Épisodes, Sites et Sonnets/Paroles dans la Nuit

Épisodes, Sites et SonnetsLéon Vanier (p. 77-82).

PAROLES DANS LA NUIT

La Terre douloureuse a bu le sang des Rêves !
Le vol évanoui des ailes a passé,
Et le flux de la Mer a ce soir effacé
Le mystère des pas sur le sable des grèves ;

Au Delta débordant son onde de massacre
Pierre à pierre ont croulé le temple et la cité,
Et sous le flot rayonne un éclair irrité
D’or barbare frisant au front d’un simulacre

Vers la Forêt néfaste vibre un cri de mort,
Dans l’ombre où son passage a hurlé gronde encor
La disparition d’une horde farouche,

Et le masque muet du Sphinx où nul n’explique
L’énigme qui crispait la ligne de sa bouche
Rit dans la pourpre en sang de ce coucher tragique !

PAROLES DANS LA NUIT

Le Sphinx, face de pierre et d’ombre, m’a parlé.

Au temps antérieur des fauves barbaries
J’ai gardé le pont où passait le défilé
Des caravanes d’or et des cavaleries,

Accroupi sur le socle où s’incrustait le poids
De mes griffes, lasses du bris des pierreries
Qu’elles broyaient jadis en la crypte des Rois,

Gardien mystérieux du Fleuve et du passage,
Jetteur de sort néfaste et de mauvais alois,
Mon vigilant aguet veilla son esclavage.


Si des Femmes venaient, rires aux lèvres, chœurs
Enguirlandés, chantant l’étape du voyage
Vers les horizons blancs de ramiers migrateurs,

Ou sur le front portant l’amphore en équilibre,
Ou la corbeille de raisins parmi les fleurs
Attirant le vol clair d’une abeille qui vibre,

Un miracle inouï gonflait d’un flux de lait
Mes seins lourds et tendus à toute bouche, libre
D’y boire le trésor débordant qui perlait ;

Et nulle n’a jamais pris garde à mon aumône,
Nulle n’a rien humé de ce double filet
De dictame jailli que ma mamelle donne !

Le fouet de ma queue a cinglé mon flanc arqué,
Dans l’ombre où j’ai hurlé ma rage de lionne
Seules des réponses d’échos m’ont répliqué ;

Des siècles j’ai glapi mon mal et ma rancune ;
Le granit rose de mes lèvres a craqué
Sous les caresses glaciales de la Lune.


Puis vint l’époque de désastres et de mort
Le temps de désarrois et d’adverse Fortune
Où la déroute hurle aux clairons qu’elle mord !

L’effarement cabré des étalons sans brides,
Traînant les coffres pleins où sonne le trésor
Des Rois rués de peur à des fuites livides,

Dressé jusqu’au niveau de mon front l’a couvert
D’écumes et de sang jaillit d’entre les vides
De la foule dont leurs sabots broyaient la chair.

Cette rosée a fait mes deux lèvres plus roses
Où riait le méchant rire cruel et clair
De tout l’ennui bâillé dans mes gardes moroses ;

Et la poussière humaine a terni l’émail dur
De mes yeux qui scrutaient le spectacle des choses
Miré dans la clarté calme de leur azur ;

Et le vieux Pont tendu de l’une à l’autre rive
Ainsi qu’une guirlande où pend un fruit trop mûr,
Se rompit sous le poids de la tourbe hâtive ;


Mon simulacre chu s’enfouit dans l’oubli
Des sables où ma croupe émergeante et massive
Coupait le flot perpétuel qui la polit.

Mais, ce soir, un caprice étrange de cette onde,
Abandonnant la place vide où fut son lit,
Exhuma mon bloc, vestige d’un autre monde,

Et je t’ai rencontré, face à face, ô Rêveur
Parmi l’ombre accroupi sur la grève inféconde,
Et dans tes yeux j’ai reconnu la même horreur

D’un désespoir sacré présumant une histoire
Pareille au vain passé vague qui fut le mien,
Et je t’ai salué, frère, dans la nuit noire

Que blanchit le retour de l’Aurore qui vient.