Librairie Hachette (p. 63-70).


VII

La fête de Béatrice.


On fêtait au château de Morancé la fête de la belle châtelaine.

Un magnifique dîner avait réuni tous les amis de la famille.

Six années s’étaient écoulées depuis le mariage de Mme de Méligny. On aurait en vain cherché sur un autre visage une pureté de traits plus parfaite, une expression plus simple et plus charmante ; cette madone souriante était l’enchantement de tous les regards.

L’immense table chargée de cristaux et de fleurs, les grands dressoirs couverts d’argenterie, la vaste et sévère salle tendue de cuir de Cordoue, tel était le fond sur lequel se détachait le cercle de famille où se mêlait la grâce fraîche des jeunes cousines de la marquise, le noble visage de la duchesse de Morancé, la tête blanchie de son aïeul, près duquel on voyait sourire les deux enfants de la marquise, Cora et René, deux anges blonds qui eussent tenté le pinceau d’un grand peintre.

Ceux qui voyaient la marquise de Méligny ainsi brillante, aimable, spirituelle, entremêlant ses causeries des saillies les plus vives, ceux qui admiraient sa beauté et son luxe alors que les émeraudes de son corsage étincelaient comme des étoiles et que les plus belles fleurs s’épanouissaient en couronne dans ses cheveux, ceux qui s’écriaient : Qu’elle est belle ! ceux-là ne savaient pas que les pauvres en la voyant disaient, eux : Qu’elle est bonne !

Cette femme si vantée, si intelligente, possédait les dons les plus précieux du cœur. Sa bonté s’étendait autour d’elle comme une atmosphère divine ; rien ne lui échappait, rien ne lui répugnait ; les déshérités, les infirmes, les coupables mêmes connaissaient son inépuisable charité : elle soulageait les maux, écoutait les plaintes, encourageait le repentir ; modeste pour ses bonnes œuvres innombrables, elle n’en parlait jamais et ne se permettait même pas dans sa conversation ces petites critiques malicieuses si en usage parmi les gens du monde.

Quand on entamait le chapitre des médisances :

« Vous savez, disait son mari, on ne dit jamais de mal de personne devant la marquise ; elle a la charmante manie de trouver toujours d’avance ceux qu’on blâme ou qu’on accuse innocents.

— Mon Dieu ! répondait-elle, nous ne sommes pas des saints ; les âmes les plus nobles peuvent se tromper parfois. Ne devons-nous pas faire la part des erreurs et des entraînements, et, si nous sommes dans la bonne route, excuser ceux qui ont suivi la mauvaise ? Qui sait ce dont nous aurions été capables si nous nous étions trouvés dans les mêmes circonstances ? »

On s’inclinait devant ce jeune et généreux avocat des malheureux égarés, et sa voix bienveillante convertissait les plus intolérants.

Le jour de sa fête, un bal suivit le dîner. Après avoir assisté à la toilette de sa fille et lui avoir passé de ses mains une robe de mousseline des Indes doublée de taffetas rose, Mme de Méligny descendit tenant par la main sa petite Cora, qui pour la première fois paraissait dans une réunion si brillante.

Leur entrée fut saluée avec enthousiasme. Quand elle se fut montrée dans le premier quadrille, elle sortit de la galerie illuminée pour donner quelques ordres. Elle allait monter l’escalier du château, quand une jeune paysanne l’arrêta, et se jetant à ses genoux :

« Ah ! madame la marquise, s’écria la pauvre enfant en larmes, ma chère grand’mère est mourante ; elle vous supplie de venir, ne serait-ce qu’une minute, adoucir ses derniers moments ; mais je vois bien que vous ne pouvez pas aujourd’hui ; pardon de vous déranger : dites-moi seulement quelques bonnes paroles, je les lui rapporterai.

— Comment s’appelle ta grand’mère, mon enfant ?

— Jeannette, madame, Jeannette la paralytique c’est sa chaumière qui touche à l’église.

— Ma pauvre paralytique ! s’écria la marquise ; j’y vais ; entre là, mon enfant, je te rejoindrai dans un instant. »

La jeune fille s’assit sur une des chaises de l’antichambre. Cinq minutes après, la marquise reparaissait ; elle n’avait pris que le temps de passer une autre robe et de jeter sur ses épaules une mante de soie noire ; elle reçut une lanterne des mains de sa femme de chambre et remit à la jeune fille un panier contenant du linge, une bouteille de bon vin et quelques médicaments.

« Madame ne veut pas qu’Étienne et moi allions avec elle ? demanda la femme de chambre.

— Non, Julie, j’irai seule ; il fait beau et ce n’est pas loin ; ne dis rien à personne ; je reviendrai dans un quart d’heure. »

Elle atteignit bientôt la chaumière de Jeannette.

La vieille Jeannette, étendue dans son lit, portait déjà sur son visage la pâleur de la mort ; la vaste pièce qu’éclairait mal un cierge vacillant paraissait agrandie encore par l’obscurité, et le cœur se serrait en entrant dans cette sombre chambre dont le silence n’était troublé que par les sanglots d’un petit garçon agenouillé au pied du lit et les pénibles soupirs de la malade.

À la vue de la marquise, la pauvre Jeannette parut se ranimer, elle se souleva par un effort et tendant vers elle sa vieille main hâlée et glacée.

« Madame la marquise, que vous me faites de bien ! Je n’espérais pas votre visite. Voyez-vous, madame, vous m’avez tant secourue dans ce monde qu’après M. le curé, c’était vous que je souhaitais le plus voir.

— Ne parlez pas, ma bonne, cela vous fatigue ; tenez, buvez plutôt, » dit la marquise en tendant une tasse d’un breuvage fortifiant à la malade.

Celle-ci le prit, et quand elle eut bu :

« Attendez maintenant que je vous mette bien à votre aise, ma chère Jeannette, continua Béatrice, et elle souleva de ses mains la pauvre femme, tandis que sa petite fille, qui s’était approchée, reposait l’oreiller et aplanissait les draps.

— Merci, oh ! merci, madame. À présent j’ai une grâce à vous demander, reprit la vieille paralytique ; je me meurs, je le sens, je laisse à mes petits-enfants ma chaumière et le peu d’argent que j’ai ; mais je ne m’en irai pas tranquille si vous ne me promettez de les prendre sous votre protection ; de faire ce que j’aurais fait, de mettre ma petite Toinette en apprentissage chez une maîtresse couturière et de laisser aller mon petit Jules à l’école jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour travailler à la terre.

— Je vous le promets, Jeannette, dit la marquise émue en attirant à elle les deux enfants qu’elle embrassa avec tendresse.

— Le bon Dieu vous bénira, madame, vous qui employez votre richesse et votre cœur à soulager les pauvres gens ; je suis bien sûre qu’il vous bénira ; ce n’est pas les prières qui vous manqueront, allez, car on en fait assez dans le village pour vous. »

Et Jeannette baisa la main de la noble jeune femme avec un pieux respect.

« Adieu, madame la marquise, on est peut-être inquiet de vous au château, adieu ! Allez à ceux qui vous aiment ; on parlera encore longtemps de vous ici.

— Je ne veux pas vous quitter, Jeannette, vous êtes bien faible, ce soir.

— Ah ! madame, j’attends M. le curé ; il ne peut tarder ; il m’apportera tout le bien que je puis encore attendre.

— Adieu, alors. Je suis heureuse de vous voir calme. Toinon, il y a là du linge pour ta grand’mère et tout ce dont elle peut avoir besoin. Soigne-la bien, mon enfant. »

Et, baisant les têtes inclinées du frère et de la sœur, la marquise Béatrice sortit de la chaumière après y avoir apporté la consolation et la paix.

On était étonné au château et même inquiet de son absence ; mais quand elle reparut plus souriante et plus fraîche qu’elle ne l’était une heure auparavant, on se rassura ; le marquis, habitué à sa manière d’agir, devina à peu près le motif de sa disparition et lui baisa la main en lui adressant un sourire et un doux reproche.