Librairie Hachette (p. 165-179).


XIX

Le Noël de Louis.


Le roulement de sa berline s’éloignant de Morancé retentit plus tristement au cœur de tous, cette année-là. Celui qui pleura le plus son départ, ce fut Louis, le fils adoptif de Rigault.

Il resta bien longtemps à écouter dans le lointain le galop des chevaux. Pour Louis, Béatrice était non-seulement une protectrice, mais encore la source d’où arrivait jusqu’à lui la tendresse de sa mère et les souvenirs du foyer domestique.

Béatrice partie, il lui semblait que Jacques, que ses sœurs, que sa bonne mère s’en allaient aussi.

« Peut-être, se disait-il, maintenant qu’elle part pour si longtemps, m’oubliera-t-elle et ne pensera-t-elle plus l’année prochaine à aller à Lussan !

Ces idées-là emplissaient la tête de Louis pendant les heures silencieuse qu’il passait près de ses moutons avec un livre de botanique à côté de lui. Il ne songeait pas même à l’ouvrir, quoiqu’il aimât cette science et qu’il l’eût déjà cultivée avec succès. Ce livre donné par la marquise la lui rappelait encore et renouvelait sa tristesse.

Les jours où il s’occupait de quelque agneau ou de quelque brebis malade étaient les meilleurs pour lui. Il aimait son troupeau et ses chiens, et avait su se faire aimer de ces doux et fidèles animaux.

Leur affection le consolait et calmait souvent son chagrin. Le soir, quand le troupeau bien compté reposait dans l’étable, que Roitelet, son agneau favori sommeillait sur sa poitrine, Louis entamait des conversations avec Moricaud, son chien noir, comme s’il eût pu le comprendre, et l’intelligente bête écoutait sa voix et léchait les larmes qui tombaient sur les mains de Louis en se souvenant de sa mère.

Deux mois se passèrent. La fête de Noël, qu’on célèbre bien plus dans les campagnes que celle du jour de l’an, approchait ; Louis la voyait venir avec tristesse. Pour la première fois, il n’embrasserait pas Louise ce jour-là et ne s’assiérait pas à la table de famille autour de laquelle souriaient ses frères et sœurs. La veille, quand la cloche appelant les fidèles à l’église s’ébranla vers minuit, le petit berger se mit à genoux pour prier le bon Dieu.

Il récita tout haut ses oraisons ; puis il ajouta avec une profonde ferveur :

« Mon Dieu ! je vous prie pour maman, pour qu’elle n’ait pas trop de chagrin de ne pas me voir, un jour de si grande fête où tout le monde se réjouit, et que tout le chagrin soit pour moi ! »

Il se baissa alors, serra Moricaud contre son cœur et l’embrassa comme un ami ; car il avait besoin, dans son émotion, de sentir un être vivant auprès de lui.

Le matin de Noël, on lui permit d’aller à la messe. François Lourdet, quoique brusque et sévère, n’était pas méchant. Il estimait cet honnête petit garçon qui faisait son devoir avec bonne humeur et obéissance, et il exécutait volontiers envers lui les ordres de la marquise de Méligny.

« Pourquoi as-tu les yeux rouges ce matin, mon garçon ? demanda-t-il à Louis. Je parie que t’aurais envie d’embrasser papa et maman !

— Oh ! oui, répondit Louis, qui fit un grand effort pour se maîtriser, mais quand les choses ne se peuvent pas, je ne les souhaite pas.

— Allons ! va à la messe, vite, tu reviendras me parler après. »

L’enfant courut à l’église.

Quand il revint, le cœur lui battait. Qu’avait à lui dire le fermier ? Il entra, non sans rougir d’émotion, dans la vaste cuisine de la ferme.

François Lourdet était assis devant la table, une lettre ouverte sous les yeux.

« Ah ! te voilà, Louis Rigault ! viens, mon garçon ; voilà une lettre où il est question de toi ; dis-moi si tu n’es pas heureux d’être nommé dans la lettre de Mme la marquise ?

— Madame ! elle a pensé à moi !

— Elle a mieux fait que d’y penser. Prête attention à ce que je vas lire :

« Je vous prie aussi, mon brave Lourdet, d’envoyer le petit Louis Rigault embrasser sa mère le jour de Noël ; il ne l’a pas vue depuis longtemps, et je pense que sa conduite a pu mériter cette récompense ; je désirais lui donner un herbier avant mon départ, mais je ne l’ai pas pu ; vous lui remettrez dix francs de ma part pour qu’il s’en achète un lui-même ; vous lui direz que je ne l’oublie pas et que je pense toujours aux enfants comme lui, travailleurs et bons. »

« Comme tu le vois, Madame me prie de te laisser aller à Lussan aujourd’hui ; je suis assez content de toi pour que tu partes ; tu reviendras demain matin. On va te prêter un cheval ; voilà tes dix francs et deux autres que je te donne pour tes étrennes. Va.

— Oh ! mon Dieu ! que je suis heureux ! murmura le petit berger, auquel la joie avait coupé la parole. Ma mère, ma bonne mère ; oh ! merci, not’maître ! »

Et il partit de la ferme. Moricaud, qui le cherchait, accourut auprès de lui.

« Si tu savais, Moricaud, s’écria Louis, je m’en vais voir maman. Madame a dit qu’on m’envoie à la maison, et je suis riche, Moricaud ; je vais porter mon argent à ma mère !… et il y a huit mois que je ne l’ai vue… Le beau Noël ! le beau Noël !… »

Il sauta alors sur le vigoureux cheval de labour qu’on lui avait prêté. Moricaud bondit de joie, remua sa queue, et, comme le cheval s’élançait dans la direction de Lussan, il partit à la suite de son jeune maître.

Louis hâta le pas lourd de sa monture ; Moricaud, la langue pendante, avait peine à le suivre. Dix heures sonnaient à l’église de Lussan, une foule pieuse en montait les degrés, quand Louis traversa le village ; il chercha à reconnaître parmi tous ces visages ceux de sa mère et de ses sœurs ; mais il ne les distingua pas.

Quand il aperçut la porte dont il avait franchi le seuil la dernière fois avec tant de larmes, son cœur bondit de joie ; il attacha son cheval à l’anneau de fer scellé dans le mur et frappa. Personne ne répondit ; tout semblait silencieux dans l’intérieur ; il souleva le loquet, entra dans la cuisine solitaire, et, pensant que tout le monde était à la messe, il allait sortir pour se rendre à l’église, quand un bruit de voix dans la chambre voisine le fit changer de résolution.

Il entra. Près de la porte entr’ouverte, Louis reconnut sa mère ; à ses pieds était assise la petite Catherine. Le doux visage de Louise était plus pâle que de coutume ; une larme coulait lentement sur sa joue amaigrie, tandis que Catherine tâchait de la consoler.

Le bruit des pas du jeune garçon les fit retourner toutes deux. Le regard de sa mère brilla d’un éclair de bonheur. Elle lui ouvrit ses bras et l’embrassa sans parler.

« Comme te voilà grand et fort, mon Louis, dit-elle enfin en essayant de sourire à son fils adoptif. Que ces huit mois t’ont changé à ton avantage !

— Mais qu’est-ce qu’il y a donc ici, mère ? demanda le petit berger, quel nouveau souci avez-vous !

— Tu viens dans un mauvais moment, répondit-elle en penchant tristement la tête : ton pauvre père est bien malade, mon ami ; il repose à cette heure, et je suis dans cette chambre à écouter le moindre bruit qu’il fera pour aller à lui.

— Mon Dieu ! qu’a-t-il donc ?

— Ce qu’il a, le bon Dieu le sait mieux que nous. Les médecins appellent ça une fièvre typhoïde ; voilà dix grands jours qu’il est couché, et ils ignorent quand il en relèvera.

— Dix jours ! pourquoi ne m’avez-vous rien fait dire ?

— Était-ce la peine de t’inquiéter ? Et par qui, du reste, pouvais-je te faire avertir ? Jacques est toujours sur la route d’Amboise pour aller chercher des médicaments ; Germain s’en va chez les pratiques demander qu’on paye nos petits comptes, car les maladies coûtent cher et nous ne sommes pas riches. »

Louis allait tirer ses douze francs de sa poche, pour que sa mère en achetât des médicaments ; il n’avait pas pensé les employer ainsi, et avait rêvé tout le long du chemin à un beau fichu de laine qu’il aurait été bien content de voir sur les épaules de Louise, quand un gémissement parti de la chambre voisine interrompit la conversation à voix basse, et Louise s’élança dans la chambre.

Rigault s’était réveillé de son pénible sommeil, sa femme lui tendit une potion, le souleva pour l’aider à boire.

« Comment ça va-t-il, Pierre ? demanda-t-elle doucement.

— Pas bien, femme : je vois bien que c’est fini !

— Chut ! tais-toi, mon homme ; c’est offenser le bon Dieu que de ne pas croire qu’il peut nous guérir. Tu es jeune encore et vigoureux ; la maladie s’en ira, j’en suis sûre : il faut avoir de la patience seulement… Tu ne sais pas, Pierre… not’ Louis vient d’arriver de la ferme ; on lui a donné congé pour Noël… Veux-tu le voir… il est bien grandi…

— Oui, qu’il vienne… on est content de lui, à ce que tu m’as dit.

— Très-content ! Viens, Louis, ton père veut te voir, » continua Louise en faisant signe au petit garçon d’entrer.

— Bonjour, père, dit-il, prenant la main de Rigault.

Louis arriva timidement auprès du malade.

— Bonjour, mon ami ; te voilà ; c’est très-bien… je… »

La voix de Rigault s’éteignit ; il retomba lourdement sur son oreiller.

Louise poussa un soupir, regarda son mari, dont la fièvre avait empourpré la figure et qui venait de pâlir subitement ; la main de Pierre se crispa aussitôt sur son lit.

« À boire, murmura-t-il, donne-moi à boire. »

Catherine, à ce moment passa sa blonde tête à la porte, et s’avança sur la pointe des pieds :

« Voilà M. le curé qui vient voir papa, dit-elle à demi-voix à sa mère.

— Veux-tu voir notre bon curé, Rigault ? demanda Louise.

— Qui ?

— Le curé, mon ami.

— Qu’on me laisse la paix, dit Rigault, je ne veux de personne. »

Louise pria le curé d’entrer.

« Je crois qu’il est bien mal, dit-elle les yeux pleins de larmes ; je n’espère plus qu’en vous, monsieur le curé.

— Soyez tranquille, ma bonne Louise, je pense lui faire du bien. »

L’excellent homme s’assit doucement à côté du lit du sabotier.

« Voyons, mon cher Rigault, répondez-moi. Je pensais que la visite d’un ami qui s’intéresse à vous, vous ferait plaisir. Me suis-je trompé !

— Mon cher homme, reprit Louise, parle, si tu peux, à M. le curé, il ne vient pas pour te contrarier, mais pour t’apporter ces bonnes paroles qui font souvent plus de bien qu’une ordonnance de médecin. Si ce n’est pas pour ta pauvre femme qui t’aime, que ce soit pour tes enfants que tu lui parles.

— Je vais très-mal, monsieur, dit Rigault en se retournant du côté du curé, vous pouvez bien le voir. Je suis bien près, je crois, de voir signer ma feuille de départ.

— Non, vous ne le savez pas et vous ne devez pas vous plaindre, mon ami, vous êtes entouré de soins dévoués, vous avez une femme excellente, vous devez espérer en Dieu et le remercier d’avoir placé Louise auprès de vous.

— Ah ! je sais bien que c’est une bonne femme, monsieur le curé, qui a toujours fait son devoir pour moi et pour ses enfants ; aussi je lui en suis de tout mon cœur reconnaissant, et si j’ai un regret, c’est de la quitter avec une famille si jeune, sans être sûr de son sort. L’oncle Thomas les protégera, je l’espère ; mais je n’en puis répondre… Il a des idées à lui, le vieil oncle !… Dire que ce bras-là, qui était si fort il y a quinze jours ne peut plus travailler pour eux ?

— Ce bras-là a bien agi et il n’a jamais manqué à sa tâche. Vous avez élevé cinq enfants, Rigault : c’est une belle œuvre, surtout quand il y en avait un qui, je le sais, n’était pas à vous. Cela plaide pour vous devant Dieu, et doit vous donner confiance en sa miséricorde. »

Et le bon curé continua ainsi, entretenant le pauvre homme de tout ce qui pouvait le rassurer et le fortifier. Avec le regard pénétrant de ceux qui ont souvent contemplé la mort, il avait bien reconnu que le sabotier était perdu. Il lui restait à peine quelques jours à vivre.

Pendant cette conversation, les enfants, insouciants comme on l’est à leur âge, jouissaient du plaisir de se revoir ; Moricaud faisait leur connaissance et partageait avec un appétit aiguisé par sa course du matin leur pain et leur fromage.

Louis parlait de son troupeau, de la marquise, de sa botanique qu’il cultivait avec amour, et montrait avec un sourire les belles pièces neuves que le fermier lui avait remises le matin.

On causait surtout avec plus de plaisir de cette belle et noble dame, qui était venue si souvent l’été dernier visiter leur humble demeure. Jeanne, l’aînée de tous, plus attristée encore que ses jeunes frères et sa petite sœur, ne se mêlait à la conversation que quand il était question de la marquise.

« Oh ! certainement, répétait-elle en soupirant, si elle avait été là, Madame, elle aurait guéri mon père. »

Et elle pleurait.

Le soir, l’oncle Thomas revint vers l’heure du souper. Et apercevant Louis :

« Ah ! te voilà, feignant, s’écria-t-il ; très-flatté de la visite, mon garçon. »

Louis se mordit les lèvres, mais ne répondit pas. Il ne voulait pas contrarier sa mère en engageant une querelle. Il continua à placer les assiettes pour le souper, tandis que ses sœurs s’occupaient de la cuisine.

Jeanne posait la soupe sur la table, quand Louise reparut ; elle tira de sa poche une pièce de vingt sous.

« Tiens, Jacques, dit-elle, je n’ai pas eu le temps de vous faire un gâteau de Noël, va en chercher un, garçon !

— Ah ! mère, nous nous passerons bien de gâteau aujourd’hui !

— Non, non, va, Jacques ; je veux fêter un peu l’arrivée de notre Louis. Nous ne le voyons pas si souvent !

— Il n’y a pas besoin de ton argent, mère, répondit Louis ; je me charge d’acheter le gâteau, moi. Le fermier m’a donné de l’argent, et Mme la marquise m’en a envoyé pour un herbier. Viens, Jacques, nous choisirons ensemble.

— Garde ton argent, Louis, répliqua sa mère, je ne voudrais pas t’en priver.

— Oh ! mère, répondit l’enfant en fixant sur elle ses grands yeux si doux, je n’aime l’argent que si je peux le dépenser pour vous, ne le savez-vous pas ? »

Louise baisa avec tendresse le front bruni de son fils et le laissa partir.

Quelques instants après, il revenait avec un magnifique biscuit, au haut duquel se montrait l’enfant Jésus en robe de sucre bleue, brodée de poudre d’or.

Le Jésus fut apporté à Louise, qui le serra dans ses trésors, et l’y garda bien longtemps.

Louis repartit le lendemain en faisant promettre à sa mère de le prévenir si son père se trouvait plus mal.

Il était arrivé la veille, le cœur plein d’espoir, heureux d’embrasser enfin cette pauvre mère qu’il adorait, et quels changements il avait trouvés dans cette maison où il entrait avec tant de joie ! Son père mourant, sa mère désolée, les anxiétés douloureuses du présent et les inquiétudes de l’avenir assiégeant tous ceux qu’il aimait.

Il suivit son chemin sans hâter le pas paisible de son cheval, réfléchissant déjà aux conséquences de tant de choses tristes.

Quand il arriva, il était si pâle, que François Lourdet l’interrogea avec intérêt.

Le pauvre enfant lui apprit, non sans verser bien des pleurs, l’état dans lequel se trouvait son père. Malgré les efforts de Louise pour cacher à ses enfants le danger où était son mari, Louis avait lu la vérité dans les regards de sa mère.

À la fin de la semaine de Noël, Jacques entrait vers huit heures du soir dans la bergerie où Louis sommeillait déjà. Quand il ouvrit les yeux, à l’air égaré de son frère il devina tout ! Les deux enfants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent longtemps.

Louis offrit un asile dans sa bergerie à Jacques. Presque toute leur nuit se passa à parler de leur père mort et de ses derniers moments.

« Il t’a appelé, Louis, dit Jacques au milieu de ses sanglots, et a dit qu’on te porte sa bénédiction. Pauvre père ! »

Louis obtint le matin la permission d’aller assister au convoi de son père.

Deux jours après, il reparaissait à la ferme. On lisait sur son visage un profond chagrin. Cependant il reprit son devoir accoutumé, et le remplit aussi bien qu’à l’ordinaire ; Moricaud, seul, trouva que son maître avait bien changé ; car il ne causait plus avec lui le soir.