Librairie Hachette (p. 123-131).


XIII

La lettre.


Ce qui venait d’être décidé s’exécuta. À quatre heures du matin, le lendemain, toute la maison était sur pied. Louis, résigné et obéissant, cachait son chagrin à sa mère et s’habillait à la hâte ; ses sœurs se tenaient tristement dans un coin de leur chambre ; Jacques soupirait d’un autre côté ; Germain, l’aîné, montrait seul moins de sensibilité et essayait de consoler les autres. Tous ces enfants aimaient Louis à cause de sa douceur, de sa complaisance, et avec cette tendresse qui naît naturellement de la protection de ceux qui sont forts pour ceux qui sont faibles.

Quand on fut rassemblé dans la vaste cuisine, Louise coupa un morceau de pain bis, posa devant son fils un bol de lait chaud, et comme Louis le repoussait disant qu’il n’avait pas faim :

« Mange-le, mon Louis, murmura sa mère, c’est le dernier que je te donne. »

Louis laissa tomber une larme dans son lait, y mêla son pain et mangea.

Il alla ensuite faire ses adieux à son père, à l’oncle Thomas qui lui dit en ricanant :

« J’espère, feignant, que tu ne garderas pas ton nom là-bas.

Louise et les enfants devaient l’accompagner un bout de chemin ; on se mit en route silencieusement ; Germain portait le paquet de son frère ; Catherine, la plus jeune des sœurs, tenait un panier plein de cerises pour le déjeuner de Louis ; Jacques lui donnait le bras, et il sortait par instants de sa poitrine un soupir désolé.

Personne ne rompit le silence jusqu’au carrefour au milieu duquel s’élevait une croix qui marquait le lieu de séparation.

Louis se jeta dans les bras de sa mère ; la pauvre femme qui s’était contenue jusqu’à ce moment, fondit en larmes.

« Adieu, mon fils, mon dernier venu et mon premier parti ! Adieu, mon enfant, sois courageux, ta mère pensera à toi ! Ô mon Dieu, s’écria-t-elle en tombant au pied de la croix, je vous le confie, je vous le donne ; il me quitte, mais vous restez ; bénissez notre enfant, veillez sur lui et consolez-le. »

Les petites sœurs répétèrent : « Ainsi soit-il, » d’une voix tremblante.

Louise tendit alors à son fils un papier plié en quatre c’était une lettre pour Françoise Lourdet. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas écrit, aussi avait-elle dicté à Jeanne sa naïve et touchante recommandation.

Après avoir reçu les baisers de ses sœurs, Louis prit son panier de cerises et s’arracha des bras de Louise avec une résolution courageuse.

Il marcha vite au moins pendant cinq minutes, à côté de Germain, qui l’accompagnait seul. Au bout de ces cinq minutes, il se retourna. Loin, bien loin il aperçut la croix blanche, et, devant la croix, sa mère qui le suivait des yeux ; sa force l’abandonna à cette vue. Il voulut courir, se jeter une dernière fois entre les bras de Louise ; Germain le retint ; le pauvre enfant agita son chapeau ; un mouchoir blanc soulevé dans la main de sa mère, lui montra qu’elle l’avait vu ; il poussa un cri, appela : « Maman ! » et tomba sur le bord de la route.

Germain le releva, le soutint de son bras vigoureux pendant une bonne partie du chemin.

Après s’être reposés plusieurs fois, ils arrivèrent à Vierval vers midi. La seule personne qu’ils aperçurent dans la salle commune, déserte à cette heure, ce fut une jeune dame vêtue de mousseline blanche et qui leur demanda ce qu’ils voulaient.

« Nous cherchons la fermière, répondit Germain ; je viens lui amener mon frère qu’elle doit attendre aujourd’hui, et voilà une lettre pour elle.

— La fermière n’est pas ici aujourd’hui, peut-on lire cette lettre pour elle ?

— Ah ! que oui, madame, » répondit Germain.

La dame ouvrit la lettre, voici ce qu’elle contenait :

« Ma bonne madame Françoise Lourdet, suivant la volonté de mon mari, je vous envoie notre dernier fils pour être gardeur chez vous ; vous qui êtes une bonne mère, je vous prie d’avoir soin de mon cher petit qui est bien délicat pour son âge, et qui a une grande peine de nous quitter.

« Je vous serai bien reconnaissante de le traiter doucement, car il est obéissant et fera tout ce qu’on lui commandera ; j’espère que vous en serez contente. S’il ne se conduisait pas comme il faut, renvoyez-le-nous, mais ne le punissez pas, parce qu’il est trop jeune et trop faible pour cela.

« Voilà tout ce que j’ai à vous demander, ma bonne madame Lourdet ; c’est au nom de vos enfants que je vous prie pour le mien ; j’ai toujours eu si peur pour sa vie, et nous l’aimons tant ! Excusez-moi et croyez-moi

« Votre bien humble servante.

« Louise Rigault. »



« Louise Rigault ! s’écria la belle jeune femme après avoir parcouru la lettre ; c’est ta mère, mon enfant ?

— Oui, non, c’était… c’est toujours maman, balbutia Louis.

— C’est bien toi qu’on envoie ici, mon cher petit, ou ton frère ?

— Hélas ! c’est bien moi, madame ; l’oncle Thomas a dit qu’il faut que je travaille.

— Que ta bonne mère soit tranquille, va, je veillerai sur toi. Voyons, ne me reconnais-tu pas ? continua la jeune dame en prenant les deux mains de Louis ; tu as grandi depuis ce temps-là, mais je crois bien que tu es mon petit Jacques ?

— Non, madame, je suis Louis ; Jacques reste à la maison, mais moi, on ne veut plus de moi, parce qu’on dit que je ne suis pas le fils à maman Louise ; qu’on m’a trouvé, et que je n’ai plus personne pour m’aimer !

— Ne pleure pas, maman Louise, t’aime. Sais-tu lire ? tu vas le voir. »

Elle tendit la lettre à l’enfant.

Il la prit, resta longtemps à déchiffrer ces mots tracés par la main inhabile de Jeanne ; quand il eut fini, un sourire éclaira son visage ; il porta à ses lèvres le papier qui lui révélait toute la sollicitude de Louise.

« Oh ! s’écria-t-il, comme elle est bonne !

— Tu vois bien, Louis, écoute ce que je vais te dire ; ne répète jamais que Louise Rigault n’est pas ta maman ; elle l’est, elle le croit, crois-le aussi.

— Oui, madame.

— Et puis, sois tranquille, on aura soin de toi ici ; cette ferme est à moi ; j’aimais ta mère, je t’aimerai à cause d’elle. Tu as donc oublié Mme Béatrice ?

— Non, oh ! non ! nous parlions de vous bien souvent, et Jacques voulait toujours vous voir ; la belle dame, comme il disait. Mais vous n’êtes pas une fermière, vous ?

— Non ; j’ai loué ma ferme à François Lourdet, qui sera ton maître ; je te recommanderai à lui, et, si tu es bien sage, j’obtiendrai qu’on te laisse aller voir ta mère le dimanche, et je te prêterai un cheval pour cela. »

Le petit garçon saisit la main de la marquise, et la couvrit de baisers reconnaissants.

« Ah ! merci, merci ! madame, vous êtes bien toujours bonne comme vous l’étiez. Ma mère priera encore plus pour vous, et moi, je vous obéirai comme à elle ! »

Ce fut, en effet, donnant la main à la marquise de Méligny, que Louis fut présenté à François Lourdet et à sa femme.

Il était bien petit pour qu’on lui confiât des bœufs. Pour le moment, on lui remit la garde des moutons, et il entra en fonctions le lendemain.