Librairie Hachette (p. 39-51).


V

Pierre Rigault.


Cet été-là passa vite pour Louise. En novembre la famille de Morancé quitta le château, et Béatrice promit à Louise de ne pas l’oublier. Cependant la petite bergère pleura bien lorsque, assise au bord de la route, elle vit la berline de la duchesse qui se dirigeait vers Paris. Béatrice l’aperçut, lui fit un signe amical et, par une subite inspiration, lui lança, enveloppée dans son mouchoir, une orange qu’elle tenait à la main. L’orange fit grand plaisir à Louise, qui en avait vu quelquefois et n’en avait jamais goûté ; mais le mouchoir la toucha davantage ; elle le baisa, essuya les larmes que le départ de Béatrice faisait couler, et l’ayant plié soigneusement, alla l’enfermer dans sa cassette, d’où elle le tirait de temps en temps pour le regarder et l’embrasser. C’était le seul souvenir qu’elle eût de sa jeune bienfaitrice.

Les circonstances devaient le lui rendre encore plus précieux : vers Noël, la mère Gervais quitta sa ferme près de Morancé et alla habiter à trois lieues de là, chez son fils. Louise, à laquelle elle demanda de l’accompagner, n’osa pas le lui refuser ; car, outre que le nouveau fermier avait déjà remarqué d’un ton peu obligeant qu’elle était bien jeune et bien délicate pour une vachère, elle sentait que la reconnaissance la liait à la mère Gervais, qui l’avait recueillie pauvre et tout enfant.

Le printemps revint et elle pensa tristement que Mlle de Morancé ne la verrait pas sur la route pour la saluer la première au retour, comme elle avait été la dernière à lui dire adieu.

Les saisons se succédèrent, ses occupations s’accrurent à la ferme, et pendant deux années elle ne put même pas aller une seule fois à Morancé pour voir la jeune châtelaine ; elle demandait souvent de ses nouvelles à ceux de ses voisins que leurs travaux appelaient parfois à Morancé, et en entendant dire que Béatrice croissait en force et en beauté, aussi bien qu’en bonté, elle regrettait moins de ne pouvoir être auprès d’elle.

Un jour, au mois de juillet, vers le milieu du jour, par un temps très-chaud, Louise, assise sous un bouquet d’arbres, tandis que ses bêtes paissaient autour d’elle, se disposait à prendre son modeste repas : déjà elle avait tiré son pain bis et son fromage de sa panetière, lorsqu’un éclat de voix parti derrière elle la fit se retourner.

Elle vit un garçon d’à peu près seize ans, vêtu grossièrement, chaussé de sabots, portant une besace assez lourde, qui, couvert de poussière et le visage rougi, paraissait avoir subi la fatigue d’une longue route. Il la regardait, et surtout il regardait ses provisions d’un air trop significatif pour que Louise pût s’y méprendre.

« Est-ce que vous avez faim ? dit-elle ; car la compassion qu’elle éprouvait lui faisait oublier sa timidité ordinaire ; je partagerai bien volontiers mon pain avec vous.

— Ah ! dame ! si je ne craignais pas de vous priver, ça ne serait pas de refus ; car aussi vrai que j’ai une faim de loup-garou et que je m’appelle Pierre Rigault, j’ai une soif comme la faim ! Je peux toujours m’asseoir auprès de vous, n’est-ce pas ? »

En disant ces mots, Pierre Rigault jeta sa besace sur l’herbe et s’assit auprès de la petite Louise.

« Oui, dit Louise, vous avez l’air bien fatigué, l’ombre vous fera du bien et le pain aussi. »

Tout en parlant, Louise partagea inégalement son pain, présenta la plus grosse moitié à Rigault et garda l’autre.

Le jeune garçon ne se fit pas prier plus longtemps.

« Il faut que je vous explique, reprit-il en mangeant, que je ne suis pas un vagabond ; vous m’avez l’air d’une bien bonne petite fille, et je m’en vas vous dire ce qui m’amène dans le pays : je suis sabotier de mon état ; depuis longtemps je sabote et je ne suis pas trop maladroit. Mais à Tours, d’où je viens, j’avais un maître trop dur, qui me donnait plus de coups que d’argent, et ça ne me plaisait pas ; j’ai vu à la ville Mathurin Lesec, qui est sabotier à Morancé. Il voulait un garçon pour travailler chez lui, je me suis offert, j’ai ramassé quelques sous, j’ai fait mes adieux au patron et me voilà parti. Malheureusement, j’ai mal arrangé mes affaires ; je ne savais pas le prix des choses en voyage, moi, et dans l’auberge où j’ai couché, j’ai demandé une chambre et un bon souper ; on m’a donné tout ça, et puis le lendemain on m’a demandé trente sous ! En les donnant, il m’est resté à peine de quoi acheter du pain pour arriver jusqu’ici, en demandant seulement à coucher dans les granges, ce que j’aurais dû faire dès le premier jour. Enfin, depuis cinq heures du matin que je marche, j’ai gagné un bon appétit, mais je n’ai plus un sou !

— Je le pense bien, dit Louise ; aussi allez-vous emporter cet autre morceau de pain. Ce sera pour votre souper de ce soir.

— L’autre ! mais c’est votre part.

— Oh ! j’en avais déjà mangé un peu avant de vous voir, et puis je n’ai pas faim comme vous. Gardez-le, allez ! »

Rigault ne se fit pas trop prier.

« Allons, dit-il en fourrant le morceau de pain dans sa poche, il faut se remettre en route. Je vous remercie bien, mam’selle ; mais vous n’avez pas affaire à un ingrat, je pense bien que je reviendrai vous voir. Voulez-vous me dire votre nom ?

— Louise Aubin.

— Eh bien ! Louise Aubin, dès que j’aurai un moment à moi, vous le saurez. Vous êtes toujours là, dans la prairie ?

— Oh ! mais, répondit Louise, il ne faut pas revenir me voir. Vous avez à travailler là-bas, ne vous dérangez pas pour moi. »

Le garçon rechargea sa besace sur ses épaules et s’éloigna rapidement.

Depuis longtemps Louise ne songeait plus à cette rencontre, et tout au plus se souvenait-elle de Rigault, lorsqu’un dimanche matin, comme elle revenait de la messe, elle aperçut quelqu’un assis auprès de la petite fille qui gardait les vaches en son absence.

C’était Rigault.

Il était proprement vêtu et portait à la main un paquet soigneusement enveloppé ; il se leva en voyant venir Louise.

« Bonjour, mam’selle Louise, dit-il en lui tendant sa grosse main brune ; vous ne vous attendiez pas à me voir, pas vrai ?

— En effet, je ne m’y attendais guère, » reprit Louise un peu effarouchée de cette visite. Elle ajouta pourtant avec politesse : « Êtes-vous content chez votre nouveau patron ?

— Pas mal, c’est un brave homme. Et vous, la petite Louise, vous êtes toujours contente ? Vous m’avez l’air plus grande que le jour de cet été où je vous ai vue ?

— C’est possible ; je vais sur mes quatorze ans.

— Je veux vous montrer que je ne vous ai pas oubliée, reprit Rigault ; je ne suis pas riche, je ne pouvais rien vous donner ; alors je vous ai fait une paire de jolies galoches que voilà.

— Ah ! vous êtes bien bon, s’écria Louise ; quelles jolies galoches, c’est trop beau pour moi, ça !

— Que non, que non, vous avez un petit pied, il ira très-bien là dedans et vous serez toute brave, chaussée comme ça. C’est moi qui ai fait avec mon couteau ces petites fleurs sur le dessus ; elles sont gentilles, n’est-ce pas ?

— Très-gentilles. Je vous remercie bien, Rigault ; ce que j’ai fait ne valait pas la peine d’y penser.

— J’y ai pensé, pourtant ; vous m’avez paru une si bonne petite fille, que je suis content de vous faire un plaisir.

— Vous m’en causez un, et un grand. Je vais essayer tout de suite ces jolies chaussures, pour voir. »

Louise enfonça alors ses pieds dans les galoches, et elle se mit à marcher en tapant gentiment contre terre avec ses talons.

« Elles vous vont parfaitement ! s’écria Rigault enchanté de son ouvrage ; j’ai joliment réussi.

— C’est vrai, dit Louise ; c’est étonnant, puisque vous n’aviez pas la mesure de mon pied.

— Oh ! j’ai eu bien soin d’en prendre l’empreinte sur la terre, quand je vous ai quittée, et sans que vous vous en soyez aperçue : ça m’est venu tout de suite dans la tête de vous faire quelque chose de ma façon. »

Louise et Rigault continuèrent ainsi à parler pendant quelques heures. Ils se racontèrent mutuellement les événements peu nombreux de leur vie. Rigault n’avait plus de père, sa mère vivait encore, dans un village assez éloigné ; le produit d’un petit jardin et quelques faibles rentes, que lui faisaient ses fils aînés, suffisaient à son existence. Lui, Pierre Rigault, le dernier de la famille, espérait bien devenir un jour maître sabotier et contribuer aussi au soutien de sa mère.

Dans toutes ses paroles, Louise vit l’indice d’un bon cœur, d’un caractère franc et enjoué, quoique un peu brusque, et elle découvrit des qualités réelles dans son nouvel ami.

Ces deux pauvres enfants si isolés se lièrent bientôt d’une bonne amitié, dans laquelle le cœur tendre de Louise mit certainement la plus grande part et dont Pierre se montra le plus heureux.

Chaque fois qu’il pouvait s’échapper le dimanche, il accourait aussitôt dans la prairie de Jean-Guillaume, le fils de la mère Gervais, pour dire un petit bonjour à Louise et causer un peu avec elle. À mesure qu’elle grandit, elle fut plus en état de rendre de petits services à Pierre, comme de lui repriser ses habits déchirés ou de lui tricoter quelques paires de bas. Dans les fêtes du village, où elle commença à paraître, la pauvre gardeuse de vaches trouva toujours dans Pierre Rigault un danseur assidu. Comme il était bon sujet et qu’il travaillait habilement, il gagnait assez d’argent pour lui offrir un fichu ou un tablier à la plus belle foire de l’année.

Un jour, Pierre dit à Louise :

« Je pars ; ma pauvre mère est malade, il faut que j’aille la voir ; vous prierez pour elle, petite Louise ; car elle est, je crois, bien mal. »

Au bout de trois semaines, Pierre reparut ; il était changé et très-triste. Louise devina la vérité à sa vue.

« Pauvre Pierre ! dit-elle.

— Hélas ! répondit Pierre, elle est morte, cette bonne mère ! Je ne m’attendais pas à la voir partir si tôt. Oh ! je ne m’en consolerai pas ! »

Louise partagea ses regrets et sembla partager son deuil. Elle renonça à la danse le dimanche et aux joyeuses veillées d’hiver dans les fermes.

Pierre remarqua ces petits sacrifices, et lui en fut reconnaissant. Dix mois s’écoulèrent. Un dimanche matin, Louise fut tout étonnée de voir entrer Pierre dans la grande salle de la ferme.

« Louise, lui dit-il, j’ai désiré vous parler devant Mme Gervais, parce que j’ai des choses importantes à vous dire. Je ne suis plus ouvrier sabotier ; Mathurin Lesec me cède sa boutique ; je m’en vais être maître à mon tour.

— Ah ! s’écria Louise, je suis bien contente d’apprendre cela !

— Alors, reprit Rigault, pour tenir ma maison, j’ai songé à prendre femme.

— Vous allez vous marier, Pierre ?

— Dame, oui, je l’espère ; pensez-vous que je fais bien ?

— Certainement, si vous choisissez une bonne femme.

— Vous la connaissez… » dit Pierre en tendant sa main à Louise avec un air moitié heureux, moitié embarrassé.

Louise devint toute rouge et regarda la fermière.

« Accepte, ma fille, reprit la mère Gervais, Pierre est un honnête garçon et te rendra heureuse. »

Le cœur de Louise tressaillit de joie.

Elle mit sa main dans celle de Rigault.

La fermière la prit dans ses bras et l’embrassa comme si elle eût été sa fille.