Librairie Hachette (p. 26-38).


IV

La robe de première communion.


« Qui est-ce qui frappe ce soir, Brigitte ? demanda le bon curé de Morancé à sa vieille servante, pendant que celle-ci achevait de mettre le couvert.

— Je n’ai pas entendu, monsieur le curé.

— Ma pauvre Brigitte devient sourde, pensa le bon curé en se levant et en allant lui-même à la porte… Quoi ! s’écria-t-il, c’est vous, mon enfant !

— Oui, monsieur le curé, c’est moi, répondit la voix d’une jeune fille. Est-ce que je vous dérange ?

— Entrez, entrez, ma bonne Louise ; une brebis de mon troupeau ne me dérange jamais. »

Le curé introduisit Louise Aubin dans son petit parloir.

« Eh bien ! mon enfant, dit-il quand elle se fut assise, que me voulez-vous aujourd’hui ?

— Hélas ! monsieur le curé, je ne sais pas comment j’oserai vous dire ce qui m’amène.

— Qu’est-ce que c’est, ma chère petite ? Qu’est-ce que c’est ? La mère Gervais ne veut plus de vous ?

— Oh ! si, monsieur le curé ; elle a toujours été bonne pour moi depuis le jour où, entrant dans son étable, elle m’y a trouvée endormie près de Neige, sa belle vache blanche ; elle consent à me nourrir et à me loger pour rien ; mais elle ne peut pas m’habiller, n’est-ce pas ? Il faut être juste. J’ai bien commencé quelque chose qui doit me rapporter un peu d’argent, mais c’est un ouvrage long et je n’aurai pas fini pour la Fête-Dieu ! Mon Dieu ! comment vais-je faire ?

— D’abord, vous avez très-bien agi, Louise, en venant me trouver ; ne vous désolez pas, mon enfant. Quel est l’ouvrage que vous avez entrepris ?

— Au jour de l’an, monsieur le curé, ma maîtresse m’a donné trois francs ; j’ai acheté de la laine et j’ai commencé une couverture de tricot qui sera très-belle ; malheureusement, je n’aurai peut-être même pas assez de laine pour la terminer.

— Rassurez-vous, dit le bon prêtre : nous trouverons sans doute une âme charitable qui vous tirera d’embarras.

— Ah ! monsieur le curé, si ma pauvre mère avait vécu, je ne viendrais pas, comme une mendiante, vous demander de vous occuper de moi ; mais je ne l’ai plus, et je ne peux pourtant pas recevoir le bon Dieu avec la robe que j’ai là. Cependant je ne veux pas devoir ma robe à la charité de personne, si c’est possible.

— Non, non, mon enfant ; vous aurez une robe, une belle robe blanche comme la neige et que vous payerez avec votre travail, je vous le promets. Je me charge de vendre votre couverture ; il y a quelqu’un ici qui l’achètera bien volontiers et qui sera vêtu comme vous ce jour-là. »

Pendant que la pauvre gardeuse de dindons se demandait avec anxiété si elle aurait une robe pour sa première communion, on préparait au château de Morancé la toilette de Béatrice.

Le bon curé, en allant visiter la duchesse, vit étalés dans le salon une robe couverte de broderies et un voile de dentelle. Béatrice, en apercevant son vieil ami, posa près de la robe un écrin renfermant un collier de perles admirables qu’elle regardait en souriant.

« Ah ! monsieur le curé ! s’écria la jeune fille en allant joyeusement au-devant du vieillard, on m’a comblée pour le jour de ma première communion. Voyez un collier que m’envoie ma marraine ; il est magnifique, n’est-ce pas ? et mon chapelet ! regardez ! ma chère grand’mère l’a fait bénir à Rome !

— Oui, il est superbe ; c’est de l’or, cela, ma fille ?

— Certainement, monsieur le curé, de l’or et de la nacre.

— Est-ce que vous allez mettre toutes ces broderies, Béatrice, pour aller à l’église ?

— Oui, rien n’est trop beau pour un si grand jour.

— C’est vrai, mon enfant, si tout le monde pouvait s’agenouiller en robe de princesse au festin du Seigneur. Ce serait alors un superbe spectacle ; mais vous êtes riche, ma fille, et d’autres ne le sont pas. Voulez-vous humilier par votre luxe ces jeunes sœurs dont la place est marquée, au même degré que la vôtre, autour de la table sainte ? Les exposerez-vous à jeter des yeux d’envie sur votre soie, vos dentelles et vos bijoux, tandis qu’elles pourront à peine payer leurs modestes robes ?

— Oh ! non, certainement : je n’avais pas songé à cela ! Tenez, monsieur le curé, si ce collier peut payer de plus belles robes aux jeunes filles pauvres qui communieront avec moi, prenez-le, je vous prie.

— Je connais votre cœur, Béatrice ; on ne s’adresse pas à lui en vain. Cependant, je ne veux pas de ce collier ; gardez vos parures ; vos sœurs n’ont pas besoin de ce sacrifice : je ne vous prie pas de les faire monter jusqu’à vous, mais de descendre jusqu’à elles ; de vous confondre dans leur humble foule, cachée sous la simple robe de mousseline qu’elles porteront. Leur âme n’aura ainsi ni trouble ni jalousie, et vous, mon enfant, vous serez plus chère aux yeux du Dieu qui aime l’humilité.

— Vous avez raison, monsieur le curé ; je me sentirai ainsi plus leur sœur, comme vous dites. Ce sera pour moi une vraie joie.

— Voulez-vous, à présent, faire une bonne œuvre ?

— Oh ! oui, et de tout mon cœur.

— Une de mes petites filles, la plus pauvre de toutes celles que le Seigneur visitera bientôt, a entrepris de faire une couverture qu’elle voudrait vendre pour payer sa robe de communiante ; cette couverture n’est pas finie, malheureusement. Voulez-vous la lui acheter d’avance ?

— Oh ! monsieur le curé, si je le veux ! dites-lui de me l’apporter telle qu’elle est.

— Elle n’osera pas ; elle est timide et un peu honteuse de sa pauvreté ; mais donnez-moi une petite somme, je la lui remettrai.

— Non, monsieur le curé, ce que vous me dites d’elle me donne le désir de la voir ; permettez-moi d’aller chez vous, vous y appellerez cette jeune fille et je lui offrirai le prix de son ouvrage.

— Ne soyez pas trop généreuse, mon enfant ; si elle pensait que vous lui faites l’aumône, cela l’humilierait.

— Oh ! monsieur le curé, soyez sans crainte. »

Le surlendemain, Louise, vêtue de ses habits les plus propres, frappa de nouveau à la porte du presbytère. Brigitte la fit entrer dans le parloir, où elle trouva une belle enfant de son âge, qui se leva en la voyant.

Un sourire si doux, si amical entr’ouvrit, à son aspect, les lèvres de la jeune châtelaine, que Louise se sentit rassurée.



« Il y a bien longtemps que j’ai envie d’une couverture blanche ! s’écria Béatrice en dépliant la couverture que Louise tenait enveloppée.

— Malheureusement, elle n’est pas finie, mademoiselle, murmura timidement Louise.

— Mais elle le sera, ma chère amie ; vous la finirez après la première communion, et je suis tout heureuse de vous l’acheter dès aujourd’hui. »

En même temps, Béatrice tira de sa bourse deux pièces d’or qu’elle mit doucement dans la main de Louise.

« Oh ! mademoiselle, c’est trop ! vous êtes trop bonne ! » balbutia Louise.

La fille de la duchesse embrassa alors, presque par force, Louise toute troublée de cet honneur, et tendant ensuite sa joue rose à la petite paysanne :

« C’est à votre tour, Louise, » dit-elle.

Louise y déposa un baiser bien reconnaissant et bien tendre, et les deux jeunes filles se séparèrent.

« Nous nous reverrons dans un beau jour, Louise, » s’écria Béatrice en la quittant.

En effet, elles se revirent peu après et elles furent également heureuses, le jour où, pour la première fois, elles vinrent tout émues s’agenouiller pour recevoir leur Dieu.

Une seule fois dans leur vie on ne put distinguer la noble fille du duc de Morancé de l’humble enfant du laboureur Aubin.

La même joie remplit leur cœur, la même piété se lut dans leurs regards, elles parurent sœurs un instant aux yeux des hommes, comme elles l’étaient devant Dieu.

Ces enfants, nées à la même heure, l’une placée si haut, l’autre si bas, avaient entre elles une parenté mystérieuse. Toutes deux, quoique bien différentes, plaisaient également au Ciel, l’une par son humilité, sa soumission, son amour du travail, son désir constant d’obliger selon ses faibles moyens ; l’autre par sa générosité, sa délicatesse, sa douceur envers les inférieurs, sa charité et l’élévation de son âme.

Après ce beau jour de première communion, les jeunes filles se rencontrèrent souvent dans la même église : Béatrice inclinée sur son prie-dieu de velours, Louise à genoux sur la dalle humide. Le même rayon de soleil tombait parfois sur elles, la même candeur, la même piété et la même paix brillaient sur leur front virginal.

Lorsque Louise eut fini la couverture de laine blanche, Béatrice la pria d’en faire une autre qu’elle voulait donner à une de ses amies. C’était, en réalité, pour lui offrir trente autres francs.

Louise la crut et se mit à l’ouvrage avec joie. Comme la mère Gervais lui confiait ses vaches depuis quelque temps, elle lui annonça qu’elle lui remettrait trois francs par mois pour sa peine. Louise, avec la perspective de ce double gain, se trouva plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été ; car elle se voyait au moment de pouvoir gagner sa vie et de ne plus rien accepter d’autrui.

De temps en temps, dans ses promenades, Béatrice passait par la prairie où paissaient les vaches de la mère Gervais ; elle trouvait Louise tricotant ou lisant quelque livre de piété, tout en surveillant ses bêtes. Béatrice s’arrêtait près d’elle, s’informait de sa santé, de ses occupations, examinait son travail, caressait la favorite du troupeau, Neige, la belle vache blanche qui la première avait accordé l’hospitalité à l’orpheline.

La riche héritière ne dédaignait pas de causer longtemps avec l’humble paysanne, et ces entretiens profitaient à toutes deux. Béatrice y apprenait de Louise les détails si intéressants des occupations rustiques ; Louise écoutait avec ravissement les récits de Béatrice sur quelque sujet de l’Écriture sainte ou de l’histoire ; elle se sentait relevée à ses propres yeux quand Béatrice lui parlait de ces temps anciens où les filles des rois ne négligeaient pas de s’occuper des soins de leurs troupeaux, et son jeune cœur battait d’enthousiasme quand elle entendait raconter comment une jeune fille, une simple bergère comme elle, la pure et héroïque Jeanne d’Arc, avait délivré la France menacée par les Anglais et fait couronner à Reims le roi Charles VII.

On ne sait pas assez quel bien peut causer une bonne parole, quelle douce joie apporte à une créature pauvre et délaissée une marque de sympathie ; l’aumône la plus généreuse n’est parfois pas si puissante à consoler qu’un mot sorti du cœur. La vraie charité le sait, et elle donne rarement l’une sans l’autre !