Épisodes, Sites et Sonnets/Prélude

Épisodes, Sites et SonnetsLéon Vanier (p. 3-9).

PRÉLUDE

À la source des seins impérieux et beaux
J’ai bu le lait divin dont m’a nourri ma Mère
Pour que, plus tard, mon Glaive étrange et solitaire
Ne connût pas la honte aux rouilles des fourreaux ;

À travers la grille d’or torse et les ventaux
D’un casque à qui s’agriffe au cimier la chimère
J’eus une vision vermeille de la Terre
Où les cailloux roulaient sous les pas des Héros ;

Et, fidèle à la gloire antique et présagée,
J’ai marché vers le but ardu d’un apogée
Pour que, divinisé par le culte futur

Des Temps, Signe céleste, au firmament, j’élève,
Parmi les astres clairs qui constellent l’Azur,
Une Étoile à la pointe altière de mon glaive.

PRÉLUDE

Parfums d’algues, calme des soirs, chansons des rames,
Prestige évanoui dont s’éveille l’encor !
Et l’arome des mers roses où nous voguâmes
À la bonne Fortune et vers l’Étoile, ô Mort ;
Écho d’une autre vie où vécurent nos âmes,

La mémoire d’alors et de tous les jadis
Où notre rêve aventura ses destinées
Aux hasards des matins, des soirs et des midis,
Et le mal de savoir que des aubes sont nées
Plus belles, sous des cieux à jamais interdits,


Le songe d’un passé de choses fabuleuses
Propage son regret en notre âme qui dort.....
Souvenir exhalé des ardeurs langoureuses
Qu’une Floride en fleurs épand sous les soirs d’or
Où les clartés des Étoiles sont merveilleuses.

Une mort a fermé nos yeux en quelque soir
D’amour antérieur ou de lutte héroïque,
Et nous sommes tombés aux pièges du manoir,
Et nous avons dormi dans la chambre magique ;
Quel philtre a fait ainsi nos prunelles surseoir

Au spectacle éternel des choses éphémères
Dont battit notre cœur timide ou véhément,
Et, dans notre sommeil, veillé par les chimères,
Nous avons gardé tout un éblouissement
De l’époque abolie et des aubes premières.....

Les doux soirs d’autrefois surgissent un à un
Et tournent lentement en une ronde étrange :
Voici la terre antique et le brusque parfum
De la vigne où mûrit la treille de vendange
En l’automne où survit encor l’été défunt ;


Les répons alternés des odes et des lyres
Se croisent tour à tour de vergers en vergers
Où la flûte s’essouffle en saccades de rires ;
Et les grappes en sang des raisins saccagés
Masquent de pourpre les impudeurs des délires :

Sang de l’automne aux doigts roses d’avoir cueilli !
Sang aux pointes des seins, sous les lèvres goulues
Et sous les mains par qui leur nudité jaillit !
Dans le bois qu’une chair fleurit de grâces nues
Monte le rire bref du Priape assailli.

Pourtant la vieille Terre est triste où nous vécûmes,
L’écho des grottes est le même, et cette mer
Déferle en mêmes fleurs de perles ses écumes,
Et l’ennui nous a pris de voir en le ciel clair
Tourner les blancs oiseaux qui laissent choir leurs plumes,

Bien qu’aujourd’hui ce temps soit doux, qui fut ailleurs
Nostalgique, lent à s’enfuir, et lourd à vivre
En l’éperdu désir des horizons meilleurs
Et d’autres mers et de pays et d’azur ivre
Et de phares de marbre où guettent les veilleurs !


Et le vent, écho mort des choses séculaires
Et des rêves passés et des arômes bus,
Apporte un bruit lointain de rames, ô galères
Qui fendiez l’inconnu des flots vers d’autres buts
Où vous guidait la foi des aurores stellaires.

Les griffes des caps crispaient leurs ongles mauvais
Pour nous saisir, chercheurs de l’Île et de l’Étoile ;
Et des hommes couraient, pieds nus, le long des quais,
Pour tirer vainement des flèches dans la voile,
Et jeter contre nous des sorts et des galets.

Ô les doux chants râlés aux gorges des Sirènes,
Et les sanglots d’appel de l’Ariane au dieu
Qui doit venir, porteur du thyrse, et les Fontaines
De Jouvence, en les roses de sang et de feu,
Conviant à les boire les lèvres humaines ;

Le rivage fleuri de lis où l’ombre dort
En un duo dit par les flûtes de l’idylle
Dont l’une chante la Vie et l’autre la Mort ;
Et le heurt de la proue au sable fin de l’île
Parmi des conques d’émail vif où l’ancre mord.


C’est là que je dormis, ivre du sang des treilles,
Ayant cueilli les fruits gardés en les vergers
Par les dragons qui vomissent des vols d’abeilles,
Ô toi qui vins pour faire honneur aux étrangers
Quêteurs de la Fortune heureuse et des merveilles ;

De la montagne nue aux plaines où fleurit
Un éternel avril en fragrances de roses,
De l’aurore jusques en l’ombre qui sourit
J’ai suivi le chemin de ton pied que tu poses
Sur le gazon joyeux d’être par toi meurtri ;

Et je te vis venir des neiges virginales
Par qui la cime ardue éblouit le ciel clair,
Rieuse, et qui portais à la main des pétales
De fleurs que tu mordis en regardant la mer,
Où les galères s’ancraient dans les flots étales ;

Je fus l’hôte de tes royaumes interdits ;
Et j’ai dit, à l’éveil, aux hommes d’un autre âge,
Ce chant de siècle mort et d’âme de jadis
Afin qu’il s’enroulât en guirlandes d’hommage
À ta mémoire jusques en les temps maudits.