’est le cortège impérieux des Omphales
Pour qui file au rouet le Héros qui s’endort.

Et sous les hauts bocages architectoniques,
Parmi les lis éclos en le Jardin de rois,
Ce sont les Dalilas cachant sous leurs tuniques

D’hyacinthe l’éclair d’acier des ciseaux froids
Et qui vont, graves, emmêlant entre leurs doigts
Le noir trésor des chevelures héroïques.

LA GALÈRE
..... des galères d’or belles comme des cygnes.
Stéphane Mallarmé.

Parmi la floraison des arbres et des roses
Dont rit le mont gemmé de son glacier vermeil
Notre âme avait connu le merveilleux éveil
De son enfance pour la nouveauté des choses :

De l’ombre des vallons jusques au sable amer
Et, des sites exubérants aux grèves nues
S’épandait la candeur des roses ingénues
Et des caps florescents s’allongeaient dans la Mer ;

Terre d’éveils ravis où dort l’écho des rêves
Au fond des bois bordés d’étangs et de jardins…
Des fleuves embaumaient aux lauriers riverains
Leurs ondes claires à baigner le nu des Èves.


Mais voici qu’à l’effort d’un doux vent alizé
Vers le golfe incurvé calme comme une rade
Vint aborder une galère de parade
Belle d’un appareil naval et pavoisé.

La poupe reflétait ses lettres en exergue
Aux flots battus par les rames à chaque bord,
Et des singes pelés se jetaient des noix d’or
Avec des cris du haut de la maîtresse vergue ;

Tous les agrès étaient de soie et d’or tissés,
Un semis de croissants de lunes et d’étoiles
Éparses constellait l’écarlate des voiles,
À des hampes, des tendelets étaient dressés…

Les Princesses ayant foulé les blondes grèves
S’en vinrent en cortège à travers les jardins,
Avec des fous, des courtisans, des baladins,
Et des enfants portant des oiseaux et des glaives.

Et, pris d’un grand amour et tout émerveillés
De sentir une honte enfantine en nos âmes
À nous voir si chétifs devant ces belles Dames
Et vêtus de la laine seule des béliers,


À leurs mains maniant des éventails de plumes
Prises à l’aile en feu des oiseaux d’outre-mer,
À leurs pieds qui courbaient les patins d’argent clair,
À leurs chevaux nattés de perles, nous voulûmes,

Émus d’un grand émoi suprême et puéril,
Forts du timide amour qui rêve des revanches,
Nouer les nœuds de guirlandes de roses blanches.
Que le sang de nos doigts pourprerait d’un Avril ;

Mais aux poignets sertis des Belles souriantes
Tous les liens de fleurs défleurirent leur poids,
Et les Oiseaux qu’au poing portaient les Enfants-Rois
Nous éblouirent d’un vol d’ailes effrayantes ;

Et les Princesses fabuleuses aux yeux doux
Fuirent avec leurs fous et leurs bouffons hilares
Aux Nefs de parade qui larguaient leurs amarres
D’un or fin et tressé comme des cheveux roux.

LE VOLEUR D’ABEILLES

À mon ami Francis Vielé-Griffin.

Nul ne sait si promis à quelque exil farouche,
Héros maudit de son règne déshérité,
D’astre annonciateur d’une nativité
N’a pas brillé jadis sa puérile couche ;

Et la conque où s’éveille aux gammes de sa bouche
Le progressif écho d’une sonorité
Garde au contact de son pur souffle ébruité
Un peu du rose de la lèvre qui la touche ;

Il rayonne à son front des vols d’abeilles d’ors.
Au poids de son talon résonnent des trésors
Enfouis en l’horreur de cette solitude

Où sa flèche tua les Oiseaux voyageurs,
Et quand sa vierge chair pour le bain se dénude
L’aube d’un sang royal y montre ses rougeurs.

LE VOLEUR D’ABEILLES
Tuned to the noon-day of the trees
A simple flute calls forth the humming bees…
Francis Vielé-Griffin. (Ode to Edgard Poe.)

Le poids des grappes a courbé le jet des treilles
Lourdes de soir et d’ambre et de maturité,
Une rumeur de mer, au loin, berce nos veilles
Et parmi l’ombre où notre amour s’est abrité
La brise aux feuilles semble un passage d’abeilles.

Les ors divers des blonds soleils et des miels roux
Qui ruissellent de cire aux ruches des collines
Nuancent de leur double éclat tes cheveux doux,
À mon étreinte dénoués, et tu t’inclines
Pour baiser le front las posé sur tes genoux.


Un sourire de toi vaut une autre conquête
Et toute cette joie est lourde et c’est assez…
Un clairon vibre sur la grève, et sa requête
Arrive dans le soir jusqu’à moi qui ne sais
Plus rien de ce vain rêve où leur orgueil s’entête.

Ce lent jour écoulé d’aventure et d’émoi
Relègue en un oubli radieux la mémoire
De tout, hormis l’amour qu’il m’a valu de Toi,
Et laisse-moi, d’un trait, t’en redire l’histoire
Merveilleuse, la suite et le naïf exploit…

L’attente, et dans la nuit d’étoiles l’aube née
À l’Orient de cette mer où nous voguons
Vers les défis à notre proue éperonnée
Jetés par le Pays de l’or et des Dragons
Vers qui par le hasard notre course est menée,

La terre en fleurs surgie à l’aurore en chemin,
Et la plage déclive et le décor de vignes
Et d’oliviers, et sur le ciel clair du matin
La neige des sommets ondés en lentes lignes.
Et les vallons s’ouvrent pour qu’y fuie un lointain ;


Ce n’était pas le terme encor de l’équipée
Le Pays fabuleux que devait conquérir
L’héroïque talon nu des porteurs d’épée.
Le navire pourtant vira pour atterrir
Au sable d’une baie unie et découpée.

Et tandis qu’ils parlaient de victoire et de sang,
Et des soirs de massacre en des villes royales,
Assis en rond sur le rivage éblouissant,
J’errais parmi l’éveil des plaines pastorales
Dont les parfums grisaient mon âme de Passant ;

Et j’ai marché vers l’ombre étroite des vallées
Vertes d’herbes et d’onde où dans les roseaux droits
Tremblait la fuite encor de Nymphes détalées,
Et j’ai suivi le long des lisières d’un bois
Le pas de quelque Faune empreint aux fleurs foulées.

L’Azur du ciel dormait d’un sommeil ébloui,
Alors qu’une rumeur parvint à mes oreilles.
Et voici que bientôt paraît l’essaim ouï :
Et le vol bourdonnant d’innombrables abeilles
Gronde et pleut comme une grêle d’or inouï.


Les ruches dressent l’or de paille de leurs cônes
Au centre de la plaine où vibre le millier
Des abeilles vers qui le pas suivi des Faunes
M’a conduit par le bois et le sentier mouillé
(Car ils aiment et dérobent les beaux miels jaunes).

J’ai pris un rayon de miel ainsi qu’un voleur,
Et l’essaim bruissant comme un rêve tragique
Environna ma fuite à ce verger où leur
Colère se tut à l’éveil d’un chant magique
En incantation de lent rythme charmeur.

Et vers toi, ma Joueuse éternelle et frivole.
Qui d’un souffle en la flûte avive le vain jeu
Des gammes, fol essor qui vers l’écho s’envole,
Je t’apparus parmi la candeur du ciel bleu
Et nimbé d’un bruit d’abeilles en Auréole :

Et, pour cette rencontre et ce rapt enfantin
D’abeilles et ton sourire d’enorgueillie,
Mon âme qui voguait vers un autre destin
Abdique au doux servage où ta natte la lie,

Et la Trompe d’appel au ras des mers s’éteint.

ARIANE

Aux grèves de soleil où s’effacent les pas
Comme la vanité de notre ombre éphémère
Se sont moulés les seins aigus de la Chimère
Qui dormit sur le sable en quelque midi las,

La mer bourdonne sourde, à dire des abeilles
Ivres de l’or des algues rousses, et l’éclat
Du ciel de pourpre où le sang d’un soir ruissela
Évoque d’autres soirs aux vendanges de treilles ;

L’ombre mystérieuse a redit aux échos
Les tambourins rythmant les rites triomphaux
Du Dieu qui porte un thyrse où se tordent des vignes

Et, dans le ciel d’été, pâle Ariane, luit
Parmi la foule des étoiles et des signes,
Ta couronne apparue un astre dans la Nuit.

ARIANE

La proue impétueuse à l’horizon des mers
N’a pas fendu les flots dont l’écume est la flore
Éclose aux renouveaux de leurs éveils amers.

Le conquérant venu des pays de l’Aurore
N’a pas quitté la rive natale où grandit
L’héroïque rumeur de son renom sonore

Et sur la proue aventureuse où se roidit
De révolte le buste nu de la Sirène,
Le bouclier n’a pas encore resplendi


Qui porte en sa rondeur rousse de lune pleine
L’image incise en l’or d’un Bacchus triomphant
Sur le char attelé d’un tigre qui le traîne,

Ce dieu viril, aux yeux de femme, aux chairs d’enfant,
Qui secoue en ses mains, hochet de son délire,
Un thyrse lourd de pampre où le raisin mûr pend,

Blond vainqueur dont le cri de guerre n’est qu’un rire
Et qui détourne au soir sa route sur les flots
Vers l’Île rencontrée où la plainte l’attire

De la voix qui sanglote aux grèves de Naxos.


Les ailes d’un oiseau de mer qui vole et plane
Font choir une ombre double aux plages de soleil
Où mon ennui s’accoude en poses d’Ariane.


De l’aurore à midi, sidéral et vermeil,
Jusqu’au soir violet où s’allume l’étoile
De chaque nuit plus douloureuse à son réveil,

Au creux des sables fins comme un linceul de toile
S’est moulé mon ennui las de l’attente où rit
Un mensonge d’oiseaux longtemps crus une voile,

Et d’éternels avrils d’écumes ont fleuri
Sur les glauques sillons des vagues éternelles,
Prés que le soc d’aucune proue encor n’ouvrit ;

Et las de cette mer et du leurre des ailes
Aux horizons lointains et nus des ciels d’azur,
Et du déferlement des lames parallèles

Dont le flux de marée efface et comble sur
La grève mon empreinte vide, je ramasse
Une conque en spirales torses d’émail dur

Où je souffle un appel à quelque dieu qui passe.

LE VERGER

À mon ami Philibert Delorme.

Le matinal espoir des jours que j’innovais
Fut la promesse de tes lèvres d’Ingénue
Et d’avoir pour mon front tressé la bienvenue
Des guirlandes où rit la floraison des Mais ;

L’Été m’a ramené vers l’ombre où tu dormais
Dormeuse de la sieste éblouissante et nue ;
Ne m’as-tu pas guidé vers la mort inconnue
Toi qui parles aux soirs de l’Automne mauvais,

Et toutes trois n’étiez-vous pas l’amour unique,
Mystérieuses sœurs du Verger symbolique
Où veillaient votre attente et votre trinité,

Et chacune de vous, tour à tour, eut mon âme
Avec sa lassitude et sa naïveté,
Et j’ai chanté vers vous ce triple Épithalame.

LE VERGER

Je vis de la fenêtre ouverte sur le Rêve,
Au cadre fabuleux d’un vieux site écarté,
Un verger merveilleux de rosée et de sève
Apparaître à travers l’aurorale clarté
De l’heure où l’aube naît dans la nuit qui s’achève.

L’éveil d’un jour d’azur en un décor d’Avril
Chantait parmi la joie étrange des feuillées ;
La pelouse propice aux siestes sans péril
Allongeait ses tapis de verdures mouillées
Pour l’agenouillement d’un aveu puéril.


Le doux vent bruissait dans l’entrelacs des branches,
Et courbait l’herbe folle et glauque des gazons,
Et des arbres se détachait en avalanches
Le trésor libéral des neuves floraisons
Rouges ou pâlement roses ou toutes blanches ;

Dans le charme de l’heure, au centre du verger
Frissonnant d’un émoi de plumes et de brises
Éparses en les fleurs dociles à neiger.
Près d’une source Trois Femmes étaient assises
Oyant le flot parler d’un gai rire léger ;

Et la Première était gracile et toute ceinte
D’une robe pudique à plis multipliés,
L’Autre en sa nudité conviait à l’étreinte
Sans défense des bras sous son col repliés,
Et la Troisième avait la robe d’hyacinthe :

De ses genoux, parmi le reflet violet
Des étoffes, choyaient des grappes d’asphodèles
En l’herbe où la Dormeuse impudique étalait
La floraison aux seins de deux roses jumelles :
La plus jeune tressait des fleurs en chapelet.


Ses cheveux étaient blonds à tromper les abeilles ;
Et celle qui dormait épandait à grands flots
Toute sa chevelure, Or, où tu t’appareilles !
L’autre évoquait la nuit où les astres sont clos
Par ses bandeaux obscurs qui couvraient ses oreilles ;

Et toutes trois semblaient depuis l’éternité
Des siècles être là pour guetter la venue
En ce verger floral de l’Avril visité
De Celui qui viendrait d’une terre inconnue
Vers leur divine et leur fatale trinité !

Il vint, par le chemin du côté de l’Aurore,
Des vieux Édens perdus vers le monde ignoré,
En ce Verger de source et d’arbustes sonore,
Éphèbe épris d’amour, vaguement timoré
De son exil parmi les routes qu’il ignore ;

Vers celle qui tressait des fleurs entre ses doigts,
Vers la timide, la pudique, la gracile
Dont les cheveux flottaient sur la robe à plis droits
Il vint, et son aveu frivole et juvénile
Salua des genoux l’Élue entre les trois :


« Moi qui viens de l’Aurore et qui marche vers l’Ombre
De par le sort impérieux qui m’asservit,
Sois ma Compagne de la Vie à la Mort sombre. »
La Vierge se leva soudain et le suivit
Pour l’avoir attendu depuis des jours sans nombre.




L’épanouissement des sèves estivales
Éclate maintenant en feuillages divers !
Un vent, sur des eaux mortes, intactes et pâles,
Ainsi que las d’avoir erré, monte au travers
Du perplexe repos des verdures rivales.

Le Verger s’engourdit mystérieux et dort
Sous le poids du soleil, de l’heure et du silence,
Et d’entre les rameaux que ne meut nul essor
D’ailes et que pas une brise ne balance
Dardent de grands rayons comme des glaives d’or.

Par l’air une senteur vaguement flotte et rôde :
Moiteur de seins, sommeil de chair, afflux de sangs,
Tous les parfums sués par la terre âpre et chaude.
Et sur les larges fleurs grasses de sucs puissants
Bourdonne un or vibrant d’abeilles en maraude.


Parmi l’herbe éclatante et qu’elle éclipse, fleur
De ce royal Été promis par les Aurores
Où le Verger germa sa récente pâleur
Émue au renouveau des ailes et des flores,
La Divine s’étire en la pleine chaleur ;

Et dédaignant l’aide factice d’aromates,
Par la seule beauté de son corps attirant,
Par l’or de ses cheveux et l’éclat des chairs mates
Prête à vaincre d’Elle le juvénile Errant
Elle sommeille sur des roses incarnates,

Sachant qu’il reviendra vers le site béni
D’où, parmi la splendeur d’une aurore natale,
Se leva doucement, du groupe réuni
Sous les fleurs qui tombaient en neige, la plus Pâle,
Celle pour qui son prime amour fut infini ;

Car ce rêve d’enfant de choisir le sourire
Virginal et ce songe d’amour qui, naïf,
Veut pour toute la Vie, et de toutes, élire
Une reine à son culte idolâtre et votif,
Se dissipe aux midis de chair et de délire ;


Et dans le chaud verger où les abeilles vont
Déchirant l’air chargé de parfums et d’attente
Le Ravisseur joyeux, d’entre les arbres, fond
D’un élan ébloui jusqu’à la chair tentante
Qu’il emporte rieur vers le fourré profond ;

Et comme un cri jeté de rut et la victoire
D’un instinct sur sa proie impunément rué,
Vibre le rire triomphal et péremptoire
Aux échos successifs longtemps perpétué
Pour se perdre dans l’air sonore et sans mémoire…




Le double pas marqué sur l’herbe du matin
N’indique plus la trace où pesa leur foulure ;
Le rire glorieux dans l’écho s’est éteint :
Ô tout l’évanoui de cette chevelure !
Ô le premier aveu du Passant enfantin !

Au ciel d’or vespéral strié du sang d’un astre
Agonisant sa mort à la face du soir
Quel amour en péril va rire son désastre ?
La source froide et lisse est comme un marbre noir
De sépulcre parmi le gazon qui l’encastre.....

Le ciel qui fut d’un ocre triste est violet,
Foyer mort et marais de cendres et de fange
Qu’éparpille au passer l’aile d’un vent muet,
Et le verger d’ombre équivoque en l’heure étrange
S’alourdit d’un parfum de fièvre et de fruit blet ;


Et la Femme aux grands yeux d’attentes aux nuits vagues,
Droite en sa robe d’hyacinthe à joyaux clairs,
A décroisé ses mains où luit un feu de bagues,
Et d’un lent geste s’est là-bas tournée et vers
Le sentier blanc jusqu’où l’herbe déferle en vagues

Et par où va venir celui qui reviendra
Et, levée, elle dit lentement à voix basse
« Suis-je pas le baiser dont sa lèvre voudra,
Moi la seule tentation de la chair lasse,
Pêche miraculeuse aux aigreurs de cédrat.

Ma chair s’est préservée au tissu des tuniques
Du contact insulteur des vents et du soleil
Qui rougit le corps des dormeuses impudiques.
Et ne s’avive pas de la nuque à l’orteil
Du fard éblouissant des incarnats cyniques ;

Et, mes voiles tombés à mon seuil nuptial,
Je ne tenterai pas la défense qu’invente
La Vierge et j’offrirai mon corps impartial
Dans la sécurité de la Femme savante,
Sereine à tout jamais d’avoir su tout le mal ;


J’ai vu le renouveau des saisons éphémères,
Et le mensonge bleu menti par les Azurs ;
J’ai l’amour de l’épouse et la pitié des mères
Pour ceux qui dans la nuit où tombent les fruits mûrs
Guettent le vaste vol aveugle des chimères ;

Reçois le don mystérieux et le trésor
D’oubli que t’ont gardés mes lèvres hypocrites,
Et je serai ton guide aux fêtes de la Mort
Où tu prendras le feu des bûchers et des rites
Pour la gloire et l’éclat d’un lever d’astres d’or ;

Et vienne maintenant le doux Passant du site
Matinal, l’Ingénu de ce verger d’alors,
Le Charmeur oublieux de la Vierge tacite,
Le Ravisseur qui rit l’exploit de ses bras forts
Vers mon amour et sa suprême réussite ! »

LES MAINS

L’appareil varié des riches artifices,
Étoffes, fards, bijoux, sourires, tu les as !
Mais les robes sont d’un tel poids à ton corps las
Qu’elles glissent au nu de tes épaules lisses ;

Comme un couchant de flamme au froid des horizons
Transfigurant la plaine où gisent les scories,
Le fard posé ravive à tes lèvres meurtries
Le jeu de leur sourire et de tes pâmoisons ;

Et l’étoile de diamants aux pendeloques
De tes oreilles a, sur tes nuits équivoques,
Lui comme sur mes soirs de mal les astres vrais ;

Et cette lassitude égale nous convie
À joindre nos destins douloureux et navrés…
Vous qui savez si bien les hontes de la Vie.

LES MAINS BELLES ET JUSTES

Attestant la blancheur native des chairs mates
Les mains, les douces mains qui n’ont jamais filé,
Hors des manches sortaient le blanc charme annelé
De bagues, de leurs doigts, tresseurs des longues nattes.

Mains, vous cueillerez au bord des fleuves calmes
Les grands lis de la rive et les roseaux du bord,
Et sur le mont voisin vous choisirez encor
La paix des oliviers et la gloire des palmes ;

Ô Mains, vous puiserez à la berge des fleuves
Pour laver sur les fronts l’originel méfait
Le trésor baptismal de l’eau sainte qui fait
S’agenouiller le lin pieux des robes neuves ;


Ô Mains de chair suave où la lenteur des gestes
Fait descendre le sang au bout des doigts rosés,
Vous ferez sur les fronts las où vous vous posez
Neiger le bon repos de vos fraîcheurs célestes !

Et les Poètes, ceints de pourpres écarlates,
Où saigne avec le soir leur songe mutilé
Vous baiseront, ô Mains, pour n’avoir pas filé
Le lin des vils labeurs et des tâches ingrates :

Car aux lèvres l’émail des carmins efficaces
Avive leur contour sinueux et fardé,
Et la bouche de la Femme n’a rien gardé
De sa fraîcheur de chair rose de sangs vivaces,

Et les yeux ont requis le bistre des cernures,
Et la joue a rougi d’un factice incarnat,
Et des feux de saphyrs qu’une main égrena
Scintillent en l’amas fauve des chevelures,

Et les doux seins, appas impérieux des lèvres,
Première puberté des torses ingénus,
Cachent frileusement leurs charmes advenus
Sous les joyaux trop lourds que vendent les orfèvres,


Et le ventre poli qui s’étoile d’un signe,
Où frise le secret des laines de toisons,
Les hanches et les seins bombent sous les prisons
Des tissus palpitants dont le rêve s’indigne ;

Les robes d’or rigide où remuant d’écailles,
La soie aux plis nombreux, variés et chantants,
Et l’émail éraillé des satins miroitants,
Et la moire ridée en ondes et les failles

Qui façonnent la grâce étrange et plus hautaine
Imposent au Désir leur stérile roideur,
Et d’un mensonge encor irritant son ardeur
Voilent des nudités qui la feraient sereine.

Et, seules, attestant la blancheur des chairs mates,
Les seules mains, les mains qui n’ont jamais filé,
Sortent mystiquement le blanc charme annelé
De bagues de leurs doigts, tresseurs des longues nattes.

Mains douces ! qui cueillez sur la berge des fleuves
Les grands lis de la rive et les roseaux du bord,
Et simples ! qui puisez le baptismal trésor
Équivalent à tout le lin des robes neuves,


Mains justes ! arrachez le voile qui dérobe
À nos yeux le secret des purs nus triomphaux,
Dénouez la ceinture et brisez les joyaux,
Déchirez la tunique et lacérez la robe

Et dans le bain sacré des ondes baptismales,
Lavez les fards impurs dont se fardent les chairs,
Et que le Fleuve chaste emporte en ses flots clairs
Tout l’incarnat dissous des roseurs anormales.

SPONSALIA

Dès la fauve clarté d’un midi nuptial,
Vers les parvis jonchés éclate un chant de fête
Sacrant l’avènement du jour initial
Où meurt tout un passé sur qui la nuit s’est faite.

Les hymnes triomphaux redits à pleine gorge
Se taisent et le soir qui saigne aux horizons
S’attriste du sanglot d’un rêve qu’on égorge,
Holocauste dernier aux vaines déraisons ;

La Noce foule et fane en la route bénie
Les fleurs d’un autre Avril qui fut une autre Vie
Morte à jamais avec ses affres ou sa joie ;

Et sur l’Escalier où le cortège se range,
D’un geste langoureux la Fiancée octroie
Sa main à l’anneau, lourd de quelque pierre étrange.

SPONSALIA

Sur la fête d’un soir d’aromates et d’Anges,
Porteurs de glaives d’or et de robes étranges
Qui flottent sur le ciel étoilant leurs lents plis
Mouillés par la rosée abondante des lis
Par qui s’embaume le silence des vallées,
Souffle l’aile d’un vol de plumes étalées…

Ce songe d’âme triste et lasse de la chair
Des corps charmants et des lèvres, par qui l’éclair
Ingénu du baiser propage ses délices,
Et de l’adieu fatal des blondes Bérénices

Dont les charmes sont les sourires enfantins
Et leurs parures de joyaux et leurs yeux teints
Du fard de quelque mode invincible et barbare
Mais dont toujours la Loi cruelle nous sépare !
Ce songe d’une Fête vague dans un soir
Empli d’ailes mouvant des parfums d’encensoir
Et d’Anges blancs, porteurs de palmes et d’épées,
Droits en l’étoilement de leurs robes drapées,
En ce cri d’Hosannah s’achève pour jamais…

L’écho vibre de tes paroles et tu mets
Entre mes mains tes mains à qui nul ne résiste
Pour qu’à tes doigts l’anneau d’argent où l’améthyste
Enchâsse son éclat vespéral et fané
Atteste l’éternel amour qui s’est donné
À toi, l’Élue, en ce rite d’Épithalame,
À toi qui veux de mon amour et sais mon âme
Et crois à ce serment qui pleure à tes genoux,
Épris de l’or mystérieux des bandeaux roux
De ton front parfumé d’un miel de chevelure
Où l’arôme des fleurs se mêle à la brûlure
Des blonds soleils sombres au delà de la Mer,
Et de ta bouche lasse encor d’un sort amer


Dont l’emblème à tes pieds séjourne avec ton ombre :
Ô soir à quel Destin ta fête nous dénombre !
Les myrtes nuptiaux ont jonché les parvis
Et l’ostensoir s’allume en diamants ravis
Aux trésors déterrés des Grottes prismatiques,
Et sur le haut vitrail planent les vols mystiques,
Courbant les lis frôlés du nu de leurs talons,
Des Anges vêtus d’or, porteurs de glaives longs
Au pommeau rehaussé par des perles bossues
Et de robes qu’un ciel d’Étoiles, aperçues
En leurs scintillements de clartés et d’exils
Et leurs gouttes de feux palpitants et subtils,
Par les trous dont le Temps a criblé les verrières,
Constelle de points d’or et pique de lumières.

LA VAINE VENDANGE

Ils ont filé la laine blanche à vos genoux,
Indolents et charmés de leur tâche d’esclave,
Et sous vos yeux railleurs dont le défi les brave
Ils ont courbé la tête et se sont faits plus doux ;

Leurs armures gisaient dans l’herbe haute, et Vous,
Comme par jeu, d’un rire ironique et suave,
Fîtes sonner l’écho de la trompette cave,
Et le casque essayé couvrit vos cheveux roux ;

Et les Héros, riant de cette espièglerie,
Ignorent que leur chair imprudente et meurtrie
Doit saigner aux sabots de leurs chevaux cabrés,

Que d’une main tirant vos glaives de Tueuses
De l’autre, pour les éblouir, vous dénouerez
L’or épars de vos chevelures somptueuses.

LA VAINE VENDANGE

Un sang miraculeux saigne dans les calices
D’où déborde en caillots la pourpre des rubis,
Et voici s’allumer aux soirs des sacrifices
Les cierges, blancs comme la toison des brebis !

Du trésor opulent des laines de la tonte
Nous avons façonné par le soin de nos mains
Des ceintures d’opprobre et des robes de honte
Que nos Épouses traînèrent par les chemins ;

Leurs lèvres où s’ouvrait la rose des sourires
Ont fleuri leurs parfums pour d’autres que pour nous,
Et les doigts enhardis et velus des Satyres
Ont manié le poids de leurs cheveux d’or roux,


Chevelures blondes et fauves d’auréole
Où nous voulions l’éclat des étranges joyaux,
Trophée étrange et prix d’une gloire frivole
Qui chargent le retour opime des Héros !…

L’Île où nous a menés le vol dompté des Cygnes
Traînant la conque d’or sur des mers de saphyr,
Vers la maturité des vergers et des vignes
Sur qui de grands couchants d’Automne vont mourir,

Le jus des fruits sacrés et le pur vin des grappes
Dont s’exalte une ivresse aux cerveaux avinés
Ont trompé notre soif au soir de nos étapes
Que brûlèrent les feux des soleils déclinés,

Vendange de la Gloire insipide et cruelle
Du sang saigne au calice et déborde, rubis !
Et dans le soir la flamme pâle s’échevèle
Des cierges, blancs comme la laine des brebis.

LE JARDIN D’ARMIDE

Les heures, fol essaim ! sont mortes, une à une,
Comme les fleurs, comme les jours, comme les rêves,
Et le reflux du Temps a dénudé les grèves,
Et le vent a chassé les sables de la dune ;

La poussière des soirs s’envole en l’ombre avide
De cette vanité qu’un souffle épars emporte,
Cendre amère du fruit maudit d’une mer morte
Où gît la Cité d’or mystérieuse et vide ;

Le Rouet a filé la laine des vains songes,
Le métier a tissé l’étoffe que tu ronges,
Ô temps, nul n’a vêtu la robe qui s’effile,

Et le glaive, tenu d’un geste de statue
Par l’Archange, a marqué de son ombre inutile
Le cercle lent que l’heure implacable évolue.

LE JARDIN D’ARMIDE

Blanche comme les lis des Jardins endormis,
Et l’éveil ingénu des âmes, ô l’Aurore
Neigera-t-elle encore au pavé des parvis
Où sommeille un écho dans le marbre sonore ?

Les Gardiens puérils chaussés de patins d’or,
Vêtus du lin filé par les Vierges assises,
À l’aube de ce jour ouvriront-ils encor
La Porte merveilleuse et les serrures mises ?

Pour que, des colombiers et des lacs de cristal,
Les cygnes blancs et les colombes des prairies
S’en viennent, vol éblouissant, à ce signal,
Sur les marches manger l’orge de pierreries ?


Et pour avoir dormi sur la Terre et mordu
Aux mensonges des fruits du Jardin de l’Armide
N’est-il plus de retour vers le Temple perdu
Où le doux sang s’écaille en le calice vide ?

Comme les Pénitents et les Purifiés
Mon repentir voudrait saigner son agonie,
Et tordre un hosannah de bras crucifiés,
Supplicateur de l’Éternelle Épiphanie !

Custode du trésor mystique et crucial,
Porteur du glaive étincelant et de la Lance,
Gardien du Temple adamantin et du Graal
Et du calice clair où dort toute excellence,

Chevalier de l’armure chaste et Paladin,
Hôte des Pèlerins du Sanctuaire étrange,
Roi par la rose symbolique du Jardin
Que garde le défi du Glaive de l’Archange,

J’ai quitté la montagne et le précieux Sang
Et j’ai lavé ma honte en l’eau du baptistère,
Et j’ai pris la route d’opprobre qui descend
Vers la défaite et vers le Péché de la Terre ;


Les paumes de mes mains ointes pour l’hosannah
Et le geste par qui se hausse le calice
Se souillèrent à cueillir des fleurs que fana
L’aurore malveillante du mauvais délice ;

Le Philtre de l’Armide à mes lèvres rougit,
Et mon éveil fut langoureux de cette étreinte,
Et la blessure avide à mon flanc s’élargit,
Et mon sang marque les détours du Labyrinthe,

La rosée a rouillé mon épée, une main
A délacé l’armure et ses mailles rompues,
Le vent vibre comme le rire du Malin
En mon casque où s’éploie un vol d’ailes griffues,

Et parmi les lis morts des Jardins endormis,
Comme le sourire d’une morte, ô l’aurore
M’apporte un vain écho des fêtes du Parvis
Où chantent des doigts d’Ange en la harpe sonore.

PAROLES DANS LA NUIT

La Terre douloureuse a bu le sang des Rêves !
Le vol évanoui des ailes a passé,
Et le flux de la Mer a ce soir effacé
Le mystère des pas sur le sable des grèves ;

Au Delta débordant son onde de massacre
Pierre à pierre ont croulé le temple et la cité,
Et sous le flot rayonne un éclair irrité
D’or barbare frisant au front d’un simulacre

Vers la Forêt néfaste vibre un cri de mort,
Dans l’ombre où son passage a hurlé gronde encor
La disparition d’une horde farouche,

Et le masque muet du Sphinx où nul n’explique
L’énigme qui crispait la ligne de sa bouche
Rit dans la pourpre en sang de ce coucher tragique !

PAROLES DANS LA NUIT

Le Sphinx, face de pierre et d’ombre, m’a parlé.

Au temps antérieur des fauves barbaries
J’ai gardé le pont où passait le défilé
Des caravanes d’or et des cavaleries,

Accroupi sur le socle où s’incrustait le poids
De mes griffes, lasses du bris des pierreries
Qu’elles broyaient jadis en la crypte des Rois,

Gardien mystérieux du Fleuve et du passage,
Jetteur de sort néfaste et de mauvais alois,
Mon vigilant aguet veilla son esclavage.


Si des Femmes venaient, rires aux lèvres, chœurs
Enguirlandés, chantant l’étape du voyage
Vers les horizons blancs de ramiers migrateurs,

Ou sur le front portant l’amphore en équilibre,
Ou la corbeille de raisins parmi les fleurs
Attirant le vol clair d’une abeille qui vibre,

Un miracle inouï gonflait d’un flux de lait
Mes seins lourds et tendus à toute bouche, libre
D’y boire le trésor débordant qui perlait ;

Et nulle n’a jamais pris garde à mon aumône,
Nulle n’a rien humé de ce double filet
De dictame jailli que ma mamelle donne !

Le fouet de ma queue a cinglé mon flanc arqué,
Dans l’ombre où j’ai hurlé ma rage de lionne
Seules des réponses d’échos m’ont répliqué ;

Des siècles j’ai glapi mon mal et ma rancune ;
Le granit rose de mes lèvres a craqué
Sous les caresses glaciales de la Lune.


Puis vint l’époque de désastres et de mort
Le temps de désarrois et d’adverse Fortune
Où la déroute hurle aux clairons qu’elle mord !

L’effarement cabré des étalons sans brides,
Traînant les coffres pleins où sonne le trésor
Des Rois rués de peur à des fuites livides,

Dressé jusqu’au niveau de mon front l’a couvert
D’écumes et de sang jaillit d’entre les vides
De la foule dont leurs sabots broyaient la chair.

Cette rosée a fait mes deux lèvres plus roses
Où riait le méchant rire cruel et clair
De tout l’ennui bâillé dans mes gardes moroses ;

Et la poussière humaine a terni l’émail dur
De mes yeux qui scrutaient le spectacle des choses
Miré dans la clarté calme de leur azur ;

Et le vieux Pont tendu de l’une à l’autre rive
Ainsi qu’une guirlande où pend un fruit trop mûr,
Se rompit sous le poids de la tourbe hâtive ;


Mon simulacre chu s’enfouit dans l’oubli
Des sables où ma croupe émergeante et massive
Coupait le flot perpétuel qui la polit.

Mais, ce soir, un caprice étrange de cette onde,
Abandonnant la place vide où fut son lit,
Exhuma mon bloc, vestige d’un autre monde,

Et je t’ai rencontré, face à face, ô Rêveur
Parmi l’ombre accroupi sur la grève inféconde,
Et dans tes yeux j’ai reconnu la même horreur

D’un désespoir sacré présumant une histoire
Pareille au vain passé vague qui fut le mien,
Et je t’ai salué, frère, dans la nuit noire

Que blanchit le retour de l’Aurore qui vient.

LA GROTTE

Cette heure de sieste lasse s’alourdit
Du Rêve évanoui de quelque vie éteinte,
Décor vague dans l’eau qui dort mirant sa feinte
De paysage inverse au fleuve du Midi ;

Il flotte un vieil aveu que mon amour a dit,
Émoi perpétué de quelque folle crainte…
Au lointain d’un passé se cambre à mon étreinte
L’offre pour mon désir d’un nu torse roidi ;

Mais ma bouche n’a plus de lèvres pour redire
Les mots dont ma parole a leurré le sourire
De la naïveté qui croyait à ma Foi,

Mes bras ne savent plus l’enlacement qui noue,
Et mon sang a coulé par le cruel exploit
Du Sagittaire astral dont la flèche me troue.

LA GROTTE
Elle

Je t’apparus au seuil en larmes de la Grotte
Merveilleuse où pendaient en gemmes de cristal
Les pleurs adamantins que la pierre sanglote.


L’écho mystérieux du vieil antre natal
Répercuta l’appel de la trompe marine
Que tu sonnas à pleine bouche, ô blond Héros
D’une aventure fabuleuse, au ras des flots
En rumeur sous la proue heureuse qui domine
Le blanc tumulte des écumes de la Mer
Déferlante jusques au sable de la grève

Où je vins ignorant le péril inconnu
De te voir autrement qu’au vague de mon rêve…
Un brusque souffle ouvrit ma robe ; et mon sein nu,
Divulgué par le seul hasard d’une surprise,
Et l’or de mes cheveux que dénoua la brise
Éblouirent tes yeux d’une apparition,
Et mon corps a tordu sa révolte inutile
Entre les bras dompteurs de la rébellion
Où se roidit ma chair de Vierge… mais nubile
Avait rêvé de toi mon songe inconscient
Et tu vainquis mon doux reproche souriant.


Depuis, quelque anse calme et sûre fut l’asile
Où ton navire désœuvré cargua l’essor
De ses voiles ayant des frissons d’envergures,
Peintes de monstres et d’effrayantes figures
Qui semblent rire quand grince le câble d’or !


La maternelle mer a tant bercé nos veilles,
La torche vespérale allumé de merveilles
À la voûte incrustée et riche de joyaux
De la grotte où dormit notre amour qui s’enlace

Au lit de sable où se marqua la double place
Qu’y creusa le poids las de nos sommes jumeaux !
Ce soir, la mer gémit la plainte de ses vagues
Et, présages, le feu de la torche s’éteint,
Et j’ai perdu ta bouche et ton doux corps étreint,
Et je vais donnant à la nuit des baisers vagues
Et murmurant tout bas des paroles d’amour
Auxquelles seul l’écho parmi l’ombre réplique.


Lui

Tout ce passé n’est plus déjà qu’un songe lourd,
Le vain halo d’une mémoire nostalgique.
Une heure morte comme les autres, hélas !
Ô compagne de ce jadis, cette heure est morte,
Et ces mots d’autrefois que tu redis tout bas
Le seul écho qui te répond me les apporte ;
Et cet adieu me fut cruel d’être un sanglot
Qui meurt parmi le vent dont s’étoffe ma voile
Où la chimère peinte éploie un vol nouveau
Vers quelque Nuit mystérieuse qui s’étoile.

JOUVENCE

Nous voguions sur des mers de nuit et de colères,
Loin de la Terre et de l’Éternelle Saison
Où l’or de tes cheveux fut la seule moisson,
Loin des Jardins fleuris et des Jouvences claires ;

L’évanouissement de rives et de choses
Douces et mortes et plus lointaines toujours
Nous fit pleurer tous deux, et des aromes lourds
Parfumaient notre exil de mémoires de roses ;

L’enfantin Paradis qu’un caprice dévaste,
Du mauvais sortilège et de l’ombre néfaste,
Filet mystérieux où trébucha ma foi,

Surgit comme au lever des aurores premières,
Et revoici, telles qu’alors, toutes pour Toi,
Guirlande à la Fontaine et torsades trémières !

JOUVENCE

De la Mer propagée en lueurs de miroir
À l’horizon surgit en courbure de dôme
Un ciel d’azur profond et doux comme l’espoir,

Un vent marin chargé d’effluves que l’arome
Des algues satura de parfums inconnus
Souffle sur les Jardins de l’étrange royaume

Où la pose hiératique des Dieux nus
Tressaille sous le poids des offrandes dont s’orne
Le marbre enguirlandé des torses ingénus,


Quand l’appel guttural henni par la Licorne
Frappant du pied le sol où réside un trésor
Vibre aux pointes des caps aigus comme une corne.

La faulx des vagues ouvre et creuse aux sables d’or
Le croissant incurvé des golfes où s’abrite
Un blanc vol migrateur du Ponant ou du Nord.

Vers le Palais d’onyx pavé de malachite,
De la Mer au parvis s’étage le frisson
Des arbres où l’encens annonce quelque rite

Célébré par le chœur des beaux couples qui vont
Épars dans les massifs de myrtes et de roses
Pour y cueillir la gerbe et l’unique moisson.

Mais le décor paré pour les apothéoses
De l’amour fut sali des fraudes de la chair
Savante et déviée à des métamorphoses !

Au signe de ce vent qui souffla de la mer
Survint la Nuit victorieuse des prestiges
Évanouis avec le jour et l’Azur clair.


La fête et son tumulte ont laissé pour vestiges
Le désastre des lis brutalement brisés
Et que pleure la sève aux cassures des tiges ;

Le soleil saigne aux Occidents stigmatisés
Élargissant sa plaie en la pourpre des nues
Qu’attisent les pointes de Glaives aiguisés,

Et, chauds encor d’un vautrement de femmes nues,
Les Sphinx muets crispant leurs ongles acérés
Ont repris leur lent songe au fond des avenues ;

De l’escalier ruisselle au marbre des degrés
L’égouttement du Vin du crime et de la honte
Où se noya l’orgueil des Rêves massacrés…

Le Pays fabuleux évoqué par le conte
Que le songe du Temps narre à l’Âge futur
S’endort à tout jamais d’un lourd silence où monte

Le bruit des gouttes d’eau que filtre l’antre obscur
Au bassin d’où jaillit le flot de la Fontaine
Par qui la lèvre d’avoir bu rit à l’azur.


Mais ton onde leur fut à tous mauvaise et vaine
Et leur soif, ô Jouvence, a souillé ton cristal
Du souffle d’une bouche érotique et malsaine,

Le rajeunissement du breuvage fatal
Les rua vers la chair et vers l’amour immonde
Et les voici voués aux renouveaux du mal,

Et toute la douleur éparse par le monde
A repoussé pour eux ses rameaux et ses fruits
D’arbre miraculeux que nul Ange n’émonde,

Et dès lors, jusqu’à l’heure atroce des minuits,
Des couples, cœurs en sang et percés des sept-glaives,
Sanglotent au déclin venu des jours enfuis

Le cri des deuils d’amour errant au soir des grèves !




Ce soir de châtiment nous fut un soir de grâce
Et dans l’impur Jardin qui vers la mer descend
Notre rêve s’attarde aux fleurs de la Terrasse.

Nous avons bu le flot fatidique et puissant
Où la sénilité des âges se ravive
Pour le vierge baiser de celle qui consent ;

Le miracle de l’eau rajeunissante et vive
Suscite de l’oubli les mots des vieux aveux
Pour toi ma Fiancée éternelle et votive,

Rêvée aux nuits d’Été des Océans houleux
Où mon âme voguait vers d’étranges Florides
Pleines de fleurs ayant l’odeur de tes cheveux…

Serre en tes douces mains les miennes qui sont vides
Mes deux mains de rameur qui n’a su conquérir
L’or des Pommes miraculeuses d’Hespérides !


Explorateur des mers de pourpre et de saphyr,
Je suis las de la route et de cette aventure
Du blanc Septentrion jusqu’aux côtes d’Ophyr ;

Les vents mystérieux chantant dans la voilure
Ont raillé mon orgueil et mes deux bras roidis
Contre un courant marin déviant mon allure,

Les Équinoxes ont bercé mes chauds midis,
Les vagues ont gercé de sel et d’amertume
Mes lèvres à l’abord des golfes interdits ;

J’ai vu des Ganges dont le cours luit et s’allume
Au mirage divers des Pagodes du bord
Bifurquer leur delta dans le sable qui fume,

Et sous d’ardents soleils où leur langueur se tord,
Aux vignes qui tentaient les antiques conquêtes
La grappe intérieure en cendre à qui la mord !

Calme le désarroi de toutes ces défaites
Dont le ressouvenir s’immerge dans l’oubli
De tes baisers à qui vont mes seules requêtes ;


Le jour des vains passés à l’Occident pâlit,
L’horizon violet se fonce en crépuscule
Vague où ma Vie antérieure s’abolit ;

La Nuit impérieuse et sainte s’accumule
Sur la ruine vespérale et sans échos
Où le soupir épars d’un rêve se module ;

De la Terrasse en fleurs hautaines sur les eaux
Le vieux marbre effrité comme un songe qui croule
Tombe jusqu’à la mer murmurante de flots.

Ta chevelure en nappe blonde se déroule
Avec l’odeur des algues rousses et des fleurs
Et l’éternel ramier en nos âmes roucoule,

Et c’est ici le but des rencontres d’ailleurs
La route vers la mort s’éclaire et se dévoile
Et voici pour mon guide à des Pays meilleurs :

Ton nimbe sidéral dans la Nuit qui s’étoile.

CENDRES

Selon les jeux divers du couchant, vers la Mer
Où mourut la splendeur d’un soir en pierreries,
Notre âme s’exalta de Rêves et de Vies
Belles selon l’orgueil de l’Être et de la Chair ;

N’avons-nous pas conquis aux Terres d’or célestes
Ces lambeaux de nuée en flocons de toisons ?
Le sang de l’Hydre morte aviva les tisons
Du bûcher fabuleux où brûlèrent nos restes ;

Et l’ombre cinéraire en le ciel envahi
Drape un linceul de nuit sur le vaillant trahi
Que pleure un rite nuptial de Choéphores,

Et le vent qui travaille en l’ombre à l’œuvre obscur
Vide le mausolée et les urnes sonores
Des cendres pour qu’en naisse le Printemps futur.

CENDRES
Ô quel farouche bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule.
Victor Hugo.

Le soleil a saigné ses couchants héroïques !

La rumeur de la Mer sonne aux galets des grèves
Par delà les caps d’ocre et les hauts promontoires,
Et c’est comme un écho d’heure morte et de gloires
Toutes d’exploits et de conquêtes emphatiques,
Et d’aventures où fulgurèrent les Glaives…
C’est comme un rappel prestigieux de victoires
Et d’un passé cruel où périrent des rêves
Qu’atteste ce coucher caillé de sang et d’or,

Sacre d’un soir élu pour l’offrande farouche
Du fabuleux bûcher où le Héros se couche
Et se consume, nom et cendre pour la mort !

Des grands soirs éperdus de vogues et de voiles
Où souffle un vent marin pour de folles dérives
Vers les Pays de Conte et vers d’autres Étoiles
Que double leur mirage aux lagunes des rives
Rien ne reste sinon la mémoire sonore
Et vague que la Mer en perpétue encore
Évanouis en écumes les vains sillages !

Et mort le charme aussi des jardins et des plages…

La marée agressive a noyé les Sirènes
Et le flot a roulé leurs corps de blondes femmes
Chanteuses du vieil amour aux terres lointaines,
Et le vent ne sait plus qu’il a brisé les rames
Ni l’écueil émergé qu’il troua les carènes
Des galères qui rapportaient des Hespérides
L’amas des Pommes parmi la Toison magique
Conquise ailleurs par un Héros de notre équipe.

Par la blessure ouverte aux flancs des nefs splendides
La cale — où sommeillait le labeur des dangers :

Joyaux plus variés que les couchants d’automne,
Rubis, sang des vaincus par l’Érèbe exigés,
Améthystes, éclairs pâles d’un ciel qui tonne,
Fruits, parfumant la mer d’une odeur de vergers —
Laissa tout le trésor conquis parmi les mondes
Ruisseler, et marquer en le remous des ondes
Un sillage saigné par mille pierreries ;

Le mystère du flot avide s’est fermé
Sur le rayonnement des gloires enfouies,
Et le soleil en nuages d’ombre a fumé,
Torche funèbre, sur le deuil des vains travaux
Et ce qui fut ma Vie exaltée et sa joie.

À l’opposé des Mers où l’Occident rougeoie
Voici la Terre immense et ses autres échos,
Et la ligne des bois bleuis d’ombre et de brume,
Et c’est une autre Vie et ses luttes et toutes
Ses hontes qui s’évoquent et les mâles joutes
En ce décor d’un ciel de cendre et d’amertume,
Marécage qui stagne aux soirs paludéens.

L’Hydre a tordu d’un cri les squames de ses reins
Et roulé dans la fange immonde sa défaite

Quand l’Épée, une à une, eut coupé chaque tête
Qui renaissait de son sang même et de la boue ;
Le massacre a souillé l’honneur des vierges mains
— Car le mal est mauvais même à qui le déjoue —
Et le monstre annelé mal tué par le glaive
Râle encore au marais livide d’horizon.

J’ai crispé mes doigts robustes à la toison
Et, comme un vendangeur qui fait jaillir la sève
Des grappes, j’ai serré la gorge des lions
Dont la gueule saignait parmi les touffes d’herbes
Et fus dompteur viril de leurs rébellions,
Et j’ai fait de leurs peaux et des griffes acerbes
Un bestial trophée à mes épaules nues !
Et Nemée exultante en un matin d’avril
Au prestige ébloui des tâches inconnues
Salua le vengeur de son fauve péril.

Aux arbres alourdis de la Forêt heureuse
Où l’Automne à présent pleure aux carrefours d’ombre
J’ai suspendu le poids des dépouilles sans nombre,
Prix opime de la prouesse valeureuse ;

Et le vent en des soirs d’orgueil et de mystère,
Rebrousseur des toisons effrayantes et douces,
Échevelait éparses les crinières rousses.

Voici que meurt la fête ardente de la Terre,
Et les feuilles s’en vont comme des rêves las
Ou des fibres de chanvre arraché des quenouilles,
Et dans le deuil des bois dénudés et lilas
Tout l’inutile sang des antiques dépouilles,
Goutte à goutte, a saigné sur la Terre assouvie ;
Et les abeilles d’or fuyant les ruches vides,
Ivres des chauds midis en fleurs et de la Vie,
N’ont pas laissé de miel en les gueules avides.

Le Printemps a donné d’excessives prémices,
Trésors que l’implacable Automne a dissipés,
Et la brume qui monte aux horizons trempés
Fume comme l’encens d’injustes sacrifices.

Le vol aveugle et lourd des Oiseaux du Stymphale
Tourne en cercle au ciel noir où vibre le défi
Du clair rire équivoque et railleur de l’Omphale
Au lointain d’ombre et d’eaux de son Jardin fleuri,
Et les flèches du vent sifflent à travers bois
Où s’entend un galop ravisseur et sonore

Sur la route où s’en va la fuite du Centaure
Dont la croupe plie et frissonne sous le poids
Du Rêve qu’il emporte par delà les flots
D’un Léthé bienfaisant où mon âme va boire
L’oubli de cette fuite atroce et des galops
Qui sonnent encore aux échos de ma mémoire.

Ce fut l’Aube sanglante et belle : c’est la Nuit
Où le feu du bûcher simule une autre aurore,
Honneur du ciel où son rayonnement a lui ;
Le vin de Vie écume au trop plein de l’Amphore
Pour une libation funèbre et déborde,
Et les jours sont vécus de la vieille aventure ;
Et voici l’holocauste où le Rêve s’épure
Aux flammes de la Mort qui veut que ne se torde
Pas de guirlande aux bras levés de la victime
Ni joyaux attestant des splendeurs de jadis
Parmi l’écroulement des bûchers refroidis,
Lapillaire surcroît d’une gloire unanime :
Car il est héroïque et viril de s’étendre
Nu pour mourir afin que ses chairs péries,
Poussière que l’oubli de l’urne va reprendre,
Ne survive parmi le néant de la cendre
L’éclat victorieux d’aucunes pierreries.

ÉPILOGUE

Le vol effarouché des oiseaux crêtés d’or
Distrait l’unique soin de notre double extase,
Et dans le rougeoiement dont l’Occident s’embrase
Leurs ailes vont fondre la pourpre d’un essor ;

Un vain rêve emporté tourne en chute de plume
Aux remous d’air de ce passage fulgurant
Dont tu suis le départ de tes yeux las s’ouvrant
Sur d’autres horizons que ton désir présume ;

Ce songe où notre âme mutuelle s’oublie,
Guirlande jumelle et fragile, se délie
En ce déclin crispant sa tresse qui se tord ;

Un vent d’aile néfaste a défleuri la touffe
Des lis et, dans le soir triste de quelque mort,
L’éclair du Glaive rentre au fourreau qui l’étouffe.

ÉPILOGUE

Un retour de ramiers migrateurs s’exténue
À l’Occident où meurt le jour comme un sourire ;
Une Ère de ma Vie en la nuit inconnue
Se clôt, et ma sagesse accueille d’un sourire
L’ombre massive et redoutable et sa venue.

Au chœur évanoui de quelque vague danse
Éclate d’une Lyre une corde rompue
Au fond des bosquets lourds de fleurs et de silence
Où de la tresse d’une guirlande rompue
Choit la défleuraison des roses d’indolence.


Voici venir le soir où mon Rêve suppute
Le trésor qu’apporta la merveilleuse Année,
Fanfare du clairon, murmure de la flûte,
Contradictoire écho de la défunte Année,
Cantate du triomphe ou rumeur de la lutte.

Et chaque Aurore avec ses gloires et ses hontes !
Les heures une à une et leur folle aventure
S’en viennent, lent troupeau, jusqu’à moi qui les compte
À mesure qu’elles sont là, à l’aventure
Comme un dénombrement de brebis pour la tonte.

Voici le lourd butin que coupe aux plants des vignes
La Serpe d’or rouge du sang de la vendange,
Et dans l’amphore emplie à la faveur des signes,
Par qui coule en rubis le cru de la vendange,
Avons-nous bu l’extase et des ivresses dignes ?

Voici le flot des blés au creux des plaines blondes,
Houles qui bercèrent mon âme enorgueillie
Au rythme renaissant dont se meuvent leurs ondes,
Et le Pain qui chargea ma table enorgueillie
Où s’assit le retour de mes Faims vagabondes.


Voici les épaves d’une flore vivace
De perles, d’escarboucles et de pierreries
Qui surnage et jonche d’écumes la surface
Des vagues dont l’éclat fulgure en pierreries
Aux splendeurs d’un soleil bu par la mer vorace......

La Vendange fut nulle et la tonte inutile
Et le Pain s’est émietté comme une cendre,
Et l’écrin dont le flot se fleurit et rutile
Disparaît en la nuit de doutes et de cendres,
Où s’est ployé l’essor de mon Rêve futile.

Et mon année et son vain œuvre et sa folie
Ne fut qu’un rêve d’or, de mensonges et d’ombre
Que raille le sourire étrange de la Vie,
Et la mort de ce soir sourit jusques en l’ombre
D’où jaillira l’Aube nouvelle et sa survie…

SITES

PROLOGUE

Ce chant me racontait mon rêve intérieur…
Un brusque déliement de nattes bien nouées,
Un éploiement joyeux d’ailes inavouées,
Tel fut pour moi ce rythme, et vers l’Azur rieur

C’était, là-bas, aux lointains bleus des avenues
Parmi l’herbe fleurie et la forêt d’Avril
Mon âme même qui disait son puéril
Poème par ce jeu de lèvres inconnues.

Je restai si longtemps muet, à bien ouïr
Ce doux son labial dit pour s’évanouir,
Que je n’ai pu baiser tes lèvres, ô Joueuse,

Dont j’ai trouvé vibrante de ton souffle encor
La flûte de roseau délicate et noueuse
Parmi l’herbe où volaient de grands papillons d’or.

I

Les Déesses veillent encore aux péristyles
D’un avenant sourire aux hôtes attendus,
Et leurs yeux attristés et leurs regards perdus
Vont à la perspective aux vieux décors futiles :

Parterres où les ifs taillés, en longues files,
Dressent le bronze vert de leurs cônes tondus,
Ronds-points où les jets d’eau sourdent, inattendus,
De vasque circulaire en gerbes volatiles,

Lointains boisés où se détournent des chemins
Favorables aux pas brisés des lendemains
Lourds du deuil vigilant d’éternelles absences,

Mirages automnaux des arbres effeuillés
Aux bassins dont ne trouble plus les somnolences
L’élan silencieux des Cygnes exilés.

II

Nous n’arriverons pas, ô mon âme, au revers
De la colline d’où l’on voit en la vallée
La maison qui fait choir au sable de l’allée
Son ombre et la défleuraison des jasmins verts ;

C’était pourtant, ainsi charmant de fuir, et vers
Celle qui fut la sœur des roses de l’année ;
Sur la foi d’un refrain de chanson surannée
Vers Elle, malgré le mensonge des vieux vers :

« Elle t’attend, là-bas, à la maison des treilles,
« Comme la paille au toit d’une ruche d’abeilles
« Sa chevelure est blonde et son amour t’attend… »

Mais la route dévie et dans le crépuscule,
Avec un bruit sinistre d’ailes, on entend
Un moulin qui se désespère et gesticule.

III

Choisis ! la nuit s’achève et sur la Mer qui bêle
Comme un troupeau pressé qu’on pousse dans les brumes
Couchée en la toison éparse des écumes
Peut-être verras-tu venir Vénus la Belle !

Elle est le rêve préféré de ceux qui vont
Promener par la nuit leur désir qu’a tenté
L’espoir de voir surgir le divin corps vanté,
Blanc comme l’aube blanche éclose au ciel profond :

Toi qui dédaignes tout trivial simulacre
De celle qui descend de sa conque de nacre
Parfois mettre un baiser sur les fronts qu’elle sacre,

Résigne-toi, sinon vers les Cités accours
Car celui qui préside aux vulgaires amours
Le Priape velu s’érige aux carrefours.

IV

J’avais marché longtemps et dans la nuit venue
Je sentais défaillir mes rêves du matin.
Ne m’as-tu pas mené vers le Palais lointain
Dont l’enchantement dort au fond de l’avenue,

Sous la lune qui veille unique et singulière
Sur l’assoupissement des jardins d’autrefois
Où se dressent, avec des clochettes aux toits,
Dans les massifs fleuris, pagodes et volière :

Les beaux oiseaux pourprés dorment sur leurs perchoirs,
Les poissons d’or font ombre au fond des réservoirs,
Et les jets d’eau baissés expirent en murmures,

Ton pas est un frisson de robe sur les mousses,
Et tu m’as pris les mains entre tes deux mains douces
Qui savent le secret des secrètes serrures.

V

Ce fut au soir joyeux d’un avril où la fonte
Des neiges transformait les pentes des sentiers,
Sonores de cailloux et roses d’églantiers,
En ruisseaux dévalant vers le fleuve qui monte ;

La toison des brebis s’en allait sous la tonte,
Laines que l’autre hiver tisseront les métiers,
Auprès du feu, comme ce soir où vous chantiez
L’ode d’un vieux poète à Vénus d’Amathonte ;

Et tout ce long hiver jusqu’à ce jeune avril
Je vous aimai d’un vain amour si puéril
Qu’il ne fallût rien moins pour que je m’enhardisse

Que la complicité des mousses où l’on dort
Et ce Printemps, pour qu’entre mes bras je vous prisse,
Un soir, devant ce grand bélier à cornes d’or.

VI

Un blanc vol de ramiers tournoie en l’azur clair
Au-dessus de l’étang qui dort dans les prairies :
L’odeur du foin se mêle au parfum de ta chair,
Mon rêve s’est paré de couronnes fleuries ;

Un blanc vol de ramiers tournoie en l’azur clair
Se disperse et s’abat aux toits des métairies
Et l’éparpillement de leur descente a l’air
D’une défleuraison de couronnes fleuries :

Et me voici comme au retour d’un long exil
Saluant aux clartés nouvelles de l’Avril
L’éclat régénéré des espoirs refleuris ;

Nulle voix n’avertit nos heures dépensées,
Toujours le même rêve et les mêmes pensées
Et toujours les ramiers au ciel crépusculaire.

VII

Au site d’eau qui chante et d’ombrages virides
La meute déroutée a tu ses longs abois,
Et les chasseurs dans un bruit de cors et de voix
Sont partis sur la piste fausse à toutes brides ;

L’étang où n’ont pas bu les chiens n’a pas de rides ;
Aucun pied n’a foulé l’orgueil des roseaux droits,
Nul trait aux troncs meurtris des grands arbres du bois
N’enfonce un mémento vibrant d’éphémérides ;

Et le Cerf qui s’en vient, le soir, apprivoisé,
Quand, sur ma flûte puérile où j’ai croisé
Les doigts, je joue un air coupé de lentes pauses,

À genoux m’offrira ses andouillers noueux
Où je suspends le poids d’un message de roses
Pour Celle aux doux vouloirs que nous servons tous deux.

VIII

Les cheveux libérés du multiple entrelacs
Des perles qui fixaient la lourdeur de leurs tresses
Se déroulent avec les ondantes paresses
D’une eau de fleuve ensoleillé très lent et las !

Au soir enfin venu de toute fête, hélas !
Parmi l’oubli qu’on cherche aux fausses allégresses,
Revient plus virginal à travers les ivresses
Le doux parfum mélancolique des lilas ;

Le Vin effervescent qui chante dans la tête
Ne fait-il pas rêver au lait tiède que tette
Au pis lourd et gonflé quelque chevreau gourmand ;

De tes cheveux nattés ôte les pierreries
Ô Divine, et, ce soir, buvons ingénument
À genoux dans les fleurs aux sources des prairies.

IX

J’ai ri car vous aviez en vos yeux clairs le rire
Ingénu de l’Aurore au matin des Avrils,
Et le futur émoi des aveux puérils
Dormant aux coins muets des lèvres qui vont dire ;

Et j’ai soumis naïvement à votre empire
Le tribut apporté de mes orgueils virils
Et n’ai voulu courir que les très doux périls
De vos caprices, de vos vœux et de votre ire,

Et j’élus de rêver à vos pieds sans avoir
D’autre délice, d’autre prix et d’autre espoir
Qu’un vol furtif des fleurs qui de vos tresses blondes

Tombent devant mes yeux indifférents et morts
À ces Avrils qui m’ont fait aimer les Vieux Mondes
Où vous n’étiez pas née à mes rêves d’alors.

X

À l’éveil printanier des aubes et des rêves
Le doux secret de notre amour s’est révélé ;
On entendait le son d’une flûte mêlé
Aux brises qui portaient des fleurs jusques aux grèves ;

L’Été luxuriant berça nos heures brèves
De l’ensoleillement de son midi troublé
D’un seul frisson sonore et continu de blé
Roux comme les cheveux des Éros et des Èves,

Et, l’Automne, dans ce verger où nous errons
Nous vîmes se gonfler et mûrir sur nos fronts
Sans les cueillir, les fruits, tentants comme la gloire,

Qui mènent les Héros fabuleux loin du Port
Vers leur trophée et la conquête dérisoire
D’une cendre qui gît sous une écorce d’or.

XI

Le chaud soleil d’Été berça les incuries
De mon rêve engourdi sans force ni vouloir
Et ma vague torpeur qui s’est distraite à voir
Houler les épis lourds des récoltes mûries ;

La gloire du couchant flambe des cuivreries
Du soleil qui se meurt en sa pourpre du soir
Et ce ciel de métal et de sang fait prévoir
L’égorgement prochain des certaines tueries ;

Au long d’un bois que le soleil atteint encor
Le tranchant d’une faulx qui luit comme de l’or
Semble un glaive oublié gisant dans l’herbe grasse,

Près d’un sillon, miroite et se courbe le soc
D’une charrue avec des reflets de cuirasse,
Et la Mer calme écume à la pointe d’un roc.

XII

Ta vie eut des splendeurs de victoire et de joute
Vibrant encor en leur éclat perpétué,
Comme un frivole écho de ton nom salué,
Dans le silence de la chambre où je t’écoute

Des lèvres redisant en mots d’ombre et de doute
L’inanité de ton effort évertué
Et le grief d’un rêve en vain infatué
De l’unique idéal où tu te vouas toute ;

Car ton passé est triomphal de gloire encor
Qu’il n’ait su conquérir l’Escarboucle qui dort
Aux soins du Dragon bleu qui garde qu’on la voie,

Et suit de ses yeux clairs d’un éternel éveil
Celle qui sur un luth aux sept cordes de soie
Lui joue un chant propice à l’induire au sommeil.

XIII

Vous avez conservé la grâce évanouie
Et le charme légué d’un siècle antérieur
Où vous eussiez été Nymphe d’un bois rieur
Et plein d’échos joyeux de votre voix ouïe.

N’avez-vous pas filé les blonds chanvres rouis
En quelque féodale et massive demeure,
Et désolé du don de votre amour qui leurre
Les Trianons et les Versailles éblouis :

Car vous êtes l’Hébé rieuse qui préside
Aux fêtes dont le cœur sent l’annuel retour,
Vous êtes la présente et future Sylphide

Que tous viennent baiser aux lèvres, tour à tour,
Et qui m’offre aujourd’hui sa caresse éternelle
Dont le désir à chaque Avril se renouvelle.

XIV

Le fleuve a recouvert la berge et, par les plaines,
Roule en ses flots grossis les fleurs des vieux Étés
Et les bouquets du haut des terrasses jetés
Par l’ennui qui s’accoude aux Villas riveraines ;

Les feuilles ont jonché le bassin des fontaines
Où les arbres du parc miraient leurs soirs fêtés
De lanternes, les soirs d’idylliques gaités
Dont l’écho vibre encor après tant de semaines.

Comme une barque où sont de bons musiciens
Sous un tendelet pourpre et des femmes parées
Jetant des fleurs, là-bas, mes Rêves anciens

S’en vont à la dérive au gré des eaux marbrées
Vers le Soleil couché des jours étésiens
Par delà le vieux pont aux neuf arches cintrées.

XV

La maternelle Mer aux vagues monotones
A bercé notre amour de son flot incessant
Dans la grotte où fleurit le luxe éblouissant
Des métaux ignorés et des fleurs sans automnes ;

Les cristaux incrustés aux rondeurs des colonnes,
À la mort du soleil, se teignirent de sang.
Et l’heure épanouit le rire qui consent
De tes deux lèvres, sœurs de chair des anémones.

Ainsi, j’ai triomphé de Toi dans l’antre obscur
Ouvrant sa baie énorme et ronde sur l’azur…
Et nous restions, au bruit des houles murmurantes.

À suivre, en son déclin rayant le ciel plus clair
Parmi l’effacement des étoiles mourantes,
La comète aux crins d’or qui tombait dans la Mer.

XVI

Un caprice cruel a cloué sur la proue
Du navire porteur de voiles et d’espoir
La Sirène qui tient en sa main un miroir
Et dont la chevelure éparse se dénoue !

La Charmeuse qui sur la plage où la mer troue
De son flot obstiné le rocher dur et noir
Vers la côte attirait le voyageur du soir
Et vers l’écueil inévitable où l’on échoue,

Privée à tout jamais du vieil enchantement,
Regarde l’accalmie et le déroulement
De la houle muette aux horizons où monte

Le deuil d’ombre qui suit la chute des soleils :
Nuit où son chant n’arrête plus la course prompte
Du navire porteur d’espoirs et de sommeils.

XVII

Un tintement de pluie à la vitre fêlée
Fait sonner doucement le timbre de cristal
Du verre s’ouvrant sur un ciel occidental
Triste d’astre défunt et de pourpre exilée :

La ligne d’horizon pâle s’est nivelée
Au lent écroulement des dômes de métal,
Vestiges dont le pied d’un conquérant brutal
Profane à tout jamais la gloire mutilée ;

Un déluge tombé d’un ciel d’encre et de soir
Dispose son linceul et pleut son désespoir
Sur la Ville, à demi détruite de mon Rêve,

Et je reste aux carreaux, poings crispés, m’attardant
À ce spectacle offert de voir comme s’achève
Cette destruction de Ville à l’Occident.

XVIII

Des chiens en éveil ont hurlé toute la nuit
Dans les cours des maisons et des fermes voisines
À la lune montrant par-dessus les collines
Sa face pâle à tout jamais d’un vague ennui ;

Les vieux chênes et les sapins ont frissonné
Dans l’ombre où bourdonnait le gros bruit de l’écluse,
La fontaine a coulé sur sa pierre qui s’use,
À chaque heure l’heure plus lugubre a sonné,

Et dans cette insomnie et cet énervement
Qui me chargeaient le cœur d’une sourde rancune
J’ai goûté l’amertume et l’assouvissement

De scruter ma misère et ma vie importune
De les maudire, et j’ai pleuré, rageusement,
Comme ces chiens, là-bas, qui hurlaient à la Lune.

XIX

Aux frontons du Palais un lent vol de colombes
S’abat en tournoyant dans l’azur vert du soir…
La cendre des bûchers éparse dans le soir
Pleut son silence sur le cri des hécatombes ;

Ô lèvres qui riiez aux baisers des colombes !
Et vous qui méditiez l’aveu d’un autre soir
Vierges, fallût-il que votre sang, ce soir,
Doublât de son tribut le prix des hécatombes !

La blancheur de vos chairs se tordit aux brûlures
Des flammes qui montaient et que le vent du soir
Agitait sur vos fronts comme des chevelures,

Le vent qui dispersa vos cendres en semailles
Vers les champs où repose au sarcophage l’Hoir
Royal dont votre mort para les funérailles.

XX

Ce décor a bercé les rêves d’un autre âge…
Cette Harpe a rythmé des refrains plus frivoles,
Et la poussière semble au marbre des consoles
La poudre qui tomba de quelque doux visage ;

Les candélabres hauts offrent comme un hommage
Leurs cires où brûla le feu des flammes folles,
L’écho bégaie et dit d’incomprises paroles,
Le miroir s’est fermé sur un dernier mirage ;

Dans la chambre féconde en malaises étranges,
Par la fenêtre ouverte en ses rideaux à franges
D’où l’on voit aux lointains bleuis des avenues

L’étang où luit l’éclair brusque d’un saut de carpe
Et le jardin désert où rêvent les statues,
Le doigter du vent vibre aux cordes de la Harpe.

XXI

Et les voici liés au mal des sortilèges
Les Héros qui voulaient à travers les périls,
En la fatuité de leurs rires virils,
Cueillir la fleur de flamme et les lis blancs des neiges ;

Eux qui rêvaient la gloire lente des cortèges,
Et pour futur exemple aux siècles puérils
Les palmes rayonnant leurs éternels Avrils
Comme un défi d’orgueil aux oublis sacrilèges !

Mais leur désir de rose aux seins s’épanouit ;
Le lis qui fascina leur regard ébloui
C’est la laine filée aux quenouilles d’Omphales,

Et, raillant l’inertie où leur rêve s’endort,
D’ironiques rappels de marches triomphales
Passent comme un bourdonnement de guêpes d’or.

XXII

Sur les parterres blancs et les façades closes
Une clarté de lune et de rêve s’étend,
Et nous avons longé le bord du vieil étang
Où flotte la senteur vespérale des roses ;

La nuit lunaire est bonne aux rêves noctambules
Hasardant leur recherche au perron écroulé,
Et c’est comme un écho des pas qui l’ont foulé
Que font nos pas sur le pavé des vestibules ;

Le passé de nos cœurs est lourd de rêves morts
Et nous voulons savoir si l’urne ne recèle
En l’oubli de ses flancs de suprême parcelle,

Et c’est pourquoi, par les nostalgiques décors,
Nous allons, recherchant parmi les pompes mortes,
Si nul rais de clarté ne filtre sous les portes.

XXIII

Le son du clairon va, vibre et meurt aux échos,
Appel impérieux aux suprêmes victoires,
Et voici que, parmi les blancheurs et les gloires
Des marbres purs et des grands lis pontificaux,

La Guerrière aux yeux clairs d’acier — glaives et faulx —
La Déesse des Jeux et des Luttes notoires
Dont le renom pare les fastes des Histoires
Arrête ici l’essor de ses vols triomphaux !

Et, radieuse, avec ses ailes éployées,
Elle jette à deux mains les palmes octroyées
À ceux qui dans l’émoi du tumulte marin

Ont guidé sur la Mer sanglante de massacres
L’élan véloce et sûr des galères d’airain
Qui portent à la proue un de ses simulacres

XXIV

Près de la haute croix qui son ombre projette
Sur les sables déserts des plages où tu meurs,
De tes silences, de ta voix, de tes rumeurs,
Ô Mer tu berceras les rêves de l’Ascète !

Défends la solitude éternelle et quiète
Où s’est réfugié près de tes flots grondeurs
L’Exilé de la Joie et des Luttes d’ailleurs…
Le couchant éblouit, là-bas, comme une fête,

Et quels éclats de pourpre où se drape la Mort
Doivent tomber sur la Ville de l’autre bord
Où l’air lourd et fleuri suffoque d’aromates,

Et sur le Cirque, blanc des sables de la mer,
Où des Lions, avec des têtes sous leurs pattes.
Rêvent parmi le sang et les lambeaux de chair.

XXV

Et nous vîmes des morts d’étoiles et les phases
Des astres éperdus au ciel bleu des minuits,
Et l’éternel désir qui nous avait induits
À l’amour nous mentir ses promesses d’extases.

La cendre chaude encor recèle les topazes
Qui constellaient les murs de nos palais détruits,
Les terrasses de fleurs où veillèrent nos nuits
Ont croulé pierre à pierre au fleuve et vers ses vases

Où roule la torpeur d’un lent flot oublieux
Du mirage aboli des astres et des yeux…
Et nul ne saura plus le nom de ces ruines

Lorsque s’envolera d’un séculaire essor
Le vigilant témoin muet des origines,
L’Ibis rose qui rêve entre les roseaux d’or

ÉPILOGUE

Nous irons vers la vigne éternelle et féconde
En grappes pour y vendanger le Vin d’oubli,
Le soir n’a plus de pourpre et l’aurore a pâli
Et la promesse ment aux lèvres du Vieux Monde ;

Nous irons vers la rive où triomphe un décor
D’étangs muets et de sites en somnolence,
Où vers une mer morte un fleuve de silence
Bifurque son delta parmi les sables d’or ;

Toi la vivante ! et la diseuse de paroles
Tu voulus m’enchaîner aux nœuds des vignes folles,
J’ai brisé le lien de fleurs du bracelet.

Hors le tien, tout amour, ô Mort, est dérisoire
Pour qui sait le pays mystique et violet
Où se dresse vers l’autre azur la Tour d’Ivoire.

SONNETS

I

Des quatre coins égaux d’un marbre en pyramide
Où quelque Destin grave en la Nuit s’est retrait
Le noir tombeau fait face à toute la forêt
Dont un aspect en chaque pan se consolide,

Et dans la pureté de la pierre sans ride
Voici que, spéculaire et féroce, apparaît,
Avec les arbres hauts et le ciel, ce qui est
L’horreur que le Vivant a fuie en l’ombre aride.

Les Monstres, les Tueurs et les Hippocentaures,
Acharnés contre lui d’aurores en aurores,
Assaillent d’ongles le bloc qui les mire, mornes ;

Les thyrses et les faulx éclatent ! les sabots
Heurtent l’intacte pierre où se rompent les cornes
D’un Satyre et du Bouc ennemis des tombeaux.

II

L’herbe est douce le long du fleuve, l’herbe est pâle
Sur la grève déserte où chante le flot doux
Que rasent des oiseaux et moirent des remous
Entre des îles dont la berge en l’eau dévale.

Il séjourne en lagune une onde fluviale
Parmi l’or qu’au couchant semblent les sables roux
Ne suis-je pas tombé jadis sur les genoux
Et n’est-ce pas mon sang dont la tache s’étale.

Le soleil expiré pourpre l’eau taciturne ;
Le vent souffle parmi les roseaux ; de quelle urne
Filtre en mes doigts la poudre où triomphe le Temps !

Le soir s’endort en du silence que déchire
Flèche ou vent ? un frisson perfide que j’entends
Et quelque Archer cruel debout dans l’ombre rire.

III

L’or clair de vos cheveux est la moisson stérile,
Vos yeux mentent l’azur de leur limpidité,
Et l’Espoir a péri comme un couchant d’Été
Où pleure un floral sang de roses qu’on mutile :

Yeux de source et chevelure fluviatile,
Bouche d’enfant qui rit de toute la gaîté !
Et tout ce qui fut précieux d’avoir été,
Et les bouquets d’Août sur les sables de l’île…

Le soir est violet sur la forêt bleuie
Où votre voix jadis à chanter fut ouïe
Parmi l’aurore en fleurs et les oiseaux joyeux,

Et pourquoi veniez-vous ainsi devers les plaines
Avec en votre chevelure et par vos yeux
La promesse des ors féconds et des fontaines ?

IV

Les lourds couchants d’Été succombent fleur à fleur,
Et vers le fleuve grave et lent comme une année
Choit l’ombre sans oiseaux de la forêt fanée,
Et la lune est à peine un masque de pâleur.

Le vieil espoir d’aimer s’efface fleur à fleur,
Et nous voici déjà plus tristes d’une année,
Ombres lasses d’aller par la forêt fanée
Où l’un à l’autre fut un songe de pâleur.

Pour avoir vu l’Été mourir et comme lui
Lourds du regret des soirs où notre amour a lui
En prestiges de fleurs, d’étoiles et de fleuves

Nous voilà, miroirs d’un même songe pâli,
Emporter le regret d’être les âmes veuves
Que rend douces l’une à l’autre le double Oubli.

V

De quelque antique terre où naissent de tes pas
Les fleurs mystérieuses que ta robe ploie
Il grimpe à tes seins nus des chimères de soie
Dont la griffe au pli raye un ancien lampas.

L’éclat de tes cheveux est d’un or qui n’est pas !
L’augure d’un destin somptueux y flamboie,
Et dans tes yeux menace l’éclat de ta joie
Un présage contradictoire de trépas.

Toi de la terre née et d’où naissent les fleurs,
L’aurore à qui tu ris est une face en pleurs,
Ô rubis d’où s’ensanglantent tes pierreries !

Et la chimère prise à ta robe qu’elle orne
Montera quelque soir vers tes lèvres fleuries
Y mordre ton destin offert à sa dent morne.

VI

Le flot des lourds cheveux est comme un fleuve noir
Sous un ciel sans étoile et sans nuit de Chaldée,
Et le berger qui rôde seul parmi le soir
Ignore à quel destin sa détresse est gardée.

La chair triste qui fuit l’étreinte et le miroir
Semble avoir peur d’offrir, stérile et dénudée,
Son mensonge à des yeux avides de la voir
Et tremble d’être nue aux mains qui l’ont fardée.

Cet amour qui fut un orgueil à se sourire
Est mort et le vieux songe élargi pour empire
D’un pays de bleus paons, de fleurs et de forêts !

Un mutuel frisson traverse nos paniques
À qui l’allongement de l’ombre des cyprès
Signale l’eau d’oubli des Léthés fatidiques.

VII

Les violons chantent derrière le décor
Où la vigne en treillis grimpe à quelque terrasse,
Et la fille du roi regarde ce qui passe,
Accoudée au balustre en son corsage d’or.

Les violons déjà chantent un pleur d’accord,
La musique déjà plus lointaine s’efface
Dans l’assourdissement de la forêt vorace
Et vers l’occident clair un écho vibre encor !

Et deux amours se sont croisés. Le rêve et l’âme
Du baladin errant et de la pâle Dame
Se sont joints, et chacun de cette heure a gardé,

Elle la louange que le passant a dite,
Et lui, sur sa perruque et sur son front fardé,
Le signe rayonnant d’une Étoile insolite.

VIII

C’est pour aller vers toi, Dormeuse séculaire
Qui gis là mieux qu’au fond des antres souterrains
Que j’ai sanglé de cuir mes jambes et mes reins
Et que l’âpre soleil a hâlé ma peau claire.

L’obstacle des forêts a tordu sa colère,
L’écume m’a caché les horizons marins,
Le val d’embûches gras du sang des pèlerins
Hâta mes pas recrus que la peur accélère !

C’était si loin et par delà les soirs si loin !
Le château de mystère où dormait le doux soin
Qui fit ma vie errante, hélas ! et vagabonde

Que dans la nuit, tombé sans forces, à genoux
Je pleurais à ouïr dans la forêt profonde
Buter les sabots vifs des cerfs cornus et roux.

IX

L’orgueil, l’amour, l’or triste et la vieille Chimère
Qui traverse la nuit comme un oiseau perdu
Ont torturé ton cœur et tenté ta misère
Ô Mendiant à qui quelque trésor est dû.

La gloire du couchant fut ta pourpre éphémère,
Tu te songeas royal selon cet attribut
Et tes mains ont puisé la gemme imaginaire
À l’eau de toute source où ta lèvre avait bu.

Lucifer et Vesper ont lui sur ta tête,
Et tu connus l’aurore où chante l’alouette
Et l’ombre ample et profonde où pleurent les hiboux ;

Et tu sais, Vagabond, sage d’antiques preuves,
S’il vaut mieux préférer pour vivre loin des fous
Les dieux velus des bois aux dieux barbus des fleuves !

X

Vers la mer, de la plaine en fleurs où rit l’Aurore
En un éveil de joie et de clarté subite,
Vers la Mer, où la flotte au port s’ancre et s’abrite
Sous les riches pennons que sa mâture arbore !

Vers la mer, du bord d’ombre où la nuit couve encore
En une obscurité de taillis qui palpite
Vers la Mer, où la vague au choc des rocs s’irrite
D’écume épanouie et de rage sonore !

Vers la plaine, la mer et le ciel enflammé,
Hommage guttural à l’honneur du vieux Mai
Vainqueur de la saison mauvaise et des mois mornes,

Un Satyre à mi-corps sortant de la forêt
Dont le feuillage enguirlanda ses torses cornes
Sonne en sa conque à l’aube claire qui paraît.

XI

La Tisiphone d’or sur un socle d’airain
Darde ses yeux de gemme et rit d’un mauvais rire
En l’ombre de la chambre où la rose et la myrrhe
Se mêlent à l’odeur d’un plumage marin.

Le lit de peau de grèbe est blanc comme un terrain
Où s’argente de lune une mousse et la cire
Est morte du flambeau que haussait un Satyre
Figuré nu rieur en sa barbe de crin.

Le mur ouvre sa vitre qu’un émail cloisonne
Sur la Nuit glaciale d’astres dont frissonne
L’amant de ton délice en tes bras prélassé !

Un pas dans la hêtraie a marché sur les faînes ;
Prends garde ! hier l’Enfant roux que ton geste a chassé
Aiguisait son couteau sur le grès des fontaines.

XII

Au nocturne cristal d’un lac morne tu mires
Ton destin d’être là sous tes lourds cheveux d’or
Que frôlent les oiseaux du souffle d’un essor
Et tes ailes de plume ont des frissons de lyres.

Au val triste et lacustre où le pas des Satyres
Inculque son empreinte au sable qu’elle mord
Reste-t-il aux glaciers adamantins encor
L’écho de fêlure qu’y sonnaient les clairs rires.

Sous leurs lèvres ta chair a rougi comme un fruit,
Tes yeux plus doux que les étoiles de la Nuit
Souriaient aux voleurs des plumes de tes ailes ;

Et ton âme divine a saigné dans le soir
Où tu songes à l’injure des mains cruelles
Debout au fond du val où le lac morne est noir.

XIII

Mieux que la maison, l’âtre et la vieille servante
Qui prépare la coupe amère et le pain noir
Il aime par les bois errer seul et se voir
Le jumeau qui lui rit en la source vivante.

Vivre et mourir d’après que son ombre mouvante
Le devance ou le suit selon l’aube ou le soir !
Ce qui de lui semblait un autre au clair miroir
Il l’exalte en héros mystérieux qu’il hante.

Ce frère fabuleux d’être tel qu’il se songe
Pâme aux mousses sous un or de baie ou d’oronge
Ses bras nus enfiévrés de vertes émeraudes.

Vers l’heure où doit venir à travers son sommeil
Mourir en un baiser le cri de lèvres chaudes
Des Amantes à l’ongle pur de son orteil.

XIV

Hausse la coupe d’or comme brandit un glaive
Le bras guerrier vêtu d’hermines et de fer
Et parmi le soir mystérieux et désert
Offre au vent la cendre de ce qui fut ton rêve.

La brise en confondra la poussière à la grève
Car l’âme est cinéraire à l’égal de la chair
Et mêle à l’amertume immense de la Mer
Cette amertume où tout se résout et s’achève ;

Et dans la coupe ainsi sacrée et vide enfin
Verse le flot pourpré de quelque antique vin
Plus savoureux d’avoir mûri auprès des tombes,

Un hydromel d’un or ruisselant et vermeil
Qui rie en file de pierreries au soleil
Où viendront boire, en vols éperdus, les colombes !

XV

L’antique Mort aux pas légers d’adolescente
La robe d’hyacinthe et la fleur et la faulx
Et les parures de roses et de métaux,
Trésors de l’antre noir, du ciel et de la sente

Le visage parmi l’aurore florescente
Est pâle comme la lune au-dessus des flots ;
Ses pas mystérieux ont des douceurs d’échos
Et sa venue est le retour de quelque absente.

L’herbe épaisse est la mer viride où nous sombrons,
L’herbe longue se greffe aux cheveux de nos fronts,
Les cailloux mêleront nos os à leur poussière.

Et voici qu’apparaît de l’ombre, indifférente
À meurtrir ce Destin doux à sa meurtrière,
L’antique Mort aux pieds hardis de conquérante.

XVI

La Porte s’ouvre d’or et d’airain, mon Espoir,
Entreras-tu parmi ceux-là qu’un doute ronge
Dans la maison de ton Destin où se prolonge
L’intérieur écho provoqué du heurtoir.

Dans la dernière salle, au mur, est le miroir
Où se verra ta face ainsi qu’elle se songe !
Selon ton âme véridique ou ton mensonge
Ta vie à jamais telle ira jusqu’à son soir.

La porte s’ouvre, entre ou recule, c’est le seuil
De la douce douleur ou du sonore orgueil
Et nul n’a repassé le vestibule sombre.

Pour, au nom de la cendre et du laurier amer,
Dire du haut du porche à ceux qu’en tente l’ombre
Si le masque d’or pâle a des lèvres de chair.

XVII

Lourds de mémoires magnifiques et rieuses
Les soirs à toute gloire ont plus beaux survécu,
Ô visages passés au miroir de l’écu,
Ô mélancoliques faces et furieuses !

L’Amazone a heurté du sein l’orbe de fer
Où s’exalte à se voir au métal son sourire…
Mêle pour le tombeau le basalte au porphyre
Sous les grands soirs mornes qui montent de la Mer.

La Gloire n’a pas plus de nom que l’Onde ou l’Ombre
Et le vent et la pluie en rongent le décombre
Sans que rien au passant n’y rappelle un Destin

Altier ou triste encor selon qu’en son écume
La Mer vaste en apporte où le bruit s’est éteint
L’héroïque rumeur ou la grave amertume !

TABLES

ÉPISODES
Lux 
 19
 37
 43
 55
 61
 83
 89
 99
 107
SITES
III. 
Choisis ! 
 119
 120
V. 
 121
 122
 123
VIII. 
 124
IX. 
J’ai ri 
 125
 127
 128
 129
XV. 
 131
XVII. 
 133
XVIII. 
 134
 135
XX. 
Ce décor 
 136
XXI. 
 137
XXII. 
 138
XXIII. 
 139
 140
SONNETS
 149
 151
 152
 154
IX. 
L’orgueil 
 155
X. 
Vers la Mer 
 156
 159
 160
XV. 
 161
XVI. 
 162