Librairie Hachette (p. 279-291).


XXX

Désespoir.


Elle se jeta tout habillée sur son lit et s’endormit de lassitude. Ce repos ne dura pas longtemps ; elle courut de nouveau à la porte de René pour écouter si elle ne l’entendait pas se plaindre.

Aucun bruit n’arriva jusqu’à elle : elle rentra chez elle plus calme.

Vers cinq heures, il lui sembla distinguer un soupir étouffé, une faible plainte ; elle ouvrit doucement la porte et entra à petits pas. René ne bougea pas ; ses beaux cheveux blonds et bouclés se détachaient sur le blanc de l’oreiller et entouraient son visage pâle comme l’albâtre ; une sereine beauté éclairait son front ; son mouchoir ensanglanté s’était échappé de sa main pendante hors de son lit ; pas un souffle ne passait sur ses lèvres. Il y avait dans cette immobilité quelque chose de terrible qui fit trembler le cœur de la mère.

Elle s’approcha du lit, baisa René au visage, saisit sa main, la pressa avec effroi : elle était glacée ; elle appuya alors son oreille sur la poitrine, pas un battement ne la souleva.

Elle poussa un cri :

« Mon fils est mort ! »

Et tomba à genoux au pied de ce lit.

Le marquis arriva à l’instant et essaya de rappeler le jeune homme à la vie ; le médecin de l’asile, appelé en toute hâte, lui prodigua en vain tous ses soins.

Les yeux de la mère ne s’étaient pas trompés, René était mort ! mort d’une de ces hémorragies internes qui viennent si souvent détruire l’espoir de la guérison, après les blessures graves ; il était mort sans secousse et sans douleur et, pauvre oiseau blessé, n’avait regagné le nid que pour y expirer.

Le marquis, dès qu’il eut entendu les paroles du docteur, courut à sa femme, la souleva dans ses bras, essaya de ranimer cette pauvre créature, demeurée sans mouvement et sans parole depuis que l’horrible pensée était entrée dans son esprit.

Le regard errant de la marquise se fixa enfin sur celui de son mari : elle entrevit son visage bouleversé et retomba près du lit ; puis, se jetant sur le corps de son enfant, elle l’inonda d’un torrent de pleurs.

Ces pleurs lui sauvèrent la vie.

Elle couvrit de ses baisers ce front, ces yeux, cette bouche tant aimés, ce cœur qui ne battait plus pour elle.

Le nom de son fils s’échappa comme un sanglot de ses lèvres. Le marquis ne tenta pas de l’arracher à cette douloureuse étreinte ; il la laissa goûter la joie amère de ces embrassements ; il y mêla les siens.

« Mon fils, mon unique fils, murmura-t-il, ô mon Dieu ! »

Le médecin de la ville, appelé en toute hâte, arriva alors ; il tâta le pouls, approcha une glace des lèvres du jeune homme. Après l’avoir longtemps examiné :

« Comment était-il, monsieur ? demanda-t-il au marquis.

— Il souffrait, sans qu’il nous parût en danger.

— C’est une hémorragie interne ; le sang l’a étouffé ! »

Un sanglot répondit seul au médecin.

Le marquis pleurait.

Béatrice, après s’être reculée machinalement, pour laisser le docteur s’approcher de son fils, était revenue auprès du lit et recommençait à embrasser avec une folie passionnée cet être inanimé qui ne pouvait pas lui répondre.

C’était vrai, il était mort ! Il lui fallait la preuve matérielle pour y croire.

Elle l’avait perdu dans tout l’épanouissement de sa jeunesse, dans tout l’éclat de ses belles années, subitement frappé par un ennemi inconnu ! Le perdre ! quand, la veille encore, il lui souriait, il lui parlait, s’asseyait à sa table ; quand tout lui promettait la vie ; quand le cœur de sa mère vivait de lui et pour lui !

Il était mort, cet enfant arraché un jour à la tombe par ses soins ; il ne battait plus ce cœur si noble, si tendre, si viril et si doux ! Jamais elle ne verrait se rouvrir ses beaux yeux qui la regardaient avec tant d’amour. C’était fini ! à jamais fini !…

Ô Béatrice ! heureuse femme, heureuse mère ! Dieu t’envoya dans cette seule douleur toutes les douleurs qu’il t’avait épargnées jusque-là ; baise encore ton fils glacé, presse-le sur ton cœur brûlant et désespéré. Il est bien mort, puisque l’ardeur de ta tendresse ne le ranimera pas ; demain on viendra te le prendre, et tu n’auras même plus cette ombre froide dans tes bras, mais une pierre de marbre pour te rappeler ton enfant.

Elle ne se dit pas tout cela : sa pauvre tête égarée ne savait plus rassembler ses pensées ; elle répéta seulement :

« J’avais un fils, je n’en ai plus ! »

Tout le jour et toute la nuit, quand le vieux curé vint allumer les cierges et réciter les prières des morts, elle resta devant le lit de René.

Rien ne put l’en arracher : tantôt elle se taisait ou répondait au curé machinalement ; tantôt elle éclatait en sanglots et recommençait à crier :

« René, mon enfant ! mon fils ! »

Puis elle redevenait muette et sans force.

À peu près à la même heure où, la veille, elle avait trouvé René mort, son mari, aidé du curé, parvint à l’éloigner de la chambre mortuaire ; il la ramena dans son appartement, l’étendit, avec sa femme de chambre, sur une chaise longue, et resta dans l’ombre à veiller cette pauvre femme comme un enfant.

Elle demeura longtemps sans faire un mouvement, sans pouvoir prononcer une parole ; le curé vint s’asseoir auprès d’elle, il essaya de la consoler ; mais console-t-on de pareilles douleurs ?

Le vieillard s’efforçait de lui donner du courage, et quelques phrases seulement arrivaient à l’oreille de la marquise.

« Vous vous devez à votre mari, à votre fille. Tout est-il à jamais éteint dans votre cœur avec… avec… »

Il se mit aussi à pleurer.

« Ah ! oui, répétait-il en manière de consolation, sans penser qu’il pouvait augmenter les regrets de la mère, ah ! c’était une belle âme, une grande âme, un vrai gentilhomme pour l’honneur et la bravoure ; il était bien de vous, madame, et si jeune ! mourir si jeune ! si plein de vie, de santé. Oh ! la guerre ! c’est affreux : les balles ne choisissent pas ; que leur importent les mères ? Hélas ! »

Béatrice l’écoutait lorsqu’il parlait ainsi.

Le marquis sortit de la chambre lorsqu’il crut sa femme plus calme. On arrivait pour ensevelir René. Comme si Béatrice eût deviné ce qu’on allait faire ; elle se leva tout d’un coup, ouvrit précipitamment la porte, entra dans la chambre en criant :

« Une dernière fois ! une dernière fois ! laissez-moi l’embrasser ! »

Le jeune homme reposait déjà dans sa bière ; elle souleva le drap mortuaire et se pencha pour baiser son front.

Le marquis crut qu’elle était morte dans cette horrible étreinte, en voyant ses bras se roidir autour du corps ; il l’emporta chez elle ; le médecin arriva : elle n’était qu’évanouie.

Quand elle revint à elle, la tombe venait d’être fermée à jamais sur la dépouille de cet être si noble, si tendre, si généreux, qu’on appelait René de Méligny.

Si l’affliction de Béatrice fut immense, profonde, folle, celle de son mari ne fut pas moins grande. Il versa moins, le premier jour, le flot de sa douleur ; mais elle s’amassa au fond de son cœur et ne le quitta plus.

Il avait vu enlever le dernier descendant de sa race par la mort, à un âge où l’on ne prévoit jamais qu’elle puisse frapper ; il avait vu en un instant détruits tous ses rêves d’orgueil et d’avenir ; non-seulement il regrettait son fils, mais il craignait encore pour Béatrice.

Pendant huit jours, l’affliction du marquis ne parvint pas à faire parler cette ombre éplorée qui était sa femme.

Le nom de René ne fut pas prononcé entre eux ; le marquis n’osait le dire. On avait voilé le portrait du jeune homme et fermé sa chambre.

Un jour Béatrice, errante et désœuvrée, ouvrit un album dans le salon ; elle tomba sur une page écrite par la main inhabile de René enfant ; il y avait ces mots :

« Quand j’étais tout petit, tu me portais sur ton cœur et tu me nourrissais de ton lait ; quand j’ai été plus grand, tu m’as enseigné ce qui est bien ; tu viens de me sauver la vie dans ma fièvre cérébrale ; tu as manqué de mourir pour moi. Quand je serai tout à fait un homme, c’est moi qui te soutiendrai, et je te ferai si heureuse, que tu voudras vivre toujours ! »

« Ô mon petit enfant ! s’écria-t-elle, Dieu ne l’a pas voulu ! »

Elle tendit l’album au marquis. Quand il eut lu, il la prit dans ses bras.

« Ma Béatrice, ma femme, mon amie, dit-il, nous restons seuls après ce que nous aimions ; je vis pour vous, tâchez de vivre pour moi. »

Elle sanglota longtemps sur son épaule ; puis l’embrassant :

« Oui, lui dit-elle ; mais nous parlerons de lui ! »

Au bout de ces huit jours, ses pauvres la revirent ; on s’écarta tristement devant ses pas ; on leva sur elle des yeux compatissants. Pour la première fois, celle qu’on avait tant admirée et tant bénie, on la plaignait.

Tous les soirs, elle passait, appuyée sur le bras de son mari : elle allait prier dans la petite église, aux pieds de cette Vierge qui vit mourir son fils ; puis elle entrait dans le cimetière pour déposer sur un tombeau de marbre un bouquet de fleurs. Elle restait longtemps à genoux dans le caveau funèbre, les mains entrelacées à la croix, s’entretenant tout bas avec son fils bien-aimé, jusqu’à ce que le marquis la relevât doucement et, repassant sous son bras, son bras tremblant, la reconduisît au château.

Elle écrivit à sa fille, en la suppliant de revenir ; elle avait besoin de ce lien pour la rattacher à la vie. Au mois de décembre, elle retourna à Paris, ne reçut que quelques amis, qui vinrent presque tous les soirs lui tendre leurs mains sympathiques. Un jour, en levant les yeux sur son mari, elle fut effrayée du changement qui s’était opéré en lui. Les cheveux du marquis avaient tous blanchi ; son front s’était creusé, des rides profondes sillonnaient son visage, un cercle noir entourait ses yeux.

Elle pensa à la bonté, au dévouement de ce pauvre père, souffrant sans se plaindre et dominant son propre cœur pour essayer de la consoler ; elle sentit qu’elle devait se résigner et renfermer au fond de son cœur ce désespoir qui ajoutait encore au chagrin du marquis.

À partir de ce moment, elle essaya de sourire, reprit avec son mari les causeries d’autrefois, fut moins sombre et plus tendre. M. de Méligny crut que sa femme lui était rendue et que le ciel lui accordait encore quelques années d’existence.

Cora faisait espérer son retour pour le mois d’avril, Béatrice se hâta de revenir à Morancé : mais le mois d’avril se passa et sa fille n’arriva pas. Elle reprit ses promenades du soir et ses visites au tombeau de son fils ; sa santé semblait meilleure ; elle avait plus de force, de paix sur le visage ; les yeux du marquis s’y reposaient avec bonheur ; il ne voyait pas que ces sourires et cette résignation étaient l’effort d’une âme admirable, qui voulait lui cacher jusqu’aux appréhensions de sa perte. Un mal secret la dévorait ; dès le premier jour ; elle avait eu le pressentiment qu’elle ne saurait pas survivre à René. Que deviendrait alors le marquis, seul, frappé dans toutes ses affections ? Elle hâta autant que possible le retour de sa fille.

Elle éprouvait une fiévreuse impatience de la revoir. Peut-être espérait-elle que ses bras pouvaient l’arracher à la mort. À mesure que les jours passaient et que revenait l’époque à laquelle elle avait perdu René, elle s’affaiblissait insensiblement et répétait souvent à voix basse :

« Cora ! Cora ! hâte-toi ! »

Un jour vint où elle ne put pas se lever ; son mari se tenait à côté de son lit ; elle lui tendit la main.

« Mon ami, lui dit-elle, mon cher Léopold, Dieu nous a frappés cruellement ; ayez du courage pour les épreuves de ce monde, et quand je ne serai plus, que ce soit une consolation pour vous de m’avoir rendue plus de trente ans heureuse.

— Béatrice, ma femme bien-aimée, Dieu ne vous prendra pas à ma tendresse, à celle de votre fille.

— Ma fille ! ah oui ! j’aurais voulu vivre encore pour elle, pour elle et pour vous, Léopold ; vous seuls m’attachiez à ce monde ; à vous deux, vous étiez assez forts pour m’y retenir ; mais lui, lui qui m’attend, qui m’appelle, Dieu ne veut pas que je pleure deux fois sa mort. Je le reverrai peut-être le jour où je l’ai perdu. Ne pleurez pas, mon ami, ne me faites pas gémir de vous quitter si tôt… Nous serons heureux dans une plus belle patrie… croyez-le, Léopold… Il faut bien se séparer un jour ; que ce soit maintenant ou plus tard, qu’importe à des âmes immortelles !… Et pourtant… je m’en vais parce qu’il est parti… oui ; mais je ne devais pas le voir mourir ; il n’est pas dans la nature de voir expirer son enfant… j’espérais le laisser derrière moi, avec de longs jours encore à traverser, lui et notre Cora, ma fille, que je n’ai pas embrassée depuis dix-huit mois. »

Des larmes remplirent alors ses yeux.

« Ah ! voilà ce que je regrette, murmura-t-elle, c’est ce dernier adieu, ce dernier baiser de ma seule enfant.

— Vous le recevrez, Béatrice, vous vivrez assez pour le recevoir ; c’est moi qui vous l’assure ; elle vous gardera à notre amour, et vous nous sourirez encore. »

Elle secoua la tête.

« Non, dit-elle, à moins qu’elle n’arrive bientôt ; il y a bien là, ajouta-t-elle en montrant son cœur, un reste de chaleur que sa présence pourrait ranimer, mais qu’elle ne conserverait pas ; tout est dit maintenant, et le bon Dieu savait bien ce qu’il faisait en me prenant René. Voulez-vous envoyer prier le curé de venir… je voudrais lui parler. »

Le marquis se leva, baisa doucement la main amaigrie de sa femme. Quelques instants après, il reparaissait suivi du curé.

Le vieillard s’assit au pied du lit de la malade.

« Cher marquis, dit Béatrice, voulez-vous vous éloigner un peu ? »

Le curé s’approcha.

Un entretien à voix basse commença entre elle et lui. Une demi-heure après, la marquise, soutenue par ses femmes et son mari, s’inclinait pour recevoir le pain des anges ; le vieillard élevait entre ses mains le calice d’or, un pieux silence emplissait la chambre, un rayon de soleil, glissant par l’ouverture des rideaux baissés, faisait resplendir le front de Béatrice ; son visage rayonnait de foi et d’espérance ; la douleur et la lassitude de la terre ne se lisaient plus dans ses regards ; mais on y voyait un immense désir du ciel ! Quand l’hostie sainte toucha ses lèvres, le marquis crut que ce Dieu descendu dans son âme allait à jamais l’emporter ; une larme roulant sur les joues pâles de Béatrice fit comprendre à son mari qu’elle vivait encore.