Librairie Hachette (p. 81-94).


IX

L’adoption.


Tandis que le bonheur et l’union régnaient au château de Morancé, le travail et la pauvreté visitaient la chaumière de Louise Rigault.

Depuis sa première communion jusqu’à son mariage, Louise a vécu chez la mère Gervais à plusieurs lieues de Morancé. Que de fois la petite bergère a interrogé des gens de son village natal, quand leurs affaires les amenaient à la ferme ! Que de fois elle a demandé à Dieu dans ses prières de pouvoir, elle aussi, s’approcher du château où demeure sa bienfaitrice ! Un jour, Béatrice obtint de sa gouvernante de sortir des terres de Morancé pour aller visiter la mère Gervais. Louise pensa au fond de son cœur que la visite était pour elle. Dieu sait si elle en fut reconnaissante !

« Êtes-vous heureuse ?

— Oh ! bien heureuse ! »

Elle aurait pu ajouter : aujourd’hui, surtout ! Béatrice fit quelques cadeaux à la petite bergère et lui envoya un petit souvenir chaque fois que l’été la ramena à la campagne. Louise revint à Morancé après son mariage avec Pierre Rigault.

Ce fut Béatrice qui lui donna sa modeste toilette de noce. Pendant l’hiver, la marquise était à Paris ; elle faisait un voyage tous les étés et ne donnait à sa terre de Morancé que quelques mois. C’était pour tous les gens du pays un temps de bénédiction, pour Louise surtout, qui comptait les jours jusqu’à la venue de Béatrice.

Elle allait bien loin sur la route pour apercevoir la première la calèche de voyage. Le lendemain, elle se gardait bien de sortir de chez elle, car elle était sûre que Béatrice viendrait la voir. La maison était balayée, lavée, nettoyée ce jour-là comme pour le plus beau jour de fête. Pierre Rigault apportait des champs de grosses bottes de fleurs ; les enfants, dans leurs habits du dimanche, moitié honteux, moitié charmés, attendaient le cœur palpitant. Enfin, Béatrice venait.

En voyant cette maison si remplie de joie à son approche, elle ne doutait pas que le bonheur n’y habitât.

Nous retrouvons Louise assise sur le pas de sa porte, saluant les passants du village d’un mot bienveillant, tout en se hâtant d’achever une robe d’indienne lilas qu’elle destine à sa petite fille aînée pour assister le dimanche à la messe.

Un faible cri part de l’intérieur de la chaumière ; elle se lève, court au berceau où l’appelle son dernier né, le prend dans ses bras, l’apaise, le repose à demi endormi et retourne à son ouvrage. Mais il faut songer au repas du soir ; elle s’agenouille pour allumer son feu, fait pétiller les sarments dans la vaste cheminée et attache à la crémaillère la marmite de fonte : son mari peut rentrer, il trouvera tout prêt pour sa venue.

Louise a changé pendant ces six années ; son visage ne brille plus du premier éclat de la jeunesse, les fatigues l’ont fait vite disparaître ; mais elle n’a plus cependant cet air inquiet et triste de son enfance. L’œil se repose volontiers sur cette physionomie où se lisent la douceur et la paix. Elle a bien passé des nuits depuis six ans ; elle s’est bien épuisée, la pauvre Louise. Mais ces peines, consacrées à tout ce qu’elle aimait, lui étaient chères.

Travaillant le jour aux sabots, pour gagner un peu d’argent, elle employait ses soirées, parfois ses nuits, pour ses quatre enfants, raccommodant leurs vêtements ou achevant quelque ouvrage à l’aiguille que rétribuait un modique salaire.

Au moment où nous la retrouvons, ils étaient encore bien petits tous les quatre ; l’aînée commençait à peine à aller à l’école, les autres exigeaient sans cesse qu’elle s’occupât d’eux. Louise, active et pieuse, bénissait dans son humble condition la Providence qui jusque-là l’avait soutenue. Si parfois elle éprouvait un chagrin passager, c’était lorsqu’un vieillard, tout courbé par l’âge, venait frapper à la porte de sa misérable chaumière et lui demandait l’aumône. Elle mettait en rougissant un morceau de pain dans sa main.

« Excusez-moi, lui disait-elle, de ne pas vous donner davantage ; je suis pauvre aussi, je ne puis offrir que cela. »

Elle avait bien des inquiétudes pour l’avenir Serait-elle seulement capable de mettre toujours ce morceau de pain bis dans la main du mendiant ? Une seule maladie de son mari pouvait les plonger tous dans la misère ! Un jour viendrait peut-être où le sourire s’effacerait des lèvres roses de ses enfants et où ils pleureraient en lui disant : J’ai faim !

Elle écartait toujours ces tristes pensées et faisait sauter sur ses genoux son petit Jacques, son dernier né, pour se distraire et ne pas pleurer.

Le soir dont nous parlons, son mari rentra pendant qu’elle mettait son couvert ; il tomba sur une chaise accablé de fatigue.

« Rien murmura-t-il ; rien ! personne ne m’a payé !

— Qu’as-tu, mon Pierre ? dit Louise en se retournant.

— Ce que j’ai ? répondit Pierre ; le terme échoit dans trois jours et ils ne m’ont pas payé. J’ai été chez Jean Lubin, qui me doit huit paires de sabots, tant pour lui que pour ses filles ; chez le père Mathieu, qui n’est jamais content, et qui n’est pas plus exact au payement ; tout le monde, jusqu’à la nièce du médecin, qui veut des galoches en bois d’érable doublées de soie, tout le monde m’a dit : Repassez : Repassez : nous verrons plus tard… Si ce n’est pas indigne de renvoyer un père de famille sans un sou d’acompte !

— Calme-toi, mon ami, nous aviserons. Le propriétaire nous accordera bien quelques jours de répit ; tiens, mange ta soupe, ne te tourmente pas ; le bon Dieu ne nous abandonnera pas tant que nous espérerons en lui ; crois-le, mon homme, tu vois bien que jusqu’ici il nous a protégés.

— C’est vrai, ça, ma femme, reprit Pierre Rigault ; j’aime à t’écouter : tu me rends le courage, ma pauvre Louise ! Tu te fatigues pour les enfants et moi ; mais je t’en suis reconnaissant plus que je ne le dis, et si je suis comme ça brusque quelquefois, c’est parce que je m’impatiente de voir que nous travaillons fort tous les deux et que toi, qui es la meilleure, tu restes encore la plus pauvre du village.

— Je n’en suis pas désolée, pourvu que toi et les enfants vous vous portiez bien ; je ne demande rien de plus. »

La soupe fut servie, les enfants arrivèrent avec des airs joyeux se ranger autour de la table ; le troisième, qui chancelait encore, s’assit près de sa mère ; le repas fut égayé par leur présence.

Après le souper, Louise se leva, alla chercher la boîte qui contenait l’argent : la boîte était bien légère. Il s’en fallait de vingt-cinq francs pour payer le terme de six mois de loyer ; elle resta quelques moments silencieuse, cherchant dans sa tête ce qu’elle pouvait faire pour combler le déficit.

Le lendemain, le jour pointait quand elle se leva ; elle prit dans un coffret embaumé d’une branche de lavande, un chapelet d’argent, la valencienne de son bonnet de mariée, sa croix des dimanches et ses boucles d’oreilles.

« Tout cela fera bien vingt-cinq francs, » se disait-elle.

Et elle partit pour la ville.

On lui donna vingt-huit francs de ses chers trésors ; ce ne fut pas sans quelques larmes qu’elle se sépara d’eux, heureuse cependant d’en avoir trois francs de plus qu’elle ne croyait.

En revenant au village, elle entendit des cris sortir des blés qui bordaient la route ; elle s’approcha et aperçut un petit enfant de huit mois environ, enveloppé dans de misérables langes, un de ces pauvres êtres abandonnés par leur mère et condamnés peut-être à mourir sans secours. Elle s’arrêta devant cette petite créature délaissée, l’image de son Jacques, qui avait à peu près le même âge, se présenta à son esprit elle le vit là, couché, seul, en larmes, périssant de faim, sans une main secourable pour le recueillir ; son cœur s’émut à cette pensée, l’enfant lui tendit ses faibles bras comme pour implorer sa pitié.

« Non, pauvre petit ange ! s’écria-t-elle en se baissant pour saisir l’enfant, tu ne périras pas, tant qu’il restera à Louise Rigault des forces pour travailler ; elle en a élevé quatre, elle pourra bien en nourrir cinq. »

Et réchauffant contre sa poitrine le petit abandonné, la jeune femme reprit le chemin de sa chaumière.

Elle trembla un peu en arrivant. Qu’allait dire son mari ? au moment où ils manquaient d’argent, où il fallait redoubler de travail, elle ajoutait un surcroît à leurs charges. N’importe ; Dieu avait placé cet enfant sur sa route, elle était résolue à ne pas l’abandonner.

Avant d’entrer, elle cacha l’enfant sous sa mante. Pierre était déjà établi à son ouvrage, elle joignit les vingt-cinq francs qui manquaient à la somme de leur terme.

« Tiens, Pierre, dit-elle en étalant l’or devant son mari, tu le vois, Dieu nous est venu en aide.

— Comment t’es-tu procuré cet argent-là, femme ! demanda le sabotier.

— Comment ? c’est mon secret, Pierre ; il vient d’une bonne source, tu peux en être sûr.

— Tu es restée longtemps en course, est-ce que tu as été le demander à nos pratiques ?

— Non, mon ami, non ; j’avais des choses qui ne me servaient pas, je les ai changées contre cette belle monnaie.

— Tu as vendu tes bijoux !

— Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? je n’en avais pas besoin à présent, j’aime mieux ne plus te voir inquiet.

— Ma bonne Louise !… cela me fait peine.

— Écoute, dit Louise en s’agenouillant devant son mari, promets moi de ne pas te fâcher, mon homme. Tu sais, quand les oiseaux font leur nid sous le toit de la maison, c’est signe de bonheur ; le bon Dieu nous a envoyé un petit oiseau sans nid qui vient s’abattre chez nous ; je l’ai ramassé, Pierre, tu ne me gronderas pas de le garder ?… »

Et elle déposa sur les genoux de son mari le petit enfant trouvé.

« Quoi ? s’écria Pierre, un enfant !… N’avions-nous pas assez des nôtres, quand nous avons peine à les nourrir, peux-tu penser à te charger d’un étranger ? Allons, femme, va reporter cet oiseau-là où tu l’as trouvé, ce serait folie de le garder. »

Pour toute réponse, Louise prit l’orphelin, et fit tomber dans sa bouche les gouttes bienfaisantes de son lait.

« Il est maintenant mon fils, dit-elle en le pressant sur son sein. Mon cher homme, regarde ce pauvre innocent, verrais-tu sans douleur ton fils abandonné comme lui ? Je t’en prie, faisons cette bonne action ; que toute notre charité soit confondue en lui seul. C’est le ciel qui nous l’a envoyé, devons-nous le repousser !

— Des gens comme nous se passeraient bien de ces présents-là, » murmura Pierre avec humeur.

Louise poussa un soupir, alla déposer, à côté de son petit Jacques, le fils qu’elle venait d’adopter, et revint s’asseoir près de son mari. Toute la journée se passa et pas un mot échangé entre Rigault et sa femme n’eut rapport à l’enfant trouvé.

Le sabotier boudait visiblement. Louise avait conservé toute sa sérénité et vaquait aux soins du ménage, sans faire attention au mécontentement de son mari.

Quand après le coucher des enfants, Louise prit sa lumière pour aller aussi se reposer, Pierre lui tendit la main.

« Allons, femme, pas de fâcherie entre nous, lui dit-il, que notre nuit ne se passe pas sur une rancune ; apporte-moi le petit que je le voie. »

Louise, toute émue, prit l’enfant endormi dans son berceau. Il ouvrit les yeux à la lumière et sourit au sabotier.

Ce sourire décida de sa destinée. Le brave homme l’embrassa vivement.

« Il est tout de même gentil, cet enfant-là, lui dit-il.

— Tu le gardes, n’est-ce pas ? demanda Louise.

— Pardi, le renverrais-je maintenant que je l’ai embrassé comme si c’était mon Jacques ? Que ce soit un fils de plus, et que Dieu nous aide !

— Tu es un bon cœur, et je n’avais pas douté de toi, Pierre, s’écria sa femme ; tiens, je le sens, ce que nous faisons là nous portera bonheur. »

Quelques jours après l’adoption du petit nouveau venu, auquel Louise tint à donner le nom de Louis, la Saint-Louis rappela à Pierre Rigault la fête de sa femme.

Il apporta sur sa table à ouvrage un volumineux paquet. C’était une pelisse de laine grise ouatée ; Louise comprit l’intention de son mari ; ce vêtement était pareil à celui de son Jacques ; elle le remercia d’avoir songé à son protégé plutôt qu’à elle.

« C’était votre fête à tous les deux, répondit Pierre, et puisqu’il est notre fils à présent, faut bien le traiter comme tel. »

L’enfant fut vêtu comme son frère Jacques, nourri du même lait, soigné par les mêmes mains, aimé avec le même dévouement par la pauvre sabotière de Morancé. Seulement elle passa plus de nuits à cause de ce surcroît d’occupations, et ses heures de repos devinrent bien rares.

C’est ainsi que sous le regard de Dieu ces deux femmes, la grande dame et l’ouvrière, accomplissaient le bien, le faisant selon leurs moyens, et s’y dévouant toutes deux tout entières.