Librairie Hachette (p. 181-190).


XX

Le projet de Louis.


Après la mort de Rigault, l’oncle Thomas avait pris des arrangements avec sa veuve, il convint de continuer à loger la famille à la condition que Louise dirigerait son ménage.

Louise accéda à tout : elle espérait à force de patience et de douceur gagner le cœur du vieillard, et en obtenir une petite dot pour ses filles.

L’oncle Thomas ne tarda pas à abuser de sa soumission. Il la traita comme sa servante, grondant, tempêtant à tout propos, et donnant de grands coups de poing sur les meubles quand on n’exécutait pas ses ordres assez vite.

Louise se cachait bien souvent pour pleurer. Les enfants en rentrant lui trouvaient souvent les yeux rouges, mais pas un mot de plainte ne sortait de ses lèvres. Un jour, dans un de ses emportements, l’oncle Thomas lui jeta une salière à la tête, et la blessa au front. Il fut cependant honteux et murmura quelques paroles de regret. La veuve du sabotier avait le cœur bien humilié par ces brutalités, il fallait accepter ses excuses ou rompre : elle se tut, et laissa croire à ses enfants qu’elle était tombée.

François Lourdet lui envoyait Louis assez souvent. L’enfant surprit une partie des peines de sa mère rien que dans la manière dont elle le reçut, il ne put pourtant pas l’interroger, car son oncle était toujours présent.

Un dimanche, il arriva de bon matin à la maison. Le son d’une voix forte émue par la colère, celui d’une voix plus faible et comme suppliante le fit s’arrêter à la porte.

« Ah çà ! criait l’oncle Thomas, prenez-vous ma maison pour une auberge ? vous n’avez plus d’argent ! tant pis, empruntez-en, je ne suis pas au monde pour vous nourrir tous… vous n’êtes pas même une bonne servante.

— Vous offensez ma mère ! s’écria Louis en ouvrant violemment la porte.

— Louis ! dit la veuve d’un ton suppliant.

— Ah ! tu écoutais à la porte, petit maraud ! cria Thomas, tiens, prends ça pour ta curiosité. »

Et de sa lourde main il appliqua sur la joue de l’enfant un soufflet qui le fit rougir jusqu’au cou.

Louise s’élança sur son fils, et le protégea de ses bras. Son regard si doux d’ordinaire étincela.

« Misérable ! dit-elle, frapper mon Louis. Jusqu’à présent j’ai tout supporté ici, mais on s’attaque à mes enfants… Je ne resterai pas dans cette maison une heure de plus.

— Partez ! partez ! je ne vous retiendrai pas ! Et si vous mourez de faim, je ne vous plaindrai pas. »

Et il sortit en fermant la porte avec colère.

Il suffit d’une demi-heure à Louise, aidée de son fils, pour faire son paquet. Louis parvint à louer une petite charrette pour transporter ses meubles, et bientôt la veuve de Rigault repassait le seuil de cette inhospitalière demeure pour ne jamais y rentrer.

Il lui restait alors à peine quelques francs dans sa poche pour vivre deux ou trois jours ; elle espérait, en vendant ses meubles, se procurer un peu d’argent ; mais que devenir après ? Sa pensée ne s’arrêta pas à cela ; elle ne voulut pas douter de la Providence. Elle loua, dans une des plus humbles chaumières de Lussan, une chambre à une vieille paysanne qui vivait seule. Quand ses enfants, en congé pour le dimanche, arrivèrent à la maison de l’oncle Thomas, il les injuria en leur fermant la porte au nez, et leur dit de chercher leur mère où ils voudraient.

Louis, posté assez près de la demeure qu’il venait de quitter, les attendit au passage et les conduisit dans la petite chambre où se trouvait déjà sa mère, et, dans ce froid asile de leur misère, ces pauvres enfants, qui n’avaient fait que pleurer ou trembler depuis deux mois, trouvèrent de la gaieté et des sourires parce qu’ils n’avaient plus peur de voir l’oncle Thomas les rudoyer.

« Ne crains rien, mère, disait Germain, nous travaillerons tous pour toi. Moi et Jeanne nous sommes déjà en état de nous suffire à nous-mêmes et de t’apporter de nos profits ; Jacques et Louis grandissent tous les jours : ils ne demandent qu’à gagner pour toi. Bientôt tu te reposeras, ma bonne mère, nous le voulons tous. »

Louise leur sourit en les embrassant l’un après l’autre. Elle savait bien pourtant qu’avant que ses enfants pussent la soutenir par leur travail, il s’écoulerait des années. Elle ne troubla pas leur espoir en leur disant : « Mais dans huit jours ou quinze jours au plus comment Catherine et moi mangerons-nous ? comment payerai-je les apprentissages ? » Elle le pensa seulement et se tut.

Louis était inquiet cependant. Après le souper il s’assit à côté de sa mère.

« Mère, lui dit-il tout bas, tu n’as plus d’argent, je le sais bien, moi.

— Je vendrai mes meubles, répondit Louise.

— Et après !… Écoute, si tu veux et si Jacques le veut, il partira avec moi : mon patron aurait besoin d’un gardeur de plus, il ne te fera pas payer d’apprentissage. Il est fort, on lui apprendra à être laboureur, cela vaut mieux que d’être menuisier.

Louis avait dit ces derniers mots plus haut.

Sa mère se tourna vers Jacques.

« Qu’en penses-tu, mon cher garçon ? demanda-t-elle. »

— Mais je veux bien aller avec Louis, mère, j’aime mieux ça que d’être toujours enfermé, et ainsi je ne te coûterai plus d’argent.

— Alors vous partirez ce soir ensemble, et Catherine seulement restera auprès de moi. »

François Lourdet, en effet, content de la conduite de Louis Rigault, lui avait demandé si quelqu’un de ses frères ne pouvait pas venir aussi garder une partie de son troupeau ; il accueillit bien les deux enfants et assigna à Jacques des occupations qui devaient toujours le laisser auprès de son frère.

Une idée avait germé dans la petite tête de Louis ; son exécution était difficile. Cependant, il avait résolu de la réaliser.

Le lendemain, il alla trouver le fermier.

« Not’maître, dit-il, j’aurais quelque chose à vous demander.

— Parle, mon garçon.

— Je vous ai amené mon frère hier, et vous en avez bien voulu pour garçon, c’est que… je serais content si, pour quelques jours seulement, il pouvait mener paître mon troupeau et le sien, parce que j’ai affaire.

— Tu as affaire, mon gars, dit en riant François Lourdet, et quelle affaire as-tu ?

— C’est not’mère qui a besoin de moi, répondit Louis embarrassé et rougissant, parce que… pour… après la mort du pauvre père… elle a des arrangements… enfin, c’est pour ma mère.

— Et combien de temps seras-tu absent ?

— Oh ! une huitaine

— Tant que ça ! Elle a donc beaucoup à faire ?

— C’est qu’elle voudrait… Tenez, j’vas vous dire, c’est qu’elle voudrait m’envoyer à Paris, où elle a des connaissances, et enfin, elle m’a choisi pour ça.

— Sais-tu que tu ne fais guère ton service depuis quelque temps ; tu t’absentes toujours, et les bêtes en souffrent : elles sont moins surveillées, parce qu’il y a moins de monde.

— Oh ! not’maître, laissez-moi aller, je ne demanderai plus à sortir après ; dites, voulez-vous ?

— Je le veux bien ; mais reviens ici pour jeudi.

— Oui, not’maître, oui, je vous le promets. »

Louis rentra à la bergerie, prit quelques provisions, fit son petit paquet, le plaça au bout d’un bâton et embrassant Jacques :

« Adieu, mon frère, dit-il, prie le bon Dieu pour mon succès, je te recommande Roitelet et les autres. Adieu, mon pauvre Moricaud, je reviendrai jeudi, console-toi. Vois-tu, Jacques, si je vais à Paris, c’est pour not’mère, et quelque chose me dit que je réussirai. »

Il serra Jacques dans ses bras, se baissa pour embrasser son chien et partit.

Son idée, c’était de se rendre à Paris, d’aller trouver la marquise de Méligny et de lui demander son assistance pour sa mère. Il n’en avait rien dit à Louise, Jacques seul se trouvait dans la confidence et s’était engagé à ne rien révéler. Louis, plus intelligent que son frère, avait depuis longtemps pris de l’influence sur lui. Il lui fit aisément partager ses espérances, et les pauvres enfants, dans leur inexpérience, ne se préoccupèrent pas des difficultés d’un pareil voyage.