Épisodes, Sites et Sonnets/Les Deux Grappes

Épisodes, Sites et SonnetsLéon Vanier (p. 11-17).
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LES DEUX GRAPPES

Au sommet de la proue où veille un bélier d’or
En spirales dardant le défi de ses cornes
S’évanouirent au vent d’Est les gammes mornes
Dont le Pilote berce un regret qu’il endort ;

Les écumes des mers sont des toisons encor
Qu’éparpilla le saut astral des Capricornes.....
Et c’est la vieille vie où s’accoudait aux bornes
Le bucolique rêve en un autre décor ;

L’air pastoral évoque un soir où l’on débrouille
L’écheveau d’hyacinthe au bois de la quenouille
Et le thyrse du pampre crispé qui l’étreint,

Car ce joueur, enfant, incisa les écorces
Et fut Pâtre, avant de guider au port lointain
La proue où le bélier darde ses cornes torses.

LES DEUX GRAPPES

Le crépuscule est doux, ce soir, parmi les Vignes.

Les Vendangeurs brandissent haut leurs thyrses lourds
D’un entrelacs de pampre et de grappes insignes
D’où tombent des grains mûrs sur les tambourins sourds ;

Il s’exhale un parfum de la Terre chauffée,
Des vignobles et des chemins et des labours,
Et la brise passagère d’une bouffée

Disperse un rythme d’ode et les hymnes redits
Aux gloires des raisins gonflant comme un trophée
Leur maturité due aux flammes des midis ;


Le cortège s’espace en danses capricantes
Par les sentiers où les échos sont assourdis
Vers les marches du Temple aux chapiteaux d’acanthes,

Et dans la troupe en joie, ivre du vin futur
Les femmes ont livré leurs lèvres de bacchantes
Dont le rire de chair s’ouvre comme un fruit mûr.

Lorsqu’ils auront lavé leurs mains rouges au Fleuve
Et rendu grâce au Dieu par qui luit en l’azur
L’or du soleil propice à la vendange neuve,

Ils iront vers la Ville où le marbre trop plein
Des vasques déborde d’onde où la soif s’abreuve
À la hâtive coupe en valve d’une main ;

Mais aujourd’hui la ville est en fête et délire,
Et le cortège fou que guide un tambourin
S’avance en un accueil de Trompette et de Lyre ;

Les gueules des lions au mufle bestial
Au lieu d’une eau vulgaire aux auges de porphyre
Crachent un flot pourpré de vin convivial,


Et, dans un tournoiement cabré de danse agile,
Cette foule, en ce soir d’ivresse jovial,
Heurte et boit, méprisant or et verre fragile,

Le Vin né de la Terre en des coupes d’argile !


J’ai cueilli, pour moi seul, ce soir, la grappe unique

Et je l’emporte, ayant de la terre aux genoux,
Soigneusement roulée aux plis de ma tunique,
Par le chemin du val où glissent les cailloux.

Vers le sommet du mont où la grotte recèle
Le trésor ignoré des merveilleux bijoux
Dont l’éclat fulgurant dans l’ombre se décèle.


Parmi tous je connais la coupe sans défauts
Dont le métal sonnant de saphyrs se bossèle,
Digne du Vin versé dans ses ors triomphaux ;

J’y boirai tout le sang de la grappe cueillie
Comme on mange le bled mystique que la Faulx
Ne fauche pas aux champs de la Terre avilie…

Voici d’ombre et de soir tout site atténué
Dans un effacement de rêve qu’on oublie,
La Ville en bas redit son cri diminué,

Écho du monde vain que mon mépris déserte,
Clameur d’un peuple en joie à sa danse rué
Et dont vient à mes pieds mourir la voix inerte.

Cependant que tourné vers la Mer qui tout bas
Déferle sourdement sur la plage couverte
Des écumes, sueurs des vagues en ébats,

Je convie à fêter l’ivresse des breuvages
Les Oiseaux merveilleux qui voltigent au ras
Des flots jaillis emperlant l’essor des plumages,


Rôdeurs infatigués des Îles et des Mers
Et qui portent au bec des fleurs et des messages
Par delà l’Occident des Océans amers,

Voyageurs jamais las et forts qui sont mes rêves,
Et dont les ailes sont couleur des outremers
Du ciel en ces pays où l’or sable les grèves ;

Voici qu’autour de moi vole et tourne l’essaim ;
Leurs pennes de métal ont des lueurs de glaives
Et j’écrase joyeux la Grappe de raisin,

Tandis qu’au loin la Mer calmée a tu ses râles,
Je lève dans la Nuit et le Silence saint
La coupe, et bois le vin des vendanges lustrales

Où tremblent des reflets d’étoiles sidérales.