Épisodes, Sites et Sonnets/Le Verger

Épisodes, Sites et SonnetsLéon Vanier (p. 43-54).
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LE VERGER

À mon ami Philibert Delorme.

Le matinal espoir des jours que j’innovais
Fut la promesse de tes lèvres d’Ingénue
Et d’avoir pour mon front tressé la bienvenue
Des guirlandes où rit la floraison des Mais ;

L’Été m’a ramené vers l’ombre où tu dormais
Dormeuse de la sieste éblouissante et nue ;
Ne m’as-tu pas guidé vers la mort inconnue
Toi qui parles aux soirs de l’Automne mauvais,

Et toutes trois n’étiez-vous pas l’amour unique,
Mystérieuses sœurs du Verger symbolique
Où veillaient votre attente et votre trinité,

Et chacune de vous, tour à tour, eut mon âme
Avec sa lassitude et sa naïveté,
Et j’ai chanté vers vous ce triple Épithalame.

LE VERGER

Je vis de la fenêtre ouverte sur le Rêve,
Au cadre fabuleux d’un vieux site écarté,
Un verger merveilleux de rosée et de sève
Apparaître à travers l’aurorale clarté
De l’heure où l’aube naît dans la nuit qui s’achève.

L’éveil d’un jour d’azur en un décor d’Avril
Chantait parmi la joie étrange des feuillées ;
La pelouse propice aux siestes sans péril
Allongeait ses tapis de verdures mouillées
Pour l’agenouillement d’un aveu puéril.


Le doux vent bruissait dans l’entrelacs des branches,
Et courbait l’herbe folle et glauque des gazons,
Et des arbres se détachait en avalanches
Le trésor libéral des neuves floraisons
Rouges ou pâlement roses ou toutes blanches ;

Dans le charme de l’heure, au centre du verger
Frissonnant d’un émoi de plumes et de brises
Éparses en les fleurs dociles à neiger.
Près d’une source Trois Femmes étaient assises
Oyant le flot parler d’un gai rire léger ;

Et la Première était gracile et toute ceinte
D’une robe pudique à plis multipliés,
L’Autre en sa nudité conviait à l’étreinte
Sans défense des bras sous son col repliés,
Et la Troisième avait la robe d’hyacinthe :

De ses genoux, parmi le reflet violet
Des étoffes, choyaient des grappes d’asphodèles
En l’herbe où la Dormeuse impudique étalait
La floraison aux seins de deux roses jumelles :
La plus jeune tressait des fleurs en chapelet.


Ses cheveux étaient blonds à tromper les abeilles ;
Et celle qui dormait épandait à grands flots
Toute sa chevelure, Or, où tu t’appareilles !
L’autre évoquait la nuit où les astres sont clos
Par ses bandeaux obscurs qui couvraient ses oreilles ;

Et toutes trois semblaient depuis l’éternité
Des siècles être là pour guetter la venue
En ce verger floral de l’Avril visité
De Celui qui viendrait d’une terre inconnue
Vers leur divine et leur fatale trinité !

Il vint, par le chemin du côté de l’Aurore,
Des vieux Édens perdus vers le monde ignoré,
En ce Verger de source et d’arbustes sonore,
Éphèbe épris d’amour, vaguement timoré
De son exil parmi les routes qu’il ignore ;

Vers celle qui tressait des fleurs entre ses doigts,
Vers la timide, la pudique, la gracile
Dont les cheveux flottaient sur la robe à plis droits
Il vint, et son aveu frivole et juvénile
Salua des genoux l’Élue entre les trois :


« Moi qui viens de l’Aurore et qui marche vers l’Ombre
De par le sort impérieux qui m’asservit,
Sois ma Compagne de la Vie à la Mort sombre. »
La Vierge se leva soudain et le suivit
Pour l’avoir attendu depuis des jours sans nombre.




L’épanouissement des sèves estivales
Éclate maintenant en feuillages divers !
Un vent, sur des eaux mortes, intactes et pâles,
Ainsi que las d’avoir erré, monte au travers
Du perplexe repos des verdures rivales.

Le Verger s’engourdit mystérieux et dort
Sous le poids du soleil, de l’heure et du silence,
Et d’entre les rameaux que ne meut nul essor
D’ailes et que pas une brise ne balance
Dardent de grands rayons comme des glaives d’or.

Par l’air une senteur vaguement flotte et rôde :
Moiteur de seins, sommeil de chair, afflux de sangs,
Tous les parfums sués par la terre âpre et chaude.
Et sur les larges fleurs grasses de sucs puissants
Bourdonne un or vibrant d’abeilles en maraude.


Parmi l’herbe éclatante et qu’elle éclipse, fleur
De ce royal Été promis par les Aurores
Où le Verger germa sa récente pâleur
Émue au renouveau des ailes et des flores,
La Divine s’étire en la pleine chaleur ;

Et dédaignant l’aide factice d’aromates,
Par la seule beauté de son corps attirant,
Par l’or de ses cheveux et l’éclat des chairs mates
Prête à vaincre d’Elle le juvénile Errant
Elle sommeille sur des roses incarnates,

Sachant qu’il reviendra vers le site béni
D’où, parmi la splendeur d’une aurore natale,
Se leva doucement, du groupe réuni
Sous les fleurs qui tombaient en neige, la plus Pâle,
Celle pour qui son prime amour fut infini ;

Car ce rêve d’enfant de choisir le sourire
Virginal et ce songe d’amour qui, naïf,
Veut pour toute la Vie, et de toutes, élire
Une reine à son culte idolâtre et votif,
Se dissipe aux midis de chair et de délire ;


Et dans le chaud verger où les abeilles vont
Déchirant l’air chargé de parfums et d’attente
Le Ravisseur joyeux, d’entre les arbres, fond
D’un élan ébloui jusqu’à la chair tentante
Qu’il emporte rieur vers le fourré profond ;

Et comme un cri jeté de rut et la victoire
D’un instinct sur sa proie impunément rué,
Vibre le rire triomphal et péremptoire
Aux échos successifs longtemps perpétué
Pour se perdre dans l’air sonore et sans mémoire…




Le double pas marqué sur l’herbe du matin
N’indique plus la trace où pesa leur foulure ;
Le rire glorieux dans l’écho s’est éteint :
Ô tout l’évanoui de cette chevelure !
Ô le premier aveu du Passant enfantin !

Au ciel d’or vespéral strié du sang d’un astre
Agonisant sa mort à la face du soir
Quel amour en péril va rire son désastre ?
La source froide et lisse est comme un marbre noir
De sépulcre parmi le gazon qui l’encastre.....

Le ciel qui fut d’un ocre triste est violet,
Foyer mort et marais de cendres et de fange
Qu’éparpille au passer l’aile d’un vent muet,
Et le verger d’ombre équivoque en l’heure étrange
S’alourdit d’un parfum de fièvre et de fruit blet ;


Et la Femme aux grands yeux d’attentes aux nuits vagues,
Droite en sa robe d’hyacinthe à joyaux clairs,
A décroisé ses mains où luit un feu de bagues,
Et d’un lent geste s’est là-bas tournée et vers
Le sentier blanc jusqu’où l’herbe déferle en vagues

Et par où va venir celui qui reviendra
Et, levée, elle dit lentement à voix basse
« Suis-je pas le baiser dont sa lèvre voudra,
Moi la seule tentation de la chair lasse,
Pêche miraculeuse aux aigreurs de cédrat.

Ma chair s’est préservée au tissu des tuniques
Du contact insulteur des vents et du soleil
Qui rougit le corps des dormeuses impudiques.
Et ne s’avive pas de la nuque à l’orteil
Du fard éblouissant des incarnats cyniques ;

Et, mes voiles tombés à mon seuil nuptial,
Je ne tenterai pas la défense qu’invente
La Vierge et j’offrirai mon corps impartial
Dans la sécurité de la Femme savante,
Sereine à tout jamais d’avoir su tout le mal ;


J’ai vu le renouveau des saisons éphémères,
Et le mensonge bleu menti par les Azurs ;
J’ai l’amour de l’épouse et la pitié des mères
Pour ceux qui dans la nuit où tombent les fruits mûrs
Guettent le vaste vol aveugle des chimères ;

Reçois le don mystérieux et le trésor
D’oubli que t’ont gardés mes lèvres hypocrites,
Et je serai ton guide aux fêtes de la Mort
Où tu prendras le feu des bûchers et des rites
Pour la gloire et l’éclat d’un lever d’astres d’or ;

Et vienne maintenant le doux Passant du site
Matinal, l’Ingénu de ce verger d’alors,
Le Charmeur oublieux de la Vierge tacite,
Le Ravisseur qui rit l’exploit de ses bras forts
Vers mon amour et sa suprême réussite ! »