Librairie Hachette (p. 253-261).


XXVIII

Première épreuve.


Cette année-là, la marquise revint triste au château ; pour la première fois, sa fille ne l’accompagnait pas. Le duc d’Astaing était mort, laissant à son fils d’immenses possessions aux Antilles, mais des affaires embarrassées ; le jeune homme jugea que sa présence était nécessaire aux Antilles ; il résolut d’aller s’y fixer pour deux ou trois ans.

Il fallut arracher Cora à sa mère ; ce fut une tâche bien difficile : la jeune femme était si parfaitement heureuse, entourée de toutes ses affections, que cette séparation lui fit l’effet d’un affreux sacrifice ; la marquise était trop dévouée et trop raisonnable dans sa tendresse, pour ne pas comprendre que, pour une si longue absence, Cora devait suivre son mari ; elle fut la première à l’encourager à faire ce cruel voyage.

Que de larmes furent versées de part et d’autre, quand ces deux femmes, toujours si unies, durent se séparer !

La pauvre mère fit bonne contenance ; elle voulut accompagner le jeune couple jusqu’au Havre, où il s’embarquait, mais elle sentit ses forces l’abandonner, son cœur prêt à se briser, lorsqu’elle vit s’éloigner le vaisseau qui emportait sa fille. Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; elle serait tombée inanimée sur le rivage, si le marquis ne l’eût soutenue ; elle rouvrit les yeux et rencontra le visage tendre et inquiet du marquis.

« Oh ! mon ami, mon unique et fidèle consolateur ! s’écria-t-elle, je suis injuste de tant souffrir quand vous me restez.

— Chère femme, lui dit doucement M. de Méligny, il ne faut pas pleurer Cora comme si elle était perdue pour nous ; elle est heureuse, elle reviendra, et d’ailleurs, n’avons-nous pas René ?

— Ah ! René, sans doute, pauvre enfant bien-aimé, mais la guerre est déclarée, hélas ! le bon Dieu sait ce que le ciel nous réserve.

— Béatrice, reprit le marquis, vous n’avez pas le droit de douter de la bonté du ciel.

— C’est vrai, car vous êtes mon époux, et j’ai des enfants excellents. Ô mon ami, reprit-elle après un long silence, je songe parfois que j’ai derrière moi vingt-cinq ans de bonheur, et j’ai peur !

— C’est votre première épreuve, mon amie, supportez-la avec courage et résignation. »

Quelques jours après le départ de Cora, le jeune comte vint à Morancé faire ses adieux à sa mère ; le commencement de la guerre d’Italie rappelait René sous les drapeaux, comme l’avait prévu la marquise.

Il dissimulait mal une sorte de joie fière qu’il éprouvait à la pensée de la guerre prochaine.

Le jour de son départ, il dit, en embrassant tendrement la marquise :

« Adieu, ma mère bien aimée ; je reviendrai commandant, ou…

— Tais-toi, s’écria Béatrice en pâlissant, tu n’as pas pitié de moi.

— Oh ! ma mère, répondit René se jetant dans les bras de Mme de Méligny, n’êtes-vous plus ce cœur héroïque que nous avons connu ? M’en voulez-vous de faire mon devoir ; n’avez-vous pas toujours fait le vôtre ? Ne tremblez pas pour moi, je n’ai jamais peur ; et n’est-ce pas d’ailleurs une sauvegarde que les prières d’une sainte comme vous ? »

La marquise essaya de sourire.

« Oui, tu as raison ; va te battre, mon pauvre enfant, ce n’est pas moi qui t’empêcherai de te conduire en homme ; j’aime à te voir cette noble ardeur. Mais que veux-tu ? je n’en suis pas moins femme, et c’est mon droit de trembler pour toi. Ô ciel ! si une douleur me venait par toi, comment la pourrais-je supporter ?

— N’en avez-vous pas assez consolé pour que Dieu vous épargne ?

— Oh ! cher enfant ! tu t’en vas aujourd’hui, et Dieu seul sait quand tu reviendras ; tu peux emporter avec toi cette assurance, que tout ce qu’une femme rêve au berceau de son fils de satisfaction dans son amour et dans son orgueil, je l’ai reçu de toi, mon René, sans que rien ait jamais détruit mes joies si profondes et renversé une seule de mes espérances ; tu es né, tu as grandi, tu es devenu tout ce que je souhaitais ; je ne demandais rien au ciel qu’un fils tel que toi ; sache cela, mon enfant ; que le souvenir de mes paroles te soutienne, si tu as jamais besoin d’être soutenu. »

Le jeune comte baisa, avec une ardente tendresse, les deux mains de sa mère qu’il tenait dans les siennes.

« Oh ! je ne suis pas digne de ce que vous me dites là, murmura-t-il d’une voix émue, mais je vous remercie néanmoins, ma bien-aimée mère ; oui, ces paroles seront un soutien pour moi dans les épreuves de l’avenir, comme elles sont aujourd’hui la plus belle récompense du peu que j’ai fait pour vous. »

Le marquis vint à ce moment rejoindre sa femme et son fils.

« Il est temps de nous mettre en route, mon cher René, dit-il au jeune homme ; embrasse ta mère, et partons. »

Le marquis devait accompagner René jusqu’à Tours.

« J’irai avec vous à la grille du parc, » repartit Béatrice.

Et, s’appuyant sur le bras de son mari, elle descendit l’escalier du perron.

Pendant les quelques minutes que dura ce court trajet, Béatrice parut souriante et calme ; il semblait qu’elle voulait faire oublier à René les craintes et l’émotion qu’elle montrait si vivement un instant auparavant.

Mais lorsque le jeune homme l’eut embrassée pour la dernière fois, lorsqu’elle l’eut vu monter sur son cheval et disparaître rapidement sur la route de Tours, la pauvre mère laissa son cœur déborder tout entier ; elle appuya sa tête contre la grille, et cacha dans ses mains son visage inondé de larmes.

Elle n’aurait pu dire depuis combien de temps elle était là, quand le bruit d’un sanglot lui fit retourner la tête.

C’était Louise, Louise qui venait de reconduire aussi son fils partant pour la même guerre.

« Je ne suis donc pas seule à pleurer, s’écria Béatrice, ma pauvre Louise !

— Ah ! madame ! ils sont partis, nos enfants ! »

Les deux femmes tombèrent alors dans les bras l’une de l’autre ; il n’y avait plus de marquise ni de paysanne ; il ne restait là que deux mères en proie à la même douleur.

« Venez, madame, ayons du courage ; n’en ont-ils pas plus que nous ? dit enfin Louise en soutenant la marquise et en la ramenant du côté du château. Hélas ! on est forte quand ils sont là, continua-t-elle, mais quand on ne les voit plus, il semble que toute la force s’en est allée avec eux.



— Nous prierons ensemble, Louise, dit Béatrice ; Dieu les a bien protégés jusqu’à ce jour, pourquoi ne le ferait-il pas encore ? Espérons ! »