Librairie Hachette (p. 221-229).


XXIV

Retour de Louis.


En arrivant chez la vieille paysanne, Louise avait vendu ses meubles, ne gardant qu’un lit pour elle et Catherine.

Quand elle eut payé les mois d’apprentissage de ses deux enfants et les robes de deuil pour elle et pour ses filles, ses ressources se trouvèrent presque épuisées, et au bout de douze jours, il ne restait plus rien à la maison qu’un morceau de pain dans l’armoire, auquel elle ne touchait pas, parce que Catherine devait rentrer pour souper.

Une mercière d’Amboise avait demandé à Louise une grande quantité de fil ; mais la moitié n’était pas faite, et elle ne devait être payée que quand elle porterait le tout. Tant de chagrins avaient bien changé Louise ; des cheveux blancs se montraient en grand nombre dans ses cheveux noirs, et son visage se creusait et se décolorait à vue d’œil ; son front, si uni autrefois, se sillonnait de rides ; on lisait sur sa physionomie la tristesse, la souffrance, l’anxiété, et pourtant il brillait encore dans ses yeux bleus un rayon de douceur et de résignation infinies ; seule, abandonnée, misérable, craignant pour elle et surtout pour ses enfants, frappée par tant de malheurs, cette âme espérait encore ; elle se reportait vers le ciel comme pour y chercher la force, et le ciel la lui envoyait en récompense de sa foi profonde.

Quand Catherine rentra ce soir-là, elle vint en sautant embrasser Louise.

« Ah ! qu’il fait froid, ce soir ! s’écria-t-elle en s’asseyant sur un tabouret aux pieds de sa mère ; réchauffe-moi un peu, maman. »

Elle prit les deux mains de Louise, qui la glacèrent.

« Mon Dieu ! tu as plus froid que moi, dit-elle, ne travaille plus, mère, cela te refroidit ; si tu veux, je vais allumer du feu pour le souper, tu te chaufferas.

— Ce n’est pas la peine, ma Catherine, répondit Louise, je suis très-bien, et puis… il n’y a pas de bois à la maison.

— Pas de bois !

— Je n’ai pas le temps d’en aller ramasser et je ne peux en acheter.



— Mais alors, avec quoi ferai-je cuire le souper ?

— Voilà du pain, dit Louise en se levant et en portant son unique morceau de pain à sa fille ; contente-toi de cela pour aujourd’hui, ma chère petite fille, je n’ai pas autre chose. »

Catherine prit le morceau de pain, le dévora sans parler ; elle n’était pas satisfaite et réfléchissait. Comme elle n’avait pas encore fini :

« Et toi, mère, dit-elle, tu ne manges pas ?

— Je n’ai pas faim… j’ai mangé, merci, mon enfant. »

Lorsque le morceau de pain eut disparu tout entier, Catherine se rassit auprès de sa mère.

« Dis donc, mère, fit-elle en appuyant sa tête sur les genoux de Louise, il n’y a donc plus d’argent à la maison, qu’il n’y a pas de souper ? »

Louise regarda sa fille. Une larme brilla dans ses yeux.

« Le bon Dieu nous éprouve, Catherine, répondit-elle. Prie-le bien pour qu’il ne nous abandonne pas ; ton pauvre père n’est plus là pour gagner la vie de tout le monde ; nous avons du pain aujourd’hui, nous n’en aurons peut-être plus demain.

— Pauvre maman ! murmura Catherine en entourant de ses bras le cou de sa mère, ne pleure pas, va ; je vais le prier et lui demander de l’argent de tout mon cœur. »

Elle se dirigea vers son lit, s’agenouilla pieusement devant une croix de bois et s’endormit ensuite ; Louise pleurait tout bas pour ne pas troubler son sommeil.

Le lendemain matin, Catherine s’en alla sans avoir pris sa tasse de lait accoutumée ; le lendemain soir, elle revint avec un peu de pain et de viande, proprement enveloppés dans sa poche.

Elle apportait le tout à sa mère.

« Tiens, maman, dit-elle, mange ; je sais que tu n’as rien mangé aujourd’hui ; je t’ai gardé ça de mon second déjeuner chez ma maîtresse. Tu peux le prendre, j’en ai eu autant.

— Pauvre petite, pauvre chère petite ! dit Louise en embrassant les joues fraîches de sa fille, merci. »

Elle achevait tristement ce chétif repas, le premier qu’elle dut à la charité d’autrui, lorsque la porte s’ouvrit et Louis se jeta éperdu dans ses bras.

Il pleurait en appuyant sa tête sur ses épaules.

« Mère, s’écria-t-il, voilà du bonheur que je t’apporte !… »

La main d’un domestique soutenait une lanterne.

À cette lueur, Louise aperçut la marquise, en costume de voyage, qui souriait.

« Vous, madame ! dit-elle, c’est vous !

— Oui, oui, c’est elle ! elle est venue !… J’ai été la chercher, murmura Louis qui étouffait de joie.

— Tu as été ?… C’est de Paris que tu viens ?

— Ma bonne Louise, dit la marquise en s’avançant, soyez heureuse d’avoir un tel fils ; sans lui, j’ignorais tout et vous souffririez encore. Il est venu sans argent, à pied, à Paris, pour me chercher… Tenez, Louise, ajouta-t-elle en voyant que la pauvre femme pâlissait d’émotion et peut-être de faiblesse, vous allez souper, et, pendant ce temps, je vous raconterai cette belle histoire. »

Le domestique déplia alors une serviette sur une table que voulut bien prêter la vieille paysanne chez laquelle était Louise ; il tira des provisions d’un panier qu’il portait. Louis s’assit entre sa mère et sa sœur.

Le repas fut interrompu par bien des baisers ; le timide regard de Louise s’éclairait d’un orgueil indicible.

Quand la marquise eut fini, Louise pressa longtemps contre son cœur son enfant adoptif.

« Merci, dit-elle enfin, merci. Qui m’aurait jamais dit que tu devais tant m’aimer !

— N’est-ce pas pour moi que tu as souffert, fit Louis à voix basse en l’embrassant encore ; n’est-ce pas pour moi que le père se fâchait contre toi quelquefois et que tu es partie de là-bas ? Je voulais réparer un peu tout ça et je l’ai essayé ; mais je sais bien, va, que toute ma dette ne sera jamais payée !

— Maintenant, ma bonne Louise, dit la marquise, voilà ce que j’ai à vous proposer : il y a dans le parc même du château, une laiterie que mon mari fait construire. Il veut y élever, outre le bétail, des poules rares et des pigeons pattus ; vous me rendriez un service, si vous vous chargiez du soin de cette petite ferme, en prenant pour vous aider Jacques et Louis, si vous voulez ; vous vendrez votre lait et vos œufs comme il vous plaira, et vous me payerez votre redevance en nous fournissant du laitage au château. Cela vous convient-il, ma chère Louise ? ajouta-t-elle en souriant ; et cela plaît-il à mon petit ami ?

— Oh ! madame ! » dit seulement Louise.

Elle s’arrêta : le bonheur, l’étonnement, la reconnaissance lui coupaient la parole. Elle leva vers Béatrice ses yeux où se peignait toute son âme si simple et si tendre, et son regard fut le plus éloquent de ses remercîments.

Louis avait saisi les mains de la marquise ? qu’il baisait en pleurant ; sa mère vint à son tour presser entre les siennes ces mains bienfaisantes. Béatrice se leva ; elle ouvrit ses bras à Louise.

« Embrassez-moi, » lui dit-elle.

La pauvre femme, ravie et confuse, embrassa avec affection et respect celle à laquelle elle devait tout. Ce fut un beau et touchant spectacle que celui de ces baisers échangés entre ces deux femmes si pareilles par le cœur, si éloignées par la situation. Le ciel dut sourire à cette étreinte fraternelle de deux créatures bénies de lui ; le front de la marquise se couronna d’une splendeur nouvelle, l’humble front de la paysanne rayonna d’une joie inaccoutumée : l’une et l’autre étaient dignes du Dieu qu’elles savaient si bien servir.