Deux cœurs dévoués/Texte entier

Librairie Hachette (p. Titre-TDM).
DEUX
CŒURS DÉVOUÉS
PAR
Mme JULES DE PEYRONNY
(Mlle HENRIETTE D’ISLE)
OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 53 VIGNETTES
PAR J. DUVAUX

TROISIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1875
Droits de propriété et de traduction réservés


À Mlle Henriette d’ISLE[1], auteur de l’Histoire de deux âmes.
Mademoiselle,

J’ai été sensible à l’hommage que vous avez bien voulu me faire de votre livre Histoire de deux âmes.

Dans ce livre plus particulièrement à l’adresse des jeunes personnes destinées à la vie du monde et de la famille, vous faites ressortir l’admirable action de la charité se dévouant à toutes les souffrances pour les soulager. C’est une puissante prédication que l’exemple, je dois donc louer ce but atteint par votre histoire de deux âmes sous la conduite de leur ange gardien.

Recevez, Mademoiselle, avec mes remercîments pour votre filiale prévenance, l’assurance de mes sentiments affectueux.

† Ferdinand card. DONNET,

Archev. de Bordeaux.


Bordeaux, le 25 octobre 1866.

PROLOGUE.


L’ange Hélios rencontra un jour son céleste compagnon Mizael sur la route qui conduit à la terre.

« Où allez-vous, mon frère ? demanda-t-il.

— Je vais veiller sur une petite fille qui vient de naître dans une chaumière de France.

— Et moi, répondit Hélios, je suis chargé de garder une jeune duchesse dont on fête en ce moment la naissance dans un château de Touraine.

— Votre mission est bien difficile, mon frère ; la richesse a tant d’écueils !

— La pauvreté en a-t-elle moins ?

— Je le crois.

— Nous verrons, mon frère Mizaël. »

Et, reprenant son vol, l’ange gardien atteignit rapidement la porte du splendide château de Morancé.


DEUX
CŒURS DÉVOUÉS

i

Les deux berceaux.

Tout était en fête dans la belle demeure des ducs de Morancé. On y accueillait avec joie la naissance d’un premier enfant.

Dans une vaste chambre où les rideaux tirés ne laissaient entrer qu’un jour adouci, la jeune duchesse souriait à son nouveau-né.

L’enfant dormait dans son berceau de soie et de dentelles tandis que sa mère rêvait déjà à tout le bonheur que cette jeune créature lui apportait.

À une demi-lieue de là se trouvait une humble chaumière, l’une des plus pauvres du village. L’air entrait par une vitre brisée et arrivait jusque sur la misérable couche de paille recouverte de laine grossière, où vagissait l’infortunée petite fille qui venait de voir le jour ; le père fronçait le sourcil en la regardant : il songeait que c’était une huitième bouche à nourrir, un huitième enfant à vêtir et à élever.

Il se demandait si le travail d’un seul pourrait suffire à de si lourdes charges.

Les frères et les sœurs n’accueillaient pas non plus avec plaisir cette nouvelle venue sur laquelle, semblaient se concentrer tous les soins, toutes les pensées de la mère. La mère seule ouvrait son cœur à cette pauvre délaissée.

Le même jour on portait à l’église du village l’enfant de la duchesse de Morancé et celui de Marianne Aubin.

L’autel était éblouissant de lumières et de fleurs ; une grande dame, magnifiquement parée, tenait dans ses bras la petite fille de la duchesse couverte d’une pelisse de cachemire blanc, en même temps qu’une pauvre jardinière présentait aux fonts baptismaux la fille de la paysanne, enveloppée dans des langes de laine commune.

Et pourtant les âmes de ces deux enfants avaient la même origine divine, un ange aussi beau, aussi pur, aussi saint veillait sur chacune d’elles et les protégeait de son aile immaculée.

Les deux enfants grandirent, Béatrice de Morancé entourée de luxe et d’amour, Louise Aubin au milieu d’une pauvreté que la mort de son père était encore venue augmenter. Marianne Aubin, toujours souffrante et d’ailleurs épuisée par le travail, avait dû laisser son fils aîné, le seul de tous ses enfants qui gagnât déjà un bon salaire dans son état de jardinier, prendre la direction de la maison. Malheureusement, Simon Aubin, d’un caractère brusque et irritable, n’avait pas les qualités nécessaires pour exercer cette autorité que la mort de son père plaçait entre ses mains ; il en abusait souvent ; ses jeunes frères et ses sœurs le craignaient sans lui obéir, et sa mère elle-même ne comptait pas assez sur son cœur pour le consulter, comme elle aurait aimé à le faire, dans toutes les circonstances. Louise souffrait plus que tous les autres des emportements de son frère aîné. Ne trouvant ni affection ni complaisance chez ses frères et sœurs, elle avait concentré sa tendresse sur sa mère, à laquelle elle ressemblait de caractère comme de visage.

Tous les enfants de Marianne s’utilisaient suivant leur âge et leurs dispositions ; les aînés, sauf Simon, étaient employés dans des fermes des environs, et les derniers commençaient à apprendre un métier qui pût les faire vivre plus tard.

Dès que Louise eut neuf ans, on l’envoya chez une voisine, qui l’occupait à garder des oies dans les champs ; elle n’était pas payée, mais la voisine la nourrissait et elle allégeait d’autant les charges de Marianne. Malgré son courage, la pauvre femme sentait bien que ses forces s’affaiblissaient et que le moment où il lui faudrait quitter ses enfants s’approchait rapidement. Elle dissimula ses souffrances le plus longtemps possible, surtout à cause de Louise, dont le cœur affectueux devait sentir si vivement les douleurs de cette inévitable séparation. Cependant il vint un moment où la maladie triompha de sa volonté, et elle se mit au lit pour ne plus se relever.

Un matin, comme Louise se préparait à quitter la maison pour aller aux champs, sa mère l’appela.



« Ne sors pas aujourd’hui, ma fille, lui dit-elle ; car si tu t’en allais, j’aurais peur de ne plus te revoir. »

Louise regarda sa mère avec inquiétude et lui trouva le visage si altéré, qu’elle en fut tout effrayée ; elle vint tomber en sanglotant devant le lit. Sa mère lui tendit sa main.

« Ne pleure pas, ma fille, lui dit-elle ; le bon Dieu veut que je m’en aille, je m’en vais. Que sa volonté soit faite ! Je veillerai sur toi quand je serai avec les anges. »

Puis, se soulevant à moitié, pendant qu’un pâle sourire errait sur ses lèvres, elle prit sous son oreiller une petite bourse de tricot qu’elle mit dans les mains de sa fille.

« Il y a dans cette bourse vingt-cinq francs, lui dit-elle ; je les ai économisés sou par sou, depuis ta naissance, pour t’acheter une robe le jour de ta première communion. Cache bien notre petit trésor : c’est le dernier cadeau de ta mère. »

Elle essaya de se pencher sur l’épaule de sa fille, qui l’embrassa en fondant en larmes.

Quelques moments plus tard, le curé de Morancé, appelé en toute hâte par une voisine, venait apporter les dernières consolations à la pauvre femme, et Simon, qui était allé avertir ses frères et ses sœurs du danger où se trouvait leur mère, entrait avec eux dans la chaumière. Marianne montra beaucoup de calme et adressa des paroles affectueuses à tous ses enfants. Quand elle se tut, tout le monde se mit à genoux et on n’entendit plus que la voix du bon prêtre récitant les prières. Louise, sans bien comprendre cette scène funèbre, était restée à sangloter au pied du lit de sa mère. Lorsqu’elle releva la tête, le seul être qui l’aimait sur la terre était monté au ciel !…




II

La bourse.


Le surlendemain, comme Simon Aubin revenait de l’enterrement de sa mère, il trouva Louise pleurant sur le pas de la porte, la tête cachée dans son tablier.

Il la heurta assez rudement en passant, et la forçant à se lever :

« Allons ! allons ! cria-t-il. Il n’est plus temps de pleurer. Quand on pleure, on ne fait rien. Ne vas-tu pas retourner à tes bêtes ? Crois-tu que tu honores notre pauvre défunte mère avec des façons pareilles ?

— Je retournerai au travail si tu le veux, mon frère, répondit Louise en essuyant ses yeux.

— Il y avait une bourse sous l’oreiller de ma mère, et je ne la retrouve plus, dit Simon d’un air soupçonneux. Est-ce qu’elle te l’aurait donnée ?

— Oui, mon frère, répondit la pauvre enfant ; c’était pour ma première communion… »

Et elle tira sa petite bourse de sa poche.

« Écoute, lui dit Simon d’un air radouci, nous avons besoin de cet argent pour vivre. Quand le moment sera venu, nous trouverons bien le moyen de t’acheter une robe blanche. »

Louise sentit qu’il mentait ; mais elle était trop humble pour résister et elle avait le cœur trop affligé pour répondre.



Elle ne put se résigner à rester auprès de son frère. Elle courut jusqu’à la ferme où elle était gardeuse d’oies. Les portes de la maison étaient fermées, et le silence qui régnait partout lui indiqua que tout le monde dormait déjà. Après avoir vainement frappé, l’enfant, saisie par le froid, ne savait où se réfugier.

Elle s’éloigna toute triste, lorsque passant devant l’étable l’idée lui vint d’y entrer. Elle poussa la porte.

« Je ne crois pas mal faire, pensait-elle, en me couchant pour cette nuit sur la paille des vaches ; j’espère que Mme Gervais ne s’en offensera pas, et je tâcherai de ne pas gêner les bêtes. »

Elle entra : une belle vache blanche, couchée sur son épaisse litière, ouvrit ses yeux paisibles en apercevant la petite fille et se recula près du mur.

Il sembla à Louise que cette bonne bête lui offrait une place à côté d’elle ; elle s’approcha de la vache, la caressa quelques instants ; puis elle fit sa prière, remercia Dieu qui lui accordait un asile, et, s’étendant à côté de la vache, s’endormit avec autant de bien-être que les enfants des riches dans leurs lits de soie.




III

Merveille.


Au moment où Louise s’éveillait près de la vache de la mère Gervais, dans une ferme de Touraine, Béatrice ouvrait les yeux à Paris dans sa chambre tendue d’étoffe rose, et son premier regard tombait sur un petit berceau placé à côté de son lit.

« Qu’est-ce que ce berceau, ma bonne ? s’écria-t-elle aussitôt en sautant à bas de son lit, pour admirer la poupée qu’il devait sans doute renfermer.

— Ça, mademoiselle, c’est une poupée de cire comme il n’y en a pas deux dans Paris, qui dit : bonjour, maman, papa, et beaucoup d’autres choses ; une poupée qui s’assoit, salue, dort et se réveille à volonté ; enfin, une poupée-fée, quoi ! Mme la princesse, votre marraine, vous l’envoie parce que c’est aujourd’hui le 22 octobre, jour de votre naissance.

— C’est vrai, Annette ; j’ai aujourd’hui dix ans. Je ne devrais peut-être plus aimer les poupées ; mais rien ne m’amuse tant. Ma marraine est bien bonne de s’en être souvenue. Oh ! la belle fille ! »

Béatrice avait écarté les rideaux et contemplait, muette d’admiration, une poupée qui, les yeux fermés et les mains appuyées sur sa couverture, paraissait véritablement dormir.

Ses cheveux blonds formaient des boucles soyeuses sur son cou et autour de son visage, si délicatement modelé qu’on aurait pu le prendre, s’il n’eût été si petit, pour celui d’un bel enfant.

À côté du berceau, Béatrice vit une petite commode de bois rose.

« Les robes de la poupée sont là dedans, n’est-ce pas, ma bonne ?

— Certainement, mademoiselle. »

Quoiqu’elle fût riche et fort gâtée, Béatrice n’avait jamais admiré de telles magnificences. C’étaient des chemises brodées et garnies de dentelles, des robes de velours entourées de martre, des manteaux doublés de satin blanc, des peignoirs de mousseline ornés de valenciennes, des gants de peau et des bottines de moire, de vrais bijoux de turquoises et de corail, le tout entièrement marqué au nom de cette ravissante poupée.

« Elle s’appelle Merveille, dit Annette, et son nom est, je crois, bien choisi ; elle va vous dire : Maman, si vous voulez.

— Oh ! oui, je le veux, Annette. Bonjour, Merveille.

— Bonjour… maman, » articula la poupée.

Béatrice saisit sa fille et l’embrassa vivement.

« Quelle belle fille ! que je l’aime ! comme elle est savante ! Habille-moi vite, Annette, je ferai ensuite sa toilette ; je veux qu’elle déjeune avec moi ; j’enverrai chercher toutes mes amies pour goûter et je la leur montrerai. Oh ! quel bonheur d’avoir une telle poupée ! »

Le jour même, toutes les amies de Béatrice étaient réunies dans le salon de la duchesse de Morancé, pour prendre part à ce goûter que devait présider la charmante Merveille.

Ce furent, en l’apercevant, des exclamations sans fin. Jamais on n’avait vu une semblable poupée ! Toutes les jeunes amies de Béatrice en rêvèrent la nuit, et il en fut question pendant plus d’un mois dans leurs réunions.

Chaque fois que la duchesse de Morancé sortait avec sa fille, Béatrice emportait Merveille, vêtue d’un costume nouveau ; elle l’asseyait sur ses genoux dans la voiture, et quand on descendait pour faire des emplettes, elle la reprenait dans ses bras et se refusait obstinément à l’abandonner cinq minutes.

Lorsqu’elle l’emportait aux Tuileries, on faisait cercle autour de Merveille ; les enfants exprimaient une telle admiration que le cœur de Béatrice se gonflait d’un joyeux orgueil.

Un jour qu’on avait invité Merveille et Béatrice, la fille et la mère, à une petite soirée d’enfants, Béatrice, après qu’elle eut été accueillie par ses jeunes amies, remarqua dans un coin du salon une petite fille en deuil, toute pâle et très-triste.

« Qu’as-tu ? lui demanda Béatrice, en s’approchant d’elle et en lui prenant affectueusement la main. Pourquoi pleures-tu ? »



La pauvre enfant recommença à sangloter.

« Hélène a du chagrin, Béatrice, dit l’une des jeunes invitées, parce que sa petite sœur est morte il y a quelques jours.

— Ta petite sœur, Hélène ! s’écria Béatrice. Oh ! ma chérie, oui, tu dois avoir bien du chagrin.

— Maman l’a priée de venir pour s’amuser ; mais elle ne veut pas jouer.

— Vraiment ! ma petite Hélène ! Il faut jouer un peu pourtant ; tiens, regarde ma belle poupée ! »

Hélène prit machinalement Merveille, et, essuyant ses yeux, se mit à l’examiner. Elle était plus jeune que Béatrice et moins riche ; aussi cette poupée extraordinaire devait-elle exciter davantage son admiration.

Une demi-heure après, les pleurs ne brillaient plus dans ses yeux et une teinte rose reparaissait sur ses joues. Merveille avait une si jolie figure, elle paraissait dormir ou sourire si réellement, elle parlait si distinctement qu’elle eût, non pas consolé, mais distrait d’un chagrin bien d’autres filles plus grandes qu’Hélène.

Pendant toute la soirée, Béatrice se tint auprès d’Hélène, essayant de la faire sourire et lui montrant tout ce que Merveille savait faire.

Au moment où il fallut se séparer, Hélène berçait dans ses bras la poupée endormie.

« Béatrice, je vais te rendre Merveille, dit Hélène en embrassant sa jeune compagne. Oh ! tu es bien heureuse d’avoir une si belle poupée ! »

La fille de la duchesse prit Merveille des bras d’Hélène et se disposa à sortir ; un sanglot la fit se retourner au moment où elle ouvrait la porte. C’était sa petite amie qui avait recommencé à pleurer en la suivant des yeux.

Béatrice courut à elle.

« Ma chère Hélène, s’écria-t-elle, en entourant de ses bras le cou de l’enfant, tu as bien du chagrin, et je ne peux pas rester ici pour te consoler ; mais garde Merveille, elle te distraira peut-être un peu.

— Merveille ! répéta la petite fille dont les yeux s’illuminèrent d’une joie subite ; Merveille ! tu me la donnes ? Oh ! non, Béatrice, je ne dois pas la prendre ; elle est trop belle !

— Garde-la. N’est-elle pas à moi ? ne puis-je pas te la donner ? Ne pleure plus, je suis heureuse de te faire plaisir ; seulement tu me l’amèneras quelquefois en visite. Adieu, Hélène ! adieu, Merveille ! »

Et Béatrice sortit en courant, laissant entre les bras d’Hélène, muette d’étonnement, cette poupée tant admirée.

« Tu as donc donné ta poupée, Béatrice ? demanda la duchesse à sa fille quand elle rentra.

— Oh ! maman, c’est à Hélène. Elle a perdu sa petite sœur ; elle a bien plus besoin de Merveille que moi ; je n’ai pas de chagrin, moi ! »

La duchesse embrassa sa fille avec attendrissement.

Le lendemain, la commode en bois de rose et le trousseau de Merveille étaient portés par un domestique de la duchesse de Morancé chez la petite Hélène.




IV

La robe de première communion.


« Qui est-ce qui frappe ce soir, Brigitte ? demanda le bon curé de Morancé à sa vieille servante, pendant que celle-ci achevait de mettre le couvert.

— Je n’ai pas entendu, monsieur le curé.

— Ma pauvre Brigitte devient sourde, pensa le bon curé en se levant et en allant lui-même à la porte… Quoi ! s’écria-t-il, c’est vous, mon enfant !

— Oui, monsieur le curé, c’est moi, répondit la voix d’une jeune fille. Est-ce que je vous dérange ?

— Entrez, entrez, ma bonne Louise ; une brebis de mon troupeau ne me dérange jamais. »

Le curé introduisit Louise Aubin dans son petit parloir.

« Eh bien ! mon enfant, dit-il quand elle se fut assise, que me voulez-vous aujourd’hui ?

— Hélas ! monsieur le curé, je ne sais pas comment j’oserai vous dire ce qui m’amène.

— Qu’est-ce que c’est, ma chère petite ? Qu’est-ce que c’est ? La mère Gervais ne veut plus de vous ?

— Oh ! si, monsieur le curé ; elle a toujours été bonne pour moi depuis le jour où, entrant dans son étable, elle m’y a trouvée endormie près de Neige, sa belle vache blanche ; elle consent à me nourrir et à me loger pour rien ; mais elle ne peut pas m’habiller, n’est-ce pas ? Il faut être juste. J’ai bien commencé quelque chose qui doit me rapporter un peu d’argent, mais c’est un ouvrage long et je n’aurai pas fini pour la Fête-Dieu ! Mon Dieu ! comment vais-je faire ?

— D’abord, vous avez très-bien agi, Louise, en venant me trouver ; ne vous désolez pas, mon enfant. Quel est l’ouvrage que vous avez entrepris ?

— Au jour de l’an, monsieur le curé, ma maîtresse m’a donné trois francs ; j’ai acheté de la laine et j’ai commencé une couverture de tricot qui sera très-belle ; malheureusement, je n’aurai peut-être même pas assez de laine pour la terminer.

— Rassurez-vous, dit le bon prêtre : nous trouverons sans doute une âme charitable qui vous tirera d’embarras.

— Ah ! monsieur le curé, si ma pauvre mère avait vécu, je ne viendrais pas, comme une mendiante, vous demander de vous occuper de moi ; mais je ne l’ai plus, et je ne peux pourtant pas recevoir le bon Dieu avec la robe que j’ai là. Cependant je ne veux pas devoir ma robe à la charité de personne, si c’est possible.

— Non, non, mon enfant ; vous aurez une robe, une belle robe blanche comme la neige et que vous payerez avec votre travail, je vous le promets. Je me charge de vendre votre couverture ; il y a quelqu’un ici qui l’achètera bien volontiers et qui sera vêtu comme vous ce jour-là. »

Pendant que la pauvre gardeuse de dindons se demandait avec anxiété si elle aurait une robe pour sa première communion, on préparait au château de Morancé la toilette de Béatrice.

Le bon curé, en allant visiter la duchesse, vit étalés dans le salon une robe couverte de broderies et un voile de dentelle. Béatrice, en apercevant son vieil ami, posa près de la robe un écrin renfermant un collier de perles admirables qu’elle regardait en souriant.

« Ah ! monsieur le curé ! s’écria la jeune fille en allant joyeusement au-devant du vieillard, on m’a comblée pour le jour de ma première communion. Voyez un collier que m’envoie ma marraine ; il est magnifique, n’est-ce pas ? et mon chapelet ! regardez ! ma chère grand’mère l’a fait bénir à Rome !

— Oui, il est superbe ; c’est de l’or, cela, ma fille ?

— Certainement, monsieur le curé, de l’or et de la nacre.

— Est-ce que vous allez mettre toutes ces broderies, Béatrice, pour aller à l’église ?

— Oui, rien n’est trop beau pour un si grand jour.

— C’est vrai, mon enfant, si tout le monde pouvait s’agenouiller en robe de princesse au festin du Seigneur. Ce serait alors un superbe spectacle ; mais vous êtes riche, ma fille, et d’autres ne le sont pas. Voulez-vous humilier par votre luxe ces jeunes sœurs dont la place est marquée, au même degré que la vôtre, autour de la table sainte ? Les exposerez-vous à jeter des yeux d’envie sur votre soie, vos dentelles et vos bijoux, tandis qu’elles pourront à peine payer leurs modestes robes ?

— Oh ! non, certainement : je n’avais pas songé à cela ! Tenez, monsieur le curé, si ce collier peut payer de plus belles robes aux jeunes filles pauvres qui communieront avec moi, prenez-le, je vous prie.

— Je connais votre cœur, Béatrice ; on ne s’adresse pas à lui en vain. Cependant, je ne veux pas de ce collier ; gardez vos parures ; vos sœurs n’ont pas besoin de ce sacrifice : je ne vous prie pas de les faire monter jusqu’à vous, mais de descendre jusqu’à elles ; de vous confondre dans leur humble foule, cachée sous la simple robe de mousseline qu’elles porteront. Leur âme n’aura ainsi ni trouble ni jalousie, et vous, mon enfant, vous serez plus chère aux yeux du Dieu qui aime l’humilité.

— Vous avez raison, monsieur le curé ; je me sentirai ainsi plus leur sœur, comme vous dites. Ce sera pour moi une vraie joie.

— Voulez-vous, à présent, faire une bonne œuvre ?

— Oh ! oui, et de tout mon cœur.

— Une de mes petites filles, la plus pauvre de toutes celles que le Seigneur visitera bientôt, a entrepris de faire une couverture qu’elle voudrait vendre pour payer sa robe de communiante ; cette couverture n’est pas finie, malheureusement. Voulez-vous la lui acheter d’avance ?

— Oh ! monsieur le curé, si je le veux ! dites-lui de me l’apporter telle qu’elle est.

— Elle n’osera pas ; elle est timide et un peu honteuse de sa pauvreté ; mais donnez-moi une petite somme, je la lui remettrai.

— Non, monsieur le curé, ce que vous me dites d’elle me donne le désir de la voir ; permettez-moi d’aller chez vous, vous y appellerez cette jeune fille et je lui offrirai le prix de son ouvrage.

— Ne soyez pas trop généreuse, mon enfant ; si elle pensait que vous lui faites l’aumône, cela l’humilierait.

— Oh ! monsieur le curé, soyez sans crainte. »

Le surlendemain, Louise, vêtue de ses habits les plus propres, frappa de nouveau à la porte du presbytère. Brigitte la fit entrer dans le parloir, où elle trouva une belle enfant de son âge, qui se leva en la voyant.

Un sourire si doux, si amical entr’ouvrit, à son aspect, les lèvres de la jeune châtelaine, que Louise se sentit rassurée.



« Il y a bien longtemps que j’ai envie d’une couverture blanche ! s’écria Béatrice en dépliant la couverture que Louise tenait enveloppée.

— Malheureusement, elle n’est pas finie, mademoiselle, murmura timidement Louise.

— Mais elle le sera, ma chère amie ; vous la finirez après la première communion, et je suis tout heureuse de vous l’acheter dès aujourd’hui. »

En même temps, Béatrice tira de sa bourse deux pièces d’or qu’elle mit doucement dans la main de Louise.

« Oh ! mademoiselle, c’est trop ! vous êtes trop bonne ! » balbutia Louise.

La fille de la duchesse embrassa alors, presque par force, Louise toute troublée de cet honneur, et tendant ensuite sa joue rose à la petite paysanne :

« C’est à votre tour, Louise, » dit-elle.

Louise y déposa un baiser bien reconnaissant et bien tendre, et les deux jeunes filles se séparèrent.

« Nous nous reverrons dans un beau jour, Louise, » s’écria Béatrice en la quittant.

En effet, elles se revirent peu après et elles furent également heureuses, le jour où, pour la première fois, elles vinrent tout émues s’agenouiller pour recevoir leur Dieu.

Une seule fois dans leur vie on ne put distinguer la noble fille du duc de Morancé de l’humble enfant du laboureur Aubin.

La même joie remplit leur cœur, la même piété se lut dans leurs regards, elles parurent sœurs un instant aux yeux des hommes, comme elles l’étaient devant Dieu.

Ces enfants, nées à la même heure, l’une placée si haut, l’autre si bas, avaient entre elles une parenté mystérieuse. Toutes deux, quoique bien différentes, plaisaient également au Ciel, l’une par son humilité, sa soumission, son amour du travail, son désir constant d’obliger selon ses faibles moyens ; l’autre par sa générosité, sa délicatesse, sa douceur envers les inférieurs, sa charité et l’élévation de son âme.

Après ce beau jour de première communion, les jeunes filles se rencontrèrent souvent dans la même église : Béatrice inclinée sur son prie-dieu de velours, Louise à genoux sur la dalle humide. Le même rayon de soleil tombait parfois sur elles, la même candeur, la même piété et la même paix brillaient sur leur front virginal.

Lorsque Louise eut fini la couverture de laine blanche, Béatrice la pria d’en faire une autre qu’elle voulait donner à une de ses amies. C’était, en réalité, pour lui offrir trente autres francs.

Louise la crut et se mit à l’ouvrage avec joie. Comme la mère Gervais lui confiait ses vaches depuis quelque temps, elle lui annonça qu’elle lui remettrait trois francs par mois pour sa peine. Louise, avec la perspective de ce double gain, se trouva plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été ; car elle se voyait au moment de pouvoir gagner sa vie et de ne plus rien accepter d’autrui.

De temps en temps, dans ses promenades, Béatrice passait par la prairie où paissaient les vaches de la mère Gervais ; elle trouvait Louise tricotant ou lisant quelque livre de piété, tout en surveillant ses bêtes. Béatrice s’arrêtait près d’elle, s’informait de sa santé, de ses occupations, examinait son travail, caressait la favorite du troupeau, Neige, la belle vache blanche qui la première avait accordé l’hospitalité à l’orpheline.

La riche héritière ne dédaignait pas de causer longtemps avec l’humble paysanne, et ces entretiens profitaient à toutes deux. Béatrice y apprenait de Louise les détails si intéressants des occupations rustiques ; Louise écoutait avec ravissement les récits de Béatrice sur quelque sujet de l’Écriture sainte ou de l’histoire ; elle se sentait relevée à ses propres yeux quand Béatrice lui parlait de ces temps anciens où les filles des rois ne négligeaient pas de s’occuper des soins de leurs troupeaux, et son jeune cœur battait d’enthousiasme quand elle entendait raconter comment une jeune fille, une simple bergère comme elle, la pure et héroïque Jeanne d’Arc, avait délivré la France menacée par les Anglais et fait couronner à Reims le roi Charles VII.

On ne sait pas assez quel bien peut causer une bonne parole, quelle douce joie apporte à une créature pauvre et délaissée une marque de sympathie ; l’aumône la plus généreuse n’est parfois pas si puissante à consoler qu’un mot sorti du cœur. La vraie charité le sait, et elle donne rarement l’une sans l’autre !




V

Pierre Rigault.


Cet été-là passa vite pour Louise. En novembre la famille de Morancé quitta le château, et Béatrice promit à Louise de ne pas l’oublier. Cependant la petite bergère pleura bien lorsque, assise au bord de la route, elle vit la berline de la duchesse qui se dirigeait vers Paris. Béatrice l’aperçut, lui fit un signe amical et, par une subite inspiration, lui lança, enveloppée dans son mouchoir, une orange qu’elle tenait à la main. L’orange fit grand plaisir à Louise, qui en avait vu quelquefois et n’en avait jamais goûté ; mais le mouchoir la toucha davantage ; elle le baisa, essuya les larmes que le départ de Béatrice faisait couler, et l’ayant plié soigneusement, alla l’enfermer dans sa cassette, d’où elle le tirait de temps en temps pour le regarder et l’embrasser. C’était le seul souvenir qu’elle eût de sa jeune bienfaitrice.

Les circonstances devaient le lui rendre encore plus précieux : vers Noël, la mère Gervais quitta sa ferme près de Morancé et alla habiter à trois lieues de là, chez son fils. Louise, à laquelle elle demanda de l’accompagner, n’osa pas le lui refuser ; car, outre que le nouveau fermier avait déjà remarqué d’un ton peu obligeant qu’elle était bien jeune et bien délicate pour une vachère, elle sentait que la reconnaissance la liait à la mère Gervais, qui l’avait recueillie pauvre et tout enfant.

Le printemps revint et elle pensa tristement que Mlle de Morancé ne la verrait pas sur la route pour la saluer la première au retour, comme elle avait été la dernière à lui dire adieu.

Les saisons se succédèrent, ses occupations s’accrurent à la ferme, et pendant deux années elle ne put même pas aller une seule fois à Morancé pour voir la jeune châtelaine ; elle demandait souvent de ses nouvelles à ceux de ses voisins que leurs travaux appelaient parfois à Morancé, et en entendant dire que Béatrice croissait en force et en beauté, aussi bien qu’en bonté, elle regrettait moins de ne pouvoir être auprès d’elle.

Un jour, au mois de juillet, vers le milieu du jour, par un temps très-chaud, Louise, assise sous un bouquet d’arbres, tandis que ses bêtes paissaient autour d’elle, se disposait à prendre son modeste repas : déjà elle avait tiré son pain bis et son fromage de sa panetière, lorsqu’un éclat de voix parti derrière elle la fit se retourner.

Elle vit un garçon d’à peu près seize ans, vêtu grossièrement, chaussé de sabots, portant une besace assez lourde, qui, couvert de poussière et le visage rougi, paraissait avoir subi la fatigue d’une longue route. Il la regardait, et surtout il regardait ses provisions d’un air trop significatif pour que Louise pût s’y méprendre.

« Est-ce que vous avez faim ? dit-elle ; car la compassion qu’elle éprouvait lui faisait oublier sa timidité ordinaire ; je partagerai bien volontiers mon pain avec vous.

— Ah ! dame ! si je ne craignais pas de vous priver, ça ne serait pas de refus ; car aussi vrai que j’ai une faim de loup-garou et que je m’appelle Pierre Rigault, j’ai une soif comme la faim ! Je peux toujours m’asseoir auprès de vous, n’est-ce pas ? »

En disant ces mots, Pierre Rigault jeta sa besace sur l’herbe et s’assit auprès de la petite Louise.

« Oui, dit Louise, vous avez l’air bien fatigué, l’ombre vous fera du bien et le pain aussi. »

Tout en parlant, Louise partagea inégalement son pain, présenta la plus grosse moitié à Rigault et garda l’autre.

Le jeune garçon ne se fit pas prier plus longtemps.

« Il faut que je vous explique, reprit-il en mangeant, que je ne suis pas un vagabond ; vous m’avez l’air d’une bien bonne petite fille, et je m’en vas vous dire ce qui m’amène dans le pays : je suis sabotier de mon état ; depuis longtemps je sabote et je ne suis pas trop maladroit. Mais à Tours, d’où je viens, j’avais un maître trop dur, qui me donnait plus de coups que d’argent, et ça ne me plaisait pas ; j’ai vu à la ville Mathurin Lesec, qui est sabotier à Morancé. Il voulait un garçon pour travailler chez lui, je me suis offert, j’ai ramassé quelques sous, j’ai fait mes adieux au patron et me voilà parti. Malheureusement, j’ai mal arrangé mes affaires ; je ne savais pas le prix des choses en voyage, moi, et dans l’auberge où j’ai couché, j’ai demandé une chambre et un bon souper ; on m’a donné tout ça, et puis le lendemain on m’a demandé trente sous ! En les donnant, il m’est resté à peine de quoi acheter du pain pour arriver jusqu’ici, en demandant seulement à coucher dans les granges, ce que j’aurais dû faire dès le premier jour. Enfin, depuis cinq heures du matin que je marche, j’ai gagné un bon appétit, mais je n’ai plus un sou !

— Je le pense bien, dit Louise ; aussi allez-vous emporter cet autre morceau de pain. Ce sera pour votre souper de ce soir.

— L’autre ! mais c’est votre part.

— Oh ! j’en avais déjà mangé un peu avant de vous voir, et puis je n’ai pas faim comme vous. Gardez-le, allez ! »

Rigault ne se fit pas trop prier.

« Allons, dit-il en fourrant le morceau de pain dans sa poche, il faut se remettre en route. Je vous remercie bien, mam’selle ; mais vous n’avez pas affaire à un ingrat, je pense bien que je reviendrai vous voir. Voulez-vous me dire votre nom ?

— Louise Aubin.

— Eh bien ! Louise Aubin, dès que j’aurai un moment à moi, vous le saurez. Vous êtes toujours là, dans la prairie ?

— Oh ! mais, répondit Louise, il ne faut pas revenir me voir. Vous avez à travailler là-bas, ne vous dérangez pas pour moi. »

Le garçon rechargea sa besace sur ses épaules et s’éloigna rapidement.

Depuis longtemps Louise ne songeait plus à cette rencontre, et tout au plus se souvenait-elle de Rigault, lorsqu’un dimanche matin, comme elle revenait de la messe, elle aperçut quelqu’un assis auprès de la petite fille qui gardait les vaches en son absence.

C’était Rigault.

Il était proprement vêtu et portait à la main un paquet soigneusement enveloppé ; il se leva en voyant venir Louise.

« Bonjour, mam’selle Louise, dit-il en lui tendant sa grosse main brune ; vous ne vous attendiez pas à me voir, pas vrai ?

— En effet, je ne m’y attendais guère, » reprit Louise un peu effarouchée de cette visite. Elle ajouta pourtant avec politesse : « Êtes-vous content chez votre nouveau patron ?

— Pas mal, c’est un brave homme. Et vous, la petite Louise, vous êtes toujours contente ? Vous m’avez l’air plus grande que le jour de cet été où je vous ai vue ?

— C’est possible ; je vais sur mes quatorze ans.

— Je veux vous montrer que je ne vous ai pas oubliée, reprit Rigault ; je ne suis pas riche, je ne pouvais rien vous donner ; alors je vous ai fait une paire de jolies galoches que voilà.

— Ah ! vous êtes bien bon, s’écria Louise ; quelles jolies galoches, c’est trop beau pour moi, ça !

— Que non, que non, vous avez un petit pied, il ira très-bien là dedans et vous serez toute brave, chaussée comme ça. C’est moi qui ai fait avec mon couteau ces petites fleurs sur le dessus ; elles sont gentilles, n’est-ce pas ?

— Très-gentilles. Je vous remercie bien, Rigault ; ce que j’ai fait ne valait pas la peine d’y penser.

— J’y ai pensé, pourtant ; vous m’avez paru une si bonne petite fille, que je suis content de vous faire un plaisir.

— Vous m’en causez un, et un grand. Je vais essayer tout de suite ces jolies chaussures, pour voir. »

Louise enfonça alors ses pieds dans les galoches, et elle se mit à marcher en tapant gentiment contre terre avec ses talons.

« Elles vous vont parfaitement ! s’écria Rigault enchanté de son ouvrage ; j’ai joliment réussi.

— C’est vrai, dit Louise ; c’est étonnant, puisque vous n’aviez pas la mesure de mon pied.

— Oh ! j’ai eu bien soin d’en prendre l’empreinte sur la terre, quand je vous ai quittée, et sans que vous vous en soyez aperçue : ça m’est venu tout de suite dans la tête de vous faire quelque chose de ma façon. »

Louise et Rigault continuèrent ainsi à parler pendant quelques heures. Ils se racontèrent mutuellement les événements peu nombreux de leur vie. Rigault n’avait plus de père, sa mère vivait encore, dans un village assez éloigné ; le produit d’un petit jardin et quelques faibles rentes, que lui faisaient ses fils aînés, suffisaient à son existence. Lui, Pierre Rigault, le dernier de la famille, espérait bien devenir un jour maître sabotier et contribuer aussi au soutien de sa mère.

Dans toutes ses paroles, Louise vit l’indice d’un bon cœur, d’un caractère franc et enjoué, quoique un peu brusque, et elle découvrit des qualités réelles dans son nouvel ami.

Ces deux pauvres enfants si isolés se lièrent bientôt d’une bonne amitié, dans laquelle le cœur tendre de Louise mit certainement la plus grande part et dont Pierre se montra le plus heureux.

Chaque fois qu’il pouvait s’échapper le dimanche, il accourait aussitôt dans la prairie de Jean-Guillaume, le fils de la mère Gervais, pour dire un petit bonjour à Louise et causer un peu avec elle. À mesure qu’elle grandit, elle fut plus en état de rendre de petits services à Pierre, comme de lui repriser ses habits déchirés ou de lui tricoter quelques paires de bas. Dans les fêtes du village, où elle commença à paraître, la pauvre gardeuse de vaches trouva toujours dans Pierre Rigault un danseur assidu. Comme il était bon sujet et qu’il travaillait habilement, il gagnait assez d’argent pour lui offrir un fichu ou un tablier à la plus belle foire de l’année.

Un jour, Pierre dit à Louise :

« Je pars ; ma pauvre mère est malade, il faut que j’aille la voir ; vous prierez pour elle, petite Louise ; car elle est, je crois, bien mal. »

Au bout de trois semaines, Pierre reparut ; il était changé et très-triste. Louise devina la vérité à sa vue.

« Pauvre Pierre ! dit-elle.

— Hélas ! répondit Pierre, elle est morte, cette bonne mère ! Je ne m’attendais pas à la voir partir si tôt. Oh ! je ne m’en consolerai pas ! »

Louise partagea ses regrets et sembla partager son deuil. Elle renonça à la danse le dimanche et aux joyeuses veillées d’hiver dans les fermes.

Pierre remarqua ces petits sacrifices, et lui en fut reconnaissant. Dix mois s’écoulèrent. Un dimanche matin, Louise fut tout étonnée de voir entrer Pierre dans la grande salle de la ferme.

« Louise, lui dit-il, j’ai désiré vous parler devant Mme Gervais, parce que j’ai des choses importantes à vous dire. Je ne suis plus ouvrier sabotier ; Mathurin Lesec me cède sa boutique ; je m’en vais être maître à mon tour.

— Ah ! s’écria Louise, je suis bien contente d’apprendre cela !

— Alors, reprit Rigault, pour tenir ma maison, j’ai songé à prendre femme.

— Vous allez vous marier, Pierre ?

— Dame, oui, je l’espère ; pensez-vous que je fais bien ?

— Certainement, si vous choisissez une bonne femme.

— Vous la connaissez… » dit Pierre en tendant sa main à Louise avec un air moitié heureux, moitié embarrassé.

Louise devint toute rouge et regarda la fermière.

« Accepte, ma fille, reprit la mère Gervais, Pierre est un honnête garçon et te rendra heureuse. »

Le cœur de Louise tressaillit de joie.

Elle mit sa main dans celle de Rigault.

La fermière la prit dans ses bras et l’embrassa comme si elle eût été sa fille.



VI

Le marquis de Méligny.


Quelques semaines avant le jour que Rigault avait choisi pour demander à Louise de l’épouser, voici ce qui s’était passé chez la princesse de Rentzo.

La marraine de Béatrice donnait un bal magnifique et comptait sur sa jolie filleule pour en être la reine.

Cependant Mlle de Morancé ne paraissait pas. Enfin, vers une heure, on annonça la duchesse, qui entra accompagnée de Béatrice ; celle-ci paraissait si bouleversée que la princesse alla vers elle avec une tendre inquiétude.

« Qu’y a-t-il, chère enfant ? que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle.

— Oh ! à moi, rien, ma marraine, merci, répliqua Béatrice en s’efforçant de sourire ; mais je viens de voir un spectacle affreux.

— Qu’est-ce donc ?

— En sortant de l’hôtel, reprit Mme de Morancé, comme la voiture allait tourner l’angle de la rue, nous entendîmes des cris douloureux, un tumulte extraordinaire, et nous aperçûmes un malheureux que deux hommes venaient de ramasser sanglant dans la rue : une charrette l’avait écrasé. « Où le transporter ? » s’écriaient plusieurs voix. Béatrice se penche à la portière, voit ce malheureux, est touchée de pitié ; elle me regarde d’un air suppliant. Je n’étais guère moins émue qu’elle, et d’ailleurs, puisque l’accident était arrivé à notre porte, la Providence ne nous chargeait-elle pas de secourir le blessé ? Le cocher rentre dans la cour, Béatrice saute à bas de la voiture, précède les hommes qui portaient le brancard improvisé… La pauvre enfant tremblait de la tête aux pieds, et pourtant elle voulut entrer dans la chambre du malade après le pansement. Depuis dix heures du soir, elle est restée près de lui, empressée, attentive comme une petite sœur de charité. Enfin, la voilà, et ce n’est pas sans peine que je l’ai amenée jusqu’ici…

— Oh ! ma marraine, n’est-ce pas un coup horrible pour ces pauvres gens ? Le père sera bien soigné où il est ; mais, pendant ce temps ; que va devenir sa famille ? Vraiment je suis venue ce soir pour ne pas vous déplaire ; mais puis-je danser en songeant au désespoir d’une mère de cinq enfants et aux souffrances de ce brave ouvrier ?

— Tu as peut-être bien fait de venir, ma Béatrice, même pour cette intéressante famille. Je veux associer tous mes invités à cette bonne œuvre commencée par toi : nous allons improviser une quête pour le pauvre écrasé.

— Oh ! ma marraine ! que je vous remercie ! s’écria Béatrice en embrassant la princesse.

— Viens donc avec moi, Béatrice ; je vais raconter cette histoire et tu quêteras ensuite. »

On fit taire un instant l’orchestre pour permettre à la princesse de parler à ses hôtes de l’ouvrier blessé. Elle aurait pu s’épargner la peine de le faire ; les personnes qui écoutaient l’explication de Mme de Morancé n’avaient pas tardé à répandre la nouvelle de cet accident dans le bal.

Aussi, lorsque Béatrice parut, tenant à la main une petite corbeille à ouvrage, qui devait servir de bourse à la jeune fille, personne ne s’étonna, et il plut dans la corbeille bon nombre de louis.

Béatrice, accompagnée de la princesse, parcourut ainsi tous les salons ; elle arriva au dernier, dans lequel on avait installé les joueurs.

En la voyant brillante de parure et touchante par sa grâce et son émotion, tous les hommes se levèrent en même temps et la saluèrent avec respect ; pas un ne laissa passer la corbeille sans y déposer son offrande. Elle arriva devant un jeune homme qui la suivait des yeux depuis son entrée dans la salle ; il prit alors dans ses deux mains les louis entassés devant lui, et, n’en laissant pas un seul sur la table, les déposa tous dans la corbeille avec tant d’empressement qu’elle déborda et que quelques pièces d’or roulèrent sur le tapis.

Béatrice se baissa pour les ramasser.

« Ne vous donnez pas cette peine, mademoiselle, dit le jeune homme en tirant de sa poche un billet qu’il ajouta aux louis, voici pour réparer ma maladresse. »

Et comme Béatrice le regardait étonnée :

« Puisque le Ciel m’accorde la grâce de faire la charité par vos mains, reprit-il en souriant, ne me permettrez-vous pas d’en profiter ?

— Oh ! certainement oui, monsieur, j’aime trop les pauvres pour vous en empêcher, » répondit Béatrice.

Et, saluant le jeune homme qui s’inclinait devant elle, elle regagna l’appartement particulier de sa marraine, où elle déposa le produit de sa quête.

« Comment se nomme ce jeune homme si généreux, marraine ? demanda-t-elle à la princesse au moment de rentrer au salon.

— Le marquis Léopold de Méligny, mon enfant.

— Ah ! dit Béatrice, c’est un noble cœur. »



Quelques instants après, le marquis de Méligny vint inviter Béatrice à danser. Elle disparut au milieu des groupes parés appuyée sur son bras.

Le jeune homme demanda à la duchesse de Morancé la permission de venir prendre des nouvelles de l’ouvrier blessé.

C’est ainsi que Béatrice et le marquis de Méligny se virent pour la première fois ; mais, avant cette rencontre, les parents des deux jeunes gens désiraient leur mariage, qui fut célébré six mois après dans la chapelle du château.

Une alliance plus parfaite s’était rarement vue : le marquis, jeune, riche, noble de nom et de caractère, paraissait digne de s’unir à cette gracieuse fille, dont la beauté était moins admirée encore que les vertus.

La chapelle fut magnifiquement tendue de velours ; des tapis, des fleurs, des lustres allumés lui donnèrent un éclat inaccoutumé ; tous les habitants du village se pressaient à la porte, heureux d’unir leurs prières en faveur de cette enfant à laquelle ils adressaient déjà leurs bénédictions.

Le vieux curé qui avait baptisé Béatrice bénit avec joie ce mariage où tout semblait réuni pour assurer un avenir heureux.

La petite allocution qu’il prononça émut tous les assistants, et le regard du marquis de Méligny se tourna avec plus de fierté et de tendresse vers sa jeune femme, en entendant chacun vanter son bonheur.

Le même jour, dans l’église du village, devant la statue de la Vierge, un vicaire unissait Louise Aubin à Pierre Rigault. Louise eût été peut-être belle aussi, si les fatigues et l’ardeur du soleil n’eussent terni et fané son teint ; ses cheveux noirs étaient proprement lissés sous son bonnet de tulle, une robe de mérinos bleu dessinait sa taille un peu épaisse. Elle posa sa main hâlée dans la main calleuse de Pierre, pria longtemps avec recueillement et sortit sans bruit de l’église, sans pompe, sans équipages, sans escorte brillante et pourtant heureuse aussi ! Heureuse, car elle était aimée ! Elle s’appuyait avec confiance sur le bras de Pierre ; elle avait foi en ce brave cœur qu’un si léger bienfait lui avait d’abord attaché et qui venait de lui prouver une estime et une affection si sérieuses en la prenant pour femme.




VII

La fête de Béatrice.


On fêtait au château de Morancé la fête de la belle châtelaine.

Un magnifique dîner avait réuni tous les amis de la famille.

Six années s’étaient écoulées depuis le mariage de Mme de Méligny. On aurait en vain cherché sur un autre visage une pureté de traits plus parfaite, une expression plus simple et plus charmante ; cette madone souriante était l’enchantement de tous les regards.

L’immense table chargée de cristaux et de fleurs, les grands dressoirs couverts d’argenterie, la vaste et sévère salle tendue de cuir de Cordoue, tel était le fond sur lequel se détachait le cercle de famille où se mêlait la grâce fraîche des jeunes cousines de la marquise, le noble visage de la duchesse de Morancé, la tête blanchie de son aïeul, près duquel on voyait sourire les deux enfants de la marquise, Cora et René, deux anges blonds qui eussent tenté le pinceau d’un grand peintre.

Ceux qui voyaient la marquise de Méligny ainsi brillante, aimable, spirituelle, entremêlant ses causeries des saillies les plus vives, ceux qui admiraient sa beauté et son luxe alors que les émeraudes de son corsage étincelaient comme des étoiles et que les plus belles fleurs s’épanouissaient en couronne dans ses cheveux, ceux qui s’écriaient : Qu’elle est belle ! ceux-là ne savaient pas que les pauvres en la voyant disaient, eux : Qu’elle est bonne !

Cette femme si vantée, si intelligente, possédait les dons les plus précieux du cœur. Sa bonté s’étendait autour d’elle comme une atmosphère divine ; rien ne lui échappait, rien ne lui répugnait ; les déshérités, les infirmes, les coupables mêmes connaissaient son inépuisable charité : elle soulageait les maux, écoutait les plaintes, encourageait le repentir ; modeste pour ses bonnes œuvres innombrables, elle n’en parlait jamais et ne se permettait même pas dans sa conversation ces petites critiques malicieuses si en usage parmi les gens du monde.

Quand on entamait le chapitre des médisances :

« Vous savez, disait son mari, on ne dit jamais de mal de personne devant la marquise ; elle a la charmante manie de trouver toujours d’avance ceux qu’on blâme ou qu’on accuse innocents.

— Mon Dieu ! répondait-elle, nous ne sommes pas des saints ; les âmes les plus nobles peuvent se tromper parfois. Ne devons-nous pas faire la part des erreurs et des entraînements, et, si nous sommes dans la bonne route, excuser ceux qui ont suivi la mauvaise ? Qui sait ce dont nous aurions été capables si nous nous étions trouvés dans les mêmes circonstances ? »

On s’inclinait devant ce jeune et généreux avocat des malheureux égarés, et sa voix bienveillante convertissait les plus intolérants.

Le jour de sa fête, un bal suivit le dîner. Après avoir assisté à la toilette de sa fille et lui avoir passé de ses mains une robe de mousseline des Indes doublée de taffetas rose, Mme de Méligny descendit tenant par la main sa petite Cora, qui pour la première fois paraissait dans une réunion si brillante.

Leur entrée fut saluée avec enthousiasme. Quand elle se fut montrée dans le premier quadrille, elle sortit de la galerie illuminée pour donner quelques ordres. Elle allait monter l’escalier du château, quand une jeune paysanne l’arrêta, et se jetant à ses genoux :

« Ah ! madame la marquise, s’écria la pauvre enfant en larmes, ma chère grand’mère est mourante ; elle vous supplie de venir, ne serait-ce qu’une minute, adoucir ses derniers moments ; mais je vois bien que vous ne pouvez pas aujourd’hui ; pardon de vous déranger : dites-moi seulement quelques bonnes paroles, je les lui rapporterai.

— Comment s’appelle ta grand’mère, mon enfant ?

— Jeannette, madame, Jeannette la paralytique c’est sa chaumière qui touche à l’église.

— Ma pauvre paralytique ! s’écria la marquise ; j’y vais ; entre là, mon enfant, je te rejoindrai dans un instant. »

La jeune fille s’assit sur une des chaises de l’antichambre. Cinq minutes après, la marquise reparaissait ; elle n’avait pris que le temps de passer une autre robe et de jeter sur ses épaules une mante de soie noire ; elle reçut une lanterne des mains de sa femme de chambre et remit à la jeune fille un panier contenant du linge, une bouteille de bon vin et quelques médicaments.

« Madame ne veut pas qu’Étienne et moi allions avec elle ? demanda la femme de chambre.

— Non, Julie, j’irai seule ; il fait beau et ce n’est pas loin ; ne dis rien à personne ; je reviendrai dans un quart d’heure. »

Elle atteignit bientôt la chaumière de Jeannette.

La vieille Jeannette, étendue dans son lit, portait déjà sur son visage la pâleur de la mort ; la vaste pièce qu’éclairait mal un cierge vacillant paraissait agrandie encore par l’obscurité, et le cœur se serrait en entrant dans cette sombre chambre dont le silence n’était troublé que par les sanglots d’un petit garçon agenouillé au pied du lit et les pénibles soupirs de la malade.

À la vue de la marquise, la pauvre Jeannette parut se ranimer, elle se souleva par un effort et tendant vers elle sa vieille main hâlée et glacée.

« Madame la marquise, que vous me faites de bien ! Je n’espérais pas votre visite. Voyez-vous, madame, vous m’avez tant secourue dans ce monde qu’après M. le curé, c’était vous que je souhaitais le plus voir.

— Ne parlez pas, ma bonne, cela vous fatigue ; tenez, buvez plutôt, » dit la marquise en tendant une tasse d’un breuvage fortifiant à la malade.

Celle-ci le prit, et quand elle eut bu :

« Attendez maintenant que je vous mette bien à votre aise, ma chère Jeannette, continua Béatrice, et elle souleva de ses mains la pauvre femme, tandis que sa petite fille, qui s’était approchée, reposait l’oreiller et aplanissait les draps.

— Merci, oh ! merci, madame. À présent j’ai une grâce à vous demander, reprit la vieille paralytique ; je me meurs, je le sens, je laisse à mes petits-enfants ma chaumière et le peu d’argent que j’ai ; mais je ne m’en irai pas tranquille si vous ne me promettez de les prendre sous votre protection ; de faire ce que j’aurais fait, de mettre ma petite Toinette en apprentissage chez une maîtresse couturière et de laisser aller mon petit Jules à l’école jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour travailler à la terre.

— Je vous le promets, Jeannette, dit la marquise émue en attirant à elle les deux enfants qu’elle embrassa avec tendresse.

— Le bon Dieu vous bénira, madame, vous qui employez votre richesse et votre cœur à soulager les pauvres gens ; je suis bien sûre qu’il vous bénira ; ce n’est pas les prières qui vous manqueront, allez, car on en fait assez dans le village pour vous. »

Et Jeannette baisa la main de la noble jeune femme avec un pieux respect.

« Adieu, madame la marquise, on est peut-être inquiet de vous au château, adieu ! Allez à ceux qui vous aiment ; on parlera encore longtemps de vous ici.

— Je ne veux pas vous quitter, Jeannette, vous êtes bien faible, ce soir.

— Ah ! madame, j’attends M. le curé ; il ne peut tarder ; il m’apportera tout le bien que je puis encore attendre.

— Adieu, alors. Je suis heureuse de vous voir calme. Toinon, il y a là du linge pour ta grand’mère et tout ce dont elle peut avoir besoin. Soigne-la bien, mon enfant. »

Et, baisant les têtes inclinées du frère et de la sœur, la marquise Béatrice sortit de la chaumière après y avoir apporté la consolation et la paix.

On était étonné au château et même inquiet de son absence ; mais quand elle reparut plus souriante et plus fraîche qu’elle ne l’était une heure auparavant, on se rassura ; le marquis, habitué à sa manière d’agir, devina à peu près le motif de sa disparition et lui baisa la main en lui adressant un sourire et un doux reproche.



VIII

L’asile.


Le soleil dorait à peine la soie des rideaux de sa chambre, quand la marquise ouvrit les yeux. Elle jeta un regard sur la pendule qui marquait six heures vingt.

« Vingt minutes de retard ! s’écria-t-elle. Que vont penser mes petits enfants ? »

Sa femme de chambre ouvrait en ce moment avec précaution la porte de sa chambre. Béatrice était déjà levée.

« Je croyais trouver madame endormie, dit Julie ; madame a passé une soirée si fatigante et s’est couchée si tard hier !

— Mais j’ai été paresseuse aussi, Julie, tu vois bien qu’il est six heures et demie. Je n’abandonne pas mes petits enfants, parce que j’ai dansé hier et que c’était ma fête. Vite, Julie, ma robe noire et fais de mes cheveux ce que tu voudras, pourvu que je sois coiffée en quelques minutes. »

Sept heures sonnaient quand la marquise quitta son appartement. Cette femme, si brillante, si fêtée la veille, s’en allait seule, modestement vêtue, jusqu’au village qui touchait à son château. Quand tout le monde reposait encore, sa charité l’avait éveillée ; elle faisait déjà le bien à l’heure où les autres sommeillent, sans tenir compte de ses fatigues de la veille, des moments ôtés à son repos et du désir qu’elle pouvait avoir de rester couchée pour réparer ses forces.

Elle avait pris l’habitude de se lever tous les jours à six heures pour visiter ses pauvres ; jamais elle ne manquait à ce devoir imposé par elle-même.

On voyait sur la route de Morancé au château, à l’extrémité du village, une petite maison blanche, nouvellement bâtie, avec un gai parterre devant et un beau jardin derrière. C’est là que tous les jours à sept heures venait la marquise Béatrice de Méligny.

Cette maison lui appartenait ; elle-même avait présidé à sa construction, fait le plan des appartements et dessiné les allées du jardin.

Cette joyeuse demeure était un asile pour tous les orphelins du village et des environs, et pour les enfants des pauvres veuves ; elle l’avait acquise au prix d’un sacrifice de vanité ; pour donner une habitation, des meubles, des rentes à ses chers protégés, la marquise avait vendu un jour cent cinquante mille francs de diamants.

Le marquis avait fait en vain des objections à cette résolution ; mais ses instances l’avaient fléchi.

Cette belle œuvre de charité était devenue la cause de ses plus douces joies ; au bout d’un an, il se trouvait déjà dans la maison vingt petits orphelins, instruits, nourris, aimés, grâce à Béatrice : elle comptait onze petites filles et neuf petits garçons dans les dortoirs, où les chers innocents s’endormaient sous le regard de la Vierge mère.

La classe les réunissait autour d’une jeune maîtresse qui les instruisait sans jamais les punir ; toute rigueur eût été inutile, car chaque matin la marquise, après les avoir visités, leur laissait dans le cœur de si douces paroles, qu’ils restaient sages tout le jour.

Ce matin-là, cependant, il régnait une grande agitation dans la classe ; on regardait avec impatience la pendule : ces mutines petites têtes étaient littéralement cachées derrière des bottes de fleurs : on s’agitait tumultueusement sur les bancs ; on répétait : Madame ne vient pas ! Un ou deux des plus petits commençaient même à pleurer d’impatience, quand la porte s’ouvrit, et la marquise de Méligny parut.

Elle promena son regard affectueux sur toute cette petite assemblée. Le bruit s’était éteint comme par enchantement ; chacun demeurait silencieux à sa place en tenant toujours sa gerbe de fleurs.

La jeune maîtresse fit un signe. Une petite fille s’approcha d’elle et récita un compliment composé en l’honneur de Mme Béatrice.

Quand elle eut fini, elle se jeta dans les bras de la marquise en pleurant d’émotion. Les autres élèves se pressèrent alors pour apporter entre ses mains, sous ses pieds, sur sa robe, devant et derrière elle, leurs bouquets cueillis dans tous les jardins d’alentour pour lui être offerts. Ces têtes blondes, éveillées, riantes, ces fleurs semées partout dans cette classe, cette noble et simple femme tendant ses bras à ces petits êtres accourus auprès d’elle, tout cela formait un ensemble délicieux et touchant, comme la sainte charité qui en était la cause.

Quand on l’eut bien embrassée, bien célébrée dans toutes sortes de langages naïfs et de bégayements enfantins, elle fit un signe : tout le monde se retrouva à sa place.

« Maintenant, dit-elle, nous allons remercier le bon Dieu pour tant de grâces, et moi je vais le prier de vous garder toujours aussi obéissants et aussi sages. »

Elle leva alors vers le Christ son regard où régnait la plus pure sérénité et commença l’admirable prière de tous : Notre père.

Quand sa voix se tut, qu’elle ramena vers ceux qui l’écoutaient son visage maternel, on s’assit en face d’elle, et elle commença à faire, comme tous les matins, un petit examen sur le travail de la veille ; personne ne fut en défaut, on s’était appliqué pour bien répondre le jour de sa fête. La jeune maîtresse, qui adorait la marquise, avait stimulé le zèle de chacun ; un sourire heureux l’embellit, quand Béatrice la félicita sur les progrès de ses élèves, en ajoutant :

« J’ai aujourd’hui, mademoiselle, une grâce à vous demander au nom de mes petits amis : puisque tout le monde a été sage et laborieux, veuillez donner un congé en l’honneur de ma fête, je vous en serai bien reconnaissante. »

« Vous voyez, mes enfants, comme Mme la marquise est bonne pour vous, dit la maîtresse en se tournant vers le petit troupeau impatient, je ne puis rien refuser à madame ; remerciez-la donc de ce beau jour de récréation. »

Elle n’avait pas besoin de leur conseiller de remercier la marquise, mille cris de joie s’élevèrent à l’instant. Elle traversa la classe, ouvrit la porte qui donnait sur le jardin, et la bande enfantine se précipita dans les allées avec l’impétuosité d’un torrent. On s’éparpilla sur les pelouses, dans les bosquets ; les rondes se formèrent, les jeux commencèrent. La marquise contempla quelques instants ce tableau d’un bonheur qui était son ouvrage ; tous ces cris et toutes ces exclamations joyeuses lui semblaient autant de bénédictions. Quand elle quitta le jardin, ses chers protégés la suivirent pour lui dire encore adieu. Bien longtemps elle aperçut derrière la grille leurs joues roses et leurs yeux brillants, bien longtemps elle entendit leurs chants et les éclats de leur gaieté. Une douce satisfaction gonfla son cœur et elle s’éloigna plus satisfaite de ces cris de joie qu’elle ne l’avait été la veille des hommages rendus à sa beauté et à son esprit.

On se lasse d’être admirée, on ne se lasse jamais d’être bénie !

La marquise revint lentement au château, en serrant entre ses mains le bouquet des enfants de l’asile. Elle remonta dans sa chambre, plaça elle-même cette belle gerbe embaumée dans une potiche chinoise, changea de robe et descendit au jardin.

Personne, en la voyant si calme et si souriante, n’aurait deviné qu’elle avait à peine dormi quatre heures.

La plupart de ses hôtes étaient partis. Béatrice, affranchie de ses devoirs de maîtresse de maison, du moins presque complètement, reprit avec simplicité ses travaux habituels.

Comme elle achevait une layette pour l’enfant d’une pauvre femme, son mari s’approcha d’elle :

« N’ai-je pas raison, dit-il, quand je vous reproche de préférer vos pauvres à vos amis ? Vous l’avez encore prouvé hier.

— Ils avaient grand besoin de moi et ils ne m’ont pas retenue longtemps.

— Trop longtemps suivant mon opinion.

— Ah ! s’écria Béatrice, ne me tourmentez pas sur ce point, c’est le seul où je ne puis vous céder.

— Je me tais, et je ne veux vous tourmenter en rien, mais permettez-moi de vous souhaiter votre fête le jour même comme les bonnes gens ; ce que j’attendais de Paris, vient de m’arriver seulement tout à l’heure. »

Le marquis présenta alors à sa jeune femme un écrin de velours bleu à ses armes.

« Des bijoux ! dit-elle avec une sorte de regret, j’en ai déjà tant !

— Prenez, » reprit son mari.

Deux miniatures encadrées d’émail et de diamants reposaient sur le velours de l’écrin.

« Mes enfants ! s’écria Béatrice, il fallait leurs têtes aimées pour vous faire pardonner les diamants !

— Vous m’avez appris à acheter moi-même vos parures, je sais qu’en vous le confiant l’or ne va jamais chez le bijoutier : il s’arrête dans une mansarde ou une chaumière.

— Merci doublement alors, mon ami, d’avoir pris tant de peine pour me donner ces deux miniatures chéries.

— Elles sont bien loin des modèles, dit le marquis en embrassant Cora et René qui entraient en ce moment.



IX

L’adoption.


Tandis que le bonheur et l’union régnaient au château de Morancé, le travail et la pauvreté visitaient la chaumière de Louise Rigault.

Depuis sa première communion jusqu’à son mariage, Louise a vécu chez la mère Gervais à plusieurs lieues de Morancé. Que de fois la petite bergère a interrogé des gens de son village natal, quand leurs affaires les amenaient à la ferme ! Que de fois elle a demandé à Dieu dans ses prières de pouvoir, elle aussi, s’approcher du château où demeure sa bienfaitrice ! Un jour, Béatrice obtint de sa gouvernante de sortir des terres de Morancé pour aller visiter la mère Gervais. Louise pensa au fond de son cœur que la visite était pour elle. Dieu sait si elle en fut reconnaissante !

« Êtes-vous heureuse ?

— Oh ! bien heureuse ! »

Elle aurait pu ajouter : aujourd’hui, surtout ! Béatrice fit quelques cadeaux à la petite bergère et lui envoya un petit souvenir chaque fois que l’été la ramena à la campagne. Louise revint à Morancé après son mariage avec Pierre Rigault.

Ce fut Béatrice qui lui donna sa modeste toilette de noce. Pendant l’hiver, la marquise était à Paris ; elle faisait un voyage tous les étés et ne donnait à sa terre de Morancé que quelques mois. C’était pour tous les gens du pays un temps de bénédiction, pour Louise surtout, qui comptait les jours jusqu’à la venue de Béatrice.

Elle allait bien loin sur la route pour apercevoir la première la calèche de voyage. Le lendemain, elle se gardait bien de sortir de chez elle, car elle était sûre que Béatrice viendrait la voir. La maison était balayée, lavée, nettoyée ce jour-là comme pour le plus beau jour de fête. Pierre Rigault apportait des champs de grosses bottes de fleurs ; les enfants, dans leurs habits du dimanche, moitié honteux, moitié charmés, attendaient le cœur palpitant. Enfin, Béatrice venait.

En voyant cette maison si remplie de joie à son approche, elle ne doutait pas que le bonheur n’y habitât.

Nous retrouvons Louise assise sur le pas de sa porte, saluant les passants du village d’un mot bienveillant, tout en se hâtant d’achever une robe d’indienne lilas qu’elle destine à sa petite fille aînée pour assister le dimanche à la messe.

Un faible cri part de l’intérieur de la chaumière ; elle se lève, court au berceau où l’appelle son dernier né, le prend dans ses bras, l’apaise, le repose à demi endormi et retourne à son ouvrage. Mais il faut songer au repas du soir ; elle s’agenouille pour allumer son feu, fait pétiller les sarments dans la vaste cheminée et attache à la crémaillère la marmite de fonte : son mari peut rentrer, il trouvera tout prêt pour sa venue.

Louise a changé pendant ces six années ; son visage ne brille plus du premier éclat de la jeunesse, les fatigues l’ont fait vite disparaître ; mais elle n’a plus cependant cet air inquiet et triste de son enfance. L’œil se repose volontiers sur cette physionomie où se lisent la douceur et la paix. Elle a bien passé des nuits depuis six ans ; elle s’est bien épuisée, la pauvre Louise. Mais ces peines, consacrées à tout ce qu’elle aimait, lui étaient chères.

Travaillant le jour aux sabots, pour gagner un peu d’argent, elle employait ses soirées, parfois ses nuits, pour ses quatre enfants, raccommodant leurs vêtements ou achevant quelque ouvrage à l’aiguille que rétribuait un modique salaire.

Au moment où nous la retrouvons, ils étaient encore bien petits tous les quatre ; l’aînée commençait à peine à aller à l’école, les autres exigeaient sans cesse qu’elle s’occupât d’eux. Louise, active et pieuse, bénissait dans son humble condition la Providence qui jusque-là l’avait soutenue. Si parfois elle éprouvait un chagrin passager, c’était lorsqu’un vieillard, tout courbé par l’âge, venait frapper à la porte de sa misérable chaumière et lui demandait l’aumône. Elle mettait en rougissant un morceau de pain dans sa main.

« Excusez-moi, lui disait-elle, de ne pas vous donner davantage ; je suis pauvre aussi, je ne puis offrir que cela. »

Elle avait bien des inquiétudes pour l’avenir Serait-elle seulement capable de mettre toujours ce morceau de pain bis dans la main du mendiant ? Une seule maladie de son mari pouvait les plonger tous dans la misère ! Un jour viendrait peut-être où le sourire s’effacerait des lèvres roses de ses enfants et où ils pleureraient en lui disant : J’ai faim !

Elle écartait toujours ces tristes pensées et faisait sauter sur ses genoux son petit Jacques, son dernier né, pour se distraire et ne pas pleurer.

Le soir dont nous parlons, son mari rentra pendant qu’elle mettait son couvert ; il tomba sur une chaise accablé de fatigue.

« Rien murmura-t-il ; rien ! personne ne m’a payé !

— Qu’as-tu, mon Pierre ? dit Louise en se retournant.

— Ce que j’ai ? répondit Pierre ; le terme échoit dans trois jours et ils ne m’ont pas payé. J’ai été chez Jean Lubin, qui me doit huit paires de sabots, tant pour lui que pour ses filles ; chez le père Mathieu, qui n’est jamais content, et qui n’est pas plus exact au payement ; tout le monde, jusqu’à la nièce du médecin, qui veut des galoches en bois d’érable doublées de soie, tout le monde m’a dit : Repassez : Repassez : nous verrons plus tard… Si ce n’est pas indigne de renvoyer un père de famille sans un sou d’acompte !

— Calme-toi, mon ami, nous aviserons. Le propriétaire nous accordera bien quelques jours de répit ; tiens, mange ta soupe, ne te tourmente pas ; le bon Dieu ne nous abandonnera pas tant que nous espérerons en lui ; crois-le, mon homme, tu vois bien que jusqu’ici il nous a protégés.

— C’est vrai, ça, ma femme, reprit Pierre Rigault ; j’aime à t’écouter : tu me rends le courage, ma pauvre Louise ! Tu te fatigues pour les enfants et moi ; mais je t’en suis reconnaissant plus que je ne le dis, et si je suis comme ça brusque quelquefois, c’est parce que je m’impatiente de voir que nous travaillons fort tous les deux et que toi, qui es la meilleure, tu restes encore la plus pauvre du village.

— Je n’en suis pas désolée, pourvu que toi et les enfants vous vous portiez bien ; je ne demande rien de plus. »

La soupe fut servie, les enfants arrivèrent avec des airs joyeux se ranger autour de la table ; le troisième, qui chancelait encore, s’assit près de sa mère ; le repas fut égayé par leur présence.

Après le souper, Louise se leva, alla chercher la boîte qui contenait l’argent : la boîte était bien légère. Il s’en fallait de vingt-cinq francs pour payer le terme de six mois de loyer ; elle resta quelques moments silencieuse, cherchant dans sa tête ce qu’elle pouvait faire pour combler le déficit.

Le lendemain, le jour pointait quand elle se leva ; elle prit dans un coffret embaumé d’une branche de lavande, un chapelet d’argent, la valencienne de son bonnet de mariée, sa croix des dimanches et ses boucles d’oreilles.

« Tout cela fera bien vingt-cinq francs, » se disait-elle.

Et elle partit pour la ville.

On lui donna vingt-huit francs de ses chers trésors ; ce ne fut pas sans quelques larmes qu’elle se sépara d’eux, heureuse cependant d’en avoir trois francs de plus qu’elle ne croyait.

En revenant au village, elle entendit des cris sortir des blés qui bordaient la route ; elle s’approcha et aperçut un petit enfant de huit mois environ, enveloppé dans de misérables langes, un de ces pauvres êtres abandonnés par leur mère et condamnés peut-être à mourir sans secours. Elle s’arrêta devant cette petite créature délaissée, l’image de son Jacques, qui avait à peu près le même âge, se présenta à son esprit elle le vit là, couché, seul, en larmes, périssant de faim, sans une main secourable pour le recueillir ; son cœur s’émut à cette pensée, l’enfant lui tendit ses faibles bras comme pour implorer sa pitié.

« Non, pauvre petit ange ! s’écria-t-elle en se baissant pour saisir l’enfant, tu ne périras pas, tant qu’il restera à Louise Rigault des forces pour travailler ; elle en a élevé quatre, elle pourra bien en nourrir cinq. »

Et réchauffant contre sa poitrine le petit abandonné, la jeune femme reprit le chemin de sa chaumière.

Elle trembla un peu en arrivant. Qu’allait dire son mari ? au moment où ils manquaient d’argent, où il fallait redoubler de travail, elle ajoutait un surcroît à leurs charges. N’importe ; Dieu avait placé cet enfant sur sa route, elle était résolue à ne pas l’abandonner.

Avant d’entrer, elle cacha l’enfant sous sa mante. Pierre était déjà établi à son ouvrage, elle joignit les vingt-cinq francs qui manquaient à la somme de leur terme.

« Tiens, Pierre, dit-elle en étalant l’or devant son mari, tu le vois, Dieu nous est venu en aide.

— Comment t’es-tu procuré cet argent-là, femme ! demanda le sabotier.

— Comment ? c’est mon secret, Pierre ; il vient d’une bonne source, tu peux en être sûr.

— Tu es restée longtemps en course, est-ce que tu as été le demander à nos pratiques ?

— Non, mon ami, non ; j’avais des choses qui ne me servaient pas, je les ai changées contre cette belle monnaie.

— Tu as vendu tes bijoux !

— Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? je n’en avais pas besoin à présent, j’aime mieux ne plus te voir inquiet.

— Ma bonne Louise !… cela me fait peine.

— Écoute, dit Louise en s’agenouillant devant son mari, promets moi de ne pas te fâcher, mon homme. Tu sais, quand les oiseaux font leur nid sous le toit de la maison, c’est signe de bonheur ; le bon Dieu nous a envoyé un petit oiseau sans nid qui vient s’abattre chez nous ; je l’ai ramassé, Pierre, tu ne me gronderas pas de le garder ?… »

Et elle déposa sur les genoux de son mari le petit enfant trouvé.

« Quoi ? s’écria Pierre, un enfant !… N’avions-nous pas assez des nôtres, quand nous avons peine à les nourrir, peux-tu penser à te charger d’un étranger ? Allons, femme, va reporter cet oiseau-là où tu l’as trouvé, ce serait folie de le garder. »

Pour toute réponse, Louise prit l’orphelin, et fit tomber dans sa bouche les gouttes bienfaisantes de son lait.

« Il est maintenant mon fils, dit-elle en le pressant sur son sein. Mon cher homme, regarde ce pauvre innocent, verrais-tu sans douleur ton fils abandonné comme lui ? Je t’en prie, faisons cette bonne action ; que toute notre charité soit confondue en lui seul. C’est le ciel qui nous l’a envoyé, devons-nous le repousser !

— Des gens comme nous se passeraient bien de ces présents-là, » murmura Pierre avec humeur.

Louise poussa un soupir, alla déposer, à côté de son petit Jacques, le fils qu’elle venait d’adopter, et revint s’asseoir près de son mari. Toute la journée se passa et pas un mot échangé entre Rigault et sa femme n’eut rapport à l’enfant trouvé.

Le sabotier boudait visiblement. Louise avait conservé toute sa sérénité et vaquait aux soins du ménage, sans faire attention au mécontentement de son mari.

Quand après le coucher des enfants, Louise prit sa lumière pour aller aussi se reposer, Pierre lui tendit la main.

« Allons, femme, pas de fâcherie entre nous, lui dit-il, que notre nuit ne se passe pas sur une rancune ; apporte-moi le petit que je le voie. »

Louise, toute émue, prit l’enfant endormi dans son berceau. Il ouvrit les yeux à la lumière et sourit au sabotier.

Ce sourire décida de sa destinée. Le brave homme l’embrassa vivement.

« Il est tout de même gentil, cet enfant-là, lui dit-il.

— Tu le gardes, n’est-ce pas ? demanda Louise.

— Pardi, le renverrais-je maintenant que je l’ai embrassé comme si c’était mon Jacques ? Que ce soit un fils de plus, et que Dieu nous aide !

— Tu es un bon cœur, et je n’avais pas douté de toi, Pierre, s’écria sa femme ; tiens, je le sens, ce que nous faisons là nous portera bonheur. »

Quelques jours après l’adoption du petit nouveau venu, auquel Louise tint à donner le nom de Louis, la Saint-Louis rappela à Pierre Rigault la fête de sa femme.

Il apporta sur sa table à ouvrage un volumineux paquet. C’était une pelisse de laine grise ouatée ; Louise comprit l’intention de son mari ; ce vêtement était pareil à celui de son Jacques ; elle le remercia d’avoir songé à son protégé plutôt qu’à elle.

« C’était votre fête à tous les deux, répondit Pierre, et puisqu’il est notre fils à présent, faut bien le traiter comme tel. »

L’enfant fut vêtu comme son frère Jacques, nourri du même lait, soigné par les mêmes mains, aimé avec le même dévouement par la pauvre sabotière de Morancé. Seulement elle passa plus de nuits à cause de ce surcroît d’occupations, et ses heures de repos devinrent bien rares.

C’est ainsi que sous le regard de Dieu ces deux femmes, la grande dame et l’ouvrière, accomplissaient le bien, le faisant selon leurs moyens, et s’y dévouant toutes deux tout entières.


X

Béatrice et Louise.


Le temps s’écoula, les enfants grandirent au château et dans la chaumière.

Pour payer les dépenses occasionnées par cet enfant qui n’était pas le sien, Louise rapiéçait ses vieilles robes et n’en acheta pas une neuve en trois ans ; elle économisait sur tout, même sur sa nourriture, en prodiguant à sa famille ses soins, ses fatigues, l’argent qu’elle gagnait, c’est-à-dire les forces de son cœur et de sa vie.

Béatrice était prodigue de son or et même de sa santé.

Souvent le Dimanche, en revenant de visiter ses pauvres, elle se donnait le plaisir de s’en revenir par les allées ombreuses de ces charmants bois de la Touraine, pleins de parfums et de fleurs. Ces promenades lui faisaient du bien ; elle se sentait à l’aise au milieu de cette calme et belle nature ; elle s’y recueillait en elle-même et en Dieu ; elle aimait à admirer le Créateur bienfaisant dans la splendeur de son œuvre, loin des bruits du monde, loin de ses agitations ; elle l’entendait et le comprenait mieux ; et quand, arrivée au haut d’une colline, elle découvrait les plaines fertiles s’étendant à perte de vue, baignées par les flots de la Loire, il lui arrivait parfois de s’agenouiller et de sentir des larmes de reconnaissance monter à ses yeux.

Un jour, elle rencontra sur le bord de la route un enfant de cinq ans à peu près, proprement et pauvrement vêtu. Il pleurait près d’un panier vide posé à côté de lui.

« Qu’as-tu, mon petit ami ? dit Mme de Méligny en s’approchant de lui, pourquoi pleures-tu !

— Là ! là ! madame, répondit l’enfant, je suis perdu dans les bois, moi, et j’ai bien du chagrin de ne pas revenir chez nous.

— Tu es perdu, mon pauvre petit ? Essuie tes larmes, je vais te ramener chez ta maman ; où demeure-t-elle ?

— Elle est à Morancé, tout là-bas, bien loin ; elle m’a dit après la messe : « Jacques, porte cette paire de sabots chez le père de François Pitou ; » moi, j’ai dit oui, je suis parti ; je connais bien la maison des Pitou, papa m’y a mené souvent ; mais, pour revenir, je n’ai plus su mon chemin… et voilà. »

La marquise essuya les larmes qui coulaient sur les joues rebondies du petit garçon.

« Veux-tu venir avec moi ? lui dit-elle, je vais te ramener chez ta maman.

— Vous ! fit l’enfant en levant sur la jeune femme ses grands yeux étonnés ; ah ! vous ne pourrez pas, c’est trop loin pour une dame.

— Crois-tu donc que je ne sache pas marcher, pauvre petit ami ? Dis-moi seulement le nom de ta maman.

— Maman, c’est maman, et papa, c’est Rigault le sabotier.

— Rigault ! dit la marquise ; le mari de la pauvre Louise ! Viens, petit, dit-elle en embrassant l’enfant ; nous allons faire route ensemble. »

Béatrice, en effet, prit par la main Jacques consolé, et le guida dans les détours du chemin. Elle passait devant son château qui s’élevait bien avant le village sur la route de Tours, lorsque de gros nuages s’amoncelèrent au ciel ; l’enfant tremblant se serra contre sa protectrice : aux premiers éclats d’un tonnerre lointain, Jacques recommença à pleurer.

« Maman va avoir peur pour moi, s’écria-t-il au milieu de ses sanglots ; elle va courir partout pour me chercher pendant l’orage, c’est encore loin chez nous.

— Ta maman n’aura pas peur longtemps, dit la marquise ; avant cinq minutes nous serons chez elle. »

Elle prit en effet l’enfant dans ses bras, le garantit de son manteau, et se mit à courir, sous la pluie battante, dans la direction du village. Le fardeau était bien lourd pour elle ; l’enfant, rassuré, souriait, en appuyant sa petite tête brune sur son épaule ; il se sentait à l’abri entre ces bras bienfaisants.

Quand elle atteignit le seuil de la chaumière de Louise, toute rougie de sa course, sa robe de taffetas lilas dégouttante d’eau n’avait plus de couleur, les dentelles de son manteau tombaient éplorées sur sa jupe, et la soie de son chapeau avait teint son cou de violet.

Elle frappa vivement à la porte, et Louise, en allant ouvrir, reconnut avec un étonnement joyeux Jacques riant dans les bras d’une belle dame.

« Voilà votre enfant, dit-elle en livrant aux baisers de Louise son fils retrouvé ; je l’ai rencontré perdu sur la route de Valnières, et je vous l’ai ramené.

— Oh ! que j’ai eu peur, dit la mère ; oh ! madame, que vous êtes bonne !



— Mais vous êtes mouillée, Louise ? D’où venez-vous ?

— J’ai couru pour le chercher, madame, et mon mari, qui m’a rencontrée, le cherche à présent. Mais approchez du feu, séchez-vous. »

Et elle jeta des sarments dans l’âtre.

La marquise l’aida à déshabiller l’enfant, à le coucher ; et c’était, entre les deux mères, un échange de douces paroles !

« J’ai vu Mlle Cora, disait Louise, elle vous ressemble ! »

Qu’aurait-elle pu dire de mieux de la fille de Béatrice ?

Quand la marquise rentra au château, elle éprouva des symptômes de fièvre ; la pluie, après une chaude journée de juillet, l’avait en effet transie, comme le craignait Louise ; elle se mit au lit. Le médecin, appelé en toute hâte, déclara qu’elle était atteinte d’une fluxion de poitrine.

Elle fut six semaines entre la vie et la mort. Pendant tout ce temps, une femme tremblante, accompagnée de deux petits enfants, vint chaque matin demander de ses nouvelles ; les pauvres et tous les habitants du village firent des vœux et des prières pour elle, et le vieux curé dit bien des messes à son intention. Enfin des soins éclairés, sa jeunesse, et avant tout sans doute la Providence, qui voulait la conserver à ses pauvres, la sauvèrent.

Son rétablissement fut une fête générale à Morancé ; quand elle reparut, pâle encore, entre sa mère, son mari et ses enfants pour se rendre à l’église, la joie se lisait sur tous les visages. Une émotion céleste rayonnait sur le sien, lorsqu’en descendant de voiture elle fut reçue par tous les petits enfants de son asile, qui vinrent dans leurs plus beaux habits lui offrir des bouquets.

Avant l’office, on entonna une sorte de cantate composée en son honneur par le maître d’école, que chantèrent de tous leurs poumons les jeunes filles et les garçons de Morancé. Le bon curé monta en chaire, fit un simple et éloquent sermon sur la charité, dans lequel beaucoup d’allusions aux vertus de la marquise prirent leur place tout naturellement.

Quand la fille de la marquise, la jolie petite Cora, après avoir rendu le pain bénit, passa, tenant dans sa main mignonne la bourse de quêteuse, les pièces blanches y tombèrent à l’envi ; le mendiant même y déposa son obole, et les petits enfants se levèrent sur la pointe de leurs pieds pour y mettre le sou du dimanche. Les économies faites par les grands pour le cabaret, et par les petits pour la marchande de gâteaux, allèrent grossir l’humble trésor de l’église de Morancé et il brûla pendant bien longtemps, aux pieds de la Vierge, des cierges payés par les pauvres du village.

Béatrice rendit leur fête à tous ses protégés.

Au sortir de la messe, elle les emmena dans le parc. D’immenses tables avaient été dressées sous l’ombrage des grands arbres ; elle-même présida à celle des vieillards.

Le soir, Cora ouvrit le bal avec Germain Rigault, l’aîné des enfants de Louise ; la danse fut bruyante et se prolongea jusqu’à minuit. On s’en souvint longtemps, et l’hiver, quand la marquise, appelée par la position de son mari à passer au moins six mois à Paris, eut quitté son château, on disait bien souvent, en regardant les fenêtres fermées de la bienfaisante demeure :

« S’il y avait du feu dans ces cheminées-là, personne n’aurait froid à cinq lieues à la ronde. »



XI

Le départ.


Ce n’est pas que la marquise, de loin comme de près, ne s’occupât de son asile et de son cher village, mais elle seule faisait le bien de manière à en doubler le prix ; elle laissait de l’argent chaque année aux mains de la femme de son intendant, et trop souvent il ne se trouvait pas employé de la meilleure manière possible ; la charité bien entendue est plus qu’une dîme prélevée au nom des pauvres sur la fortune de chacun. Pour quiconque la comprend et la pratique dignement, elle demande les forces d’une intelligence saine et les délicatesses d’un bon cœur ; alors rien n’est plus élevé que ses œuvres !

Ils sentaient ces choses sans se les expliquer, les petits pensionnaires de la salle d’asile, qui, quoique traités de même, ne se trouvaient jamais tout à fait heureux pendant l’absence de leur bienfaitrice. Elle leur manquait à eux et à tous ceux qui souffraient à Morancé ; l’or ne soulage pas tous les maux, il n’est efficace que contre la misère, mais la douce pitié de Mme de Méligny se répandait comme un baume sur toutes les douleurs. Malheureusement pour le village, à mesure que ses enfants grandirent, elle se trouva obligée, pour les soins de leur éducation, de prolonger son séjour à Paris.

La marquise voulut élever elle-même sa fille et garder le plus longtemps possible auprès d’elle son fils René.

L’hiver, le frère et la sœur recevaient des leçons de maîtres distingués ; leur mère y assistait toujours. L’été, à la campagne, elle était leur institutrice, elle ne voulait mettre personne entre sa fille et elle ; son plus cher désir était de l’élever seule, et de graver dans l’âme de Cora les préceptes qui guidaient sa vie.

Lorsqu’elle tardait à revenir au château, son absence était le sujet de la préoccupation de tous à Morancé ; bénie et révérée de toutes les familles, on ne l’aimait nulle part plus que dans la famille du sabotier. Chaque jour, après leur prière, les enfants de Louise disaient naïvement :

« À présent, prions pour la dame, cela la fera venir demain. »

Louise souriait, les embrassait et joignait sa prière à la leur.

Une année vint cependant où la famille Rigault ne devait pas fêter ce retour de la marquise, qu’elle souhaitait toujours si ardemment.

Pierre Rigault avait un oncle à Lussan, village éloigné de dix kilomètres de Morancé. On le nommait Thomas Rigault, il jouissait d’une petite aisance, et était propriétaire de la maison qu’il habitait. Déjà âgé et étant veuf, il se trouvait seul depuis le mariage d’une de ses nièces, qui auparavant tenait son ménage. Dans cet embarras, il écrivit à son neveu, lui proposant de venir près de lui avec sa famille ; ses pratiques, disait-il, étaient plus nombreuses et plus riches que celles de Pierre ; il lui céderait la clientèle pour un petit bénéfice dans les profits. En finissant, il donnait à Rigault l’espoir de le faire son héritier.

Pierre ne résista pas à une si belle offre ; il décida, non sans peine, sa femme à quitter Morancé, et quelques jours après toute la famille Rigault prit la route de Lussan.

L’oncle Thomas, quinteux, vaniteux et égoïste, avait un grand orgueil de l’argent qu’il possédait, et en faisait sentir lourdement le prix à ceux qui l’entouraient.

Louise reconnut vite les vices de cette nature si différente de la sienne, et pressentit qu’elle aurait beaucoup à souffrir par ce vieillard, car, au lieu d’un protecteur, sa famille avait trouvé un maître.

En effet, au bout de peu de temps, Thomas ne manqua pas de reprocher à Louise, d’une manière indirecte, sa pauvreté, et prétendit que Pierre avait fait une folie en l’épousant.

Trop douce et trop résignée pour répondre, la pauvre femme se taisait devant ses attaques, laissait couler en silence quelques larmes que Louis essuyait avec ses baisers.

Elle serrait alors plus étroitement sur son cœur, cet enfant qui semblait la comprendre et l’aimer par-dessus tout. Il était pour elle une source de consolation et de joie incessantes. Quand elle l’entendait mêler son rire à celui de ses jeunes sœurs, il lui semblait qu’une voix secrète murmurait à son oreille :

« Tu as bien fait, le rire de cet enfant est une approbation du ciel ! »

Louis éprouvait pour sa mère adoptive une tendresse non pas de fils, mais de fille, tant il y entrait, avec le dévouement, de sensibilité et de douceur.

Plus délicat et plus jeune que les autres enfants, l’excellente femme avait dû l’entourer de plus de précautions et de petits soins ; il en était résulté entre elle et son fils adoptif une habitude d’être ensemble pleine de bonheur pour chacun. Jacques, déjà vigoureux, alerte et sans peur, courait dans tout le pays, faisait les commissions, et ne craignait ni la fatigue ni même le danger. Ses escapades et ses mésaventures faisaient rire son oncle, qui le préférait à ses frères à cause de sa hardiesse, et rudoyait le petit Louis, qui, toujours près de sa mère, lui dévidait son fil ou lui lisait quelque pieuse histoire pendant ses heures de congé.

Thomas ignorait que Louis ne fût pas de la famille de son neveu. Depuis le jour où Pierre Rigault avait appelé son fils le petit abandonné, il ne parlait jamais de cette adoption. Si Thomas avait connu cette circonstance, il aurait été capable de jeter à la perte le pauvre enfant, contre lequel il manifestait une sorte d’antipathie.

Louis le gênait et lui déplaisait, car, plus spirituel que ses frères, il répondait parfois à ses rebuffades de façon à faire rire tous ceux qui l’entendaient, sans respect pour la dignité de maître Thomas Rigault.

Celui-ci usait de son influence sur son neveu pour lui faire partager ses idées. Bien souvent Louis alla se coucher sans souper par ordre de son père, pour avoir répondu trop familièrement à son grand-oncle. Louise souffrait de ces sévérités et n’osait prendre le parti de Louis, pour lequel l’oncle l’accusait, bien injustement, d’avoir une préférence.

Germain, le fils aîné de Rigault, l’aidait déjà passablement dans son métier ; ses deux sœurs, Jeanne et Catherine, allaient en apprentissage à Amboise, qui n’est pas loin de Lussan ; Jacques portait les sabots aux pratiques, et s’acquittait fort bien de ses commissions ; Louis seul ne faisait rien pour la famille, aussi l’oncle Thomas le décorait-il toujours du surnom de feignant, quoiqu’il eût tous les prix de l’école.



XII

Louis.


Le vieux sabotier résolut de frapper un grand coup et d’enlever à Louise la société de son dernier fils.

Il y a des gens qui ne sont pas réellement méchants, mais dont la taquinerie et la rancune mesquines causent autant de mal qu’une méchanceté raisonnée : tel était Thomas Rigault.

Un soir, le souper venait de finir, les cinq enfants dormaient dans leur chambre. Louise, après avoir rangé la table, tricotait des bas de laine ; Thomas fumait sa pipe, et Pierre s’amusait à ouvrager un manche de couteau en bois.

« Or çà, Pierre, commença l’oncle Thomas, que comptes-tu faire de ton dernier ?

— Mon dernier ? dit Rigault, on a bien le temps d’y penser.

— Pas tant que tu crois ! le marmot a bien ses dix ans sonnés.

— Dix ans ! s’écria Louise, il en a neuf depuis trois semaines.

— Eh bien ! admettons neuf ans, quoiqu’il n’y ait pas bien loin de neuf ans trois semaines à dix… Ce n’est plus un âge à se croiser les bras. Il y avait longtemps que je gagnais ma vie à cet âge-là ; nous n’étions pourtant que trois enfants chez mon père, et sa femme lui avait apporté un joli terrain le jour de la noce ! »

À ce moment, il regarda Louise, qui travaillait sans mot dire.

« Vois-tu, mon garçon, continua-t-il en se tournant vers Pierre, faut pas croire à toutes ces sornettes de femmes ; les enfants ne sont pas trop faibles pour l’ouvrage : quand on a ses deux bras, on trouve toujours à s’employer. Ce n’est pas l’avis de monsieur Louis qui fait le fin et le sensible avec sa mère, tout ça par frime de paresse, je m’y connais, il faut faire travailler ce gars-là. Tu l’as assez nourri. Qu’il se nourrisse maintenant !

— Mais que peut-il faire ? demanda Louise, un garçon délicat comme une petite fleur, il s’exténue d’aller à Amboise et d’en revenir, tandis que Jacques fait la route quatre fois sans se lasser. Quand il sera fort…



— Quand il sera fort ! je voudrais bien voir cette merveille-là ! Il mangera plutôt le pain de son père jusqu’à vingt-cinq ans.

— Au fait, dit Pierre Rigault, on n’en meurt pas pour se remuer un peu, tu gardais bien les vaches à douze ans, toi, femme.

— Il n’a pas douze ans, et puis, je n’avais pas de mère quand on m’a envoyé chez une fermière.

— En a-t-il une plus que toi ? reprit Pierre, Louis n’est pas ton fils après tout, vas-tu le préférer à tes vrais enfants ?

— Comment ce n’est pas ton fils ! interrompit l’oncle Thomas stupéfait, par ma foi, tu es un fameux fou de t’être chargé d’un enfant de rencontre ! N’importe, la sottise est faite, — maintenant il faut la réparer et te débarrasser au plus tôt de ce marmot-là. »

Le visage de Louise s’empourpra :

« Non mon oncle, s’écria-t-elle, non, on ne le renverra pas : c’est notre fils par le cœur.

— Écoute, après tout, femme, dit le sabotier, mon oncle n’a pas tort, depuis neuf ans nous avons assez fait pour lui, il est temps qu’il le reconnaisse…

— Plus bas, plus bas, s’il t’entendait, Pierre, dit Louise, qui croyait distinguer un léger bruit venant de la chambre voisine ; mon Dieu ! s’il t’entendait.

— Et quand il l’entendrait, s’écria Thomas aussi haut qu’il put ; Louis n’est pas son fils, il faudra bien qu’il le sache un jour ou l’autre, ce me semble.

— Nous ne devions jamais le lui dire, murmura Louise ; c’est lui ôter le bien que nous lui avons fait que de lui apprendre la vérité, Pierre me l’avait promis.

— Et quand il le saurait femme, où serait l’inconvénient, hein ! Comptons-nous lui donner une part de notre héritage ? N’est-il pas en dehors des autres, ne doit-il pas s’y habituer ?

— Tu ne l’entendais pas comme çà autrefois, mon homme, dit Louise tristement ; Lussan t’a bien changé…

— Vous voulez dire que c’est moi, et vous avez peut-être raison, répondit Thomas ; j’ai guéri Pierre de bien de bêtises, et je pense que sans ça il serait toujours resté pauvre comme Job.

— Cela aurait peut-être mieux valu ; l’argent n’est pas tout dans la vie ! Mais n’importe… Mon homme, que veux-tu faire de Louis ?

— Voilà le projet, reprit Thomas. Je connais une fermière qui a des vaches et des bœufs à garder dans la belle saison ; il lui faut un petit garçon pour cela. Louis fera son affaire.

— Est-ce loin ?

— C’est… à Vierval, pas loin de Morancé où vous demeuriez avant de venir ici.

— Oui, dit Louise en soupirant, quand je voudrai le voir, il me faudra faire vingt kilomètres ! »

Mais elle comprit que la résolution de son mari était prise. Elle se tut et se leva pour monter se coucher.

En passant par la chambre des garçons, où Jacques et Germain dormaient de tout leur cœur, elle s’approcha du lit de Louis.

L’enfant était pâle ; sa joue portait encore la trace d’une larme. Elle se pencha et le baisa au front.

Louis entr’ouvrit ses yeux tout gros encore de pleurs, et se soulevant sur son lit, ouvrit ses bras pour rapprocher sa mère de lui ; il murmura alors d’une voix tremblante :

« Je sais tout, je ne suis plus ton fils !

— Tais-toi, Louis, mon enfant, fit-elle en mettant sa main sur la bouche du jeune garçon ; tu es mon fils plus que jamais, un fils donné par le bon Dieu à mon cœur.

— Tu m’as défendu, toi, continua Louis après avoir sangloté silencieusement sur son épaule ; mais lui, mon père, il voulait me renvoyer et ne disait pas non quand on parlait de me chasser ; il n’attendra pas, je ne mangerai pas longtemps ce pain qu’il me reproche ; je partirai d’ici, et tout ce que je regretterai, c’est vous que j’aimais tant à appeler maman !

— Tu m’appelleras toujours maman, mon Louis, ne t’ai-je pas aimé comme un fils, et ai-je fait jamais de différence entre toi et les autres ? Non, cher garçon, ton père t’aime au fond ; sois patient, il te reviendra ; c’est l’oncle Thomas qui a fait tout le mal. Demain nous arrangerons tout ça ; tu vas être bien raisonnable, n’est-ce pas ? Tu iras chez François Lourdet, et, si tu t’y conduis bien, nous te reverrons et ton père sera content. Voyons réponds, mon Louis, dis à ta pauvre mère qu’elle n’a pas mal jugé de toi, et promets-lui de faire comme elle le veut.

— Oui, oh ! oui, ma mère, ma bonne mère ! s’écria l’enfant appuyant avec amour sa tête sur le sein de Louise ; oui, je ferai ce que tu voudras, parce que je t’aime ; et que tu es si douce qu’on ne peut pas te résister. Qu’ai-je fait au bon Dieu pour ne pas être ton fils ? J’étais si heureux de le croire, et j’ai un si grand chagrin maintenant.

— Si l’on m’eût écoutée tu ne l’aurais jamais su, mais la volonté du bon Dieu n’était pas telle. Console-toi, va, mon cher enfant, je tâcherai de te montrer que je suis toujours ta mère. »

Elle pressa encore contre son cœur palpitant ce pauvre jeune être en pleurs ; elle mêla à ses baisers ses plus tendres paroles, et, après l’avoir reposé sur son lit, elle sortit de la chambre.

Jacques et Germain ronflaient toujours. Louis ne s’affligeait plus ; l’amour de Louise était venu consoler et raffermir son cœur ; il se rendormit avec ce cher visage devant les yeux, et répétant dans son sommeil le nom de sa mère.

Il se réveilla au petit jour, s’habilla à la hâte et vint cogner à la porte de la chambre de Louise.

La porte s’ouvrit aussitôt : Louise, avait moins dormi que lui ; ses yeux fatigués ses joues pâles le montraient assez. Elle était prête aussi et arrangeait déjà les vêtements de son fils adoptif dans un paquet.

« C’est toi, cher petit, dit-elle, te voilà levé de grand matin ; ton père est à l’ouvrage, nous allons lui parler… Sois bien doux et bien poli ; surtout écoute-le bien, et si l’oncle Thomas te parle, répond-lui respectueusement : c’est ton grand-oncle, il est vieux, et il faut toujours, quand on est jeune, avoir du respect pour la vieillesse. »

Louise prit alors la main de l’enfant et entra avec lui dans l’atelier du sabotier.

« Voilà Louis tout prêt à partir, mon homme, dit-elle en faisant avancer le petit garçon ; le voilà tout prêt à faire ce que tu voudras, et à nous quitter si tu le demandes. »

Et elle essuya du revers de sa main, une larme qui allait s’échapper de ses yeux.

« Tu veux bien aller chez François Lourdet, Louis ? demanda Rigault.

— Oui, répondit Louis, si je puis venir quelquefois voir not’mère.

— Ce sera selon ta conduite ; si elle est bonne, tu viendras nous voir, sinon tu ne viendras pas.

— Elle sera bonne, je le promets pour maman.

— Oui, mais tu n’as jamais servi, tu ne sais peut-être pas ce que c’est ; si tu n’obéis pas… gare aux coups.

— On ne te battra pas, mon Louis, ne crains rien, dit Louise à l’enfant qui la regardait d’un air effaré ; pourquoi fais-tu peur à ce pauvre petit, Pierre ? Seront-ils assez méchants pour le battre, lui qui est si faible ? N’est-ce pas assez triste de nous quitter sans qu’il ait peur d’être battu.

— On ne me battrait pas deux fois, s’écria Louis, dont les yeux étincelèrent.

— Et pourquoi ? demanda le sabotier.

— Parce que je m’en irais.

— Toi ? et où donc irais-tu, mon pauvre petit ? tu mourrais de faim sur les routes.

— Je reviendrais chez no…

— Chez nous, oui, dis chez nous, mon fils, fit Louise, tu es chez toi ici, et tu trouverais toujours là ta mère pour te soigner et te recevoir… Voyons, Pierre, continua-t-elle en s’adressant au sabotier qui branlait la tête, pourquoi tourmenter ce pauvre enfant ? Il est venu là, bien gentiment te demander un bon adieu avant de partir, et au lieu de lui ouvrir tes bras, tu vas le rudoyer. Allons, embrasse-le, mon homme, ne fais pas souffrir les petits cœurs, parce que ça offense le bon Dieu et puis ils s’en souviennent quand ils sont grands. Va, Louis, promets à ton père d’être bien sage et embrasse-le bien. »

Louis s’avança vers Rigault, et lui tendit sa joue.

Rigault y appliqua deux baisers.

« Je ne t’en veux pas mon garçon, lui dit-il ; je ne suis pas un tyran, moi, vois-tu, je ne veux faire de chagrin à personne, pas plus à ta mère qu’à toi. C’est l’oncle Thomas, qui a de l’expérience, et qui a raison de trouver que nous ne sommes pas assez riches pour garder des enfants à rien faire ; not’Jacques s’emploie, il faut faire comme lui. Tu le veux, tant mieux, ainsi il n’y aura pas de disputes à la maison ; je vais avertir François Lourdet, demain tu partiras, et voilà tout.

— C’est bien, Pierre, je te remercie pour lui, dit Louise à son mari ; il se lèvera demain de bonne heure pour ne pas marcher à la chaleur du jour. »



XIII

La lettre.


Ce qui venait d’être décidé s’exécuta. À quatre heures du matin, le lendemain, toute la maison était sur pied. Louis, résigné et obéissant, cachait son chagrin à sa mère et s’habillait à la hâte ; ses sœurs se tenaient tristement dans un coin de leur chambre ; Jacques soupirait d’un autre côté ; Germain, l’aîné, montrait seul moins de sensibilité et essayait de consoler les autres. Tous ces enfants aimaient Louis à cause de sa douceur, de sa complaisance, et avec cette tendresse qui naît naturellement de la protection de ceux qui sont forts pour ceux qui sont faibles.

Quand on fut rassemblé dans la vaste cuisine, Louise coupa un morceau de pain bis, posa devant son fils un bol de lait chaud, et comme Louis le repoussait disant qu’il n’avait pas faim :

« Mange-le, mon Louis, murmura sa mère, c’est le dernier que je te donne. »

Louis laissa tomber une larme dans son lait, y mêla son pain et mangea.

Il alla ensuite faire ses adieux à son père, à l’oncle Thomas qui lui dit en ricanant :

« J’espère, feignant, que tu ne garderas pas ton nom là-bas.

Louise et les enfants devaient l’accompagner un bout de chemin ; on se mit en route silencieusement ; Germain portait le paquet de son frère ; Catherine, la plus jeune des sœurs, tenait un panier plein de cerises pour le déjeuner de Louis ; Jacques lui donnait le bras, et il sortait par instants de sa poitrine un soupir désolé.

Personne ne rompit le silence jusqu’au carrefour au milieu duquel s’élevait une croix qui marquait le lieu de séparation.

Louis se jeta dans les bras de sa mère ; la pauvre femme qui s’était contenue jusqu’à ce moment, fondit en larmes.

« Adieu, mon fils, mon dernier venu et mon premier parti ! Adieu, mon enfant, sois courageux, ta mère pensera à toi ! Ô mon Dieu, s’écria-t-elle en tombant au pied de la croix, je vous le confie, je vous le donne ; il me quitte, mais vous restez ; bénissez notre enfant, veillez sur lui et consolez-le. »

Les petites sœurs répétèrent : « Ainsi soit-il, » d’une voix tremblante.

Louise tendit alors à son fils un papier plié en quatre c’était une lettre pour Françoise Lourdet. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas écrit, aussi avait-elle dicté à Jeanne sa naïve et touchante recommandation.

Après avoir reçu les baisers de ses sœurs, Louis prit son panier de cerises et s’arracha des bras de Louise avec une résolution courageuse.

Il marcha vite au moins pendant cinq minutes, à côté de Germain, qui l’accompagnait seul. Au bout de ces cinq minutes, il se retourna. Loin, bien loin il aperçut la croix blanche, et, devant la croix, sa mère qui le suivait des yeux ; sa force l’abandonna à cette vue. Il voulut courir, se jeter une dernière fois entre les bras de Louise ; Germain le retint ; le pauvre enfant agita son chapeau ; un mouchoir blanc soulevé dans la main de sa mère, lui montra qu’elle l’avait vu ; il poussa un cri, appela : « Maman ! » et tomba sur le bord de la route.

Germain le releva, le soutint de son bras vigoureux pendant une bonne partie du chemin.

Après s’être reposés plusieurs fois, ils arrivèrent à Vierval vers midi. La seule personne qu’ils aperçurent dans la salle commune, déserte à cette heure, ce fut une jeune dame vêtue de mousseline blanche et qui leur demanda ce qu’ils voulaient.

« Nous cherchons la fermière, répondit Germain ; je viens lui amener mon frère qu’elle doit attendre aujourd’hui, et voilà une lettre pour elle.

— La fermière n’est pas ici aujourd’hui, peut-on lire cette lettre pour elle ?

— Ah ! que oui, madame, » répondit Germain.

La dame ouvrit la lettre, voici ce qu’elle contenait :

« Ma bonne madame Françoise Lourdet, suivant la volonté de mon mari, je vous envoie notre dernier fils pour être gardeur chez vous ; vous qui êtes une bonne mère, je vous prie d’avoir soin de mon cher petit qui est bien délicat pour son âge, et qui a une grande peine de nous quitter.

« Je vous serai bien reconnaissante de le traiter doucement, car il est obéissant et fera tout ce qu’on lui commandera ; j’espère que vous en serez contente. S’il ne se conduisait pas comme il faut, renvoyez-le-nous, mais ne le punissez pas, parce qu’il est trop jeune et trop faible pour cela.

« Voilà tout ce que j’ai à vous demander, ma bonne madame Lourdet ; c’est au nom de vos enfants que je vous prie pour le mien ; j’ai toujours eu si peur pour sa vie, et nous l’aimons tant ! Excusez-moi et croyez-moi

« Votre bien humble servante.

« Louise Rigault. »



« Louise Rigault ! s’écria la belle jeune femme après avoir parcouru la lettre ; c’est ta mère, mon enfant ?

— Oui, non, c’était… c’est toujours maman, balbutia Louis.

— C’est bien toi qu’on envoie ici, mon cher petit, ou ton frère ?

— Hélas ! c’est bien moi, madame ; l’oncle Thomas a dit qu’il faut que je travaille.

— Que ta bonne mère soit tranquille, va, je veillerai sur toi. Voyons, ne me reconnais-tu pas ? continua la jeune dame en prenant les deux mains de Louis ; tu as grandi depuis ce temps-là, mais je crois bien que tu es mon petit Jacques ?

— Non, madame, je suis Louis ; Jacques reste à la maison, mais moi, on ne veut plus de moi, parce qu’on dit que je ne suis pas le fils à maman Louise ; qu’on m’a trouvé, et que je n’ai plus personne pour m’aimer !

— Ne pleure pas, maman Louise, t’aime. Sais-tu lire ? tu vas le voir. »

Elle tendit la lettre à l’enfant.

Il la prit, resta longtemps à déchiffrer ces mots tracés par la main inhabile de Jeanne ; quand il eut fini, un sourire éclaira son visage ; il porta à ses lèvres le papier qui lui révélait toute la sollicitude de Louise.

« Oh ! s’écria-t-il, comme elle est bonne !

— Tu vois bien, Louis, écoute ce que je vais te dire ; ne répète jamais que Louise Rigault n’est pas ta maman ; elle l’est, elle le croit, crois-le aussi.

— Oui, madame.

— Et puis, sois tranquille, on aura soin de toi ici ; cette ferme est à moi ; j’aimais ta mère, je t’aimerai à cause d’elle. Tu as donc oublié Mme Béatrice ?

— Non, oh ! non ! nous parlions de vous bien souvent, et Jacques voulait toujours vous voir ; la belle dame, comme il disait. Mais vous n’êtes pas une fermière, vous ?

— Non ; j’ai loué ma ferme à François Lourdet, qui sera ton maître ; je te recommanderai à lui, et, si tu es bien sage, j’obtiendrai qu’on te laisse aller voir ta mère le dimanche, et je te prêterai un cheval pour cela. »

Le petit garçon saisit la main de la marquise, et la couvrit de baisers reconnaissants.

« Ah ! merci, merci ! madame, vous êtes bien toujours bonne comme vous l’étiez. Ma mère priera encore plus pour vous, et moi, je vous obéirai comme à elle ! »

Ce fut, en effet, donnant la main à la marquise de Méligny, que Louis fut présenté à François Lourdet et à sa femme.

Il était bien petit pour qu’on lui confiât des bœufs. Pour le moment, on lui remit la garde des moutons, et il entra en fonctions le lendemain.




XIV

Le dimanche.


Les moutons ont besoin de paître et d’être gardés le dimanche comme les autres jours ; Louis, qui s’était montré résigné toute la semaine, se sentit le cœur bien gros quand il vit chacun de ses camarades en fête, paré de ses beaux habits, rester près de sa famille et recevoir ses parents. Assis dans la vaste plaine où paissait son troupeau, il suivit des yeux les groupes joyeux qui s’éparpillaient sur la route. Lui seul n’avait personne qu’il aimât auprès de lui, sa mère était trop loin pour venir l’embrasser ; il restait là, abandonné, pleurant, et n’ayant pour tout consolateur que le chien qui venait de temps en temps lécher ses mains.

Un tourbillon de poussière l’enveloppa tout à coup ; il aperçut sur la route une calèche traînée par deux magnifiques chevaux.

La calèche avançait rapidement ; elle s’arrêta ; une gracieuse enfant d’environ quatorze ans en descendit.

« Louis, dit-elle en s’adressant au petit berger, nous allons à Lussan : que faut-il dire à ta mère ?

— À ma mère ! répéta l’enfant stupéfait et regardant la belle jeune fille enveloppée comme dans un nuage de soie bleu de ciel ; vous allez la voir, madame ? »

La charmante enfant sourit à ce titre de madame.

« Veux-tu lui écrire ? lui demanda-t-elle ; j’irai te chercher ce qu’il faut pour cela. »

La marquise s’était avancée en ce moment.

« Te voilà bien étonné, Louis, dit-elle, c’est ma fille ; elle a voulu m’accompagner à Lussan pour porter de tes nouvelles à ta mère.

— Ah ! madame, vous lui direz… vous lui direz que je l’aime et que je vous aime ; et avec un mouvement de tendresse naïve, le petit berger se jeta dans les bras de la marquise.

— Tiens, écris-lui, puisque tu sais écrire, fit Cora en lui tendant un crayon et du papier ; voilà mon livre pour t’appuyer. »

L’enfant resta quelque temps à rédiger sa lettre, puis il la remit à la marquise après y avoir déposé un baiser.

« Vous direz à maman que le baiser que je lui envoie est sur son nom, madame, et qu’il y en a un aussi sur le vôtre, et aussi qu’elle me réponde.

— Oui, oui, elle te répondra. Adieu ! Louis ; vers six heures je te rapporterai la réponse. »

Quelques instants après, le galop rapide des chevaux emportait, loin du petit garçon, sa chère bienfaitrice.

Il compta toutes les heures qui s’écoulèrent après son départ avec une vive impatience.

Six heures sonnèrent à l’église ; la marquise n’était pas revenue.

« Elle m’aura oublié, bien sûr ! disait le pauvre enfant ; et ma réponse, ma réponse viendra-t-elle ?

— La voilà, la réponse ! s’écria une voix joyeuse derrière lui ; mon frère, voilà d’abord les baisers de maman. »

C’était Jacques.

La marquise l’avait emmené dans sa calèche, et il était descendu à l’entrée du bois pour surprendre plus agréablement son frère.

Il tenait un morceau de galette, et apportait des cerises plein ses poches qu’il versait sur les genoux de Louis ; la marquise y fit joindre une part du dindon qu’on rôtissait à la ferme. Les deux frères dînèrent assis sur l’herbe de la prairie, causant de la famille et de leur mère ; Jacques partagea, dans l’étable, le lit de paille fraîche de Louis, et ce fut un jour de bonheur pour eux.

Jacques partit en promettant de revenir souvent ; il revint en effet, apportant chaque fois avec lui des nouvelles de sa mère, de douces paroles pour Louis, et des fruits cueillis dans le jardin par ses sœurs.

Béatrice allait souvent le dimanche à Lussan, et elle ramenait toujours dans sa calèche Jacques ou ses sœurs, et quelquefois tous les trois.

Les enfants se sentaient bien intimidés dans cette belle voiture qui les emmenait si rapidement vers leur frère ; ils osaient à peine s’asseoir sur les coussins de brocatelle, et il fallait toute la simplicité de la marquise et la gaieté aimable de Cora pour les rassurer et les faire un peu parler.

Si on rencontrait Mme de Méligny en compagnie de ces deux petites paysannes avec Jacques, on ne s’avisait pas de sourire, car on soupçonnait toujours une bonne œuvre dans tous ses actes.



XV

Les enfants de Béatrice.


Les deux enfants de la marquise, formés par ses leçons, se montraient dignes d’elle. Cora, à quatorze ans, promettait de devenir très-belle ; elle était déjà parfaitement bonne. Elle commençait à se joindre à sa mère dans toutes ses charités ; souvent, quand la marquise se trouvait retenue à la maison par des devoirs du monde, Cora allait avec sa gouvernante visiter les pauvres du village. Accoutumée de bonne heure au spectacle de la misère, la jeune fille trouvait un doux plaisir à soulager les maux de tous genres qu’elle amène à sa suite. Du reste, par une pensée délicate et morale, sa mère lui avait appris à considérer l’exercice de la charité, non comme un sacrifice ou même un devoir, mais comme une récompense. Si Cora voulait consacrer à un petit enfant malheureux l’argent destiné à ses menus plaisirs ou à sa parure, c’était seulement si tous ses maîtres rendaient bon témoignage de son application que Mme de Méligny lui accordait cette grâce.

Il se rencontrait bien encore dans son caractère des inégalités et des défauts : une insouciance trop grande, une vivacité d’allures un peu brusque, une fierté mutine qui faisait parfois se froncer, dans un mouvement d’orgueil, ses deux sourcils bruns ; Béatrice n’essayait même pas de corriger ces légers défauts ; elle ne voulait pas faire de sa fille une ombre effacée d’elle-même, et, pourvu qu’elle fît le bien, elle le lui laissait accomplir suivant sa nature ; elle eût craint de comprimer, par trop de culture, le caractère vif et expansif de Cora ; elle aimait cette spontanéité de résolution, cette rapidité de mouvement, et surtout le sourire toujours éclos sur les lèvres roses de sa fille. Le rire va si bien à la jeunesse !

Cora ne possédait pas, comme la marquise, cette tendresse céleste d’un cœur qui se répand incessamment sur tous, mais elle était bonne, généreuse, compatissante, et on pouvait prévoir que si jamais elle devait connaître ces épreuves, dont la richesse et même la vertu ne garantissent pas toujours, son âme trouverait, pour combattre les douleurs de la terre, une force entretenue et augmentée par la pensée du ciel.

René de Méligny, à dix ans, n’était encore qu’un enfant beau comme les anges de Raphaël, mélancolique et pensif comme eux. Si Cora, avec ses yeux veloutés, ses cheveux noirs et sa fierté candide, ressemblait à son père, René, avec son regard limpide, la délicatesse de ses traits, la douceur de son sourire, était l’image de sa mère. Il avait pour elle un culte passionné, qui remplissait parfois ses grands yeux de larmes soudaines quand il la regardait.

On peut penser que ce fut un bien triste jour que celui où ce tendre et charmant René fut conduit par son père au collège Rollin, pour se former à cette éducation publique qui est indispensable aux hommes. On sortait souvent, il est vrai ; cependant, la première année, quand la marquise eut quitté Paris, vers le mois de juin, René calcula avec désespoir qu’il allait passer deux mois et demi sans voir sa mère, il pleura de tout son cœur, mais ses camarades lui firent tant de honte de sa sensibilité, qu’il cacha ses larmes, fit appel à son courage pour reprendre sa contenance, et, après cet effort, il se sentit plus homme et plus digne de lui-même.

Les vacances vinrent bien vite cependant ; le marquis partit pour chercher son cher fils. Béatrice ne voulut pas quitter Cora, qui souffrait alors un peu d’une fièvre de croissance, et, comme le marquis avait à cette même époque d’importantes affaires à Paris, il partit huit jours plus tôt pour les régler, promettant bien à sa femme et à sa fille de leur amener René dès le premier jour des vacances.



XVI

L’incendie.


Après son départ, le marquis n’étant plus là, Mme de Méligny faisait ses folies, comme il disait, c’est-à-dire qu’elle s’exténuait de fatigue au service de tous, et jetait à pleines mains l’or de sa bourse.

Un soir, elle venait de rentrer dans sa chambre, et la lassitude commençait à clore ses yeux, lorsque des cris, des pas, le bruit de la cloche du village lugubrement agitée la réveillèrent en sursaut.

Elle se lève, passe un peignoir à la hâte, sonne sa femme de chambre.

« Qu’y a-t-il donc, Julie ? demande-t-elle à la pauvre fille qui accourt son bougeoir à la main.

— Ah ! madame, la marquise, c’est le feu ! et, ce qu’il y a de plus malheureux, c’est que ces pauvres gens n’ont pas d’aide, tous les hommes sont à la moisson.

— Le feu ! où donc ? mon Dieu ! il faut y envoyer du monde ; les domestiques sont-ils sur pied ?

— Oui, madame, Étienne a couru tout de suite ; il a fait lever les gens du château ; tenez, entendez-vous les seaux qu’on emporte et le bruit de la pompe ? »

Béatrice descend sur la terrasse du château ; de là elle aperçoit les lueurs rougeâtres de l’incendie sur la gauche du village.

« Mais où donc est le feu ? répète-t-elle prêtant l’oreille aux accents confus, aux cris d’angoisse qui arrivent jusqu’à elle ; malheureuses femmes que nous sommes, que pouvons-nous faire dans cet horrible moment ? N’importe, Julie, je vais aller voir ce qui se passe, et m’assurer que les secours sont bien organisés ; ne quittez pas ma fille, calmez-la. Peut-être, par ma présence, pourrais-je animer le zèle des travailleurs. »

Elle part alors, sans écouter les représentations de Julie. Elle vole jusqu’au lieu où sévit le fléau terrible.

Quel spectacle alors frappe ses regards !

Cette maison blanche et joyeuse entourée d’un jardin fleuri, où sa charité a réuni l’innocence, où elle a ouvert un asile à des petits anges abandonnés, cette chère maison, l’objet de sa sollicitude et la cause de ses plus nobles joies, n’est plus, d’un côté déjà, qu’un monceau de décombres enflammés ; sur le devant sont rassemblés, comme un troupeau craintif, les pauvres enfants de l’asile, jetant des yeux effarés sur leur demeure, se serrant d’effroi les uns contre les autres, et pleurant en face de cette mort qu’ils appréhendent sans l’avoir jamais vue ; on précipite les meubles par les fenêtres, les vitres se brisent, le plancher craque, les murs s’écroulent ; Béatrice paraît alors, elle encourage ceux qui forment la chaîne, et qui tâchent d’étouffer l’ardeur dévorante des flammes. Elle demande si aucun des enfants n’est blessé ; elle les enveloppe des couvertures qu’on jette à ses pieds. Un d’eux sanglote et répète avec désespoir :

« Remy ! Remy !

— Que veux-tu ? Tu cherches Remy ; où est Remy ? »

Personne n’a pris le temps d’essuyer ses pleurs ou d’écouter sa plainte. Béatrice répond à son appel et elle répète sa question.

« Il est là, là, continue l’enfant en montrant la dernière fenêtre de la maison ; il est trop petit, il va mourir. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Où est Remy ? crie Béatrice ; qui s’appelle Remy ? »

Pas de réponse.

« Tous les enfants sont-ils sauvés ? » demande-t-elle à ceux qui l’entourent.

On ne sait pas, on croit que oui. Tout à coup, un cri déchirant sort de la maison.

« Il y a encore un enfant là ! » s’écrie Béatrice.

Et, ne consultant que son cœur, méprisant le danger qui la menace, elle s’élance sur l’échelle qui conduit encore dans la maison.

À ce moment subit, on se précipite pour la retenir.

« Arrêtez ! arrêtez, madame ! s’écrie-t-on de toutes parts.

— Non, non, dit-elle, la vie d’un enfant sans mère m’appartient ; je veux le sauver ! »

Elle gravit alors rapidement les degrés de l’échelle, qui plie sous son poids ; elle arrive à la hauteur du premier étage ; les poitrines sont haletantes, tous les yeux se tournent vers elle ; quand elle disparaît dans un tourbillon de fumée, la foule se jette à genoux au milieu des décombres.

Quelques secondes d’une horrible attente s’écoulent, elle reparaît enfin au sommet de la maison ; un enfant est dans ses bras ; à son aspect, un immense cri de joie sort de cette foule ; mais, au moment où son pied se pose sur le premier échelon, l’échelle, atteinte au bas par des débris enflammés, vacille et se brise. En même temps, des tourbillons d’une fumée rougeâtre indiquent que le feu a envahi toute la maison.



La marquise s’arrête entre ces deux dangers ; elle regarde l’enfant avec angoisse.

« Jetez-le ! jetez-le ! » lui crie-t-on de toutes parts.

On tend des matelas pour recevoir l’enfant ; elle le jette en effet ; il est remis dans les bras d’une femme ; d’autres matelas, soutenus par plusieurs hommes, sont élevés pour la recevoir ensuite.

Elle y tombe épuisée, sans connaissance et comme sans vie.

Ce fut sans doute un beau spectacle que celui qui succéda à cette scène d’horreur. À l’éclat mourant de l’incendie apaisé, aux premières lueurs de l’aurore, six hommes chargèrent sur leurs bras vigoureux le lit formé de branchages et d’un matelas recouvert d’un drap blanc sur lequel était la marquise de Méligny. Ses beaux cheveux défaits couvraient à demi son peignoir ; son visage pâli avait un rayonnement céleste : il n’y apparaissait pas le calme de la mort, mais l’affaiblissement d’un corps mortel qui a succombé sous la volonté d’une âme divine.

Les femmes, les hommes, ses domestiques, lui formaient un cortège attendri et respectueux. Aux portes du château, on la remit entre les bras de ses femmes, qui la soulevèrent pour l’emporter dans sa chambre et la posèrent sur un lit de repos ; elle entr’ouvrit alors les yeux, et, par un mouvement instinctif, elle porta sa main à ses cheveux que la flamme avait atteints en brûlant un peu son front ; le médecin qui veillait sa fille accourut auprès d’elle ; il banda son front et son bras blessés, et jusqu’au jour on attendit sans la voir reprendre complètement ses sens.

Sa première parole, en ouvrant les lèvres, avait été ces mots :

« Je vous recommande tous les enfants ! »

Aussi avait-on été chercher les enfants de l’asile, et chacun d’eux avait trouvé dans une chaumière des soins et une tendre pitié.

Le petit Remy avait été porté chez le maire, pour jouir, chez le plus riche habitant du village, de plus de soins et d’attentions ; sa vie, achetée au péril de celle de la marquise, semblait désormais plus précieuse à tous.


XVII

L’offrande des pauvres.


Le lendemain, un vieillard, suivi du plus grand nombre des habitants de Morancé, arriva au château. La marquise, levée, quoique très-fatiguée, les reçut dans son salon, à demi étendue sur une chaise longue ; elle avait le front bandé, mais le visage souriant.

« Madame la marquise, dit le vieillard en tournant son chapeau dans ses mains avec embarras, il est arrivé hier un grand malheur, et il aurait pu en arriver un bien plus grand encore, si le bon Dieu ne vous avait protégée ; nous l’avons bien remercié aussi, et puis nous avons pensé que ces pauvres petits enfants que vous soutenez, que vous aimez, sont maintenant sans asile et très-pauvres. Nous nous sommes tous réunis, madame la marquise, pour avoir une petite part dans vos bonnes actions ; les riches ont donné plus, les moins riches ont donné moins ; chacun a apporté ce qu’il pouvait ; ce n’est pas beaucoup, madame, mais, si vous vouliez bien l’accepter, ce serait un commencement pour rebâtir leur maison. »

Et le vieillard, qui s’était incliné, tendait à la marquise une lourde bourse de cuir.

Elle se leva alors, les larmes dans les yeux : ce don des pauvres, pour secourir de plus pauvres qu’eux, toucha vivement son cœur.

« Merci, mes amis, dit-elle, tendant sa main au vieillard, qui la baisa respectueusement ; merci ! Oui, je prends cet argent offert à mes protégés ; oui, je l’accepte et je vous en suis reconnaissante, et le bon Dieu, qui vous voit, vous en remercie avant moi, car ces petits sont ses enfants : vous l’avez secouru en les secourant. »

Elle posa alors la bourse sur une table et se rassit.

« Nous allons commencer par le plus pressé, continua-t-elle, et, avant de rebâtir une maison, en chercher une provisoire toute bâtie.

— Madame la marquise, j’en ai une.

— Et moi ! et moi ! crièrent plusieurs voix.

— J’irai les voir, et je choisirai la plus commode pour eux ; nous les y installerons de notre mieux, jusqu’à ce qu’on ait refait leur asile. Pour aujourd’hui et demain, je prie ceux qui ont recueilli ces chers petits enfants de ne pas les abandonner.

— Oh ! madame, nous les garderions bien toujours, » répondit-on dans la foule.

Elle les remercia encore, et toute cette rustique députation s’en alla silencieusement, le cœur joyeux d’avoir bien agi et d’avoir encore à bien faire.

Quand la marquise eut choisi dans toutes les maisons du village un petit bâtiment propre et commode, attenant à la ferme d’un paysan aisé, celui-ci ne voulut jamais consentir à ce qu’elle payât le loyer.

« Non, madame, répétait ce brave homme, Madame ne peut pas admettre que je me laisse payer un loyer qui sortira de sa bourse : je veux prendre ma part de la bonne action. Je prête une bâtisse qui ne me sert pas à grand’chose, ce n’est pas bien difficile ; Madame a déjà bien assez à faire pour le reste, sans que j’accepte un sou pour le logis. Non, not’dame, oh ! non, jamais. »

L’exemple de cette charité infatigable, la plus sainte vertu de Béatrice, avait éveillé chez les plus intéressés une pitié jusqu’alors inconnue qui tirait de la poche la mieux fermée l’argent qu’on y gardait.

L’héroïque dévouement de Béatrice dans l’incendie la faisait regarder non plus comme une bienfaitrice, mais comme un ange ; on voulait à l’envi mériter un de ses regards ou un de ces merci qu’elle disait si bien.

Les dons arrivaient de toutes parts sans qu’elle eût rien demandé pour ses enfants de l’asile ; c’étaient des couvertures, des vêtements, des sacs de farine, du vin.

« Mon Dieu ! s’écria-t-elle un jour en revenant de la maison provisoire de ses enfants, ne me laissera-t-on plus faire la charité dans ce pays ? »

On sourit autour d’elle ; on n’ignorait pas au château qu’une robe de point d’Alençon avait été rejoindre les diamants, pour subvenir aux frais d’installation du nouvel asile de ses jeunes protégés.



XVIII

L’offrande des riches.


Quinze jours après l’incendie, le marquis revint, ramenant avec lui son cher René, fier d’une première couronne de lauriers gagnée au concours, qu’il voulait déposer aux pieds de sa mère.

La marquise envoya une voiture au chemin de fer, et elle se dirigea, accompagnée de Cora, complètement guérie, au-devant de son mari et de son fils.

Le marquis fit arrêter la voiture à l’entrée de la grande avenue en apercevant les deux femmes ; il en descendit suivi de René qui portait son livre et sa couronne ; il s’approcha de Béatrice et recula tristement étonné : sur le front si pur de sa femme, à l’endroit où ses veines bleues formaient un réseau d’azur, il aperçut une horrible cicatrice à peine fermée, rouge encore et semblable à un sillon sanglant sur le satin de sa peau délicate.

« Qu’avez-vous là, Béatrice ? s’écria-t-il, que vous est-il arrivé ?

— Cher père, c’est une histoire héroïque que vous saurez, répondit Cora ; baisez d’abord cette blessure : c’est une marque de gloire au front de ma mère.

— Ses folies ! toujours, dit le marquis en prenant avec un sourire attendri la main de sa femme qu’il passa doucement sous son bras ; allons, venez, madame : vous faudra-t-il toujours surveiller comme un enfant ? »

Quand on fut entré dans le salon, Cora raconta avec une éloquence qui venait de son âme, de son admiration et de sa tendresse pour sa mère, cette héroïque histoire, comme elle disait, dont elle n’avait pas été le témoin, mais que les récits de tous lui avaient apprise. Quand elle eut fini, le marquis tomba à genoux devant sa femme, il appuya ses lèvres respectueuses sur sa blessure.

« Ange ! s’écria-t-il, cher ange ! gloire et joie de ma maison, que je suis ingrat de ne pas bénir Dieu tous les jours de vous avoir donnée à moi et de ne pas l’adorer sans cesse en vous ! »

René apporta sa triomphale couronne pour changer les larmes en sourires, et cette belle demeure fut témoin pendant toute cette journée des plus saints bonheurs de la famille.

On visita ensemble la maison provisoire des enfants de l’asile. Ils n’étaient pas très-bien là, et ils gardaient un peu de tristesse de la perte de leur joyeuse habitation.

« Il faudrait bien leur rebâtir une maison, dit le marquis à sa femme.

— C’est que cela coûterait beaucoup d’argent, répliqua-t-elle en soupirant.

— N’en avez-vous plus ? Je renoncerai à cette paire de chevaux que je voulais acheter du comte de Guilbré, et je vous offre dix mille francs pour votre maison.

— Merci ! cependant nous n’aurons pas encore assez. Vous ne savez pas ce que cela coûte.

— Comment avez-vous donc fait pour la première ?

— Oh ! j’avais plus d’argent alors, » répondit-elle simplement.

Béatrice avait son projet ; elle en fit part à son mari, qui l’approuva complètement, et, dès ce jour, la marquise se décida à faire deux voyages à Paris, pour s’occuper de son accomplissement.

Des caisses arrivèrent en foule, contenant toutes sortes d’objets artistiques et précieux ; les jeunes filles que Mme de Méligny connaissait apportèrent au château de charmants ouvrages exécutés par leurs mains. Il s’agissait simplement d’une loterie. En moins d’un mois, tous les billets furent placés, tous les lots rassemblés ; les dix mille francs du marquis en avaient acheté une bonne partie, les amis de Béatrice firent le reste.

Il n’était pas dans ses habitudes de mettre personne à contribution pour ses pauvres et d’associer ses relations à ses charités : on connaissait ses œuvres, on admirait le noble emploi qu’elle faisait de sa richesse : aussi s’empressa-t-on de se joindre à elle dans cette circonstance avec un véritable élan. Elle envoya des invitations à tous ses amis et connaissances pour le tirage de la loterie.

Un soir, l’immense galerie Louis XV, à balustres de marbre, du château de Morancé, s’illumina pour les invités : les lots étaient étalés sur une vaste table : la corbeille posée au milieu contenait les numéros.

Quand toutes les femmes se furent assises on vit arriver les héros de la fête : c’étaient les petits garçons de l’asile d’un côté, et les petites filles de l’autre, dans leur propre et modeste costume du dimanche, portant des bouquets qu’ils vinrent offrir aux dames. On les emmena jouer dans le parc et on ne garda que Remy et sa petite sœur pour tirer les billets. Après qu’ils eurent fini, le petit Remy passa des genoux d’une duchesse sur ceux d’une ambassadrice. On lui demanda s’il avait eu bien peur ; on fit cercle autour de lui pour l’entendre raconter, à sa manière, le triste événement.

« Oh ! madame, disait l’enfant, j’ai eu bien peur. Oh ! si vous saviez, il y avait le feu et je dormais, moi ; et puis je me suis réveillé : on entendait le feu et l’eau qui faisaient un grand bruit ; j’étais tout seul et je ne voyais plus rien, rien du tout, parce qu’il y avait la chambre toute pleine de fumée, et puis alors j’ai crié, et puis je suis tombé par terre, je croyais que j’étais mort et c’était Mme la marquise qui m’a pris dans la chambre au milieu du feu et qui s’est brûlée pour ça ; elle en a encore la marque, et je n’étais plus mort !

— Comment ! c’est la marquise qui t’a arraché aux flammes ? s’écria la belle ambassadrice qui l’interrogeait.

— Oh ! mon Dieu ! oui, voyez son front ; regardez s’il n’est pas brûlé ?

— Mais elle ne l’a pas dit ! mais personne ne le savait !

— Cora ! appela une jeune femme en s’adressant à la fille de la marquise, c’est votre mère qui a sauvé cet enfant ! »

Les yeux de Cora se remplirent de larmes.

« Il l’a dit ! pauvre petit ! Maman cachait son dévouement ; elle avait défendu d’en parler : la vérité s’est montrée malgré elle.

— Oui, elle s’en cachait, répéta le vieux médecin de la maison ; elle trouvait plus de douceur à jouir de son bienfait ignoré ; mais elle en porte une empreinte indélébile, souvenir ineffaçable d’une noble action. »

Cette révélation, si naïvement faite par la bouche de Remy, fut bientôt connue de tout le monde. La jeune princesse de Marange, une amie de Béatrice, se leva avec un enthousiasme charmant.

« Elle a fait la charité avec sa vie ! s’écria-t-elle, et leur maison est détruite. Son œuvre la plus précieuse est anéantie ; nous n’avons apporté qu’un concours intéressé à un tel bienfait ; ce n’est pas assez. Il ne sera pas dit qu’elle seule est généreuse ! »

Et prenant son carnet de bal :

« Voici, dit-elle, qui est élevé à la dignité de livre de bienfaisance ; j’écris en tête, Souscription pour la reconstruction de l’asile de Morancé, et je m’inscris pour mille francs. Et vous, monsieur le duc ? » ajouta-t-elle gaiement en passant à son voisin le carnet et le crayon.

Cette généreuse inspiration eut un succès complet. Chacun s’inscrivit à l’envi pour une somme assez forte. En une demi-heure, la souscription se montait à trente mille francs.

La marquise, surprise et émue de ce résultat inattendu, qui dépassait toutes ses espérances, trouvait les mots les plus touchants pour remercier ses hôtes.

Elle n’avait pas refusé la bourse des pauvres, elle accepta l’offrande des riches en louant Dieu, dans son cœur, qui a voulu que la charité fût contagieuse et y a attaché une des plus pures jouissances de ce monde.

L’asile se trouvait posséder soixante mille francs ; on se mit dès le lendemain à l’œuvre. Béatrice venait chaque jour surveiller les travaux et encourager les ouvriers ; on se hâtait pour la satisfaire, et son doux regard rendait le travail plus facile. Elle eut bien de la peine à quitter Morancé sans avoir vu la maison achevée ; on lui assura qu’au mois d’avril les enfants pourraient y être installés sans danger ; elle promit de venir pour cette époque, et ne s’inquiéta plus que d’arranger la demeure prêtée par le fermier Jean Lambert, de façon à assurer le bien-être de ses protégés pendant l’hiver.




XIX

Le Noël de Louis.


Le roulement de sa berline s’éloignant de Morancé retentit plus tristement au cœur de tous, cette année-là. Celui qui pleura le plus son départ, ce fut Louis, le fils adoptif de Rigault.

Il resta bien longtemps à écouter dans le lointain le galop des chevaux. Pour Louis, Béatrice était non-seulement une protectrice, mais encore la source d’où arrivait jusqu’à lui la tendresse de sa mère et les souvenirs du foyer domestique.

Béatrice partie, il lui semblait que Jacques, que ses sœurs, que sa bonne mère s’en allaient aussi.

« Peut-être, se disait-il, maintenant qu’elle part pour si longtemps, m’oubliera-t-elle et ne pensera-t-elle plus l’année prochaine à aller à Lussan !

Ces idées-là emplissaient la tête de Louis pendant les heures silencieuse qu’il passait près de ses moutons avec un livre de botanique à côté de lui. Il ne songeait pas même à l’ouvrir, quoiqu’il aimât cette science et qu’il l’eût déjà cultivée avec succès. Ce livre donné par la marquise la lui rappelait encore et renouvelait sa tristesse.

Les jours où il s’occupait de quelque agneau ou de quelque brebis malade étaient les meilleurs pour lui. Il aimait son troupeau et ses chiens, et avait su se faire aimer de ces doux et fidèles animaux.

Leur affection le consolait et calmait souvent son chagrin. Le soir, quand le troupeau bien compté reposait dans l’étable, que Roitelet, son agneau favori sommeillait sur sa poitrine, Louis entamait des conversations avec Moricaud, son chien noir, comme s’il eût pu le comprendre, et l’intelligente bête écoutait sa voix et léchait les larmes qui tombaient sur les mains de Louis en se souvenant de sa mère.

Deux mois se passèrent. La fête de Noël, qu’on célèbre bien plus dans les campagnes que celle du jour de l’an, approchait ; Louis la voyait venir avec tristesse. Pour la première fois, il n’embrasserait pas Louise ce jour-là et ne s’assiérait pas à la table de famille autour de laquelle souriaient ses frères et sœurs. La veille, quand la cloche appelant les fidèles à l’église s’ébranla vers minuit, le petit berger se mit à genoux pour prier le bon Dieu.

Il récita tout haut ses oraisons ; puis il ajouta avec une profonde ferveur :

« Mon Dieu ! je vous prie pour maman, pour qu’elle n’ait pas trop de chagrin de ne pas me voir, un jour de si grande fête où tout le monde se réjouit, et que tout le chagrin soit pour moi ! »

Il se baissa alors, serra Moricaud contre son cœur et l’embrassa comme un ami ; car il avait besoin, dans son émotion, de sentir un être vivant auprès de lui.

Le matin de Noël, on lui permit d’aller à la messe. François Lourdet, quoique brusque et sévère, n’était pas méchant. Il estimait cet honnête petit garçon qui faisait son devoir avec bonne humeur et obéissance, et il exécutait volontiers envers lui les ordres de la marquise de Méligny.

« Pourquoi as-tu les yeux rouges ce matin, mon garçon ? demanda-t-il à Louis. Je parie que t’aurais envie d’embrasser papa et maman !

— Oh ! oui, répondit Louis, qui fit un grand effort pour se maîtriser, mais quand les choses ne se peuvent pas, je ne les souhaite pas.

— Allons ! va à la messe, vite, tu reviendras me parler après. »

L’enfant courut à l’église.

Quand il revint, le cœur lui battait. Qu’avait à lui dire le fermier ? Il entra, non sans rougir d’émotion, dans la vaste cuisine de la ferme.

François Lourdet était assis devant la table, une lettre ouverte sous les yeux.

« Ah ! te voilà, Louis Rigault ! viens, mon garçon ; voilà une lettre où il est question de toi ; dis-moi si tu n’es pas heureux d’être nommé dans la lettre de Mme la marquise ?

— Madame ! elle a pensé à moi !

— Elle a mieux fait que d’y penser. Prête attention à ce que je vas lire :

« Je vous prie aussi, mon brave Lourdet, d’envoyer le petit Louis Rigault embrasser sa mère le jour de Noël ; il ne l’a pas vue depuis longtemps, et je pense que sa conduite a pu mériter cette récompense ; je désirais lui donner un herbier avant mon départ, mais je ne l’ai pas pu ; vous lui remettrez dix francs de ma part pour qu’il s’en achète un lui-même ; vous lui direz que je ne l’oublie pas et que je pense toujours aux enfants comme lui, travailleurs et bons. »

« Comme tu le vois, Madame me prie de te laisser aller à Lussan aujourd’hui ; je suis assez content de toi pour que tu partes ; tu reviendras demain matin. On va te prêter un cheval ; voilà tes dix francs et deux autres que je te donne pour tes étrennes. Va.

— Oh ! mon Dieu ! que je suis heureux ! murmura le petit berger, auquel la joie avait coupé la parole. Ma mère, ma bonne mère ; oh ! merci, not’maître ! »

Et il partit de la ferme. Moricaud, qui le cherchait, accourut auprès de lui.

« Si tu savais, Moricaud, s’écria Louis, je m’en vais voir maman. Madame a dit qu’on m’envoie à la maison, et je suis riche, Moricaud ; je vais porter mon argent à ma mère !… et il y a huit mois que je ne l’ai vue… Le beau Noël ! le beau Noël !… »

Il sauta alors sur le vigoureux cheval de labour qu’on lui avait prêté. Moricaud bondit de joie, remua sa queue, et, comme le cheval s’élançait dans la direction de Lussan, il partit à la suite de son jeune maître.

Louis hâta le pas lourd de sa monture ; Moricaud, la langue pendante, avait peine à le suivre. Dix heures sonnaient à l’église de Lussan, une foule pieuse en montait les degrés, quand Louis traversa le village ; il chercha à reconnaître parmi tous ces visages ceux de sa mère et de ses sœurs ; mais il ne les distingua pas.

Quand il aperçut la porte dont il avait franchi le seuil la dernière fois avec tant de larmes, son cœur bondit de joie ; il attacha son cheval à l’anneau de fer scellé dans le mur et frappa. Personne ne répondit ; tout semblait silencieux dans l’intérieur ; il souleva le loquet, entra dans la cuisine solitaire, et, pensant que tout le monde était à la messe, il allait sortir pour se rendre à l’église, quand un bruit de voix dans la chambre voisine le fit changer de résolution.

Il entra. Près de la porte entr’ouverte, Louis reconnut sa mère ; à ses pieds était assise la petite Catherine. Le doux visage de Louise était plus pâle que de coutume ; une larme coulait lentement sur sa joue amaigrie, tandis que Catherine tâchait de la consoler.

Le bruit des pas du jeune garçon les fit retourner toutes deux. Le regard de sa mère brilla d’un éclair de bonheur. Elle lui ouvrit ses bras et l’embrassa sans parler.

« Comme te voilà grand et fort, mon Louis, dit-elle enfin en essayant de sourire à son fils adoptif. Que ces huit mois t’ont changé à ton avantage !

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc ici, mère ? demanda le petit berger, quel nouveau souci avez-vous !

— Tu viens dans un mauvais moment, répondit-elle en penchant tristement la tête : ton pauvre père est bien malade, mon ami ; il repose à cette heure, et je suis dans cette chambre à écouter le moindre bruit qu’il fera pour aller à lui.

— Mon Dieu ! qu’a-t-il donc ?

— Ce qu’il a, le bon Dieu le sait mieux que nous. Les médecins appellent ça une fièvre typhoïde ; voilà dix grands jours qu’il est couché, et ils ignorent quand il en relèvera.

— Dix jours ! pourquoi ne m’avez-vous rien fait dire ?

— Était-ce la peine de t’inquiéter ? Et par qui, du reste, pouvais-je te faire avertir ? Jacques est toujours sur la route d’Amboise pour aller chercher des médicaments ; Germain s’en va chez les pratiques demander qu’on paye nos petits comptes, car les maladies coûtent cher et nous ne sommes pas riches. »

Louis allait tirer ses douze francs de sa poche, pour que sa mère en achetât des médicaments ; il n’avait pas pensé les employer ainsi, et avait rêvé tout le long du chemin à un beau fichu de laine qu’il aurait été bien content de voir sur les épaules de Louise, quand un gémissement parti de la chambre voisine interrompit la conversation à voix basse, et Louise s’élança dans la chambre.

Rigault s’était réveillé de son pénible sommeil, sa femme lui tendit une potion, le souleva pour l’aider à boire.

« Comment ça va-t-il, Pierre ? demanda-t-elle doucement.

— Pas bien, femme : je vois bien que c’est fini !

— Chut ! tais-toi, mon homme ; c’est offenser le bon Dieu que de ne pas croire qu’il peut nous guérir. Tu es jeune encore et vigoureux ; la maladie s’en ira, j’en suis sûre : il faut avoir de la patience seulement… Tu ne sais pas, Pierre… not’ Louis vient d’arriver de la ferme ; on lui a donné congé pour Noël… Veux-tu le voir… il est bien grandi…

— Oui, qu’il vienne… on est content de lui, à ce que tu m’as dit.

— Très-content ! Viens, Louis, ton père veut te voir, » continua Louise en faisant signe au petit garçon d’entrer.

— Bonjour, père, dit-il, prenant la main de Rigault.

Louis arriva timidement auprès du malade.

— Bonjour, mon ami ; te voilà ; c’est très-bien… je… »

La voix de Rigault s’éteignit ; il retomba lourdement sur son oreiller.

Louise poussa un soupir, regarda son mari, dont la fièvre avait empourpré la figure et qui venait de pâlir subitement ; la main de Pierre se crispa aussitôt sur son lit.

« À boire, murmura-t-il, donne-moi à boire. »

Catherine, à ce moment passa sa blonde tête à la porte, et s’avança sur la pointe des pieds :

« Voilà M. le curé qui vient voir papa, dit-elle à demi-voix à sa mère.

— Veux-tu voir notre bon curé, Rigault ? demanda Louise.

— Qui ?

— Le curé, mon ami.

— Qu’on me laisse la paix, dit Rigault, je ne veux de personne. »

Louise pria le curé d’entrer.

« Je crois qu’il est bien mal, dit-elle les yeux pleins de larmes ; je n’espère plus qu’en vous, monsieur le curé.

— Soyez tranquille, ma bonne Louise, je pense lui faire du bien. »

L’excellent homme s’assit doucement à côté du lit du sabotier.

« Voyons, mon cher Rigault, répondez-moi. Je pensais que la visite d’un ami qui s’intéresse à vous, vous ferait plaisir. Me suis-je trompé !

— Mon cher homme, reprit Louise, parle, si tu peux, à M. le curé, il ne vient pas pour te contrarier, mais pour t’apporter ces bonnes paroles qui font souvent plus de bien qu’une ordonnance de médecin. Si ce n’est pas pour ta pauvre femme qui t’aime, que ce soit pour tes enfants que tu lui parles.

— Je vais très-mal, monsieur, dit Rigault en se retournant du côté du curé, vous pouvez bien le voir. Je suis bien près, je crois, de voir signer ma feuille de départ.

— Non, vous ne le savez pas et vous ne devez pas vous plaindre, mon ami, vous êtes entouré de soins dévoués, vous avez une femme excellente, vous devez espérer en Dieu et le remercier d’avoir placé Louise auprès de vous.

— Ah ! je sais bien que c’est une bonne femme, monsieur le curé, qui a toujours fait son devoir pour moi et pour ses enfants ; aussi je lui en suis de tout mon cœur reconnaissant, et si j’ai un regret, c’est de la quitter avec une famille si jeune, sans être sûr de son sort. L’oncle Thomas les protégera, je l’espère ; mais je n’en puis répondre… Il a des idées à lui, le vieil oncle !… Dire que ce bras-là, qui était si fort il y a quinze jours ne peut plus travailler pour eux ?

— Ce bras-là a bien agi et il n’a jamais manqué à sa tâche. Vous avez élevé cinq enfants, Rigault : c’est une belle œuvre, surtout quand il y en avait un qui, je le sais, n’était pas à vous. Cela plaide pour vous devant Dieu, et doit vous donner confiance en sa miséricorde. »

Et le bon curé continua ainsi, entretenant le pauvre homme de tout ce qui pouvait le rassurer et le fortifier. Avec le regard pénétrant de ceux qui ont souvent contemplé la mort, il avait bien reconnu que le sabotier était perdu. Il lui restait à peine quelques jours à vivre.

Pendant cette conversation, les enfants, insouciants comme on l’est à leur âge, jouissaient du plaisir de se revoir ; Moricaud faisait leur connaissance et partageait avec un appétit aiguisé par sa course du matin leur pain et leur fromage.

Louis parlait de son troupeau, de la marquise, de sa botanique qu’il cultivait avec amour, et montrait avec un sourire les belles pièces neuves que le fermier lui avait remises le matin.

On causait surtout avec plus de plaisir de cette belle et noble dame, qui était venue si souvent l’été dernier visiter leur humble demeure. Jeanne, l’aînée de tous, plus attristée encore que ses jeunes frères et sa petite sœur, ne se mêlait à la conversation que quand il était question de la marquise.

« Oh ! certainement, répétait-elle en soupirant, si elle avait été là, Madame, elle aurait guéri mon père. »

Et elle pleurait.

Le soir, l’oncle Thomas revint vers l’heure du souper. Et apercevant Louis :

« Ah ! te voilà, feignant, s’écria-t-il ; très-flatté de la visite, mon garçon. »

Louis se mordit les lèvres, mais ne répondit pas. Il ne voulait pas contrarier sa mère en engageant une querelle. Il continua à placer les assiettes pour le souper, tandis que ses sœurs s’occupaient de la cuisine.

Jeanne posait la soupe sur la table, quand Louise reparut ; elle tira de sa poche une pièce de vingt sous.

« Tiens, Jacques, dit-elle, je n’ai pas eu le temps de vous faire un gâteau de Noël, va en chercher un, garçon !

— Ah ! mère, nous nous passerons bien de gâteau aujourd’hui !

— Non, non, va, Jacques ; je veux fêter un peu l’arrivée de notre Louis. Nous ne le voyons pas si souvent !

— Il n’y a pas besoin de ton argent, mère, répondit Louis ; je me charge d’acheter le gâteau, moi. Le fermier m’a donné de l’argent, et Mme la marquise m’en a envoyé pour un herbier. Viens, Jacques, nous choisirons ensemble.

— Garde ton argent, Louis, répliqua sa mère, je ne voudrais pas t’en priver.

— Oh ! mère, répondit l’enfant en fixant sur elle ses grands yeux si doux, je n’aime l’argent que si je peux le dépenser pour vous, ne le savez-vous pas ? »

Louise baisa avec tendresse le front bruni de son fils et le laissa partir.

Quelques instants après, il revenait avec un magnifique biscuit, au haut duquel se montrait l’enfant Jésus en robe de sucre bleue, brodée de poudre d’or.

Le Jésus fut apporté à Louise, qui le serra dans ses trésors, et l’y garda bien longtemps.

Louis repartit le lendemain en faisant promettre à sa mère de le prévenir si son père se trouvait plus mal.

Il était arrivé la veille, le cœur plein d’espoir, heureux d’embrasser enfin cette pauvre mère qu’il adorait, et quels changements il avait trouvés dans cette maison où il entrait avec tant de joie ! Son père mourant, sa mère désolée, les anxiétés douloureuses du présent et les inquiétudes de l’avenir assiégeant tous ceux qu’il aimait.

Il suivit son chemin sans hâter le pas paisible de son cheval, réfléchissant déjà aux conséquences de tant de choses tristes.

Quand il arriva, il était si pâle, que François Lourdet l’interrogea avec intérêt.

Le pauvre enfant lui apprit, non sans verser bien des pleurs, l’état dans lequel se trouvait son père. Malgré les efforts de Louise pour cacher à ses enfants le danger où était son mari, Louis avait lu la vérité dans les regards de sa mère.

À la fin de la semaine de Noël, Jacques entrait vers huit heures du soir dans la bergerie où Louis sommeillait déjà. Quand il ouvrit les yeux, à l’air égaré de son frère il devina tout ! Les deux enfants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent longtemps.

Louis offrit un asile dans sa bergerie à Jacques. Presque toute leur nuit se passa à parler de leur père mort et de ses derniers moments.

« Il t’a appelé, Louis, dit Jacques au milieu de ses sanglots, et a dit qu’on te porte sa bénédiction. Pauvre père ! »

Louis obtint le matin la permission d’aller assister au convoi de son père.

Deux jours après, il reparaissait à la ferme. On lisait sur son visage un profond chagrin. Cependant il reprit son devoir accoutumé, et le remplit aussi bien qu’à l’ordinaire ; Moricaud, seul, trouva que son maître avait bien changé ; car il ne causait plus avec lui le soir.



XX

Le projet de Louis.


Après la mort de Rigault, l’oncle Thomas avait pris des arrangements avec sa veuve, il convint de continuer à loger la famille à la condition que Louise dirigerait son ménage.

Louise accéda à tout : elle espérait à force de patience et de douceur gagner le cœur du vieillard, et en obtenir une petite dot pour ses filles.

L’oncle Thomas ne tarda pas à abuser de sa soumission. Il la traita comme sa servante, grondant, tempêtant à tout propos, et donnant de grands coups de poing sur les meubles quand on n’exécutait pas ses ordres assez vite.

Louise se cachait bien souvent pour pleurer. Les enfants en rentrant lui trouvaient souvent les yeux rouges, mais pas un mot de plainte ne sortait de ses lèvres. Un jour, dans un de ses emportements, l’oncle Thomas lui jeta une salière à la tête, et la blessa au front. Il fut cependant honteux et murmura quelques paroles de regret. La veuve du sabotier avait le cœur bien humilié par ces brutalités, il fallait accepter ses excuses ou rompre : elle se tut, et laissa croire à ses enfants qu’elle était tombée.

François Lourdet lui envoyait Louis assez souvent. L’enfant surprit une partie des peines de sa mère rien que dans la manière dont elle le reçut, il ne put pourtant pas l’interroger, car son oncle était toujours présent.

Un dimanche, il arriva de bon matin à la maison. Le son d’une voix forte émue par la colère, celui d’une voix plus faible et comme suppliante le fit s’arrêter à la porte.

« Ah çà ! criait l’oncle Thomas, prenez-vous ma maison pour une auberge ? vous n’avez plus d’argent ! tant pis, empruntez-en, je ne suis pas au monde pour vous nourrir tous… vous n’êtes pas même une bonne servante.

— Vous offensez ma mère ! s’écria Louis en ouvrant violemment la porte.

— Louis ! dit la veuve d’un ton suppliant.

— Ah ! tu écoutais à la porte, petit maraud ! cria Thomas, tiens, prends ça pour ta curiosité. »

Et de sa lourde main il appliqua sur la joue de l’enfant un soufflet qui le fit rougir jusqu’au cou.

Louise s’élança sur son fils, et le protégea de ses bras. Son regard si doux d’ordinaire étincela.

« Misérable ! dit-elle, frapper mon Louis. Jusqu’à présent j’ai tout supporté ici, mais on s’attaque à mes enfants… Je ne resterai pas dans cette maison une heure de plus.

— Partez ! partez ! je ne vous retiendrai pas ! Et si vous mourez de faim, je ne vous plaindrai pas. »

Et il sortit en fermant la porte avec colère.

Il suffit d’une demi-heure à Louise, aidée de son fils, pour faire son paquet. Louis parvint à louer une petite charrette pour transporter ses meubles, et bientôt la veuve de Rigault repassait le seuil de cette inhospitalière demeure pour ne jamais y rentrer.

Il lui restait alors à peine quelques francs dans sa poche pour vivre deux ou trois jours ; elle espérait, en vendant ses meubles, se procurer un peu d’argent ; mais que devenir après ? Sa pensée ne s’arrêta pas à cela ; elle ne voulut pas douter de la Providence. Elle loua, dans une des plus humbles chaumières de Lussan, une chambre à une vieille paysanne qui vivait seule. Quand ses enfants, en congé pour le dimanche, arrivèrent à la maison de l’oncle Thomas, il les injuria en leur fermant la porte au nez, et leur dit de chercher leur mère où ils voudraient.

Louis, posté assez près de la demeure qu’il venait de quitter, les attendit au passage et les conduisit dans la petite chambre où se trouvait déjà sa mère, et, dans ce froid asile de leur misère, ces pauvres enfants, qui n’avaient fait que pleurer ou trembler depuis deux mois, trouvèrent de la gaieté et des sourires parce qu’ils n’avaient plus peur de voir l’oncle Thomas les rudoyer.

« Ne crains rien, mère, disait Germain, nous travaillerons tous pour toi. Moi et Jeanne nous sommes déjà en état de nous suffire à nous-mêmes et de t’apporter de nos profits ; Jacques et Louis grandissent tous les jours : ils ne demandent qu’à gagner pour toi. Bientôt tu te reposeras, ma bonne mère, nous le voulons tous. »

Louise leur sourit en les embrassant l’un après l’autre. Elle savait bien pourtant qu’avant que ses enfants pussent la soutenir par leur travail, il s’écoulerait des années. Elle ne troubla pas leur espoir en leur disant : « Mais dans huit jours ou quinze jours au plus comment Catherine et moi mangerons-nous ? comment payerai-je les apprentissages ? » Elle le pensa seulement et se tut.

Louis était inquiet cependant. Après le souper il s’assit à côté de sa mère.

« Mère, lui dit-il tout bas, tu n’as plus d’argent, je le sais bien, moi.

— Je vendrai mes meubles, répondit Louise.

— Et après !… Écoute, si tu veux et si Jacques le veut, il partira avec moi : mon patron aurait besoin d’un gardeur de plus, il ne te fera pas payer d’apprentissage. Il est fort, on lui apprendra à être laboureur, cela vaut mieux que d’être menuisier.

Louis avait dit ces derniers mots plus haut.

Sa mère se tourna vers Jacques.

« Qu’en penses-tu, mon cher garçon ? demanda-t-elle. »

— Mais je veux bien aller avec Louis, mère, j’aime mieux ça que d’être toujours enfermé, et ainsi je ne te coûterai plus d’argent.

— Alors vous partirez ce soir ensemble, et Catherine seulement restera auprès de moi. »

François Lourdet, en effet, content de la conduite de Louis Rigault, lui avait demandé si quelqu’un de ses frères ne pouvait pas venir aussi garder une partie de son troupeau ; il accueillit bien les deux enfants et assigna à Jacques des occupations qui devaient toujours le laisser auprès de son frère.

Une idée avait germé dans la petite tête de Louis ; son exécution était difficile. Cependant, il avait résolu de la réaliser.

Le lendemain, il alla trouver le fermier.

« Not’maître, dit-il, j’aurais quelque chose à vous demander.

— Parle, mon garçon.

— Je vous ai amené mon frère hier, et vous en avez bien voulu pour garçon, c’est que… je serais content si, pour quelques jours seulement, il pouvait mener paître mon troupeau et le sien, parce que j’ai affaire.

— Tu as affaire, mon gars, dit en riant François Lourdet, et quelle affaire as-tu ?

— C’est not’mère qui a besoin de moi, répondit Louis embarrassé et rougissant, parce que… pour… après la mort du pauvre père… elle a des arrangements… enfin, c’est pour ma mère.

— Et combien de temps seras-tu absent ?

— Oh ! une huitaine

— Tant que ça ! Elle a donc beaucoup à faire ?

— C’est qu’elle voudrait… Tenez, j’vas vous dire, c’est qu’elle voudrait m’envoyer à Paris, où elle a des connaissances, et enfin, elle m’a choisi pour ça.

— Sais-tu que tu ne fais guère ton service depuis quelque temps ; tu t’absentes toujours, et les bêtes en souffrent : elles sont moins surveillées, parce qu’il y a moins de monde.

— Oh ! not’maître, laissez-moi aller, je ne demanderai plus à sortir après ; dites, voulez-vous ?

— Je le veux bien ; mais reviens ici pour jeudi.

— Oui, not’maître, oui, je vous le promets. »

Louis rentra à la bergerie, prit quelques provisions, fit son petit paquet, le plaça au bout d’un bâton et embrassant Jacques :

« Adieu, mon frère, dit-il, prie le bon Dieu pour mon succès, je te recommande Roitelet et les autres. Adieu, mon pauvre Moricaud, je reviendrai jeudi, console-toi. Vois-tu, Jacques, si je vais à Paris, c’est pour not’mère, et quelque chose me dit que je réussirai. »

Il serra Jacques dans ses bras, se baissa pour embrasser son chien et partit.

Son idée, c’était de se rendre à Paris, d’aller trouver la marquise de Méligny et de lui demander son assistance pour sa mère. Il n’en avait rien dit à Louise, Jacques seul se trouvait dans la confidence et s’était engagé à ne rien révéler. Louis, plus intelligent que son frère, avait depuis longtemps pris de l’influence sur lui. Il lui fit aisément partager ses espérances, et les pauvres enfants, dans leur inexpérience, ne se préoccupèrent pas des difficultés d’un pareil voyage.




XXI

Le voyage de Louis.


Louis avait encore neuf francs dans sa poche, gardés intacts depuis le jour de Noël. N’ayant jamais quitté son village, il ignorait complètement la demeure de la marquise à Paris ; mais ce dernier point ne l’inquiétait pas : j’irai à la plus belle maison, se disait-il en lui-même, et ce sera la sienne.

Il faisait froid : on touchait à la fin de février. Louis mit par-dessus sa blouse son manteau de berger en le serrant contre sa poitrine, pour se préserver du vent glacé qui soufflait avec fureur. Le peu d’argent qui sonnait dans sa poche ne lui permettait pas d’user d’un autre moyen de locomotion que celui de ses jambes.

La grande route qui part de Tours pour descendre jusqu’à Paris s’étendit bientôt devant lui, dans son interminable longueur. Il marcha tout un jour et ne s’arrêta qu’une fois pour manger une partie de son pain et quelques noix ; il but de l’eau contenue dans sa gourde, et ne s’arrêta que le soir dans un village, où il demanda un lit sur la paille, au fond d’une étable, pour ne pas payer trop cher ; on le lui donna. Le lendemain, il s’informa auprès d’un brave homme qui se promenait devant sa porte, où était Paris.

« Paris, mon petit bonhomme, tu vas à Paris ?

— Oui, monsieur.

— Ah ! tu en es loin : par la grande route, tu as bien encore une quarantaine de lieues d’ici.

— Moi qui croyais en être si près ! Dans combien de temps pensez-vous que j’y serai, monsieur ?

— Dame ! mon petit, en marchant bien, on mettrait encore cinq ou six jours avec tes petites jambes.

— Six jours ! dans six jours nous serons à samedi ! Mon Dieu ! mon Dieu !

— Tu es donc pressé d’arriver ?

— Oh ! oui, monsieur, si vous saviez !

— Eh bien ! dépêche-toi. »

L’enfant, qui pensait qu’on allait peut-être lui prêter un cheval, poussa un soupir et, reprenant son bâton, il continua sa marche.

Il n’avait pas fait dix pas, qu’un chien vint se jeter entre ses jambes, manqua de le renverser en sautant joyeusement, et lécha avec ardeur ses mains et son visage.

C’était Moricaud ! Moricaud qui, voyant son jeune maître parti, l’avait en vain cherché dans toute la ferme, était remonté assez haut sur la route de Lussan, et qui, revenant la queue pendante, avait flairé sa trace sur la route de Paris. Oubliant moutons, brebis et le reste, il était accouru pour le rejoindre ; la nuit, il s’était endormi de fatigue à une porte du village où reposait Louis et l’avait enfin rattrapé le matin.

« C’est toi, mon pauvre Moricaud ! s’écria l’enfant heureux de revoir son ami, tu ne sais pas ce que tu as fait, mon camarade : tu vas avoir à marcher, et je ne t’aurais jamais fait venir ; mais reste, puisque te voilà, je suis content tout de même de ta compagnie. »

Quoique Louis fût pressé et qu’il se raidît contre la fatigue, il avait de bien petites jambes pour un si long voyage ; il mit six jours à le faire sur une terre glacée, couchant dans des granges ouvertes à tous vents et quand il traversait de grandes villes, dormant sous le porche d’une église ou sur un banc de pierre, à la porte d’une maison, s’enveloppant avec Moricaud dans son vieux manteau, partageant avec lui son pain noir et épargnant autant qu’il pouvait son peu d’argent.

L’espérance, qui soutient tous les cœurs, le conduisait par la main et mettait un baume sur sa souffrance ; elle lui faisait oublier le froid, la faim, la longueur de la route et ses fatigues augmentées tous les jours, pour ne songer qu’à cette bienfaitrice qu’il allait chercher et au bonheur qu’il devait rapporter à sa mère.

Lorsqu’il aperçut l’Arc de triomphe, cette monumentale porte de la grande ville, et qu’après avoir demandé :

« Qu’est-ce que c’est ? »

On lui répondit :

« C’est Paris ! »

Il se sentit plus fort et comme allégé d’un grand poids.

« Enfin, s’écria-t-il, j’y suis ! »



XXII

Anxiétés de Louis.


Il passa l’Arc de triomphe, descendit les Champs-Élysées en regardant attentivement les plus belles maisons pour trouver celle de la marquise. Toutes ces maisons plus ou moins riches, plus ou moins sculptées lui semblaient à peu près pareilles. Il vit bien dans la rue de Rivoli de somptueux hôtels ; mais il avait déjà aperçu un palais dominant un immense jardin, dans lequel se pressait une foule élégante.

Certainement, c’était dans cette superbe maison que devait habiter sa noble bienfaitrice. Il entra dans le jardin, suivi de Moricaud, crotté jusqu’au museau. Un instant, Louis s’arrêta, honteux de se présenter si mal vêtu, avec un chien si sale devant la marquise ; il n’y avait pourtant pas de temps à perdre. Peut-être qu’en ce moment sa pauvre mère grelottait sans feu en mangeant son dernier morceau de pain, et maître François Lourdet se mécontentait de son absence ; car il ne lui avait accordé que jusqu’au jeudi, et on était déjà au vendredi.

Il alla donc tout droit à la grande porte, et s’adressant au soldat qui en gardait l’entrée :

« Mme la marquise ? demanda-t-il poliment en ôtant son chapeaux

— Quelle marquise ? dit le militaire en regardant avec étonnement le petit berger.

— Eh bien ! Mme la marquise qui demeure ici. Est-ce pas là son château ?

— Imbécile ! s’écria son interlocuteur en riant aux éclats ; mais ce sont les Tuileries, ici !

— Je ne sais pas, moi… ça se peut bien, balbutia l’enfant confus. Alors, où est-ce que je trouverai Mme la marquise de Méligny ? Indiquez-moi son château, s’il vous plaît.

— Je ne connais pas de marquise de Méligny, moi, mon petit, cherche ; tu ne sais donc pas son adresse ?

— Non. Je croyais que j’allais la retrouver tout de suite ; à Morancé, c’est bien facile à trouver son château : il n’y en a qu’un ; mais, à ce qu’il paraît, il y a beaucoup de châteaux à Paris.

— Tu me parais fameusement neuf, mon pauvre garçon, reprit le militaire en continuant à rire ; comment veux-tu trouver une dame à Paris sans savoir son adresse ?

— Oh ! mais celle-là n’est pas comme les autres : tout le monde la connaît en Touraine à dix lieues à la ronde.

— Je te réponds qu’on ne la connaît pas si bien ici. Est-elle riche, cette marquise ?

— Oh ! oui, elle est riche.

— Est-elle jeune ?

— Oh ! oui, et elle est bien belle, comme Notre-Dame.

— Alors, la meilleure manière de la trouver, c’est d’aller à la porte des théâtres ou des hôtels, comme les ambassades, ou même ici quand il se donne des bals. Tu la trouveras peut-être comme ça, Dieu aidant, au bout d’un mois… ou d’un an.

— Un an !… Mais qu’est-ce que c’est que les ambrassades et les théâtres ? Je sais bien un peu ce que c’est qu’un théâtre, et il y en a à la fête de Vierval ; mais l’autre chose ?

— L’autre chose, les ambrassades, comme tu dis, ce sont les maisons des ambassadeurs, c’est-à-dire les envoyés de tous les rois du monde, pour représenter leur pays.

— Oh ! je chercherai bien encore ailleurs ; un mois ! merci, s’il me fallait attendre un mois, je mourrais de faim, et ma mère aussi, ajouta-t-il tout bas. Est-ce donc bien grand cette ville-là, et y est-on donc si riche qu’on ne connaît pas Madame ? Tous les pauvres la connaissaient à Morancé.

— Écoute, lui dit le soldat ému à la vue du pauvre enfant accablé, si tu veux, je t’aiderai, je demanderai à toutes mes connaissances, à mon colonel même s’il connaît Mme de…

Mme la marquise de Méligny, répondit Louis.

— Méligny, bien ; je vais écrire ce nom-là. Demain, si tu n’as pas trouvé ta dame, comme je suppose, reviens, je saurai peut-être quelque chose.

— Merci, répondit Louis ; je vous remercie bien. »

Il s’éloigna, suivi de Moricaud, acheta deux sous de pain dans la rue Saint-Honoré, le mangea avec son chien ; il n’avait plus que dix sous dans sa poche : trois jours encore, et il connaîtrait les horreurs de la faim !…

Il serra soigneusement ce qui restait de son pain et se mit à parcourir les rues, frappant aux plus belles maisons et demandant Mme de Méligny partout. Chaque fois qu’il apercevait une voiture traînée par de beaux chevaux, avec ses glaces levées parce qu’il faisait froid, il courait pour distinguer le visage des femmes qui s’y trouvaient ; il manqua plusieurs fois de se faire écraser et recommença cent fois, toujours sans succès.

Le soir, il vit s’illuminer tous les magasins et, en atteignant les boulevards, il contempla avec admiration cette longue ligne lumineuse qui s’étend depuis la place de la Concorde jusqu’à celle de la Bastille.

Ce naïf enfant, qui avait pris les Tuileries pour le château de la marquise, allait frapper aussi à la porte de l’Opéra, quand il vit écrit au-dessus : Académie impériale de musique. Il s’arrêta.

« Madame, sans doute, ne doit pas demeurer là ; c’est égal, je vais attendre : c’est peut-être cette belle maison que le sergent appelle un théâtre. »

Il s’assit sur une des marches, regardant descendre des voitures les belles dames en toilette de bal. Ses yeux, fascinés par tant d’éclat, ne pouvaient se détacher de ces ombres brillantes qui passaient rapidement devant lui ; Moricaud, couché aux pieds de son jeune maître, ne bougeait pas, et semblait admirer aussi. Quand tout le monde fut arrivé, Louis passa bien au moins deux heures à ne plus voir personne que les voitures vides et les cochers attendant leurs maîtres. Il allait se lever pour sortir de son engourdissement et se réchauffer en marchant, lorsque quelques personnes reparurent sous le péristyle ; il rouvrit ses yeux à demi fermés, la foule élégante s’écoula d’abord lentement, puis à flots pressés ; mille charmantes femmes apparurent ensemble, les carrosses s’avancèrent ; il y eut pendant un moment un brouhaha de voix, de chevaux, de cris, de rires, un éblouissement de lumières, de beautés et de toilettes ; puis tout rentra dans le silence ; le gaz s’éteignit, la rue devint déserte, et sur les marches de ce palais de la musique, il ne resta que l’humble enfant, qui s’y endormit d’un paisible sommeil.

Le jour naissait à peine quand il se réveilla ; il frotta ses yeux rougis par le froid, se leva tout debout, et, comme il avait faim, vint se rasseoir à la place où il avait passé la nuit pour manger le reste de son pain. Moricaud n’était pas non plus très-réchauffé ; il se frotta contre son petit maître, comme pour chercher un peu de chaleur. Le temps était sombre, un voile de brume semblait envelopper la ville ; il se mit en route, il erra tout le jour dans les détours inextricables de ces rues sans nombre ; il se perdit si bien qu’il ne put retrouver les Tuileries. Quand il les demanda, à la hauteur de la rue du Temple, on les lui indiqua comme on put ; à chaque rue, il redemandait sa route ; il arriva enfin : le sergent n’y était plus !

Le pauvre enfant commençait à perdre tout espoir ; il avait donné le matin ses derniers deux sous au boulanger ; il se demandait s’il était possible de trouver la marquise dans une si grande ville, et commençait à croire qu’en lui disant qu’il pouvait chercher un an, le soldat ne le trompait pas.

Cette nuit-là, il ne dormit pas un instant, et sans Moricaud, qu’il garda dans ses bras sur le banc de pierre où il était tombé accablé de lassitude et de chagrin, il eût couru grand risque de mourir de froid.

Le matin du troisième jour, il vint résolument se poster devant la porte des Tuileries, pensant que tôt ou tard le soldat viendrait ; d’ailleurs c’était sa dernière ressource.

Vers deux heures, il commença à tomber une pluie glacée, qui transperçait Louis en trempant ses minces vêtements. Le pâtre transi songeait à chercher un refuge sous une porte cochère, quand il reconnut le militaire qui lui avait déjà parlé.

« Tiens ! te voilà, mon petit, dit le brave homme à Louis, eh bien ! je me suis informé de ta marquise ; il s’est trouvé que c’est pas mon colonel qui la connaît ; ça m’a étonné, car il connaît fameusement du monde dans la haute volée ; cependant, il ne la connaît pas ; mais j’ai trouvé…

— Vous avez trouvé, vous savez son adresse ! s’écria Louis qui mourait d’impatience.



— Oh ! c’est une chose très-originale, va. Voilà comment j’ai trouvé : tu sais, on dit : Cherchez et vous trouverez ; moi, j’ai cherché, j’ai imaginé de demander à mon capitaine, à mon lieutenant, à mon sous-lieutenant s’ils ne connaissaient pas par hasard Mme de Méligny, c’est bien ça, n’est-ce pas ? Personne n’en savait rien, et tu ne sais pas, voilà que j’ai découvert que Luce Dubreuil, un fusilier comme moi, pas plus, sait l’adresse de cette grande dame, parce qu’il a un frère dont le cousin est…

— Mais l’adresse, l’adresse…

— T’es bien impatient, mon petit… l’adresse… Qu’est-ce que je disais ? Dubreuil a été souvent chez cette dame, parce que son cousin est le maître d’hôtel de Mme de Méligny… et l’adresse… je l’ai écrite… Ah ! mon Dieu… où est-elle ?…

— Est-ce que vous l’avez perdue ?

— Oh ! je dois bien me rappeler… ça ne fait rien ; c’est rue de Grenelle Saint-Germain, ou… rue de Grenelle-Saint-Honoré… rue Saint-Guillaume, ou… diable ! je ne me souviens plus, c’est bien un nom de saint, mais je ne sais plus lequel.

— Alors, comment saurai-je ?

— Écoute, reviens demain à cette heure-ci, je te le dirai, pour sûr.

— J’aurais bien voulu la savoir aujourd’hui, répondit Louis avec des larmes plein les yeux.

— Je te la dirai demain, je te le promets, va, petit. »

L’enfant s’en alla chercher un refuge sur le banc de pierre où il avait déjà passé la nuit ; il grelottait sous la pluie qu’un vent glacial n’avait pas dissipée ; il ne lui restait plus de pain. Son estomac, vide depuis huit heures du matin, demandait en vain un aliment. Moricaud tournait vers son jeune maître des yeux suppliants.

« Je n’ai plus de pain, mon pauvre Moricaud, dit l’enfant en caressant la tête de son chien ; il faut dormir sans dîner. »

Il essaya de dormir, mais il ne le put pas ; il resta encore toute cette nuit-là, les yeux grands ouverts, prêtant malgré lui l’oreille au bruit de la rue, regardant ceux qui passaient, essayant de ranimer son courage et ne le pouvant pas.

Une journée seulement le séparait de son but : le pauvre Louis se sentait si faible qu’il doutait s’il l’atteindrait.

Le soleil parut enfin, éclairant à peine un ciel sombre, chargé de nuages. La neige commença à tomber, Louis resta plusieurs heures comme pétrifié sur son banc avec Moricaud sur sa poitrine, dont la chaleur lui communiquait un peu de force. Quand il entendit sonner trois heures, il se décida à se lever, secoua la neige qui couvrait son manteau et se mit en marche. Il était si engourdi, qu’il pouvait à peine avancer.

Il atteignit la porte des Tuileries, le soldat n’était pas encore là. Il n’arriva que vers six heures et demie. Du plus loin qu’il aperçut Louis :

« Je ne suis qu’un imbécile ! cria-t-il au petit garçon, c’est Saint-Dominique, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, numéro vingt-neuf ! »



XXIII

L’hôtel de la marquise.


Louis sortit rapidement par la rue Saint-Honoré et demanda le chemin de la rue Saint-Dominique. Il était si transi, si souffrant, qu’il comprit à peine ce qu’on lui dit : cependant, il entendit qu’il fallait passer l’eau.

Il traversa un pont, erra longtemps dans les diverses rues avoisinant la rue Saint-Dominique, cherchant l’écriteau qui devait le diriger vers la demeure de sa bienfaitrice. Après de longues recherches, il la trouva enfin ; il regarda les numéros et traversa la rue.

La neige l’aveuglait ; les oreilles du pauvre enfant bourdonnèrent tout à coup ; sa vue se troubla au moment où il atteignait ce bienheureux vingt-neuf ; il n’eut pas la force de soulever le marteau de la porte et tomba lourdement sur le pavé de la rue ; Moricaud, las comme lui, s’étendit à ses pieds en gémissant. Il lui sembla qu’un poids affreux se posait sur sa poitrine, une irrésistible envie de dormir s’empara de lui, la pâleur de la mort couvrit son front ; il resserra d’une main convulsive son manteau autour de son corps. La neige, qui continuait à tomber, le couvrait déjà presque entièrement et, se sentant saisi d’un engourdissement invincible, l’enfant murmura d’une voix à peine intelligible :

« Ma mère ! »

Quelques instants encore, et le fils adoptif de Louise Rigault allait trouver un tombeau là où il avait été chercher le bonheur de sa famille.

Les quelques passants qui suivaient la rue Saint-Dominique distinguaient à peine sous cette couche glacée les deux êtres qui s’y ensevelissaient lentement. Chacun d’ailleurs, pressé par le froid, s’inquiétait peu de ce qui se passait à ses pieds.

La lourde porte cochère de l’hôtel s’ouvrit pour livrer passage à une voiture attelée de deux beaux chevaux ; à la lueur des lanternes qui l’éclairaient, une jeune fille, assise dans la voiture, s’écria :

— « Oh ! maman, regardez donc, il y a là près de la porte quelque chose ; mon Dieu ! on dirait un être humain !

— C’est vrai, c’est vrai, » répondit la marquise, qui se pencha à son tour pour voir.



Elle fit arrêter à l’instant, et s’élançant rapidement hors de la voiture, la noble femme se baissa vers le groupe indistinct que formaient Louis et son chien.

« Seigneur ! c’est un enfant ! s’écria-t-elle ; pauvre petit, il est glacé ! »

Comme elle le soutenait sur son bras, le chien noir, couché près de l’enfant, vint et lui lécha les mains.

« Qu’est-ce que ce chien ? On dirait qu’il me connaît, et cet enfant, il est mourant… Donne-moi ton flacon, Cora, que je lui frotte les tempes. »

Louis ouvrit les yeux. À la lueur des lanternes, il crut à un rêve divin : son regard venait de rencontrer le visage si aimé de sa bienfaitrice.

« Oh ! madame, s’écria-t-il en joignant les mains, est-ce vous ?

— Moi ! » dit la marquise, et se penchant pour reconnaître celui qui lui parlait : « Grand Dieu ! c’est Louis ! je ne suis arrivée qu’à temps ! »

Elle ôta alors sa chaude pelisse de velours doublée de fourrures, et enveloppant Louis qui grelottait :

« Entre d’abord à la maison, viens, tu parleras plus tard. »

Tout cela avait duré à peine deux minutes : la marquise, aidée de Cora qui soutenait le petit pâtre, rentra rapidement à l’hôtel. Lorsque la porte du vestibule se referma derrière elles, on entendit un aboiement plaintif dans la cour.

« C’est Moricaud ! dit Louis, mon pauvre Moricaud ! »

Le chien, entendant la voix de son maître, se dressa sur ses pattes et appuya son museau contre les vitres de la porte.

« Ne t’inquiète pas, mon enfant, dit la marquise, on va s’occuper de ton chien. Baptiste, continua-t-elle en s’adressant à un valet de pied qui s’était levé à son approche, prenez ce chien noir et ayez-en le plus grand soin ; il est à moi. »

Le valet de pied regardait avec stupéfaction sa maîtresse, rentrant à pied, les épaules nues, et conduisant une sorte de petit mendiant ; néanmoins il s’empressa d’exécuter l’ordre, et ouvrant la porte, il dirigea Moricaud vers les cuisines, jugeant bien que c’était la meilleure manière de traiter un chien recommandé.

Au bout de quelques minutes, Louis, enveloppé dans une robe de chambre de M. de Méligny, près d’un bon feu, reprit tout à fait connaissance et put répondre aux questions des deux dames.

« Ton pauvre Moricaud ! il est donc venu avec toi ? demanda Cora au petit berger.

— Oui, mademoiselle, je ne l’avais pas emmené ; mais il m’a rattrapé après un jour de route.

— Et pourquoi es-tu venu ici, mon enfant ? dit la marquise.

— C’était pour vous, madame, pour vous trouver, répondit Louis ; voilà cinq jours que je vous cherche, et je n’espérais plus vous voir… j’allais essayer de retourner… Ah !…

— Qu’as-tu, Louis, mon enfant ? »

La marquise prit les mains du petit pâtre dans ses mains : elles étaient moites et tremblantes, son regard semblait s’éteindre.

« Où as-tu mal ? dit-elle avec anxiété.

— Là, répondit l’enfant en montrant son estomac.

— Il a faim, peut-être ! je n’y ai pas songé d’abord. Tu n’as peut-être pas mangé aujourd’hui ?

— Non, madame, ni hier depuis huit heures du matin. »

La marquise se leva vivement et alla elle-même chercher à l’office un bol de bouillon froid qu’elle fit boire à l’enfant d’abord ; puis voyant qu’il paraissait déjà tout réconforté, elle lui permit de tremper un peu de pain dans un petit verre de vin de Malaga.

« Pour ce soir, tu n’en auras pas davantage, dit-elle à Louis dont elle avait surveillé le petit repas avec un soin maternel ; il faut agir très-prudemment avec un estomac vide depuis deux jours ; tu vas te coucher ; j’ai fait placer près de toi une autre tasse de bouillon : si tu as faim cette nuit, tu la boiras ; demain tu déjeuneras bien et ensuite tu nous conteras ton voyage. Le plus pressé, en ce moment, c’est de te reposer. »

Louis, tout étourdi de ce bien-être qui succédait à de si longues privations, ne savait que répéter :

« Oh ! madame, que vous êtes bonne ! et que j’ai bien fait de venir ! »

La marquise et Cora conduisirent elles-mêmes l’enfant dans une jolie pièce toute tendue de bleu, qui lui parut comme une antichambre du ciel.

Sa joie s’accrut encore en apercevant, couché sur le pied d’un bon lit, Moricaud, son ami fidèle, lavé, peigné et ronflant comme un honnête chien qui sait son maître en sûreté et qui a fait un excellent souper.

Louis dormit tout d’une traite et rêva qu’il était en paradis ; le lendemain matin, il trouva à côté de lui, sur une chaise, un pantalon, une chemise, une petite veste comme la sienne, tout cela neuf et bien choisi ; il devina la main qui avait eu pour lui cette nouvelle attention, et la bénit dans son cœur.

Neuf heures sonnaient alors ; jamais Louis ne s’était éveillé si tard ; cette belle nuit avait complètement réparé ses forces, les couleurs reparaissaient sur ses joues. Il s’habilla, caressa Moricaud et fit sa prière avec une ardente reconnaissance. Béatrice entrait comme il la terminait ; elle sourit en voyant l’enfant si bien remis.

« Va vite déjeuner, lui dit-elle, tu dois avoir faim ce matin. »

Elle le conduisit elle-même à la cuisine où étaient déjà réunis les domestiques.

On lui donna la place d’honneur, la place près du feu ; chacun s’empressa autour de lui ; les meilleurs morceaux lui furent servis par la main attentive de la cuisinière ; c’était à qui aurait soin de Louis, lui parlerait et le ferait sourire. Moricaud partageait ces faveurs : une excellente pâtée lui fut offerte, à laquelle il fit bon accueil. Tout le monde portait intérêt à ce petit pâtre ; il était protégé de la marquise, de cette maîtresse révérée qui comptait autant d’obligés que de serviteurs, c’était assez pour stimuler le zèle de tous.

Après le déjeuner, Cora vint chercher Louis.

Amené dans le salon, il expliqua le motif de son voyage.

L’enfant mit dans son récit une naïveté si touchante, qu’il fit plusieurs fois venir des larmes dans les yeux de la mère et de la fille.

« Enfin, dit-il, ma pauvre maman n’a plus de maison maintenant, et bientôt plus de pain, pas même du noir. Catherine et elle vont mourir de faim ; moi, j’ai pensé à vous, madame, qui pouvez tout ; j’avais dix francs que vous m’aviez donnés ; j’ai marché six jours pour vous trouver, je suis resté cinq jours à vous chercher, le bon Dieu a voulu que je vous rencontre, je n’ai plus qu’à le remercier.

— Certainement le bon Dieu t’a conduit ici pour notre joie à tous les deux, dit la marquise. Ma pauvre Louise ! aurais-je jamais pensé qu’elle pût être si cruellement frappée ! Mais je suis là, heureusement, cher enfant. Tu as bien fait de venir, et ta mère va te bénir de ce que tu as risqué pour elle.

— Je ne lui rendrai jamais ce qu’elle m’a donné, dit Louis avec attendrissement ; si vous saviez comme elle est bonne ! et il n’y a, je crois, que vous au monde d’aussi bonne qu’elle ! »


XXIV

Retour de Louis.


En arrivant chez la vieille paysanne, Louise avait vendu ses meubles, ne gardant qu’un lit pour elle et Catherine.

Quand elle eut payé les mois d’apprentissage de ses deux enfants et les robes de deuil pour elle et pour ses filles, ses ressources se trouvèrent presque épuisées, et au bout de douze jours, il ne restait plus rien à la maison qu’un morceau de pain dans l’armoire, auquel elle ne touchait pas, parce que Catherine devait rentrer pour souper.

Une mercière d’Amboise avait demandé à Louise une grande quantité de fil ; mais la moitié n’était pas faite, et elle ne devait être payée que quand elle porterait le tout. Tant de chagrins avaient bien changé Louise ; des cheveux blancs se montraient en grand nombre dans ses cheveux noirs, et son visage se creusait et se décolorait à vue d’œil ; son front, si uni autrefois, se sillonnait de rides ; on lisait sur sa physionomie la tristesse, la souffrance, l’anxiété, et pourtant il brillait encore dans ses yeux bleus un rayon de douceur et de résignation infinies ; seule, abandonnée, misérable, craignant pour elle et surtout pour ses enfants, frappée par tant de malheurs, cette âme espérait encore ; elle se reportait vers le ciel comme pour y chercher la force, et le ciel la lui envoyait en récompense de sa foi profonde.

Quand Catherine rentra ce soir-là, elle vint en sautant embrasser Louise.

« Ah ! qu’il fait froid, ce soir ! s’écria-t-elle en s’asseyant sur un tabouret aux pieds de sa mère ; réchauffe-moi un peu, maman. »

Elle prit les deux mains de Louise, qui la glacèrent.

« Mon Dieu ! tu as plus froid que moi, dit-elle, ne travaille plus, mère, cela te refroidit ; si tu veux, je vais allumer du feu pour le souper, tu te chaufferas.

— Ce n’est pas la peine, ma Catherine, répondit Louise, je suis très-bien, et puis… il n’y a pas de bois à la maison.

— Pas de bois !

— Je n’ai pas le temps d’en aller ramasser et je ne peux en acheter.



— Mais alors, avec quoi ferai-je cuire le souper ?

— Voilà du pain, dit Louise en se levant et en portant son unique morceau de pain à sa fille ; contente-toi de cela pour aujourd’hui, ma chère petite fille, je n’ai pas autre chose. »

Catherine prit le morceau de pain, le dévora sans parler ; elle n’était pas satisfaite et réfléchissait. Comme elle n’avait pas encore fini :

« Et toi, mère, dit-elle, tu ne manges pas ?

— Je n’ai pas faim… j’ai mangé, merci, mon enfant. »

Lorsque le morceau de pain eut disparu tout entier, Catherine se rassit auprès de sa mère.

« Dis donc, mère, fit-elle en appuyant sa tête sur les genoux de Louise, il n’y a donc plus d’argent à la maison, qu’il n’y a pas de souper ? »

Louise regarda sa fille. Une larme brilla dans ses yeux.

« Le bon Dieu nous éprouve, Catherine, répondit-elle. Prie-le bien pour qu’il ne nous abandonne pas ; ton pauvre père n’est plus là pour gagner la vie de tout le monde ; nous avons du pain aujourd’hui, nous n’en aurons peut-être plus demain.

— Pauvre maman ! murmura Catherine en entourant de ses bras le cou de sa mère, ne pleure pas, va ; je vais le prier et lui demander de l’argent de tout mon cœur. »

Elle se dirigea vers son lit, s’agenouilla pieusement devant une croix de bois et s’endormit ensuite ; Louise pleurait tout bas pour ne pas troubler son sommeil.

Le lendemain matin, Catherine s’en alla sans avoir pris sa tasse de lait accoutumée ; le lendemain soir, elle revint avec un peu de pain et de viande, proprement enveloppés dans sa poche.

Elle apportait le tout à sa mère.

« Tiens, maman, dit-elle, mange ; je sais que tu n’as rien mangé aujourd’hui ; je t’ai gardé ça de mon second déjeuner chez ma maîtresse. Tu peux le prendre, j’en ai eu autant.

— Pauvre petite, pauvre chère petite ! dit Louise en embrassant les joues fraîches de sa fille, merci. »

Elle achevait tristement ce chétif repas, le premier qu’elle dut à la charité d’autrui, lorsque la porte s’ouvrit et Louis se jeta éperdu dans ses bras.

Il pleurait en appuyant sa tête sur ses épaules.

« Mère, s’écria-t-il, voilà du bonheur que je t’apporte !… »

La main d’un domestique soutenait une lanterne.

À cette lueur, Louise aperçut la marquise, en costume de voyage, qui souriait.

« Vous, madame ! dit-elle, c’est vous !

— Oui, oui, c’est elle ! elle est venue !… J’ai été la chercher, murmura Louis qui étouffait de joie.

— Tu as été ?… C’est de Paris que tu viens ?

— Ma bonne Louise, dit la marquise en s’avançant, soyez heureuse d’avoir un tel fils ; sans lui, j’ignorais tout et vous souffririez encore. Il est venu sans argent, à pied, à Paris, pour me chercher… Tenez, Louise, ajouta-t-elle en voyant que la pauvre femme pâlissait d’émotion et peut-être de faiblesse, vous allez souper, et, pendant ce temps, je vous raconterai cette belle histoire. »

Le domestique déplia alors une serviette sur une table que voulut bien prêter la vieille paysanne chez laquelle était Louise ; il tira des provisions d’un panier qu’il portait. Louis s’assit entre sa mère et sa sœur.

Le repas fut interrompu par bien des baisers ; le timide regard de Louise s’éclairait d’un orgueil indicible.

Quand la marquise eut fini, Louise pressa longtemps contre son cœur son enfant adoptif.

« Merci, dit-elle enfin, merci. Qui m’aurait jamais dit que tu devais tant m’aimer !

— N’est-ce pas pour moi que tu as souffert, fit Louis à voix basse en l’embrassant encore ; n’est-ce pas pour moi que le père se fâchait contre toi quelquefois et que tu es partie de là-bas ? Je voulais réparer un peu tout ça et je l’ai essayé ; mais je sais bien, va, que toute ma dette ne sera jamais payée !

— Maintenant, ma bonne Louise, dit la marquise, voilà ce que j’ai à vous proposer : il y a dans le parc même du château, une laiterie que mon mari fait construire. Il veut y élever, outre le bétail, des poules rares et des pigeons pattus ; vous me rendriez un service, si vous vous chargiez du soin de cette petite ferme, en prenant pour vous aider Jacques et Louis, si vous voulez ; vous vendrez votre lait et vos œufs comme il vous plaira, et vous me payerez votre redevance en nous fournissant du laitage au château. Cela vous convient-il, ma chère Louise ? ajouta-t-elle en souriant ; et cela plaît-il à mon petit ami ?

— Oh ! madame ! » dit seulement Louise.

Elle s’arrêta : le bonheur, l’étonnement, la reconnaissance lui coupaient la parole. Elle leva vers Béatrice ses yeux où se peignait toute son âme si simple et si tendre, et son regard fut le plus éloquent de ses remercîments.

Louis avait saisi les mains de la marquise ? qu’il baisait en pleurant ; sa mère vint à son tour presser entre les siennes ces mains bienfaisantes. Béatrice se leva ; elle ouvrit ses bras à Louise.

« Embrassez-moi, » lui dit-elle.

La pauvre femme, ravie et confuse, embrassa avec affection et respect celle à laquelle elle devait tout. Ce fut un beau et touchant spectacle que celui de ces baisers échangés entre ces deux femmes si pareilles par le cœur, si éloignées par la situation. Le ciel dut sourire à cette étreinte fraternelle de deux créatures bénies de lui ; le front de la marquise se couronna d’une splendeur nouvelle, l’humble front de la paysanne rayonna d’une joie inaccoutumée : l’une et l’autre étaient dignes du Dieu qu’elles savaient si bien servir.



XXV

La laiterie de Morancé.


Louise Rigault devint laitière dans un charmant chalet construit à la manière suisse, souveraine de l’étable et de la basse-cour, plus heureuse que sur un trône, entre ses poules huppées et ses belles vaches à la robe lustrée.

Jacques l’aidait et prenait soin de l’étable ; Louis cultivait autour du chalet le petit jardin qui formait leur domaine ; Catherine travaillait chez une lingère du voisinage, avec l’espoir, lorsqu’elle serait grande et habile, d’entrer, comme sa sœur, en qualité de lingère chez Mme la marquise ; quant à Germain, il ramenait chez lui la clientèle de son père, et avait même eu l’honneur de sculpter, pour le pied mignon de Mlle Cora, une petite galoche de fée que Louise avait doublée de satin bleu. Les jours passaient doucement sur la tête de Louise RiRigault, sans la faire courber sous le poids du temps.

Après bien des douleurs et des souffrances, Dieu et un de ses anges lui avaient fait une existence douce, simple, sereine, conforme à sa nature et accomplissant tous ses souhaits.

Quand, dans les soirées d’été, elle s’asseyait sur le seuil de la porte, après que les vaches étaient rentrées, quand les pigeons roucoulaient sur le toit, que les colombes et les petites poules mettaient leur tête soyeuse sous leur aile, que ses enfants, contents d’avoir bien rempli leur journée, riaient et causaient en l’entourant d’un beau cercle joyeux, ses yeux se fixaient avec attendrissement sur leurs têtes inégales ; elle remerciait alors le ciel dans son cœur, et si l’ombre d’une robe blanche passait à travers une allée du parc, elle bénissait aussi celle qui, après Dieu, avait été l’instrument de son bonheur.

Pendant le temps des vacances, un bel enfant entrait souvent dans le petit jardin, venait gaiement embrasser Louise, et faisait accourir au bruit de son pas toutes les bêtes familières : c’était René, qu’on appelait déjà M. le comte, quoiqu’il restât toujours René pour ses amis de la laiterie ; René, plus beau, meilleur encore qu’autrefois, qui ôtait souvent son habit pour aider Louis à cultiver et à arroser les plantes du petit jardin.

Le jour de la Saint-Louis, il ne manquait jamais d’apporter un beau rosier à la fermière, et ces fleurs, offertes par des mains si chères, faisaient bien plus de plaisir à Louise Rigault qu’un bijou précieux. On rentrait les rosiers l’hiver, on les garantissait du froid ; les roses qu’ils donnaient parfois à Noël ; grâce à ces soins, faisaient souvenir des bienfaiteurs de la famille, et on allait les porter aux pieds de la Vierge.

Cora, plus âgée que son frère, occupée de la maison de sa mère, dont elle était devenue la surintendante, donnant des bals, des fêtes, accompagnait sa mère partout et faisait des visites moins fréquentes aux modestes habitants de la ferme ; cependant une semaine se passait rarement sans qu’elle vînt demander du lait à Louise, admirer les fleurs de Louis, les vaches de Jacques et caresser ces paisibles bêtes qui amenaient l’aisance à la ferme. On la recevait comme une petite reine : Louis avait formé un berceau de jasmin pour la garantir du soleil : elle cueillait toujours, avant de partir, une de ces roses blanches si précieuses à Louise et en parfumait ses cheveux.

Il vint un été où elle parut de moins en moins. Quinze jours se passèrent sans qu’elle se montrât ; Jacques allait tous les matins au château porter le lait, le beurre et les œufs de la journée ; on lui répondait toujours, quand il demandait des nouvelles de Cora, que mademoiselle allait très-bien.

Louise soupirait en apprenant cette réponse.

« C’est qu’elle nous a oubliés, murmurait-elle ; ce n’est plus un enfant maintenant, elle ne se plaît plus parmi nous. »




XXVI

Les deux mariages.


Un dimanche, comme Louise écoutait une lecture que lui faisait Catherine, elle entendit le son de plusieurs voix dans le parc, puis un frôlement de robe de soie, et la marquise, appuyée sur le bras d’un jeune homme et accompagnée de Cora, apparut au bout d’une allée. Louise rougit de plaisir en les reconnaissant ; elle se leva avec empressement et vint ouvrir la porte du jardin.

Cora s’avança en souriant vers la fermière et lui tendit gracieusement la main ; Louise resta éblouie de sa beauté. Ses yeux noirs brillaient de joie, son front couronné d’une tresse brune resplendissait de bonheur ; ses lèvres entr’ouvertes semblaient prêtes à annoncer quelque chose d’inattendu ; il y avait en elle comme un trop plein de félicité qui débordait. La marquise concontemplait avec un doux sourire le visage radieux de sa fille.

« Nous venons vous demander du lait, ma bonne Louise, dit Béatrice en entrant et en s’asseyant sous le berceau, et vous nous montrerez après vos petits familiers et votre belle étable.

— Oh ! oui, madame, dit Louise, avec bien du plaisir ; il y a si longtemps que je n’ai vu madame et mademoiselle, je suis bien heureuse de voir qu’elles ne m’ont pas oubliée.

— Non, Louise, nous ne vous avons pas oubliée, répondit la marquise, mais nous étions occupées par de si graves affaires, que nous vous avons bien un peu négligée ; nous serons plus fidèles à l’avenir, n’est-ce pas, Cora ? »

Une rougeur charmante couvrit les joues de Cora.

« Nous tâcherons, dit-elle, si M. Georges aime autant la ferme que moi.

— Que n’aimerais-je pas avec vous, mademoiselle, répondit le jeune homme ; je suis venu pour faire la connaissance de la ferme et de la fermière, et j’espère que vous me permettrez de vous accompagner souvent ici, pour que Mme Rigault ne m’en veuille pas et me compte aussi parmi ses amis.

— Un ami… vous, monsieur… Alors, mon Dieu !… »

Louise s’arrêta, devint toute pâle d’émotion et regarda le jeune fiancé de Cora.

« Vous vous mariez, mademoiselle ? reprit-elle après s’être un peu remise.

— Oui, Louise, je me marie, mais je ne vous quitte pas ; je reste ici ; près de vous, avec un cœur de plus pour m’aimer, sans abandonner ceux qui m’aimaient déjà. »

Elle embrassa alors sa mère, qui sourit en tendant la main à son futur gendre avec une douce affection.

Le jeune homme porta à ses lèvres cette main et y déposa un baiser respectueux.

On but le lait apporté par Catherine sur une table éblouissante de blancheur ; on goûta à la crème, aux fraises, aux gâteaux campagnards présentés avec empressement à ces chers visiteurs.

Quand Cora eut fait voir à Georges toutes les rustiques richesses de la ferme, on prit congé de Louise ; Cora l’embrassa, Georges lui tendit la main.

« Au revoir, madame Rigault, lui dit-il avec une charmante simplicité ; croyez que je reviendrai souvent ici, et avec un bien sincère plaisir. »

La pauvre femme, touchée de ce bon accueil, balbutia quelques remercîments ; elle suivit longtemps du regard ce beau groupe si pur et si heureux, puis, le reportant vers sa Jeanne, qui avait le même âge que Cora :

« Qui sait ? dit-elle, j’en serai peut-être bientôt là aussi, et, dans quelques années, il y aura des petits enfants pour jouer avec les poulets. »

Ce fut à la fin du mois d’août, que Cora fut mariée au marquis Georges d’Astaing, ami intime de la famille de Morancé.

Pendant la cérémonie une grand’mère en cheveux blanc, la duchesse de Morancé, bénissait sa petite-fille inclinée ; Mme de Méligny essuyait ses yeux humides et tâchait de sourire à sa fille ; Cora resplendissait de beauté et de bonheur ; elle tenait à la main un bouquet de roses blanches, offert le matin même par l’humble main de Louise. Dans l’ombre de la chapelle, cachée à tous, plus loin que les pauvres qui se pressaient au portail, la fermière, entourée de ses cinq enfants à genoux, priait Dieu de faire à jamais heureuse la fille de sa bienfaitrice.

On eût deviné qu’elle était mère, dans les regards de sollicitude qu’elle tournait vers la blanche fiancée, et dans les pleurs qui venaient mouiller jusqu’à ses lèvres quand elle surprenait l’émotion de Mme de Méligny.

Deux mois ne s’étaient pas passés, que la jeune marquise d’Astaing apportait, avec une délicatesse touchante, un bouquet de roses blanches à Jeanne Rigault, qui épousait un honnête cultivateur de Morancé ; seulement au moment d’aller à l’église, Cora lui passait au cou une montre charmante où était gravé son chiffre.

Comme l’avait dit Louise, quelques années après il y avait à la ferme des petits enfants pour jouer avec les poulets.

Mme Béatrice et Mme Cora promenaient, en le tenant par la main, un beau petit garçon de deux ans qui faisait sourire d’orgueil ses deux mères, et Louise montrait à lire à un gros garçon de trois ans et demi. Le fils du marquis et celui du cultivateur se rencontraient souvent pêle-mêle avec les petits poulets et les canetons de la basse-cour ; l’un, tachant ses vêtements soyeux de boue et de poussière, l’autre, se roulant encore avec plus de plaisir dans le sable, en entraînant son jeune compagnon dans ses jeux turbulents.




XXVII

Les deux soldats.


S’il y avait un hôte de plus au château et un hôte de plus à la chaumière, il y manquait en même temps deux êtres chéris.

René, courageux comme sa mère, sentait en lui la fierté de son nom et le désir d’en perpétuer l’illustration. C’est dans cette héroïque armée française, où ses aïeux s’étaient si souvent distingués, qu’il voulut aller chercher aussi sa part de gloire.

Sorti de Saint-Cyr dans les premiers rangs, il devint vite lieutenant, fit toute la campagne de Crimée et accourut rapporter à sa mère, comme autrefois sa première couronne, la croix d’honneur qu’il avait noblement gagnée et ses épaulettes de capitaine. Jacques, de son côté, ne se plaisait pas aux tranquilles travaux de la campagne : sa robuste nature demandait plus de moumouvement et d’émotion ; il n’avait qu’un rêve, la guerre ; lorsque René sortit de Saint-Cyr, Louise ne put empêcher son fils de suivre le fils de sa bienfaitrice ; il s’engagea dans le régiment du jeune comte. On peut penser si ce fut une grande joie pour tout le monde, lorsqu’après la prise de Sébastopol, le même jour, à la même heure, René vint sonner à la grille du château et Jacques frappa à la porte de la ferme.

La marquise trouva René maigri, bruni, mais fortifié et joyeux.

Son bonheur de revoir son père, sa mère, sa sœur après tant de fatigues et de dangers, s’exprimait avec une expansion où se mêlaient, d’une façon charmante, l’élan du soldat et la tendresse du fils.

Lorsqu’il racontait à sa famille attentive les épisodes de cette belle campagne de Crimée, l’une des gloires de notre histoire contemporaine, le marquis frémissait d’orgueil ; la marquise contemplait son fils et le voyait s’embellir par un noble enthousiasme, à mesure qu’il se rappelait les douleurs, les périls, les triomphes de l’armée.

Il s’interrompait souvent pour embrasser sa mère, et lui disait que ses bras lui semblaient encore plus doux et plus précieux depuis qu’il avait craint tant de fois de ne plus les retrouver.

« Oh ! mon cher enfant ! murmurait la marquise en passant sa main sur les cheveux blonds de son fils, mes bras seraient bien plus heureux s’ils pouvaient te serrer toujours sur mon cœur.

— Mais la gloire, ma mère ?

— Oh ! la gloire ! je ne l’aime pas lorsqu’il faut tant de sang pour la payer ! Tu me fais peur parfois en me parlant de ton métier, et j’ai été folle de te le laisser choisir.

— Vous ne direz pas cela quand vous me verrez colonel, reprenait René ; vous m’embrasserez en riant, comme vous faites à présent rien qu’en y songeant.

— Oui, si tu t’arrêtais là, mais tu voudras être général.

— Et maréchal de France, avec l’aide de Dieu, comme mon bisaïeul René-Hugues de Méligny, dont les lauriers m’empêchent de dormir… Je suis sûr que mon père ne s’y opposera pas.

— Non, certes, répondait le marquis, un homme doit être homme, aimer sa carrière, la poursuivre avec persévérance, et la noble ambition est une de ses vertus ; ta mère ne pense pas le contraire, mon fils, mais son amour s’effraye de te savoir si souvent en danger. »

Malgré les craintes de Béatrice, craintes lointaines et que la jeune confiance de son fils réussissait à dissiper, ce temps du premier congé de René fut une époque de bonheur complet pour la marquise. Toujours aimée d’un époux vertueux et excellent, entourée de ses enfants, témoin des succès de son fils, de l’heureuse union de sa fille, jouissant déjà des caresses de son petit-fils, de ces premières caresses si douces aux grand’mères, elle ne trouvait que des motifs pour bénir la Providence.

La destinée souriait en même temps à Louise Rigault ; tous ses enfants lui donnaient de la satisfaction. À l’exception de Jacques, ils étaient tous près d’elle ; le retour du jeune soldat, portant les galons de sergent, compléta sa joie ; elle ne se lassait pas de contempler l’uniforme si brillant de ce fils tant aimé ; elle se lassait encore moins de l’embrasser. Louis, devenu premier jardinier du château, admirait sincèrement son frère de lait, devenu un beau militaire à l’air martial et franc.

Le jeune jardinier promena avec orgueil son frère dans tout le village ; on invita pour le lendemain tous les amis de la famille ; la cuisine de la laiterie, toute parfumée de fleurs, se remplit d’une foule d’amis ; les cinq enfants de Louise formaient autour d’elle un cercle charmant ; il s’y joignait son gendre, le mari de Jeanne et son petit-fils.

Jamais plus belle famille n’avait entouré une plus heureuse mère ; Jacques fut le héros de cette modeste fête ; son neveu battit du tambour pour le célébrer, en trépignant sur sa chaise ; le jeune sergent chanta une marche patriotique ; un chœur animé lui répondit ; on but à ses succès, à la France, on s’embrassa, on rit, on dansa : ce fut magnifique !

Dès, le matin, Jacques avait été présenter ses devoirs à la marquise ; sa mère et lui furent reçus par la noble famille avec une cordialité simple et amicale.

« Voyez-vous, ma mère, dit René à la marquise en tendant la main à Jacques, celui-là est brave aussi, et plus brave que moi, car il y a certaines fatigues qu’il a supportées sans se plaindre, et que son dévouement m’a empêché de connaître.

— Ah ! mon capitaine, répondit Jacques, vous avez fait des merveilles là-bas ; pour le courage et la bonté, vous n’avez pas de pareil ; aussi, Dieu sait si l’on vous aime au régiment ! »

Béatrice souriait d’entendre ainsi parler le jeune soldat ; cette admiration pour son fils, si simplement exprimée, charmait son cœur de mère.

Pendant le congé de semestre des deux jeunes gens, on se réunit souvent sous le berceau de jasmin de la ferme ; la marquise faisait appeler Jacques pour lui faire répéter ses récits de la campagne, où se mêlait toujours l’éloge de la bravoure de René.

Cette année-là, elle ne se décida qu’à regret à quitter son cher Morancé ; à Noël, elle y était encore ; elle faisait, par le froid et la neige, appuyée sur le bras de son fils, ses promenades quotidiennes ; les pauvres et les affligés du village s’en réjouissaient, tout le monde était heureux ! Cependant il fallut partir ; Cora se devait au monde dans lequel elle entrait, et Béatrice voulait suivre Cora.

Dans les premiers jours de janvier, Mme de Méligny et Mme d’Astaing reprirent la route de Paris.

Louise demeura seule maîtresse de ce grand parc au bout duquel s’élevait sa petite ferme ; elle aimait à venir promener son petit-fils dans les allées favorites de sa bienfaitrice ; elle y retrouvait son souvenir ; elle apprenait à l’enfant à distribuer son pain aux oiseaux du voisinage que l’hiver privait de nourriture, et lui enseignait ainsi, en l’amusant, la compassion et la bienveillance. L’hiver passa doucement pour Louise ; tout prospérait autour d’elle.

Le dimanche, la table de la ferme se trouvait au grand complet. Par son travail et son économie, l’excellente femme s’était acquis assez d’aisance pour se donner le plaisir d’offrir souvent à ceux qu’elle aimait des petits cadeaux et des attentions de toute sorte. L’enfant de Jeanne, son premier petit-fils, portait de belles blouses de mérinos que sa tante Catherine taillait et ornait avec goût ; il ne manquait jamais de gâteaux ni de joujoux. Le seul de la famille qui ne voulût rien accepter de sa mère, c’était Louis ; au contraire, il dépensait en grande partie pour les autres tout ce qu’il gagnait.

Quand la fermière voulait refuser quelque présent trop beau à ses yeux :

« Quoi ! ma mère, lui disait-il, n’avez-vous pas assez fait pour nous ; n’est-il pas juste que nous travaillions à notre tour pour votre bien-être ? Laissez-moi faire ; il me reste bien assez pour moi, et ne me privez pas de ma plus douce récompense. »

Louise souriait, embrassait son fils et acceptait.

S’il était resté des pauvres à Morancé, ils auraient pu s’apercevoir aussi du changement de fortune de Louise ; mais la marquise, sur ce point, n’avait rien laissé à faire.

Néanmoins, la veuve de Pierre Rigault ne renonçait pas à la charité : les bons cœurs savent toujours se rendre utiles ; si quelqu’un de ses voisins éprouvait une perte, elle trouvait le moyen de lui venir en aide ; si quelque vieille paysanne était malade, Louise prenait dans son armoire à linge des draps fins pour son lit, dans son cellier du vieux vin, dans sa basse-cour un poulet bien gras pour la réconforter, et elle accompagnait toujours ses petits cadeaux de paroles affables qui les rendaient encore plus agréables.

« On m’a bien aidée, disait-elle à ses filles, qui la voyaient constamment occupée pour le service d’autrui, ne dois-je pas aider à mon tour ceux qui en ont besoin ? C’est justice, et le bon Dieu ne serait-il pas bien mécontent de moi si je n’essayais de faire pour les autres ce que Mme Béatrice a fait pour moi ? »

Le bonheur est si doux quand on l’a peu connu, que Louise vit passer comme un rêve les six mois de congé de son fils.

Jacques rejoignit le régiment à la même époque que son capitaine, au commencement d’avril.

Il quitta sans douleur, sinon sans regret, cette maison où il venait de recevoir un accueil si tendre ; il repartit joyeux, plein d’espoir, rêvant à de nouveaux combats.

« Sois tranquille, mère, dit-il à Louise en la quittant, tu as trouvé mon uniforme beau, tu le trouveras, j’espère, bien plus beau à mon prochain congé : car, si nous avons la guerre encore, je te rapporterai la croix d’honneur.

— Oh ! si nous avons la guerre, rapporte-moi d’abord mon fils, » répondit Louise en le serrant dans ses bras.



XXVIII

Première épreuve.


Cette année-là, la marquise revint triste au château ; pour la première fois, sa fille ne l’accompagnait pas. Le duc d’Astaing était mort, laissant à son fils d’immenses possessions aux Antilles, mais des affaires embarrassées ; le jeune homme jugea que sa présence était nécessaire aux Antilles ; il résolut d’aller s’y fixer pour deux ou trois ans.

Il fallut arracher Cora à sa mère ; ce fut une tâche bien difficile : la jeune femme était si parfaitement heureuse, entourée de toutes ses affections, que cette séparation lui fit l’effet d’un affreux sacrifice ; la marquise était trop dévouée et trop raisonnable dans sa tendresse, pour ne pas comprendre que, pour une si longue absence, Cora devait suivre son mari ; elle fut la première à l’encourager à faire ce cruel voyage.

Que de larmes furent versées de part et d’autre, quand ces deux femmes, toujours si unies, durent se séparer !

La pauvre mère fit bonne contenance ; elle voulut accompagner le jeune couple jusqu’au Havre, où il s’embarquait, mais elle sentit ses forces l’abandonner, son cœur prêt à se briser, lorsqu’elle vit s’éloigner le vaisseau qui emportait sa fille. Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; elle serait tombée inanimée sur le rivage, si le marquis ne l’eût soutenue ; elle rouvrit les yeux et rencontra le visage tendre et inquiet du marquis.

« Oh ! mon ami, mon unique et fidèle consolateur ! s’écria-t-elle, je suis injuste de tant souffrir quand vous me restez.

— Chère femme, lui dit doucement M. de Méligny, il ne faut pas pleurer Cora comme si elle était perdue pour nous ; elle est heureuse, elle reviendra, et d’ailleurs, n’avons-nous pas René ?

— Ah ! René, sans doute, pauvre enfant bien-aimé, mais la guerre est déclarée, hélas ! le bon Dieu sait ce que le ciel nous réserve.

— Béatrice, reprit le marquis, vous n’avez pas le droit de douter de la bonté du ciel.

— C’est vrai, car vous êtes mon époux, et j’ai des enfants excellents. Ô mon ami, reprit-elle après un long silence, je songe parfois que j’ai derrière moi vingt-cinq ans de bonheur, et j’ai peur !

— C’est votre première épreuve, mon amie, supportez-la avec courage et résignation. »

Quelques jours après le départ de Cora, le jeune comte vint à Morancé faire ses adieux à sa mère ; le commencement de la guerre d’Italie rappelait René sous les drapeaux, comme l’avait prévu la marquise.

Il dissimulait mal une sorte de joie fière qu’il éprouvait à la pensée de la guerre prochaine.

Le jour de son départ, il dit, en embrassant tendrement la marquise :

« Adieu, ma mère bien aimée ; je reviendrai commandant, ou…

— Tais-toi, s’écria Béatrice en pâlissant, tu n’as pas pitié de moi.

— Oh ! ma mère, répondit René se jetant dans les bras de Mme de Méligny, n’êtes-vous plus ce cœur héroïque que nous avons connu ? M’en voulez-vous de faire mon devoir ; n’avez-vous pas toujours fait le vôtre ? Ne tremblez pas pour moi, je n’ai jamais peur ; et n’est-ce pas d’ailleurs une sauvegarde que les prières d’une sainte comme vous ? »

La marquise essaya de sourire.

« Oui, tu as raison ; va te battre, mon pauvre enfant, ce n’est pas moi qui t’empêcherai de te conduire en homme ; j’aime à te voir cette noble ardeur. Mais que veux-tu ? je n’en suis pas moins femme, et c’est mon droit de trembler pour toi. Ô ciel ! si une douleur me venait par toi, comment la pourrais-je supporter ?

— N’en avez-vous pas assez consolé pour que Dieu vous épargne ?

— Oh ! cher enfant ! tu t’en vas aujourd’hui, et Dieu seul sait quand tu reviendras ; tu peux emporter avec toi cette assurance, que tout ce qu’une femme rêve au berceau de son fils de satisfaction dans son amour et dans son orgueil, je l’ai reçu de toi, mon René, sans que rien ait jamais détruit mes joies si profondes et renversé une seule de mes espérances ; tu es né, tu as grandi, tu es devenu tout ce que je souhaitais ; je ne demandais rien au ciel qu’un fils tel que toi ; sache cela, mon enfant ; que le souvenir de mes paroles te soutienne, si tu as jamais besoin d’être soutenu. »

Le jeune comte baisa, avec une ardente tendresse, les deux mains de sa mère qu’il tenait dans les siennes.

« Oh ! je ne suis pas digne de ce que vous me dites là, murmura-t-il d’une voix émue, mais je vous remercie néanmoins, ma bien-aimée mère ; oui, ces paroles seront un soutien pour moi dans les épreuves de l’avenir, comme elles sont aujourd’hui la plus belle récompense du peu que j’ai fait pour vous. »

Le marquis vint à ce moment rejoindre sa femme et son fils.

« Il est temps de nous mettre en route, mon cher René, dit-il au jeune homme ; embrasse ta mère, et partons. »

Le marquis devait accompagner René jusqu’à Tours.

« J’irai avec vous à la grille du parc, » repartit Béatrice.

Et, s’appuyant sur le bras de son mari, elle descendit l’escalier du perron.

Pendant les quelques minutes que dura ce court trajet, Béatrice parut souriante et calme ; il semblait qu’elle voulait faire oublier à René les craintes et l’émotion qu’elle montrait si vivement un instant auparavant.

Mais lorsque le jeune homme l’eut embrassée pour la dernière fois, lorsqu’elle l’eut vu monter sur son cheval et disparaître rapidement sur la route de Tours, la pauvre mère laissa son cœur déborder tout entier ; elle appuya sa tête contre la grille, et cacha dans ses mains son visage inondé de larmes.

Elle n’aurait pu dire depuis combien de temps elle était là, quand le bruit d’un sanglot lui fit retourner la tête.

C’était Louise, Louise qui venait de reconduire aussi son fils partant pour la même guerre.

« Je ne suis donc pas seule à pleurer, s’écria Béatrice, ma pauvre Louise !

— Ah ! madame ! ils sont partis, nos enfants ! »

Les deux femmes tombèrent alors dans les bras l’une de l’autre ; il n’y avait plus de marquise ni de paysanne ; il ne restait là que deux mères en proie à la même douleur.

« Venez, madame, ayons du courage ; n’en ont-ils pas plus que nous ? dit enfin Louise en soutenant la marquise et en la ramenant du côté du château. Hélas ! on est forte quand ils sont là, continua-t-elle, mais quand on ne les voit plus, il semble que toute la force s’en est allée avec eux.



— Nous prierons ensemble, Louise, dit Béatrice ; Dieu les a bien protégés jusqu’à ce jour, pourquoi ne le ferait-il pas encore ? Espérons ! »



XXIX

Nouvelle.


Le lendemain de la bataille de Solferino il arrivait deux lettres d’Italie au château de Morancé, une de Jacques et une de René. Voici celle de Jacques :


« Ma bonne mère,

« Si tu as encore ton fils, c’est à son capitaine que tu le dois ; ce que je vais te raconter de lui est bien beau et bien triste, tu vas voir.

« Je ne te donnerai pas de détails sur la bataille, je sais que Mme la marquise te prête les journaux tous les jours ; ces messieurs qui écrivent ont plus de talent que moi pour décrire ces choses-là. Puis, quand on est dans le feu de l’action, on ne s’y reconnaît pas assez autour de soi pour observer les mouvements de tout le monde ; on va où l’on vous dit, voilà tout, et on fait rage sur les Autrichiens. À l’attaque d’une redoute, je faisais si bien rage sur l’un d’eux, qui m’avait pris corps à corps, que mon fusil se brisa ; me voilà désarmé, à la merci de l’ennemi. Je croyais ma dernière heure arrivée, quand, avant que j’aie eu le temps de dire ah ! une épée s’enfonce dans la gorge de l’Autrichien et me sauve en le frappant ; je me retourne pour voir quel brave m’avait délivré ; c’était mon capitaine ! Mon capitaine, qui, me voyant près de succomber, était accouru rapidement à mon secours ; mais, au moment où l’Autrichien se débat encore et tâche de se relever, une maudite balle, partie je ne sais d’où, vint frapper en pleine poitrine l’ami, le maître, le bienfaiteur à qui je dois la vie. Il serait tombé si je ne l’avais soutenu ; la balle était entrée dans le poumon gauche, et il rendait le sang.

« Mon capitaine, lui dis-je, faut sortir de là : je m’en vas vous porter jusqu’à l’ambulance, nous ne pouvons rien faire ici. »

« Il ne voulait pas, il se croyait de force à se battre encore ; je le prends sur mes épaules, et me voilà avec mon fardeau traversant les rangs.

« Enfin j’arrive à l’ambulance. Ah ! j’ai bien pensé à toi, ma mère, et à madame, quand j’ai vu, pâle comme un mort et couvert de sang, mon brave, mon cher capitaine ! On a extrait cette maudite balle, mais il est bien en danger. Dire que le bon Dieu, qui m’a préservé par miracle, n’a pu en faire autant pour lui ! Si quelqu’un méritait d’embrasser son fils sain et sauf, c’était certainement madame… Elle le trouvera bien changé, car il veut retourner à Morancé, près de sa mère ; je ne l’ai pas quitté depuis deux jours.

« Si tu vois que j’ai pleuré, tu ne le diras pas ; mais je ne peux pas faire autrement, après que j’ai eu parlé au docteur, qui ne m’a pas rassuré… On lui a apporté sa rosette d’officier ; il a souri… Pauvre capitaine ! il ne la portera peut-être pas longtemps… Et c’est en venant à mon secours que cette balle l’a atteint !… Ne dis rien à Mme la marquise, ne lui montre pas de souci ; on peut le sauver, on l’espère même, mais on peut aussi le perdre ; je crois que j’en mourrais. Tu ne sais pas toi-même ce que c’est que le capitaine ! Nous l’adorons tous, et nous avons des larmes dans les yeux comme des filles, à la pensée qu’il pourra nous quitter.

« Adieu, ma mère ; je ne te disais pas que je suis maréchal des logis ; je t’embrasse ; ne te fais pas trop de chagrin, on le sauvera ; prie pour lui ! J’embrasse Louis et mes sœurs et Germain ; à bientôt.

« Ton fils respectueux,

« Jacques Rigault. »

La lettre de René était plus courte, et Béatrice put l’achever ; elle contenait ces mots :

« Ma mère bien-aimée,

« Dans peu de temps, j’espère, je serai entre vous et mon cher père ; vous me trouverez un peu changé ; j’ai été blessé à Solferino ; heureusement il n’y a rien de grave. Cependant, comme je suis inutile là-bas, j’ai demandé à venir auprès de vous ; c’est le seul moyen de me rétablir vite. Vos belles mains ont le secret de tout guérir.

« Embrassez mon père pour moi et ne vous inquiétez pas ; cette blessure est encore un bonheur puisqu’elle me ramène plus tôt près de vous.

« René de Méligny. »

« Il est blessé ! il est blessé ! répéta la marquise en tendant la lettre à son mari. Ah ! René, mon pauvre enfant !

— Voyons, Béatrice, chère femme, votre tendresse ne doit pas s’alarmer outre mesure ; cette blessure, je l’espère, est sans danger : vous voyez bien d’ailleurs que lui-même le dit.

— S’il était blessé à mort, est-ce à moi qu’il l’avouerait ? s’écria amèrement Béatrice ; du reste, ajouta-t-elle en reprenant la lettre, on voit bien qu’il souffre ; regardez comme cette écriture est mal assurée ; sa main tremblait en m’envoyant ces lignes ; il essaye en vain de me rassurer, les mots qu’il a tracés le trahissent malgré lui !

— Ma chère Béatrice, dit le marquis en attirant doucement sa femme près de lui et en la forçant à s’asseoir dans un fauteuil, c’est douter du ciel et l’offenser que de vous désespérer avant d’avoir vu notre fils… C’est affliger René aussi… puisque le repos de sa mère est le plus cher de ses vœux. Je vous en prie, montrez-vous telle que je vous ai toujours connue, l’ange de douceur et de courage qui nous soutenait tous ; je ne vous prie pas pour moi d’être forte, je suis homme, je n’ai pas le droit de faiblir, mais enfin, je suis père aussi, et à présent, si nous ne nous aidons pas un peu tous les deux, nous que frappe le même coup, que deviendrons-nous ? et quel exemple montrerons-nous à cet enfant qui saurait mourir, quand nous ne savons pas souffrir ? »

Béatrice tendit sa main à son mari.

« Eh bien ! mon ami, dit-elle avec un faible sourire, j’essayerai pour vous, pour notre René.

— Merci, Béatrice, vous ne savez pas le bien que vous me faites ; tenez, allons voir Louise, elle doit avoir aussi des nouvelles de son fils. »

Le marquis passa le bras de sa femme sous le sien, et tous deux se dirigèrent vers la petite ferme.

En entrant dans la vaste cuisine où se trouvait ordinairement la paysanne, ils virent Louise en larmes ; elle tenait à la main un papier qu’elle se hâta de cacher dans sa poche en reconnaissant la marquise.

À l’aspect de sa douleur, Béatrice pâlit.

« Qu’y a-t-il, Louise ? demanda-t-elle vivement ; vous avez des nouvelles d’Italie ?

— Oh ! oui, madame la marquise, j’en ai, répondit Louise, qui vit l’anxiété de la pauvre mère et voulut la calmer, elles sont bien bonnes encore ; mon Jacques est maréchal des logis et n’a rien attrapé, et il paraît que M. René va revenir…

— Oui… blessé, reprit Mme de Méligny.

— Hélas ! c’est en sauvant mon fils, s’écria Louise.

— En sauvant votre fils, Louise !

— Oui, madame ; oh ! c’est une belle action ! »

Louise raconta alors ce que Jacques lui écrivait, sans parler, bien entendu, du danger du jeune capitaine.

La marquise l’avait écoutée presque sans respirer.

« Mon enfant ! s’écria-t-elle enfin, une telle blessure doit te porter bonheur ! Mais pourquoi pleuriez-vous, Louise ? demanda la marquise ; est-ce que Jacques vous écrit que mon fils est en danger ?

— Non, madame… non, au contraire, si je pleurais… madame… répondit Louise hésitant et cherchant ce qu’elle pourrait dire, c’est que je crains de perdre un parent… le vieux Thomas… un oncle à mon mari ; il est bien malade depuis quelques jours ; vous savez… ça fait toujours de la peine… »

Louise ne mentait jamais, et même ce pieux mensonge la fit rougir ; heureusement la marquise ne s’en aperçut pas.

« Ma pauvre Louise, il est vieux ce parent ?

— Oh ! oui, madame, soixante-dix-sept ans, et bien fatigué.

— On peut quitter ce monde à cet âge-là ; mais voir s’en aller ceux qui sont jeunes, c’est affreux.

— Monsieur René ne vous dit pas quel jour il arrivera, madame ? demanda Louise.

— J’espère que ce sera le plus tôt possible, mais il ne me fixe pas l’époque ; ah ! quelle joie de le voir ! »

Elle sourit à cette pensée, et, se levant plus calme :

« Adieu, Louise, dit-elle, je reviendrai avec lui vous apporter des nouvelles de Jacques. »

Elle reprit le chemin du château.

Par un hasard étrange, et comme si le ciel n’eût pas voulu laisser peser même l’ombre d’un mensonge sur la conscience de Louise, au moment où Béatrice la quittait, le facteur lui remit une lettre.

Ce parent qu’elle avait dit très-malade était mort subitement.

Le notaire lui apprenait le décès de Thomas Rigault, et la priait de se rendre à Lussan pour recueillir l’héritage ; Thomas, surpris par la mort, n’avait pu déshériter Louise et ses enfants comme il l’en avait menacée souvent.

Oh ! mon Dieu, qui aurait cru cela ? s’écria Louise ; je vais pouvoir te donner une bonne dot, ma Catherine ; tu es déjà un peu âgée pour te marier, mais tu pourras trouver de plus beaux partis avec de l’argent.

— Vous savez bien, mère, que je ne veux pas vous quitter, répondit Catherine en embrassant Louise ; si j’avais voulu me marier, il y aurait longtemps que j’aurais trouvé des épouseurs ; mais je ne vois pas de plus grand plaisir que celui de rester avec vous, et comme j’ai déjà vingt-cinq ans, je crois que je suis en âge de connaître mon goût.

— Tu es une bonne fille… j’espère bien pourtant que tu changeras un jour d’idée… car je ne serai pas là toujours, et j’aurais du chagrin de te laisser seule. Il faut que j’aille à Lussan, tu garderas la ferme pendant mon absence, je voudrais bien emmener ton frère Louis, qui est un savant et saurait mieux que moi se retourner dans toutes ces affaires. Va le chercher, ma Catherine. »

Quelques instants après, Louis entrait à la ferme.

Sa mère lui montra la lettre du notaire et le pria de l’accompagner.

« Je suis là pour faire tout ce qu’il vous plaira, ma bonne mère, répondit Louis ; quand partirons-nous ?

— Demain, si tu veux.

— Très-volontiers. »

Le lendemain, Louise montait dans la carriole qui la menait ordinairement à la ville vendre ses provisions.

Avant de quitter sa fille :

« Catherine, lui dit-elle, tu feras dire une messe pour ton pauvre oncle Rigault ; il nous a bien causé un peu de tourment quand il était de ce monde, mais tout doit se pardonner aux morts. D’ailleurs, le mal se trouve réparé puisque ce qu’il possédait sera pour vous. »

On vendit la maison de Lussan avec les terrains qui en dépendaient ; Louise se trouva à la tête de vingt mille francs, qu’elle confia au notaire de ce village.

Vingt mille francs ; c’était une fortune pour l’humble veuve de Rigault ; elle rêva tout le jour au meilleur emploi à faire de cet argent ; elle vit son gendre, le mari de Jeanne, augmentant son commerce de grains ; sa chère Catherine bien mariée ; Louis, qui refusait toujours tout, ne pouvait cependant refuser à sa mère de faire bâtir des serres afin d’y cultiver pour son compte, en dehors de son service, des fleurs et des fruits qu’il enverrait à Tours ; la boutique de Germain allait être agrandie et embellie ; elle songeait au bien-être de tous, excepté au sien, et on l’eût fort embarrassée si on lui eût demandé ce qu’elle garderait pour elle.

Elle rentra à la ferme toute joyeuse d’y rapporter tant de richesses, et bénissant Dieu qui, depuis quelques années, avait sans cesse amélioré sa destinée.

Trois jours plus tard, la marquise recevait dans ses bras son cher René, et couvrait de baisers son front pâli.

Quelle douleur ce fut pour ses yeux de mère de voir, dans la blancheur de ce visage, dans ces traits creusés, les traces d’une violente souffrance ! Avec quelle tristesse elle contempla ce jeune homme si beau autrefois, si plein d’ardeur, de sève, d’espoir, affaibli, maigri, vieilli transformé enfin par quelques semaines de douleur.

Elle pressa longtemps la main brûlante de son fils entre ses mains et le regarda avec anxiété.

« Mon pauvre enfant, lui dit-elle, tu es bien fatigué. Veux-tu te coucher tout de suite ?

— Oh ! non, merci, chère mère, répondit René ; laissez-moi jouir de notre première soirée. »

Le jeune homme montra alors tant de gaieté, cacha si bien son mal, que la marquise sentit l’espoir naître en son cœur, et se tournait vers lui rassurée, lorsqu’elle le vit porter son mouchoir à ses lèvres et le retirer teint de sang.

« Tu souffres ! s’écria-t-elle en saisissant sa main, je veux que tu te reposes, mon enfant, viens avec moi.

— Mais non, ma mère, reprit René avec un sourire, je vous assure que je ne souffre pas : c’est ce sang qui vous fait peur, et ce n’est rien du tout, cela me soulage et ne doit pas vous inquiéter. Allons donc voir cette bonne Louise, j’ai une lettre de Jacques à lui donner, cela me fera plaisir de l’embrasser.

— Non, pas aujourd’hui, demain il sera bien temps ; j’aime mieux que tu te reposes.

— Je vous en prie, chère mère, allons-y, l’air me fera du bien.

— Soit ; allons-y, puisque tu le désires. »

René se sentait à peine la force de se traîner, mais il espérait, par cette promenade, calmer les craintes de sa mère, si vivement éveillées ; le courage moral soutenait sa faiblesse physique ; il se leva, et, offrant son bras à Mme de Méligny :

« Appuyez-vous, ma chère mère, dit-il ; quelle joie de sentir cette main-là sur mon bras ! »

Il traversa les allées d’un pas assez ferme et arriva à la laiterie. Le jour tombant cachait en partie sa pâleur et la contraction de ses traits ; cependant Louise, en le voyant, eut bien de la peine à retenir ses larmes.

Il embrassa avec effusion sa bonne Louise, lui parla de Jacques, et ne consentit à ne retourner au château que quand la nuit fut tout à fait venue.

La marquise voulut soigner elle-même René ; des pleurs involontaires s’échappèrent de ses yeux en voyant sa blessure à peine fermée.

« Voilà un baume qui la guérira tout à fait, ma mère, dit René.

— Je voudrais bien ne pas le répandre, mon enfant, » répondit Béatrice en essuyant ses yeux humides.

Elle approcha un fauteuil du chevet de son fils, et, après être sortie quelques instants pour passer une robe de chambre, elle revint s’asseoir en face du jeune homme.

« Est-ce que vous allez rester là, ma mère ? demanda le jeune comte.

— Laisse-moi te regarder dormir, mon René ; et puis, si tu as besoin de quelque chose, je serai là.

— Oh ! ma mère, je vous en prie, allez vous reposer ; je ne dormirai pas si je vous sens là vous fatiguant pour moi ; je n’ai absolument besoin que de repos ; je vous en prie, laissez-moi.

— Non, cher enfant, je ne te quitterai pas ; vas-tu m’empêcher de faire ce que je veux ? »

René vit que toute instance était inutile, et se tut.

Le silence régna pendant assez longtemps dans la chambre ; René souffrait trop pour dormir ; sa mère ne le quittait pas du regard ; il essayait de dormir, mais le sommeil le fuyait.

Au bout d’une heure, il se tourna vers la marquise :

« Ma bonne mère, reprit-il, je m’endors, vous voyez, je me sens très-bien ; allez vous reposer aussi ; votre chambre est tout près de la mienne, je vous promets de vous appeler si j’ai besoin de vous ; allez, je vous en prie, aucun accident n’est à craindre ; soyez sans inquiétude, un blessé n’est pas un mourant. »

Béatrice voulut résister, René la supplia : elle céda enfin et regagna son appartement.


XXX

Désespoir.


Elle se jeta tout habillée sur son lit et s’endormit de lassitude. Ce repos ne dura pas longtemps ; elle courut de nouveau à la porte de René pour écouter si elle ne l’entendait pas se plaindre.

Aucun bruit n’arriva jusqu’à elle : elle rentra chez elle plus calme.

Vers cinq heures, il lui sembla distinguer un soupir étouffé, une faible plainte ; elle ouvrit doucement la porte et entra à petits pas. René ne bougea pas ; ses beaux cheveux blonds et bouclés se détachaient sur le blanc de l’oreiller et entouraient son visage pâle comme l’albâtre ; une sereine beauté éclairait son front ; son mouchoir ensanglanté s’était échappé de sa main pendante hors de son lit ; pas un souffle ne passait sur ses lèvres. Il y avait dans cette immobilité quelque chose de terrible qui fit trembler le cœur de la mère.

Elle s’approcha du lit, baisa René au visage, saisit sa main, la pressa avec effroi : elle était glacée ; elle appuya alors son oreille sur la poitrine, pas un battement ne la souleva.

Elle poussa un cri :

« Mon fils est mort ! »

Et tomba à genoux au pied de ce lit.

Le marquis arriva à l’instant et essaya de rappeler le jeune homme à la vie ; le médecin de l’asile, appelé en toute hâte, lui prodigua en vain tous ses soins.

Les yeux de la mère ne s’étaient pas trompés, René était mort ! mort d’une de ces hémorragies internes qui viennent si souvent détruire l’espoir de la guérison, après les blessures graves ; il était mort sans secousse et sans douleur et, pauvre oiseau blessé, n’avait regagné le nid que pour y expirer.

Le marquis, dès qu’il eut entendu les paroles du docteur, courut à sa femme, la souleva dans ses bras, essaya de ranimer cette pauvre créature, demeurée sans mouvement et sans parole depuis que l’horrible pensée était entrée dans son esprit.

Le regard errant de la marquise se fixa enfin sur celui de son mari : elle entrevit son visage bouleversé et retomba près du lit ; puis, se jetant sur le corps de son enfant, elle l’inonda d’un torrent de pleurs.

Ces pleurs lui sauvèrent la vie.

Elle couvrit de ses baisers ce front, ces yeux, cette bouche tant aimés, ce cœur qui ne battait plus pour elle.

Le nom de son fils s’échappa comme un sanglot de ses lèvres. Le marquis ne tenta pas de l’arracher à cette douloureuse étreinte ; il la laissa goûter la joie amère de ces embrassements ; il y mêla les siens.

« Mon fils, mon unique fils, murmura-t-il, ô mon Dieu ! »

Le médecin de la ville, appelé en toute hâte, arriva alors ; il tâta le pouls, approcha une glace des lèvres du jeune homme. Après l’avoir longtemps examiné :

« Comment était-il, monsieur ? demanda-t-il au marquis.

— Il souffrait, sans qu’il nous parût en danger.

— C’est une hémorragie interne ; le sang l’a étouffé ! »

Un sanglot répondit seul au médecin.

Le marquis pleurait.

Béatrice, après s’être reculée machinalement, pour laisser le docteur s’approcher de son fils, était revenue auprès du lit et recommençait à embrasser avec une folie passionnée cet être inanimé qui ne pouvait pas lui répondre.

C’était vrai, il était mort ! Il lui fallait la preuve matérielle pour y croire.

Elle l’avait perdu dans tout l’épanouissement de sa jeunesse, dans tout l’éclat de ses belles années, subitement frappé par un ennemi inconnu ! Le perdre ! quand, la veille encore, il lui souriait, il lui parlait, s’asseyait à sa table ; quand tout lui promettait la vie ; quand le cœur de sa mère vivait de lui et pour lui !

Il était mort, cet enfant arraché un jour à la tombe par ses soins ; il ne battait plus ce cœur si noble, si tendre, si viril et si doux ! Jamais elle ne verrait se rouvrir ses beaux yeux qui la regardaient avec tant d’amour. C’était fini ! à jamais fini !…

Ô Béatrice ! heureuse femme, heureuse mère ! Dieu t’envoya dans cette seule douleur toutes les douleurs qu’il t’avait épargnées jusque-là ; baise encore ton fils glacé, presse-le sur ton cœur brûlant et désespéré. Il est bien mort, puisque l’ardeur de ta tendresse ne le ranimera pas ; demain on viendra te le prendre, et tu n’auras même plus cette ombre froide dans tes bras, mais une pierre de marbre pour te rappeler ton enfant.

Elle ne se dit pas tout cela : sa pauvre tête égarée ne savait plus rassembler ses pensées ; elle répéta seulement :

« J’avais un fils, je n’en ai plus ! »

Tout le jour et toute la nuit, quand le vieux curé vint allumer les cierges et réciter les prières des morts, elle resta devant le lit de René.

Rien ne put l’en arracher : tantôt elle se taisait ou répondait au curé machinalement ; tantôt elle éclatait en sanglots et recommençait à crier :

« René, mon enfant ! mon fils ! »

Puis elle redevenait muette et sans force.

À peu près à la même heure où, la veille, elle avait trouvé René mort, son mari, aidé du curé, parvint à l’éloigner de la chambre mortuaire ; il la ramena dans son appartement, l’étendit, avec sa femme de chambre, sur une chaise longue, et resta dans l’ombre à veiller cette pauvre femme comme un enfant.

Elle demeura longtemps sans faire un mouvement, sans pouvoir prononcer une parole ; le curé vint s’asseoir auprès d’elle, il essaya de la consoler ; mais console-t-on de pareilles douleurs ?

Le vieillard s’efforçait de lui donner du courage, et quelques phrases seulement arrivaient à l’oreille de la marquise.

« Vous vous devez à votre mari, à votre fille. Tout est-il à jamais éteint dans votre cœur avec… avec… »

Il se mit aussi à pleurer.

« Ah ! oui, répétait-il en manière de consolation, sans penser qu’il pouvait augmenter les regrets de la mère, ah ! c’était une belle âme, une grande âme, un vrai gentilhomme pour l’honneur et la bravoure ; il était bien de vous, madame, et si jeune ! mourir si jeune ! si plein de vie, de santé. Oh ! la guerre ! c’est affreux : les balles ne choisissent pas ; que leur importent les mères ? Hélas ! »

Béatrice l’écoutait lorsqu’il parlait ainsi.

Le marquis sortit de la chambre lorsqu’il crut sa femme plus calme. On arrivait pour ensevelir René. Comme si Béatrice eût deviné ce qu’on allait faire ; elle se leva tout d’un coup, ouvrit précipitamment la porte, entra dans la chambre en criant :

« Une dernière fois ! une dernière fois ! laissez-moi l’embrasser ! »

Le jeune homme reposait déjà dans sa bière ; elle souleva le drap mortuaire et se pencha pour baiser son front.

Le marquis crut qu’elle était morte dans cette horrible étreinte, en voyant ses bras se roidir autour du corps ; il l’emporta chez elle ; le médecin arriva : elle n’était qu’évanouie.

Quand elle revint à elle, la tombe venait d’être fermée à jamais sur la dépouille de cet être si noble, si tendre, si généreux, qu’on appelait René de Méligny.

Si l’affliction de Béatrice fut immense, profonde, folle, celle de son mari ne fut pas moins grande. Il versa moins, le premier jour, le flot de sa douleur ; mais elle s’amassa au fond de son cœur et ne le quitta plus.

Il avait vu enlever le dernier descendant de sa race par la mort, à un âge où l’on ne prévoit jamais qu’elle puisse frapper ; il avait vu en un instant détruits tous ses rêves d’orgueil et d’avenir ; non-seulement il regrettait son fils, mais il craignait encore pour Béatrice.

Pendant huit jours, l’affliction du marquis ne parvint pas à faire parler cette ombre éplorée qui était sa femme.

Le nom de René ne fut pas prononcé entre eux ; le marquis n’osait le dire. On avait voilé le portrait du jeune homme et fermé sa chambre.

Un jour Béatrice, errante et désœuvrée, ouvrit un album dans le salon ; elle tomba sur une page écrite par la main inhabile de René enfant ; il y avait ces mots :

« Quand j’étais tout petit, tu me portais sur ton cœur et tu me nourrissais de ton lait ; quand j’ai été plus grand, tu m’as enseigné ce qui est bien ; tu viens de me sauver la vie dans ma fièvre cérébrale ; tu as manqué de mourir pour moi. Quand je serai tout à fait un homme, c’est moi qui te soutiendrai, et je te ferai si heureuse, que tu voudras vivre toujours ! »

« Ô mon petit enfant ! s’écria-t-elle, Dieu ne l’a pas voulu ! »

Elle tendit l’album au marquis. Quand il eut lu, il la prit dans ses bras.

« Ma Béatrice, ma femme, mon amie, dit-il, nous restons seuls après ce que nous aimions ; je vis pour vous, tâchez de vivre pour moi. »

Elle sanglota longtemps sur son épaule ; puis l’embrassant :

« Oui, lui dit-elle ; mais nous parlerons de lui ! »

Au bout de ces huit jours, ses pauvres la revirent ; on s’écarta tristement devant ses pas ; on leva sur elle des yeux compatissants. Pour la première fois, celle qu’on avait tant admirée et tant bénie, on la plaignait.

Tous les soirs, elle passait, appuyée sur le bras de son mari : elle allait prier dans la petite église, aux pieds de cette Vierge qui vit mourir son fils ; puis elle entrait dans le cimetière pour déposer sur un tombeau de marbre un bouquet de fleurs. Elle restait longtemps à genoux dans le caveau funèbre, les mains entrelacées à la croix, s’entretenant tout bas avec son fils bien-aimé, jusqu’à ce que le marquis la relevât doucement et, repassant sous son bras, son bras tremblant, la reconduisît au château.

Elle écrivit à sa fille, en la suppliant de revenir ; elle avait besoin de ce lien pour la rattacher à la vie. Au mois de décembre, elle retourna à Paris, ne reçut que quelques amis, qui vinrent presque tous les soirs lui tendre leurs mains sympathiques. Un jour, en levant les yeux sur son mari, elle fut effrayée du changement qui s’était opéré en lui. Les cheveux du marquis avaient tous blanchi ; son front s’était creusé, des rides profondes sillonnaient son visage, un cercle noir entourait ses yeux.

Elle pensa à la bonté, au dévouement de ce pauvre père, souffrant sans se plaindre et dominant son propre cœur pour essayer de la consoler ; elle sentit qu’elle devait se résigner et renfermer au fond de son cœur ce désespoir qui ajoutait encore au chagrin du marquis.

À partir de ce moment, elle essaya de sourire, reprit avec son mari les causeries d’autrefois, fut moins sombre et plus tendre. M. de Méligny crut que sa femme lui était rendue et que le ciel lui accordait encore quelques années d’existence.

Cora faisait espérer son retour pour le mois d’avril, Béatrice se hâta de revenir à Morancé : mais le mois d’avril se passa et sa fille n’arriva pas. Elle reprit ses promenades du soir et ses visites au tombeau de son fils ; sa santé semblait meilleure ; elle avait plus de force, de paix sur le visage ; les yeux du marquis s’y reposaient avec bonheur ; il ne voyait pas que ces sourires et cette résignation étaient l’effort d’une âme admirable, qui voulait lui cacher jusqu’aux appréhensions de sa perte. Un mal secret la dévorait ; dès le premier jour ; elle avait eu le pressentiment qu’elle ne saurait pas survivre à René. Que deviendrait alors le marquis, seul, frappé dans toutes ses affections ? Elle hâta autant que possible le retour de sa fille.

Elle éprouvait une fiévreuse impatience de la revoir. Peut-être espérait-elle que ses bras pouvaient l’arracher à la mort. À mesure que les jours passaient et que revenait l’époque à laquelle elle avait perdu René, elle s’affaiblissait insensiblement et répétait souvent à voix basse :

« Cora ! Cora ! hâte-toi ! »

Un jour vint où elle ne put pas se lever ; son mari se tenait à côté de son lit ; elle lui tendit la main.

« Mon ami, lui dit-elle, mon cher Léopold, Dieu nous a frappés cruellement ; ayez du courage pour les épreuves de ce monde, et quand je ne serai plus, que ce soit une consolation pour vous de m’avoir rendue plus de trente ans heureuse.

— Béatrice, ma femme bien-aimée, Dieu ne vous prendra pas à ma tendresse, à celle de votre fille.

— Ma fille ! ah oui ! j’aurais voulu vivre encore pour elle, pour elle et pour vous, Léopold ; vous seuls m’attachiez à ce monde ; à vous deux, vous étiez assez forts pour m’y retenir ; mais lui, lui qui m’attend, qui m’appelle, Dieu ne veut pas que je pleure deux fois sa mort. Je le reverrai peut-être le jour où je l’ai perdu. Ne pleurez pas, mon ami, ne me faites pas gémir de vous quitter si tôt… Nous serons heureux dans une plus belle patrie… croyez-le, Léopold… Il faut bien se séparer un jour ; que ce soit maintenant ou plus tard, qu’importe à des âmes immortelles !… Et pourtant… je m’en vais parce qu’il est parti… oui ; mais je ne devais pas le voir mourir ; il n’est pas dans la nature de voir expirer son enfant… j’espérais le laisser derrière moi, avec de longs jours encore à traverser, lui et notre Cora, ma fille, que je n’ai pas embrassée depuis dix-huit mois. »

Des larmes remplirent alors ses yeux.

« Ah ! voilà ce que je regrette, murmura-t-elle, c’est ce dernier adieu, ce dernier baiser de ma seule enfant.

— Vous le recevrez, Béatrice, vous vivrez assez pour le recevoir ; c’est moi qui vous l’assure ; elle vous gardera à notre amour, et vous nous sourirez encore. »

Elle secoua la tête.

« Non, dit-elle, à moins qu’elle n’arrive bientôt ; il y a bien là, ajouta-t-elle en montrant son cœur, un reste de chaleur que sa présence pourrait ranimer, mais qu’elle ne conserverait pas ; tout est dit maintenant, et le bon Dieu savait bien ce qu’il faisait en me prenant René. Voulez-vous envoyer prier le curé de venir… je voudrais lui parler. »

Le marquis se leva, baisa doucement la main amaigrie de sa femme. Quelques instants après, il reparaissait suivi du curé.

Le vieillard s’assit au pied du lit de la malade.

« Cher marquis, dit Béatrice, voulez-vous vous éloigner un peu ? »

Le curé s’approcha.

Un entretien à voix basse commença entre elle et lui. Une demi-heure après, la marquise, soutenue par ses femmes et son mari, s’inclinait pour recevoir le pain des anges ; le vieillard élevait entre ses mains le calice d’or, un pieux silence emplissait la chambre, un rayon de soleil, glissant par l’ouverture des rideaux baissés, faisait resplendir le front de Béatrice ; son visage rayonnait de foi et d’espérance ; la douleur et la lassitude de la terre ne se lisaient plus dans ses regards ; mais on y voyait un immense désir du ciel ! Quand l’hostie sainte toucha ses lèvres, le marquis crut que ce Dieu descendu dans son âme allait à jamais l’emporter ; une larme roulant sur les joues pâles de Béatrice fit comprendre à son mari qu’elle vivait encore.



XXXI

Les adieux.


Toute la nuit se passa, à la lueur de la lampe d’albâtre, dans la chambre de la marquise qui, comme raffermie par les consolations de la religion, adressait à son mari, dans une grande liberté d’esprit, ses dernières recommandations, testament solennel et plus attendrissant que celui qu’elle avait écrit. Elle lui confia ses pauvres, les petits enfants de son asile, et lui fit promettre d’aller souvent les visiter, en s’occupant d’eux par lui-même ; elle lui dévoila, pendant ces heures suprêmes et silencieuses, les admirables secrets, les espérances de son cœur, qui était celui d’une sainte. Tous les domestiques, à genoux dans les appartements qui touchaient à sa chambre, priaient à voix basse, anxieux au moindre bruit, et jetant sur la femme de chambre, quand elle passait, des regards tout remplis de crainte douloureuse.

Les souffrances que la marquise endurait et qui faisaient parfois se crisper ses mains sur son lit, ne l’empêchaient pas de continuer à parler à son mari. Lui, les yeux fixés sur elle, tandis que de grosses larmes coulaient sans qu’il les essuyât, épiait de minute en minute, avec une poignante attention, les progrès que la mort faisait sur cette noble créature.

Le jour avait succédé à la nuit quand la porte s’ouvrit devant une jeune femme qui vint tomber à genoux devant le lit de Béatrice.

La marquise ouvrit les yeux, le rayonnement de l’amour maternel se peignit dans ses regards mourants !

« Ma Cora ! murmurait-elle d’une voix éteinte, ah ! que j’avais besoin de te voir ! »

Elle attira vers elle la tête adorée de sa fille, pressa contre ses lèvres ce front charmant, resta longtemps muette en la serrant contre son cœur ; puis ses mains s’en détachèrent, un soupir s’échappa de sa bouche, et son âme s’envola dans le dernier de ses baisers maternels ; cette tardive joie avait été trop forte, elle avait hâté sa fin. Béatrice retomba à jamais glacée sur son oreiller… et on n’entendit plus dans la chambre que les sanglots de deux cœurs désespérés.

Le même jour, presque à la même heure, Louise, malade depuis trois mois, avait fait rouler son lit jusqu’auprès de la fenêtre ouverte ; les premiers rayons du soleil, le parfum des fleurs, le chant des oiseaux arrivaient jusqu’à elle ; tout était vie et mouvement au dehors, tout était deuil et tristesse dans la petite ferme.

Pourtant Louise avait un sourire sur les lèvres, elle se tournait vers le ciel resplendissant, et une joie douce et nouvelle remplissait son cœur.

Elle aussi, elle avait reçu le sacrement de vie, le sacrement d’amour ; elle s’était préparée pour le grand voyage de l’éternité. Cette âme droite et pure n’en ressentait pas d’effroi ; elle se confiait paisiblement à Celui qui a dit :

« Heureux les pauvres ! heureux les simples ! »

Elle était pauvre, elle était humble ; elle s’en allait après avoir accompli sa modeste tâche, sans orgueil d’avoir fait le bien, sans amertume contre cette mort qui l’emportait au moment où la destinée lui souriait, où, après tant de misère et d’épreuves, elle connaissait enfin l’aisance et le repos.

Elle voyait le sort de ses enfants assuré, elle les avait tous rendus dignes d’elle ; tous, et surtout Louis, son fils adoptif, cette âme arrachée par elle à la douleur et peut-être au mal, cause de beaucoup de ses souffrances, mais aussi source de ses plus grandes joies.

Il pleurait à côté d’elle, et, jusqu’à son petit-fils, tous ses enfants demandaient sa guérison à Dieu.

« Mes enfants, leur dit-elle, le bon Dieu veut bien de moi maintenant ; il ne m’aurait pas prise quand vous étiez petits ; mais à présent, je n’ai plus rien à faire. Je puis mourir, vous êtes tous établis et heureux ; ne faut-il pas qu’un jour on s’en aille pour faire place aux jeunes ? Mes chers enfants, que j’ai tant aimés, je ne vous quitte pas sans regrets, mais je vous quitte sans crainte. L’un après l’autre vous viendrez, à votre heure, me rejoindre là-haut ; j’ai l’éternité pour vous attendre… et puis, je veillerai sur vous, je prierai mieux pour vous quand je serai dans le ciel, si toutefois le bon Dieu veut bien que j’y entre… Vous viendrez me voir de temps en temps au cimetière, et je vous entendrai ; j’irai vous écouter, je serai toujours là, invisible, mais présente… car je sais bien, moi, que le Seigneur ne peut pas séparer une mère qui est morte de ses enfants, sans cela son ciel ne semblerait pas enviable. »

Elle continua ainsi à leur adresser des paroles touchantes qui, en remuant encore plus tous ces pauvres cœurs, étaient déjà comme une consolation et un baume versé sur leurs regrets.

Elle baisa alternativement les fronts de ses filles et de ses fils et le crucifix de bois que pressaient ses mains pieuses. Louis, le plus tendre de tous, était aussi le plus accablé. En perdant sa mère, il perdait tout ; elle était le lien qui le rattachait à sa famille d’adoption : ce lien brisé, il croyait tout anéanti.

Elle lui parla longtemps à voix basse, en essuyant elle-même les larmes qui couvraient son visage, et lui recommanda Catherine, sa dernière fille.

« Elle a été ta sœur jusqu’à aujourd’hui et moi ta mère ; n’as-tu jamais songé, mon enfant, à ce que je devienne par elle ta mère tout à fait ? Elle est un peu plus âgée que toi ; mais c’est un brave cœur.

— Ma mère, dit Louis, nulle femme ne me conviendrait mieux que Catherine ; soyez en paix, si elle m’aime un peu, je la rendrai heureuse. »

Elle lui recommanda ensuite à lui, le plus jeune, mais le plus intelligent et le plus dévoué, ses autres frères et sœurs ; puis après avoir étendu sur la tête de tous ses enfants ses mains tremblantes :

« Je vous bénis, mes enfants, leur dit-elle, je prie Dieu de vous bénir, vous qui avez fait le bonheur de votre mère. »

Elle appuya de nouveau ses lèvres sur son crucifix et se tut. Il se fit un silence religieux autour d’elle ; elle attendait la mort.

Tout à coup sa modeste figure s’illumina, un rayon divin passa dans ses yeux ; elle s’endormit pour le ciel, comme si, après une longue fatigue, elle eût trouvé le repos.

Tandis que la marquise, cette autre sainte de charité, s’en allait brisée de douleur et de regrets, Louise retournait vers son Dieu après ses épreuves, souriante et résignée, dans l’attente et l’espoir de ce beau ciel, vers lequel, dans les mauvais jours, elle avait constamment tourné ses regards, comme vers le port où atteignent toutes les âmes vraiment chrétiennes.



ÉPILOGUE.


Les deux anges, Mizaël et Hélios, emportèrent sur leurs ailes blanches ces deux âmes presque aussi pures qu’elles et arrivèrent au pied du trône de Dieu, tenant entre leurs mains célestes le livre de vie.

Tous deux revenaient, fiers de leur mission, remettre au divin Créateur ce livre dont pas une tache ne souillait les pages.

« Je vous prie, Seigneur, dit Hélios, pour cette noble femme, prodigue de ses richesses jusqu’à son dernier jour, pour ce cœur, né dans les plus hauts rangs de la terre et qui jamais n’a connu l’orgueil et l’indifférence ; je vous prie pour cette pauvre mère expirant de douleur après la mort d’un fils adoré, dont l’âme n’a fait que s’ouvrir davantage à la charité après de si amères souffrances et qui, pour jamais malheureuse, est restée compatissante. Ne donnerez-vous pas, plutôt qu’à toute autre, l’éternel bonheur à Béatrice ?

— Je vous prie, Seigneur, dit Mizaël, pour une humble femme. La dureté des méchants, les pénibles luttes de la misère n’ont pu altérer sa bonté ni sa foi ; elle n’a pas prodigué son or, mais elle s’est prodiguée elle-même, en donnant ses soins, son amour, sa vie à sa famille et aux pauvres ; elle a pleuré et souffert ; elle n’a jamais douté de votre miséricorde ni de votre appui. Au nom de cet enfant qu’elle a fait son fils par tant de sacrifices et d’amour, et qui la pleure à présent, Seigneur, ouvrez votre ciel à Louise, plus que toutes elle en est digne.

— Elles sont égales devant moi, dit le Seigneur ; qu’elles passent toutes deux le seuil céleste ! Elles ont beaucoup souffert, beaucoup donné, beaucoup aimé ; la grandeur de l’une et la misère de l’autre sont sœurs ; leurs vertus différentes sont également précieuses à mes yeux. N’ont-elles pas espéré toutes deux avec la même foi et la même ardeur ? Par des sentiers séparés, elles ont pris la route du ciel. Que leur récompense ne leur soit pas ôtée : les béatitudes éternelles sont réservées pour des âmes telles que les leurs. »


FIN.


TABLE.


 
Pages.
  
 1
II. 
 11
III. 
 17
 39
VIII. 
 71
 81
XI. 
 105
XII. 
 111
XIII. 
 123
XIV. 
 133
XVI. 
 143
 165
 181
 191
 197
 221
 237
 243
 253
XXIV. 
 263
XXIV. 
 279
XXIV. 
 293
  
 301





15887. — Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
  1. Aujourd’hui Mme de Peyronny.