Librairie Hachette (p. 3-10).

DEUX
CŒURS DÉVOUÉS

i

Les deux berceaux.

Tout était en fête dans la belle demeure des ducs de Morancé. On y accueillait avec joie la naissance d’un premier enfant.

Dans une vaste chambre où les rideaux tirés ne laissaient entrer qu’un jour adouci, la jeune duchesse souriait à son nouveau-né.

L’enfant dormait dans son berceau de soie et de dentelles tandis que sa mère rêvait déjà à tout le bonheur que cette jeune créature lui apportait.

À une demi-lieue de là se trouvait une humble chaumière, l’une des plus pauvres du village. L’air entrait par une vitre brisée et arrivait jusque sur la misérable couche de paille recouverte de laine grossière, où vagissait l’infortunée petite fille qui venait de voir le jour ; le père fronçait le sourcil en la regardant : il songeait que c’était une huitième bouche à nourrir, un huitième enfant à vêtir et à élever.

Il se demandait si le travail d’un seul pourrait suffire à de si lourdes charges.

Les frères et les sœurs n’accueillaient pas non plus avec plaisir cette nouvelle venue sur laquelle, semblaient se concentrer tous les soins, toutes les pensées de la mère. La mère seule ouvrait son cœur à cette pauvre délaissée.

Le même jour on portait à l’église du village l’enfant de la duchesse de Morancé et celui de Marianne Aubin.

L’autel était éblouissant de lumières et de fleurs ; une grande dame, magnifiquement parée, tenait dans ses bras la petite fille de la duchesse couverte d’une pelisse de cachemire blanc, en même temps qu’une pauvre jardinière présentait aux fonts baptismaux la fille de la paysanne, enveloppée dans des langes de laine commune.

Et pourtant les âmes de ces deux enfants avaient la même origine divine, un ange aussi beau, aussi pur, aussi saint veillait sur chacune d’elles et les protégeait de son aile immaculée.

Les deux enfants grandirent, Béatrice de Morancé entourée de luxe et d’amour, Louise Aubin au milieu d’une pauvreté que la mort de son père était encore venue augmenter. Marianne Aubin, toujours souffrante et d’ailleurs épuisée par le travail, avait dû laisser son fils aîné, le seul de tous ses enfants qui gagnât déjà un bon salaire dans son état de jardinier, prendre la direction de la maison. Malheureusement, Simon Aubin, d’un caractère brusque et irritable, n’avait pas les qualités nécessaires pour exercer cette autorité que la mort de son père plaçait entre ses mains ; il en abusait souvent ; ses jeunes frères et ses sœurs le craignaient sans lui obéir, et sa mère elle-même ne comptait pas assez sur son cœur pour le consulter, comme elle aurait aimé à le faire, dans toutes les circonstances. Louise souffrait plus que tous les autres des emportements de son frère aîné. Ne trouvant ni affection ni complaisance chez ses frères et sœurs, elle avait concentré sa tendresse sur sa mère, à laquelle elle ressemblait de caractère comme de visage.

Tous les enfants de Marianne s’utilisaient suivant leur âge et leurs dispositions ; les aînés, sauf Simon, étaient employés dans des fermes des environs, et les derniers commençaient à apprendre un métier qui pût les faire vivre plus tard.

Dès que Louise eut neuf ans, on l’envoya chez une voisine, qui l’occupait à garder des oies dans les champs ; elle n’était pas payée, mais la voisine la nourrissait et elle allégeait d’autant les charges de Marianne. Malgré son courage, la pauvre femme sentait bien que ses forces s’affaiblissaient et que le moment où il lui faudrait quitter ses enfants s’approchait rapidement. Elle dissimula ses souffrances le plus longtemps possible, surtout à cause de Louise, dont le cœur affectueux devait sentir si vivement les douleurs de cette inévitable séparation. Cependant il vint un moment où la maladie triompha de sa volonté, et elle se mit au lit pour ne plus se relever.

Un matin, comme Louise se préparait à quitter la maison pour aller aux champs, sa mère l’appela.



« Ne sors pas aujourd’hui, ma fille, lui dit-elle ; car si tu t’en allais, j’aurais peur de ne plus te revoir. »

Louise regarda sa mère avec inquiétude et lui trouva le visage si altéré, qu’elle en fut tout effrayée ; elle vint tomber en sanglotant devant le lit. Sa mère lui tendit sa main.

« Ne pleure pas, ma fille, lui dit-elle ; le bon Dieu veut que je m’en aille, je m’en vais. Que sa volonté soit faite ! Je veillerai sur toi quand je serai avec les anges. »

Puis, se soulevant à moitié, pendant qu’un pâle sourire errait sur ses lèvres, elle prit sous son oreiller une petite bourse de tricot qu’elle mit dans les mains de sa fille.

« Il y a dans cette bourse vingt-cinq francs, lui dit-elle ; je les ai économisés sou par sou, depuis ta naissance, pour t’acheter une robe le jour de ta première communion. Cache bien notre petit trésor : c’est le dernier cadeau de ta mère. »

Elle essaya de se pencher sur l’épaule de sa fille, qui l’embrassa en fondant en larmes.

Quelques moments plus tard, le curé de Morancé, appelé en toute hâte par une voisine, venait apporter les dernières consolations à la pauvre femme, et Simon, qui était allé avertir ses frères et ses sœurs du danger où se trouvait leur mère, entrait avec eux dans la chaumière. Marianne montra beaucoup de calme et adressa des paroles affectueuses à tous ses enfants. Quand elle se tut, tout le monde se mit à genoux et on n’entendit plus que la voix du bon prêtre récitant les prières. Louise, sans bien comprendre cette scène funèbre, était restée à sangloter au pied du lit de sa mère. Lorsqu’elle releva la tête, le seul être qui l’aimait sur la terre était monté au ciel !…