Librairie Hachette (p. 95-103).


X

Béatrice et Louise.


Le temps s’écoula, les enfants grandirent au château et dans la chaumière.

Pour payer les dépenses occasionnées par cet enfant qui n’était pas le sien, Louise rapiéçait ses vieilles robes et n’en acheta pas une neuve en trois ans ; elle économisait sur tout, même sur sa nourriture, en prodiguant à sa famille ses soins, ses fatigues, l’argent qu’elle gagnait, c’est-à-dire les forces de son cœur et de sa vie.

Béatrice était prodigue de son or et même de sa santé.

Souvent le Dimanche, en revenant de visiter ses pauvres, elle se donnait le plaisir de s’en revenir par les allées ombreuses de ces charmants bois de la Touraine, pleins de parfums et de fleurs. Ces promenades lui faisaient du bien ; elle se sentait à l’aise au milieu de cette calme et belle nature ; elle s’y recueillait en elle-même et en Dieu ; elle aimait à admirer le Créateur bienfaisant dans la splendeur de son œuvre, loin des bruits du monde, loin de ses agitations ; elle l’entendait et le comprenait mieux ; et quand, arrivée au haut d’une colline, elle découvrait les plaines fertiles s’étendant à perte de vue, baignées par les flots de la Loire, il lui arrivait parfois de s’agenouiller et de sentir des larmes de reconnaissance monter à ses yeux.

Un jour, elle rencontra sur le bord de la route un enfant de cinq ans à peu près, proprement et pauvrement vêtu. Il pleurait près d’un panier vide posé à côté de lui.

« Qu’as-tu, mon petit ami ? dit Mme de Méligny en s’approchant de lui, pourquoi pleures-tu !

— Là ! là ! madame, répondit l’enfant, je suis perdu dans les bois, moi, et j’ai bien du chagrin de ne pas revenir chez nous.

— Tu es perdu, mon pauvre petit ? Essuie tes larmes, je vais te ramener chez ta maman ; où demeure-t-elle ?

— Elle est à Morancé, tout là-bas, bien loin ; elle m’a dit après la messe : « Jacques, porte cette paire de sabots chez le père de François Pitou ; » moi, j’ai dit oui, je suis parti ; je connais bien la maison des Pitou, papa m’y a mené souvent ; mais, pour revenir, je n’ai plus su mon chemin… et voilà. »

La marquise essuya les larmes qui coulaient sur les joues rebondies du petit garçon.

« Veux-tu venir avec moi ? lui dit-elle, je vais te ramener chez ta maman.

— Vous ! fit l’enfant en levant sur la jeune femme ses grands yeux étonnés ; ah ! vous ne pourrez pas, c’est trop loin pour une dame.

— Crois-tu donc que je ne sache pas marcher, pauvre petit ami ? Dis-moi seulement le nom de ta maman.

— Maman, c’est maman, et papa, c’est Rigault le sabotier.

— Rigault ! dit la marquise ; le mari de la pauvre Louise ! Viens, petit, dit-elle en embrassant l’enfant ; nous allons faire route ensemble. »

Béatrice, en effet, prit par la main Jacques consolé, et le guida dans les détours du chemin. Elle passait devant son château qui s’élevait bien avant le village sur la route de Tours, lorsque de gros nuages s’amoncelèrent au ciel ; l’enfant tremblant se serra contre sa protectrice : aux premiers éclats d’un tonnerre lointain, Jacques recommença à pleurer.

« Maman va avoir peur pour moi, s’écria-t-il au milieu de ses sanglots ; elle va courir partout pour me chercher pendant l’orage, c’est encore loin chez nous.

— Ta maman n’aura pas peur longtemps, dit la marquise ; avant cinq minutes nous serons chez elle. »

Elle prit en effet l’enfant dans ses bras, le garantit de son manteau, et se mit à courir, sous la pluie battante, dans la direction du village. Le fardeau était bien lourd pour elle ; l’enfant, rassuré, souriait, en appuyant sa petite tête brune sur son épaule ; il se sentait à l’abri entre ces bras bienfaisants.

Quand elle atteignit le seuil de la chaumière de Louise, toute rougie de sa course, sa robe de taffetas lilas dégouttante d’eau n’avait plus de couleur, les dentelles de son manteau tombaient éplorées sur sa jupe, et la soie de son chapeau avait teint son cou de violet.

Elle frappa vivement à la porte, et Louise, en allant ouvrir, reconnut avec un étonnement joyeux Jacques riant dans les bras d’une belle dame.

« Voilà votre enfant, dit-elle en livrant aux baisers de Louise son fils retrouvé ; je l’ai rencontré perdu sur la route de Valnières, et je vous l’ai ramené.

— Oh ! que j’ai eu peur, dit la mère ; oh ! madame, que vous êtes bonne !



— Mais vous êtes mouillée, Louise ? D’où venez-vous ?

— J’ai couru pour le chercher, madame, et mon mari, qui m’a rencontrée, le cherche à présent. Mais approchez du feu, séchez-vous. »

Et elle jeta des sarments dans l’âtre.

La marquise l’aida à déshabiller l’enfant, à le coucher ; et c’était, entre les deux mères, un échange de douces paroles !

« J’ai vu Mlle Cora, disait Louise, elle vous ressemble ! »

Qu’aurait-elle pu dire de mieux de la fille de Béatrice ?

Quand la marquise rentra au château, elle éprouva des symptômes de fièvre ; la pluie, après une chaude journée de juillet, l’avait en effet transie, comme le craignait Louise ; elle se mit au lit. Le médecin, appelé en toute hâte, déclara qu’elle était atteinte d’une fluxion de poitrine.

Elle fut six semaines entre la vie et la mort. Pendant tout ce temps, une femme tremblante, accompagnée de deux petits enfants, vint chaque matin demander de ses nouvelles ; les pauvres et tous les habitants du village firent des vœux et des prières pour elle, et le vieux curé dit bien des messes à son intention. Enfin des soins éclairés, sa jeunesse, et avant tout sans doute la Providence, qui voulait la conserver à ses pauvres, la sauvèrent.

Son rétablissement fut une fête générale à Morancé ; quand elle reparut, pâle encore, entre sa mère, son mari et ses enfants pour se rendre à l’église, la joie se lisait sur tous les visages. Une émotion céleste rayonnait sur le sien, lorsqu’en descendant de voiture elle fut reçue par tous les petits enfants de son asile, qui vinrent dans leurs plus beaux habits lui offrir des bouquets.

Avant l’office, on entonna une sorte de cantate composée en son honneur par le maître d’école, que chantèrent de tous leurs poumons les jeunes filles et les garçons de Morancé. Le bon curé monta en chaire, fit un simple et éloquent sermon sur la charité, dans lequel beaucoup d’allusions aux vertus de la marquise prirent leur place tout naturellement.

Quand la fille de la marquise, la jolie petite Cora, après avoir rendu le pain bénit, passa, tenant dans sa main mignonne la bourse de quêteuse, les pièces blanches y tombèrent à l’envi ; le mendiant même y déposa son obole, et les petits enfants se levèrent sur la pointe de leurs pieds pour y mettre le sou du dimanche. Les économies faites par les grands pour le cabaret, et par les petits pour la marchande de gâteaux, allèrent grossir l’humble trésor de l’église de Morancé et il brûla pendant bien longtemps, aux pieds de la Vierge, des cierges payés par les pauvres du village.

Béatrice rendit leur fête à tous ses protégés.

Au sortir de la messe, elle les emmena dans le parc. D’immenses tables avaient été dressées sous l’ombrage des grands arbres ; elle-même présida à celle des vieillards.

Le soir, Cora ouvrit le bal avec Germain Rigault, l’aîné des enfants de Louise ; la danse fut bruyante et se prolongea jusqu’à minuit. On s’en souvint longtemps, et l’hiver, quand la marquise, appelée par la position de son mari à passer au moins six mois à Paris, eut quitté son château, on disait bien souvent, en regardant les fenêtres fermées de la bienfaisante demeure :

« S’il y avait du feu dans ces cheminées-là, personne n’aurait froid à cinq lieues à la ronde. »