Librairie Hachette (p. 71-80).


VIII

L’asile.


Le soleil dorait à peine la soie des rideaux de sa chambre, quand la marquise ouvrit les yeux. Elle jeta un regard sur la pendule qui marquait six heures vingt.

« Vingt minutes de retard ! s’écria-t-elle. Que vont penser mes petits enfants ? »

Sa femme de chambre ouvrait en ce moment avec précaution la porte de sa chambre. Béatrice était déjà levée.

« Je croyais trouver madame endormie, dit Julie ; madame a passé une soirée si fatigante et s’est couchée si tard hier !

— Mais j’ai été paresseuse aussi, Julie, tu vois bien qu’il est six heures et demie. Je n’abandonne pas mes petits enfants, parce que j’ai dansé hier et que c’était ma fête. Vite, Julie, ma robe noire et fais de mes cheveux ce que tu voudras, pourvu que je sois coiffée en quelques minutes. »

Sept heures sonnaient quand la marquise quitta son appartement. Cette femme, si brillante, si fêtée la veille, s’en allait seule, modestement vêtue, jusqu’au village qui touchait à son château. Quand tout le monde reposait encore, sa charité l’avait éveillée ; elle faisait déjà le bien à l’heure où les autres sommeillent, sans tenir compte de ses fatigues de la veille, des moments ôtés à son repos et du désir qu’elle pouvait avoir de rester couchée pour réparer ses forces.

Elle avait pris l’habitude de se lever tous les jours à six heures pour visiter ses pauvres ; jamais elle ne manquait à ce devoir imposé par elle-même.

On voyait sur la route de Morancé au château, à l’extrémité du village, une petite maison blanche, nouvellement bâtie, avec un gai parterre devant et un beau jardin derrière. C’est là que tous les jours à sept heures venait la marquise Béatrice de Méligny.

Cette maison lui appartenait ; elle-même avait présidé à sa construction, fait le plan des appartements et dessiné les allées du jardin.

Cette joyeuse demeure était un asile pour tous les orphelins du village et des environs, et pour les enfants des pauvres veuves ; elle l’avait acquise au prix d’un sacrifice de vanité ; pour donner une habitation, des meubles, des rentes à ses chers protégés, la marquise avait vendu un jour cent cinquante mille francs de diamants.

Le marquis avait fait en vain des objections à cette résolution ; mais ses instances l’avaient fléchi.

Cette belle œuvre de charité était devenue la cause de ses plus douces joies ; au bout d’un an, il se trouvait déjà dans la maison vingt petits orphelins, instruits, nourris, aimés, grâce à Béatrice : elle comptait onze petites filles et neuf petits garçons dans les dortoirs, où les chers innocents s’endormaient sous le regard de la Vierge mère.

La classe les réunissait autour d’une jeune maîtresse qui les instruisait sans jamais les punir ; toute rigueur eût été inutile, car chaque matin la marquise, après les avoir visités, leur laissait dans le cœur de si douces paroles, qu’ils restaient sages tout le jour.

Ce matin-là, cependant, il régnait une grande agitation dans la classe ; on regardait avec impatience la pendule : ces mutines petites têtes étaient littéralement cachées derrière des bottes de fleurs : on s’agitait tumultueusement sur les bancs ; on répétait : Madame ne vient pas ! Un ou deux des plus petits commençaient même à pleurer d’impatience, quand la porte s’ouvrit, et la marquise de Méligny parut.

Elle promena son regard affectueux sur toute cette petite assemblée. Le bruit s’était éteint comme par enchantement ; chacun demeurait silencieux à sa place en tenant toujours sa gerbe de fleurs.

La jeune maîtresse fit un signe. Une petite fille s’approcha d’elle et récita un compliment composé en l’honneur de Mme Béatrice.

Quand elle eut fini, elle se jeta dans les bras de la marquise en pleurant d’émotion. Les autres élèves se pressèrent alors pour apporter entre ses mains, sous ses pieds, sur sa robe, devant et derrière elle, leurs bouquets cueillis dans tous les jardins d’alentour pour lui être offerts. Ces têtes blondes, éveillées, riantes, ces fleurs semées partout dans cette classe, cette noble et simple femme tendant ses bras à ces petits êtres accourus auprès d’elle, tout cela formait un ensemble délicieux et touchant, comme la sainte charité qui en était la cause.

Quand on l’eut bien embrassée, bien célébrée dans toutes sortes de langages naïfs et de bégayements enfantins, elle fit un signe : tout le monde se retrouva à sa place.

« Maintenant, dit-elle, nous allons remercier le bon Dieu pour tant de grâces, et moi je vais le prier de vous garder toujours aussi obéissants et aussi sages. »

Elle leva alors vers le Christ son regard où régnait la plus pure sérénité et commença l’admirable prière de tous : Notre père.

Quand sa voix se tut, qu’elle ramena vers ceux qui l’écoutaient son visage maternel, on s’assit en face d’elle, et elle commença à faire, comme tous les matins, un petit examen sur le travail de la veille ; personne ne fut en défaut, on s’était appliqué pour bien répondre le jour de sa fête. La jeune maîtresse, qui adorait la marquise, avait stimulé le zèle de chacun ; un sourire heureux l’embellit, quand Béatrice la félicita sur les progrès de ses élèves, en ajoutant :

« J’ai aujourd’hui, mademoiselle, une grâce à vous demander au nom de mes petits amis : puisque tout le monde a été sage et laborieux, veuillez donner un congé en l’honneur de ma fête, je vous en serai bien reconnaissante. »

« Vous voyez, mes enfants, comme Mme la marquise est bonne pour vous, dit la maîtresse en se tournant vers le petit troupeau impatient, je ne puis rien refuser à madame ; remerciez-la donc de ce beau jour de récréation. »

Elle n’avait pas besoin de leur conseiller de remercier la marquise, mille cris de joie s’élevèrent à l’instant. Elle traversa la classe, ouvrit la porte qui donnait sur le jardin, et la bande enfantine se précipita dans les allées avec l’impétuosité d’un torrent. On s’éparpilla sur les pelouses, dans les bosquets ; les rondes se formèrent, les jeux commencèrent. La marquise contempla quelques instants ce tableau d’un bonheur qui était son ouvrage ; tous ces cris et toutes ces exclamations joyeuses lui semblaient autant de bénédictions. Quand elle quitta le jardin, ses chers protégés la suivirent pour lui dire encore adieu. Bien longtemps elle aperçut derrière la grille leurs joues roses et leurs yeux brillants, bien longtemps elle entendit leurs chants et les éclats de leur gaieté. Une douce satisfaction gonfla son cœur et elle s’éloigna plus satisfaite de ces cris de joie qu’elle ne l’avait été la veille des hommages rendus à sa beauté et à son esprit.

On se lasse d’être admirée, on ne se lasse jamais d’être bénie !

La marquise revint lentement au château, en serrant entre ses mains le bouquet des enfants de l’asile. Elle remonta dans sa chambre, plaça elle-même cette belle gerbe embaumée dans une potiche chinoise, changea de robe et descendit au jardin.

Personne, en la voyant si calme et si souriante, n’aurait deviné qu’elle avait à peine dormi quatre heures.

La plupart de ses hôtes étaient partis. Béatrice, affranchie de ses devoirs de maîtresse de maison, du moins presque complètement, reprit avec simplicité ses travaux habituels.

Comme elle achevait une layette pour l’enfant d’une pauvre femme, son mari s’approcha d’elle :

« N’ai-je pas raison, dit-il, quand je vous reproche de préférer vos pauvres à vos amis ? Vous l’avez encore prouvé hier.

— Ils avaient grand besoin de moi et ils ne m’ont pas retenue longtemps.

— Trop longtemps suivant mon opinion.

— Ah ! s’écria Béatrice, ne me tourmentez pas sur ce point, c’est le seul où je ne puis vous céder.

— Je me tais, et je ne veux vous tourmenter en rien, mais permettez-moi de vous souhaiter votre fête le jour même comme les bonnes gens ; ce que j’attendais de Paris, vient de m’arriver seulement tout à l’heure. »

Le marquis présenta alors à sa jeune femme un écrin de velours bleu à ses armes.

« Des bijoux ! dit-elle avec une sorte de regret, j’en ai déjà tant !

— Prenez, » reprit son mari.

Deux miniatures encadrées d’émail et de diamants reposaient sur le velours de l’écrin.

« Mes enfants ! s’écria Béatrice, il fallait leurs têtes aimées pour vous faire pardonner les diamants !

— Vous m’avez appris à acheter moi-même vos parures, je sais qu’en vous le confiant l’or ne va jamais chez le bijoutier : il s’arrête dans une mansarde ou une chaumière.

— Merci doublement alors, mon ami, d’avoir pris tant de peine pour me donner ces deux miniatures chéries.

— Elles sont bien loin des modèles, dit le marquis en embrassant Cora et René qui entraient en ce moment.