La Duchesse de Châteauroux/Texte entier

Michel Lévy frères, éditeurs.
COLLECTION MICHEL LÉVY



LA DUCHESSE


DE CHÂTEAUROUX


OUVRAGES


DE SOPHIE GAY


parus dans la collection michel lévy




Anatole 
 1 vol.
Le comte de Guiche 
 1 —
La comtesse d’Egmont 
 1 —
La duchesse de Châteauroux 
 1 —
Le faux Frère 
 1 —
Les Malheurs d’un amant heureux 
 1 —
Un mariage sous l’Empire 
 1 —
Le Moqueur amoureux 
 1 —

Clichy. — Impr. de Maurice Loignon et Cie, 12, rue du Bac-d’Asnières.
LA DUCHESSE


DE CHÂTEAUROUX


PAR


SOPHIE GAY


NOUVELLE ÉDITION



PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE



1863
Tous droits réservés


AVANT-PROPOS




La vie de la duchesse de Châteauroux, ou plutôt le règne si brillant et si court de cette femme, surnommée par ses ennemis même la seconde Agnès Sorel, m’a paru d’un assez grand intérêt pour être offert au public dans toute sa simplicité historique. Après avoir recueilli les principaux faits dans les gazettes, dans les historiens de cette époque, j’ai trouvé tant de détails précieux dans les mémoires ; dans les correspondances particulières, que je me suis contentée de les reproduire, en y joignant seulement le dialogue que j’ai supposé être le plus vrai, soit en raison des événements ou des caractères connus des personnages de ce drame. Les renseignements que j’ai dus à l’extrême complaisance de M. le comte de Mailly ; les recherches dans lesquelles M. Champollion a bien voulu m’aider, eu réunissant les manuscrits et les lettres autographes où je pouvais puiser les documents les plus certains, donneront, j’espère, à cet ouvrage le cachet de vérité que l’imagination du romancier ne peut atteindre.

Voici comment M. de Meilhan, le satirique, peint madame de Châteauroux dans sa galerie de portraits écrits. On sait s’il fallait mériter un éloge pour l’obtenir de sa plume sévère.

« Madame de Châteauroux était belle, et de la plus intéressante figure ; elle avait de l’élévation dans l’âme ; et, supérieure à tout vil intérêt, son ambition était du genre le plus noble. Aimant passionnément la personne du roi, elle s’occupait constamment de sa gloire. Comme une autre Agnès Sorel, elle lui inspira le désir de se mettre à la tête de ses troupes, etc., etc. »

Cet exemple d’une faiblesse ennoblie par tant de sentiments élevés, d’un amour passionné appliqué à la gloire de celui qui l’inspire, aux grands intérêts de la patrie, m’a semblé un heureux contraste à opposer à la peinture de ces amours criminels, féroces, cadavéreux, qui font le sujet de la plupart de nos ouvrages nouveaux. Espérant que le public pourrait bien être fatigué de la parodie bourgeoise de cette fameuse rouerie, née des orgies de la régence ; que ces égoïstes, infidèles par ton, ces femmes blasées qui savent tout et sont toujours dupes, étaient peut-être passés de mode, j’ai pensé que le tableau d’un amour véritable, au milieu d’une cour corrompue et dévote, serait pour le lecteur, accoutumé au sublime de l’horreur, comme la vue d’un ombrage frais après la traversée d’un désert brûlant ; et puis c’est quelque chose, pour une femme habituée à parer l’héroïne de ses romans d’une rare beauté, d’un noble caractère, d’un cœur aimant, que de pouvoir dire : Celle-là, je n’ai eu qu’à la raconter.


LA
DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX



I

INTRODUCTION


La maison de Mailly de Nesle, dont l’histoire de France constate l’illustration dès le xie siècle dans la personne d’Anselme de Mailly, tuteur du comte de Flandre, gouverneur de ses États et tué au siége de Lille, avait conservé cette fierté militaire que donnait autrefois en France une origine aussi noble. Cette ancienneté d’extraction ne lui était point contestée ; ses glorieux services, ses grandes alliances, ses emplois importants avaient tellement élevé le sentiment de son extraction, que tous les Mailly avaient placé sur la porte de leur hôtel leurs armes aux trois maillets, avec cette belle devise : Hogne qui voudra.

Deux femmes, Marie de Coligny et madame de Nesle, née Laporte-Mazarin, introduisirent dans la famille des Mailly les mœurs de la cour moderne.

La première, mariée très-jeune, sous le règne de Louis XIV, au marquis de Nesle, douée d’une rare beauté, d’un esprit distingué, avait perdu son mari au siège de Philisbourg. Dans la douleur profonde où cette mort la plongea, elle avala peu à peu, comme une autre Artémise, les cendres de tout ce que portait son mari quand il fut tué ; mais cette douleur, trop extrême pour durer, ne l’empêcha point d’épouser par la suite Albergotti.

Son fils, le marquis de Nesle, épousa en 1709 mademoiselle de Laporte-Mazarin, connue par son esprit et sa galanterie ; elle était dame du palais de la reine, et mourut en 1729, laissant cinq filles, qui toutes attirèrent les regards de Louis XV.

La première, Louise-Julie, épousa Louis-Alexandre comte de Mailly, son cousin, en 1726, et mourut en 1751 : c’est la première et l’aînée des sœurs qui furent aimées du roi.

La seconde, Pauline-Félicité, épousa Félix de Vintimille, et mourut en 1741.

La troisième, Diane-Adélaïde, née en 1714, fut mariée par le roi à Louis de Brancas, duc de Lauraguais.

La quatrième, Hortense-Félicité, épousa le marquis de Flavacourt en 1739 ; elle vivait encore en 1792.

La cinquième, Marianne, est celle dont nous écrivons l’histoire. Née en octobre 1717, rue de Beaune, dans le grand hôtel de Mailly-Nesle, dont une partie existe encore, et notamment la chambre toute dorée où la duchesse de Châteauroux vit le jour, elle fut confiée aux soins d’une nourrice choisie dans les environs du château de Nesle, en Picardie, et le régisseur du premier marquisat de France fut chargé de surveiller l’enfant et la nourrice comme les autres intérêts de son seigneur.

On croyait alors que les enfants élevés à la campagne, et vivant le plus longtemps possible du sein de leur nourrice, étaient plus beaux et moins sujets aux maladies. Ce préjugé, dont la coquetterie des mères s’arrangeait aussi bien que la santé des enfants, fit que la jolie petite Marianne de Nesle resta chez sa nourrice près de trois ans. La marquise de Nesle, tout occupée du sort de ses filles aînées, dont l’une devait épouser son cousin, négligeait beaucoup l’éducation de Marianne. La comtesse de Noailles s’en aperçut, et conjura son amie de lui confier pendant quelque temps cette charmante petite fille pour être élevée avec ses enfants.

C’est de cette époque que date l’amitié des Noailles pour madame de Châteauroux.

Cet exemple donné, la duchesse de Lesdiguières voulut le suivre, et elle se chargea de la jeune Adélaïde de Nesle, appelée dès lors mademoiselle de Montcravel. C’est ainsi que les amis ou alliés d’une grande Famille, dont la fortune n’était plus au niveau de son rang, se chargeaient de pourvoir à l’éducation et à l’établissement de cette noble famille, tant on attachait d’importance à ne la pas voir déroger.

À l’âge de dix ans, Marianne de Nesle fut mise au couvent, selon la coutume, qui ne permettait pas à une jeune personne de vivre ailleurs avant son mariage. Belle, spirituelle, vive, enjouée, elle devint bientôt le modèle et l’amour de ses compagnes : seulement, celles qui enviaient ses agréments, sa facilité à apprendre, lui reprochaient sa fierté, sa franchise. Il est certain qu’elle ne savait pas dissimuler son mépris pour la bassesse et l’intrigue, dont on fait l’essai au couvent avant de s’en servir dans le monde, et qu’elle se vengeait quelquefois d’une méchanceté par une moquerie : espèce de générosité qui fait plus d’ennemis qu’un ressentiment implacable.

Elle venait d’atteindre à sa douzième année, lorsqu’on lui apprit la mort de sa mère. Elle l’avait à peine connue. Son imagination la pleura plus que son cœur ; car sans avoir jamais joui de la tendresse de sa mère, cette tendresse pouvait se réveiller. Le malheur, la maladie, ne l’avaient point encore éprouvée ; elle était toujours là dans la pensée de Marianne ; c’était comme un port assuré dans les temps d’orage ; et puis es mots affreux : Elle n’a plus de mère, comme ils attristent une jeune âme !

Dès qu’elle fut en état d’être mariée, son père lui apprit qu’il lui avait trouvé un parti sortable, quoique fort au-dessous de celui auquel une demoiselle de Nesle pouvait prétendre. Il lui parla du marquis de la Tournelle : c’était un jeune homme bien élevé, d’une figure passable, mais d’une santé délicate que ses travaux militaires affaiblissaient encore. Sa fortune consistait en une belle terre en Bourgogne, où il fallait que sa femme se résignât à vivre toute l’année, et souvent seule ; car, étant colonel du régiment de Condé, il passait la plus grande partie de son temps en garnison ou à l’armée.

Mademoiselle de Nesle obéit, sans plaisir comme sans répugnance, aux désirs de son père. Son mariage, sa présentation à la cour, ne firent point événement dans sa vie, car son cœur et son orgueil n’y prirent aucune part.

Seule dans son château, n’y recevant que rarement les parents de son mari, quelques-unes de ses camarades, et le duc d’Agenois[1], dont elle redoutait l’amour pour elle presque autant qu’aurait pu le faire M. de la Tournelle lui-même, elle avait pour tout plaisir celui de correspondre avec ses sœurs ou les anciens amis de sa famille, tels que le maréchal de Noailles, le comte de Belle-Isle, le duc de Richelieu, M. de Chavigny et M. Duverney. Son père lui recommandait de ne pas se laisser oublier d’eux, dans l’intérêt de son mari, la protection de ces grands personnages pouvant lui être utile.

Sans doute sa carrière eût été brillante ; car les talents et la bravoure de M. de la Tournelle devaient le porter aux plus hauts grades ; mais sa santé ne lui permit pas d’y atteindre. Frappé, au retour de l’armée, d’une fièvre inflammatoire, il y succomba en moins de huit jours. Il laissa sa veuve avec peu de fortune ; car, mourant sans enfants, la sienne retournait à ses héritiers naturels.

Cette mort plongea madame de la Tournelle dans le chagrin que fait éprouver la perte d’un ami, d’un protecteur. Il avait si souvent déploré avec elle le déshonneur que ses deux sœurs, madame de Mailly et madame de Vintimille, jetaient sur sa famille, qu’elle tremblait de se voir comprise dans le mépris qu’on témoignait pour les deux favorites. Elle ne savait quel parti prendre, et laissait s’écouler son deuil dans la retraite, sans faire aucun projet, lorsqu’elle fut agréablement surprise par l’arrivée de sa sœur, la marquise de Flavacourt ; celle-ci venait lui apporter une invitation de la duchesse de Mazarin, leur tante, à laquelle il était impossible de ne pas se rendre ; car c’était un des actes de générosité dont l’usage faisait un devoir aux chefs des grandes familles, et auxquels nulle protégée ne pouvait se soustraire sans braver les convenances, c’est-à-dire ce qu’on respecte le plus dans le grand monde.



II

LE SALON D’UN CHÂTEAU


La duchesse de Mazarin, en apprenant que la mort du marquis de la Tournelle laissait sa veuve sans fortune, écrivait à celle-ci une lettre moitié tendre et moitié prude, dans laquelle tous les dangers qui pouvaient assaillir une jeune et belle femme sans soutien étaient prévus de la manière la moins flatteuse pour la vertu de sa nièce ; les mots de secours et de protection gâtaient à chaque phrase l’offre d’un bienfait inappréciable. Mais, sans avoir l’expérience personnelle des malheurs où la faiblesse et la vanité peuvent entraîner, madame de la Tournelle voyait dans la conduite de ses deux sœurs aînées un exemple effrayant ; et elle accueillit avec reconnaissance tout ce qui devait la mettre en garde contre la corruption du siècle.

Quinze jours après l’arrivée de cette lettre, elle se rendit au château de Chilli avec madame de Flavacourt, et toutes deux furent très-bien accueillies par leur respectable tante. Comme toutes les femmes attachées au service de la reine et vouées par cela même à la dévotion la plus austère, madame de Mazarin déclamait sans cesse contre les intrigues du jour ; et, en qualité d’héritière d’un ministre despote, elle ne souffrait aucune contradiction sur ce point. C’était une satire continuelle de la conduite scandaleuse de madame de Mailly et de madame de Vintimille, satire approuvée et commentée par M. de Flavacourt qui avait signifié à sa femme de rompre tout rapport avec ses deux aînées, et qui la tenait éloignée de la cour, dans la crainte qu’on ne la soupçonnât de vouloir tirer parti du déshonneur de sa famille.

Au milieu de cette société rigide, madame de la Tournelle prenait de telles impressions sur la cour et sur le roi, qu’elle se félicitait de vivre en dehors d’un séjour où il y avait tant à craindre ou à rougir. Car bien qu’elle suivit sa tante à Versailles quand son service l’y appelait, madame de la Tournelle ne sortait point de l’appartement qu’elle occupait chez la duchesse de Mazarin.

Encore émue par ses souvenirs d’enfance, madame de la Tournelle conservait à madame de Mailly cette sorte d’estime que les plus jeunes ont toujours pour la sœur que son âge rend presque leur seconde mère. Elle accusait le roi de tous les torts d’une séduction que madame de Mailly avait rendue trop facile, et s’obstinait à le regarder comme un monstre corrupteur de sa famille. Que de fois, en contemplant le portrait du roi suspendu aux lambris dorés du salon de Chilli, elle avait cherché dans l’ensemble de ses traits, si beaux, si nobles, dans ce regard si doux, si spirituel, quelque chose qui révélât l’atrocité des vices qu’elle lui supposait !

Elle ne l’avait point revu depuis le jour où elle avait été présentée à la cour. Alors son amour pour la reine le captivait si complètement, qu’il faisait à peine attention aux femmes qui l’entouraient. On prétend que sa passion conjugale eût été de nature à durer fort longtemps, si les rigueurs, et peut-être aussi les austérités de la reine ne l’eussent découragée. D’abord des raisons de santé la forcèrent à contrarier les désirs du jeune roi ; il chercha à s’en consoler par d’autres plaisirs : ceux de la table, fort à la mode à la cour du régent, lui parurent, ainsi qu’à son vieux précepteur, les plus innocents ; de là vint l’usage des soupers dans les petits appartements, et les inconvénients attachés aux excès de vin de Champagne.

On raconte qu’à la suite d’un de ces excès nocturnes, Louis XV eut une scène très-vive avec la reine, et qu’à dater de ce jour elle autorisa l’infidélité de son royal mari par des refus humiliants.

Ces récits plus ou moins scandaleux faisaient alors le fond de toutes les conversations ; et lorsque, par égard pour la tante et les sœurs des favorites, on craignait de s’exprimer clairement à ce sujet ; la duchesse de Mazarin ne manquait jamais à dire : « Parlez sans contrainte, nous les renions toutes deux : elles ne sont plus des nôtres : d’ailleurs, il est des mauvais sujets dans toutes les familles. »

Ainsi madame de la Tournelle entendait parler journellement de la complaisance de madame de Mailly pour les caprices en tous genres de son amant couronné, et de son imprudence à admettre madame de Vintimille au partage des lionnes grâces du roi. Combien de semblables liaisons lui paraissaient différentes de cette union des âmes dont elle avait si souvent rêvé les charmes ! Qu’elle trouvait honteux et lâche le sentiment qui tendait à flatter les vices de celui qu’on aime, quand on aurait pu se servir d’un tendre ascendant pour rehausser ses vertus et sa gloire !

— Ah ! si le démon de l’orgueil m’avait plongée dans cet abîme de mépris, pensait-elle, j’en voudrais sortir à force de bonnes actions. Je voudrais employer mon crédit au bonheur de l’État ; faire de mon amour le stimulant de toutes les vertus d’un grand roi. Alors le titre de favorite ne serait plus un opprobre ; alors les bénédictions de tout un peuple suivraient mon bonheur, ma retraite ou ma mort. Mais pour acquérir cet empire bienfaisant, il faut trouver un cœur accessible aux sentiments généreux, à l’amour de la gloire ; et celui qu’a déjà flétri d’ignobles plaisirs, la flatterie corruptrice, la complaisance intéressée ; celui qu’un gouverneur jaloux du pouvoir a élevé dans le culte de la paresse, afin de paralyser dès l’enfance toutes ses facultés intellectuelles, ce roi, fait homme du monde, n’est plus capable d’une noble émulation ni d’un amour véritable.

Malgré sa malveillance contre la cour intime du roi, madame de Mazarin ne pouvait se passer du plaisir d’en médire avec ceux qui la composaient ; et son château, à proximité de Paris et de Versailles, était sans cesse visité par cette foule de courtisans que le rang et la fortune trouvent toujours fidèles. Le duc de Richelieu, le plus aimable de tous, y venait souvent défendre son maître contre les attaques malignes de la duchesse de Mazarin, et des amis ou plutôt des échos qui les répétaient.

— Vous êtes par trop injuste, madame, disait-il, d’exiger qu’un jeune prince, élevé à côté de ce bon vivant de régent, ne sacrifie point au plaisir ; mais il n’est pas un petit bourgeois de Paris qui n’en fît davantage sous le patronage d’un oncle qui passerait sa vie au cabaret ; et vous trouveriez cela tout simple.

— Sans doute, répondit la duchesse, car ce petit bourgeois ne rend point d’édits, d’ordonnances au sortir de ses orgies, et, sa femme ou sa mère exceptée, personne n’a rien à craindre des suites de ses débauches.

— Ah ! pour les édits, les ordonnances, ce n’est pas au roi qu’il faut s’en prendre : le cardinal y met bon ordre.

— C’est un tort de plus ; n’est-il pas assez grand pour régner par lui-même, et devrait-il se laisser ainsi gouverner par…

— Ah ! madame la duchesse de Mazarin, interrompit M. de Richelieu en appuyant sur le nom, a-t-elle le droit de médire des cardinaux-rois ?

— Quand les cardinaux sont des hommes d’État, qu’ils savent conduire un royaume, je trouve fort bon qu’ils le gouvernent ; mais lorsque les armées, les finances, tout va mal, je veux que le roi s’en inquiète.

— Il s’en inquiéterait certainement et serait fort capable de réparer beaucoup de maux, s’il savait seulement qu’ils existent ; mais son vieux gouverneur se garde bien de lui en dire un mot. Il sait trop qu’un prince instruit est perdu pour son précepteur, et l’on ne saurait le blâmer de ce que tant d’autres feraient à sa place. D’ailleurs, s’il faut l’avouer, je n’ai jamais vu ces beaux sentiments romains réussir dans nos cours modernes. Donner de sages avis, comme dit le spirituel amant de madame de Longueville, c’est se donner bien de la peine pour déplaire, oui, madame, pour déplaire, ajouta M. de Richelieu envoyant madame de la Tournelle lever ses yeux au ciel en signe de pitié ; vous êtes bien belle, bien aimable, et vous avez tout ce qu’il faut pour croire ce revers impossible ; eh bien, à pareille condition, vous auriez le malheur de déplaire.

— J’aurais du moins le courage de m’y exposer, répondit madame de la Tournelle, ne fût-ce que pour éviter une imitation vulgaire ; et je ne conçois pas, monsieur le duc, qu’avec votre esprit et la faveur dont vous jouissez auprès du roi, vous vous condamniez volontairement au rôle de simple courtisan. C’est donner bien mauvaise idée de soi que de se faire flatteur quand on pourrait être beaucoup mieux.

— Eh ! madame, rendez-moi plus de justice ; croyez que, si j’avais le choix d’un meilleur rôle, je le prendrais ; mais Sully lui-même renaîtrait pour conseiller le petit-fils de son royal ami, qu’il n’obtiendrait rien sur ce caractère engourdi par une éducation déplorable. Le ranimer, le forcer à mettre en œuvre les qualités qu’il possède, une femme seule peut opérer ce miracle. Vous souriez ?… Je vous comprends, madame la duchesse ; vous croyez le miracle impossible, parce que deux femmes l’ont vainement entrepris ; mais d’abord elles sont deux, premier tort ; ensuite elles n’ont jamais eu l’honneur d’inspirer au roi le moindre sentiment d’amour ; à peine lui ont-elles laissé le temps de les désirer. Vous verrez, si jamais il rencontre celle qu’une noble ambition rendra jalouse de sa gloire, de combien de belles actions il deviendra capable. Mais je vous le répète, cette lumière divine, il ne peut la recevoir que de l’amour, et rien n’est si rare aujourd’hui qu’un véritable amour.

— Voilà un propos désespérant dans votre bouche, dit madame de Mazarin ; il me semble entendre ira pape professer l’athéisme.

On rit de cette flatteuse épigramme, et la conversation se porta sur les nouvelles folies du duc de Richelieu. Madame de la Tournelle, toute préoccupée de ce qu’elle venait d’entendre, ne prit aucune part aux plaisanteries dont on accabla le héros éternel des aventures galantes de la cour et de la ville…

— L’amour !… pensait-elle, l’amour pourrait le rendre à tous les sentiments, à tous les devoirs d’un grand roi !… et ma sœur n’a point tenté une si belle conversion !… Se luire l’instrument d’un ministre ambitieux, quand elle pouvait devenir rame d’un héros !… ô honte ! ô regrets !…

La nuit était déjà bien avancée, que ces réflexions occupaient encore madame de la Tournelle.



III

UN TOMBEAU


C’était bientôt le temps de reprendre son service auprès de La reine, et madame de Mazarin laissa à ses deux nièces le choix de demeurer dans son hôtel à Paris ou de la suivre à Versailles. Elles avaient d’abord manifesté le désir de rester à Paris, tant elles craignaient de rencontrer leurs sœurs et le roi lui-même. Mais s’ôtant aperçues que ce projet affligeait madame de Mazarin, elles s’étaient décidées à l’accompagner à Versailles, espérant bien vivre dans la retraite, là autant qu’a Paris. Le roi avait plusieurs fois demandé au duc de Richelieu ce qui les tenait ainsi éloignés de la cour ; et celui-ci n’avait pas manqué de lui laisser entendre que c’était par pruderie : alors, en adroit courtisan dont le vœu le plus ardent est de placer auprès du maître la personne qui doit le mieux le servir, il faisait la critique de toutes les qualités de madame de la Tournelle, en affectant de dire que sa fierté, sa retenue, lui étaient insupportables, et qu’il ne lui pardonnait pas de se donner tant de peines pour réprimer son esprit et son cœur. Car ajoutait-il, c’est de toutes les femmes que je connais la mieux faite pour inspirer et pour ressentir une vive passion ; mais elle a tics idées de perfection qui la sauveront longtemps, et peut-être toujours, d’une faiblesse de cœur. Il lui faudrait tout au moins un héros pour l’enchaîner ; la vanité, la galanterie, ne peuvent rien sur elle. Je l’ai vu naître, et je puis affirmer que les bons conseils ne lui ont [tas manqué ; mais c’est décidément un sujet dont je ne pourrai jamais rien faire : aussi je l’abandonne.

Ces paroles devaient rester dans l’esprit du roi ; cependant, préoccupé de l’état de madame de Vintimille qui était près d’accoucher, il ne parut pas y faire attention.

La cour était alors en rumeur à propos d’une intrigue tramée contre le cardinal. Il s’agissait de la place de premier gentilhomme de la chambre, vacante par la mort du duc de la Trémouille. Sa veuve la demandait pour son fils encore enfant ; madame de Mailly et madame de Vintimille la promettaient au duc de Luxembourg, et le cardinal de Fleury la voulait pour son neveu. Le roi représenta en vainque cette nomination en faveur du duc de Fleury lui ferait des ennemis sans nombre. Le cardinal prit de l’humeur et se retira à Issy pour y bouder, moyen qui lui réussissait toujours. Aussi le duc de Fleury fût-il nommé premier gentilhomme, au grand déplaisir de madame de Vintimille, dont la colère s’exhala eu injures et en menaces contre le cardinal-ministre. On sut qu’elle cabalait sourdement pour rendre le vieux précepteur odieux à Louis XV, et qu’elle pouvait mieux qu’une autre y réussir. Les créatures du cardinal en furent plus alarmées que lui-même ; et plusieurs personnes soupçonnèrent alors qu’un certain abbé, tout dévoué à la fortune du cardinal, avait, par excès de zèle, hâté la fin de madame de Vintimille ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle mourut dans des convulsions horribles peu de temps après ses couches, et que le confesseur, demande par elle à ses derniers moments et chargé de sa part d’une mission importante pour sa sœur aînée, tomba mort en entrant chez madame de Mailly[2].

Ces deux événements jetèrent la terreur parmi tous les gens de la cour. On dit hautement que madame de Vintimille avait été empoisonnée, et, malgré le rapport des médecins chargés par ordre du roi de l’autopsie, on persista dans cette croyance. Louis XV, encore plus frappé qu’affligé de cette mort, resta plusieurs jours sans voir personne ; madame de Mailly et le comte de Noailles seuls pénétrèrent jusqu’à lui.

À cette triste nouvelle, madame de la Tournelle était restée dans un état de stupeur impossible à décrire. Séparée, depuis l’enfance, de madame de Vintimille, n’ayant aucun rapport de caractère ni même de société avec elle, sa sensibilité ne pouvait être fort émue de la perte d’une sœur qui lui était presque étrangère ; mais cette mort subite, ce coup du ciel qui frappait la favorite au moment du triomphe le plus scandaleux, cette punition terrible avait jeté l’effroi dans l’âme de madame de la Tournelle : touchée de pitié pour sa sœur coupable enlevée avant l’heure du repentir, elle priait pour elle tout le jour à l’église, et quelquefois la nuit la surprenait dans la chapelle où se trouvait le tombeau de sa sœur.

Un soir qu’elle était agenouillée sur les marches de l’autel, et que sa prière demandait à Dieu le repos de l’âme de sa sœur, et peut-être le sien, elle entend marcher vers le fond de la chapelle ; pensant d’abord que c’est le sacristain qui range les chaises, elle ne se retourna point, mais le bruit de plusieurs voix la fait tressaillir. On a prononcé son nom. Elle se lève ; trois hommes couverts de longs manteaux sont appuyés sur la grille de la chapelle, elle ne peut sortir sans passer au milieu d’eux. Une crainte involontaire l’arrête ; son cœur bat avec violence ; elle rabat sur ses yeux le capuchon de son mantelet de dentelle, et appelle d’une voix tremblante ses domestiques qu’elle a laissés dans l’église.

— N’ayez pas peur, madame, dit un des trois hommes, on n’insulte pas ce qu’on admire.

Et, faiblement rassurée par ces mots, elle sort précipitamment de la chapelle, va rejoindre ses gens et revient chez sa tante, l’esprit fort troublée de cette singulière rencontre.

Il lui semble avoir reconnu la voix du duc de Richelieu dans celle de l’homme qui lui a parlé. Mais si c’était lui, pourquoi ne lui aurait-il pas offert la main pour la conduire à sa voiture ? Ne pouvait-il quitter un instant ceux qui étaient avec lui ? Était-ce par devoir qu’il l’avait ainsi abandonnée ? Toutes ces réflexions agitaient vivement l’esprit de madame de la Tournelle, et la conduisirent naturellement à supposer que le roi était l’un de ces trois hommes qui lui avaient causé, sans le vouloir, une si grande frayeur.

Elle résolut d’éclaircir ce soupçon en questionnant M. de Richelieu la première fois qu’elle le rencontrerait. L’occasion s’en présenta bientôt ; il venait le lendemain chez la duchesse de Mazarin avec son neveu, le duc d’Agenois, nouvellement arrivé de l’armée, et l’un des jeunes gens de la cour les plus distingués par leurs agréments et leur caractère. M. de Richelieu, en véritable oncle de comédie, ignorait la passion que le duc d’Agenois nourrissait depuis longtemps pour madame de la Tournelle. Cette passion, qui datait du temps où le marquis de la Tournelle, son camarade d’armes, l’attirait souvent chez lui, n’avait jamais été encouragée par celle qui en était l’objet ; et M. d’Agenois, ne doutant pas de la sagesse qui s’opposait à son bonheur, était parti dans la résolution d’étouffer un sentiment sans espoir. Mais la mort du marquis de la Tournelle avait ranimé cet espoir, et il revenait avec la confiance d’un homme que son rang, sa fortune, ses avantages personnels et son amour doivent mener au succès.

Madame de la Tournelle ne le revit pas sans émotion ; car moins elle se sentait disposée à répondre à son amour, plus elle formait le projet de s’attacher à lui comme à l’ancre de salut qui devait la sauver d’un grand naufrage. Le duc d’Agenois aimait trop vivement pour n’être pas dupe de la manière gracieuse dont il fut accueilli ; et puis madame de la Tournelle était de si bonne foi dans son désir de l’aimer !

Cependant une curiosité dont elle se faisait bien quelques reproches la dominait ; et lorsque le duc de Richelieu s’approcha de la table où elle parfilait des galons d’or, selon la mode de ces temps :

— C’était vous, n’est-ce pas ? dit-elle.

— Mais, oui et non, cela dépend de ce que vous en devez penser.

— Quelle folie ! ma pensée ne peut changer le fait.

— Eh bien, quand vous saurez que nous étions là depuis un quart d’heure à vous contempler, à nous attendrir sur les larmes que vous versiez pour une sœur qui ne vous aimait pas, et que je voyais cette sympathie de regrets arriver petit à petit à une autre sympathie, en serez-vous plus avancée ? Avec vos idées ridicules, à quoi bon vous parler de cela ?

— Je ne vous comprends pas, répondit-elle avec tout l’embarras d’une personne qui ment.

— Ah ! je ne demande pas mieux que de m’expliquer, reprit le duc, bien que cela me semble assez inutile, car vous savez très-bien avec qui j’étais, et qu’il n’y a qu’une seule personne au monde que je ne puisse quitter pour vous offrir mon bras : maison nous écoute, et madame de Mazarin, qui redit tout à la reine, m’intimide.

— Je ne crains pas pour ma part qu’elle lui répète ce que je pense, dit madame de la Tournelle avec dignité.

— Croyez-moi, le plus sûr est qu’elle n’en sache rien. Qui peut répondre de ce que l’amour d’un roi doit produire ? ajouta-t-il à voix basse.

— L’amour d’un roi… c’est la mort, vous le voyez bien, reprit-elle d’un ton sinistre et en montrant ses vêtements de deuil.

— Et cette mort vous effraye ?…

— Bien moins qu’une vie dégradée.

— Ah ! tout n’est pas honte dans le bonheur d’être aimée de celui qui peut le bien, dans la faculté de diriger sa puissance, dans l’honneur de le rendre à la gloire.

— Beau rêve impossible à réaliser !…

— Essayez ; tout vous seconde : votre beauté, votre esprit, votre injuste haine, votre éloignement injurieux, votre pruderie même, tout vous assure un triomphe complet, et le moindre regard obligeant doit…

— Vous me laites trembler ! Ah ! si je pouvais le croire, je fuirais au bout du monde.

— Pour faire courir après vous ? Ah ! le moyen n’est pas mauvais ; mais j’en sais assez pour le regarder comme fort inutile.

— Non, vous ne savez rien, répond la marquise avec, impatience, vous voulez m’éprouver, habitué à vous amuser de la vanité des femmes, vous voulez tenter la mienne. Mais c’est dans toute la vérité de mon âme que je vous supplie de ne me plus parler sur ce sujet, et de croire que je préfère l’existence la plus misérable à celle que vous me faites entrevoir.

— Pourtant vous êtes ambitieuse, convenez-en.

— C’est parce que je suis ambitieuse que je n’aime point à descendre ; mais, par grâce, ne me dites plus un mot de cela, ou je me brouille avec vous pour jamais.

— Des menaces ?… Je ne vous croyais pas si malade… dit en riant le duc de Richelieu ; et il céda sa place au duc d’Agenois, qui trouvant l’entretien trop long, venait l’interrompre.



IV

UNE SOIRÉE À LA COUR


Cette plaisanterie du duc de Richelieu, dite au hasard comme un de ces soupçons dont on effraye les âmes timorées, quel jour affreux elle porta dans le cœur de madame de la Tonnelle ! Il n’en faut plus douter, pensa-t-elle, cette image que je fuis, que je veux haïr, et qui nie poursuit sans cesse, on devine l’effroi qu’elle me cause, l’empire qu’elle exerce sur moi. Mais si je ne puis rien sur ma pensée : si l’exemple le plus effrayant, la succession la pins honteuse n’étouffent pas le sentiment dont je rougis et que je ne veux pas m’avouer, au moins puis-je faire vœu de n’y jamais céder. Alors, cherchant avec sincérité tout ce qui pouvait élever un obstacle insurmontable a sa faiblesse, elle se promit de flatter l’amour de M. d’Agenois et de se consacrera lui tout entière, espérant parvenir à l’aimer au moins comme son sauveur.

M. de Richelieu s’aperçut, à la joie de son neveu, de la résolution héroïque de madame de la Tournelle ; il s’en inquiéta sérieusement ; jamais vertu de femme n’avait plus contrarié ses projets. Ne sachant que tenter pour empêcher cette union contre laquelle il n’y avait [tas une bonne raison à donner, il imagina d’en parler au roi comme d’une chose qui déplaisait à la famille de Richelieu, non pas sous le rapport de la naissance, car la maison de Nesle était une des plus illustres de France ; mais le peu de fortune de madame de la Tournelle et son désir de vivre éloignée de la cour devaient nécessairement nuire à la carrière du duc d’Agenois, et le duc de Richelieu supplia Sa Majesté d’employer son autorité pour détourner M. d’Agenois de ce qu’il appelait une folie.

— Mon autorité ! répéta le roi avec tristesse, puis-je jamais l’employer contre les intérêts de la famille de Nesle ? D’ailleurs, que feraient toutes les puissances de la terre contre la volonté de M. d’Agenois s’il est aimé ?…

— S’il était aimé, sire ? Je sais trop coque c’est qu’un amour partagé par une femme adorable pour tenter d’en obtenir le sacrifice ; mais j’ai le secret du cœur de madame de la Tournelle : elle donnerait sa vie pour aimer d’Agenois un instant, mais elle ne l’aime pas.

— Et pourquoi cela ? reprit vivement le roi ; il est beau, brave, amoureux, il doit lui plaire.

— Et sans doute il lui plairait, si nu cœur préoccupé voyait autre chose que ce qui le domine ; mais j’ai une expérience qui ne peut me tromper, sire, et lorsque je les vois tous deux ensemble, je remarque que l’un parle et que l’autre n’écoute pas ; qu’elle répond par un regard distrait à un regard brûlant ; enfin je suis certain de ce que j’avance ; ce qui n’empêchera point la belle veuve d’épouser mon neveu. Car ce qu’elle veut avant tout, c’est se créer un devoir de plus, une barrière que sa vertu croie infranchissable.

— Ce sacrifice vertueux n’est pas fort méritoire ; se livrer à l’amour d’un homme fort aimable, qui doit faire bientôt oublier tous les autres, le grand malheur !

Le roi dit ces derniers mots avec une sorte d’amertume qui n’échappa point à M. de Richelieu ; mais il se garda bien d’avoir l’air de s’en être aperçu. Il était averti que Louis XV, savant dans l’art de cacher sa pensée, détestait ceux qui s’obstinaient à la deviner, et il ne reparla plus du mariage de son neveu.

Deux jours après, le duc d’Agenois reçut l’ordre de retourner à l’armée.

Lorsqu’il vint, pâle, les larmes aux yeux, faire ses adieux à madame de la Tournelle, il la vit plus étonnée qu’affligée de son départ Un ordre si brusque, qu’aucun événement ne motivait, lui sembla le résultat d’une intrigue contre le duc d’Agenois ; elle accusa les ennemis que lui avait suscités l’affaire de son duché-pairie de l’avoir emporté cette fois sur le crédit de son oncle.

— Je l’ai pensé comme vous, dit le duc d’Agenois ; mais mon père, qui se croit bien instruit, affirme que cet ordre est un pur caprice du roi ; il en donne pour preuve qu’aucun autre colonel en ce moment en congé n’a reçu un pareil ordre. C’est une faveur toute particulière dont je me souviendrai… Ah ! si je vous connaissais moins… mais pardonnez-moi cette affreuse idée… le désespoir de vous quitter pouvait seul la faire naître.

Et cette idée plongeait déjà le cœur de madame de la Tournelle dans un trouble inexprimable. Elle se reprochait en vain l’espèce de joie qui se mêlait aux regrets de se voir séparée de son protecteur contre elle-même. Elle allait jusqu’à soupçonner M. de Richelieu d’une ruse infernale ; et dans son indignation de se croire l’objet d’une intrigue de cour, elle formait le dessein de se retirer au couvent pendant tout le temps que durerait l’absence du duc d’Agenois.

Cette résolution enchanta M. d’Agenois, car il était loin d’en deviner la véritable cause ; mais madame de Mazarin, qu’on ne pouvait se dispenser de consulter sur un semblable parti, le désapprouva nettement : elle prétendit que, pour déconcerter les menées des ennemis de M. d’Agenois, il fallait s’assurer la protection de la reine, dont le crédit était plus grand qu’on ne le croyait. En conséquence, elle décida de sa propre autorité que ses pièces l’accompagneraient dès le lendemain au jeu de la reine, où elle les ferait inviter, persuadée que cette princesse ne pourrait les voir souvent sans prendre à elles le plus vif intérêt.

Depuis la mort de madame de Vintimille, le roi n’avait point paru à ces grandes réunions chez la reine ; et l’on ne pensait pas qu’il dût y venir ce soir-là. On parlait même d’un prochain voyage de Choisy, en madame de Mailly espérait reprendre tons ses droits. Ce bruit avait ramené le calme dans le cœur de madame de la Tournelle ; et ce fut sans la moindre émotion de crainte ou d’espoir qu’elle se laissa parer avec soin pour se montrer convenablement à la cour et pour braver les regards scrutateurs de ce peuple de malveillants.

Cependant elle n’eut pas à s’en plaindre ; l’éclat de son teint, que relevait encore sa robe de deuil, ses yeux si beaux dont un sentiment de timidité augmentait encore le charme, ses cheveux blonds retenus par des nœuds de jais noir, sa parure de bon goût que l’absence des diamants obligés rendait encore plus remarquable, enfin un ensemble si parfait avait excité l’admiration des plus récalcitrants ; et l’on ne parlait que de sa beauté, de sa tournure imposante et gracieuse, lorsque ces mots : « Le roi ! » prononcés à hauts voix par les huissiers de la chambre, vinrent retentir au cœur de madame de la Tournelle.

Par un mouvement dont elle ne fut pas maîtresse, elle se retira derrière madame de Flavacourt, espérant se perdre dans le groupe de femmes qui se tenaient à distance de la reine. Mais elle y fut bientôt reconnue par le comte de Noailles et par le duc de Richelieu, qui suivaient tous deux le roi. Croyant tout le monde occupé de l’accueil que la reine allait faire à son auguste infidèle, elle examina Louis XV à son tour, et ne put, se défendre d’admirer ses traits nobles et doux, sa taille, sa démarche et jusqu’à cet air ennuyé qui sied si bien à la grandeur. La voix de M. de Noailles, qui lui adressait des compliments, la sortit enfin de son admiration rêveuse ; elle s’aperçut que les regards se portaient sur elle, et, baissant aussitôt les siens, elle ne vit plus lieu de ce qui se passait dans le salon.

Le jeu commença ; avant de s’asseoir à la table de Cavagnole pour l’aire la partie de la reine, madame de Mazarin vint dire à ses nièces de ne pas laisser entrevoir leur haine pour le roi, parce que la reine était si flattée, si heureuse de sa visite, que ce serait la mécontenter que de prendre son parti puisqu’elle ne le prenait elle-même. La recommandation fit d’abord sourire madame de la Tournelle, puis elle se sentit près d’en pleurer.

Ce n’était plus le temps où Louis XV, tout à son attachement conjugal, avait coutume de demander à ceux qui lui vantaient, avec une affectation dont il devinait le motif, quelque femme célèbre par sa beauté : « Est-elle plus belle que la Reine[3] ? » et cette princesse, qui passait alors dans la prière et dans les larmes les jours et les nuits qu’il consacrait à d’autres, regardait comme une faveur insigne le peu de moments qu’il lui accordait ; l’espoir de le ramener à ses premiers sentiments se glissait dans son cœur, chaque fois qu’un motif de convenance, d’étiquette ou d’intérêt le conduisait vers elle. Les gens gracieux et qui aiment à plaire sont perfides sans le savoir. On attache toujours à leurs mots coquets, à leurs manières caressantes, une importance qu’ils ne veulent pas y donner. Leur langage n’est pas faux ; ce sont leurs traducteurs qui se trompent.

La reine s’abusa d’autant mieux ce soir-là, que le roi n’adressa point la parole à madame de Mailly, qu’il fit beaucoup de frais pour la duchesse de Mazarin, et qu’il affecta de causer longtemps avec la marquise de Flavacourt, ennemie déclarée de sa sœur, la première favorite. Il est vrai que madame de la Tournelle, placée derrière elle, devait entendre leur conversation et prendre sa part des reproches que le roi adressait à madame de Flavacourt sur la rareté de ses apparitions à la cour. Celle-ci fit entendre que l’absence de son mari l’obligeait à vivre dans la retraite :

— Lorsqu’on peut être frappée d’un instant à l’autre, ajouta-t-elle, par une nouvelle douloureuse, on craint de se trouver dans le monde.

— Et voilà ce qui m’attire voire courroux, mesdames, dit le roi en fixant ses yeux sur madame de la Tournelle. Vous ne pardonnez pas qu on vous sépare ainsi de l’objet de vos affections. Cela est cruel, j’en conviens, et je suis désolé que l’intérêt de l’État exige de si grands sacrifices ; mais aussi que de joie attend ces messieurs au retour !

Sans vouloir l’expliquer, madame de la Tournelle fut blessée du sourire ironique qui accompagna ces derniers nuits : et son visage prit malgré elle l’expression du ressentiment. Le roi l’ayant remarqué, dit plusieurs choses flatteuses pour détruire l’effet qu’il avait voulu produire ; mais la fierté de madame de la Tournelle une fois irritée ne pouvait s’apaiser par des flatteries, si délicates qu’elles fussent ; et elle conserva, tout le temps que dura le jeu, un air digne qui déconcerta bien des conjectures.

Les courtisans, auxquels rien n’échappe, avaient vu les joues du roi se colorer en approchant de madame de la Tournelle : il n’en fallait pas davantage pour croire à la prochaine faveur d’une si belle personne ; pour mettre en jeu tous les intérêts et les amours-propres, afin d’empêcher une nouvelle puissance de s’établir ou la faire tourner à son avantage. M. de Maurepas, homme fin et ambitieux, jaloux du pouvoir, que lui laissait la vieillesse du cardinal de Fleury et l’indolence d’un jeune roi, redoutait l’influence que pourrait exercer une femme supérieure sur le caractère de Louis XV. L’éloignement où madame de Mailly s’était toujours tenue des affaires avait accoutumé les ministres à régner sans nulle opposition, et ils avaient tout à craindre de la part d’une personne capable d’encourager le roi à séculier leur joug et à sortir de la paralysie morale où son vieux gouverneur se plaisait à le maintenir. Ainsi donc, pendant que madame de la Tournelle se conduisait de manière à détruire dans l’esprit de Louis XV toute idée de lui plaire, lorsqu’elle s’armait de ce que l’honneur et la vertu peuvent donner de foire contre une préférence trop séduisante, on s’agitait déjà pour rendre cette préférence impossible.

Malgré les bonnes grâces de la reine, malgré les flatteries affectueuses de tous ceux qui pressentaient qu’une femme si belle, si spirituelle, devait naturellement plaire au roi, madame de la Tournelle conserva de cette soirée une impression profondément triste.



V

UN REFUS


Louis XV était alors au plus beau moment de sa vie. À tous les agréments que l’on recherche dans un homme du monde, il joignait un esprit juste, fin et des sentiments nobles qui, bien dirigés, l’auraient rendu capable de grandes actions. Aucun souverain n’avait mieux donné dans son adolescence l’espoir d’un règne heureux et brillant ; et il ne fallait rien moins que l’application constante d’un prêtre ambitieux, pour étouffer tant d’heureuses qualités et une nature si belle et si bonne. Le dégoût de l’étude et l’ennui des affaires, voilà les seuls complices de l’assassinat moral exercé par le cardinal de Fleury sur le caractère de son élève ; en inspirant à Louis XV l’horreur de toute occupation sérieuse, c’était contraindre ses facultés à se reporter sur les objets frivoles, réduire sa volonté en caprices, son esprit en bons mots, ses passions en débauches ; c’était condamner, par une indolence obligée, au petit rôle d’homme aimable, l’homme qui pouvait gouverner dignement une grande nation.

Madame de la Tournelle partageait, avec tous ceux qui aiment la gloire de leur pays, les regrets et l’impatience de voir tant d’éléments de bonheur neutralisés par les vils calculs de quelques ministres et de la plupart des courtisans. Son cœur lui révélait tout ce que renfermait encore de bon, de vertueux, le cœur de Louis XV ; elle se rappelait ce long attachement pour la reine qui n’avait cédé qu’à des refus blessants ; sa tendresse pour ses enfants, dont il était justement adoré, son respect et sa faiblesse même pour son vieux précepteur, étaient aux yeux de madame de la Tournelle la preuve d’un cœur reconnaissant ; mais, après s’être livrée à la pensée si douce de ranimer l’amour du bien, du glorieux dans cette âme assoupie, elle retombait dans le découragement en réfléchissant aux obstacles qu’opposait à ce dessein l’habitude des plaisirs faciles, des approbations trompeuses, et de cette incurie des affaires de l’État qui semblait impossible à vaincre. Puis, après avoir déploré une telle impuissance, elle s’en félicitait par l’idée que l’espérance de réhabiliter ce cœur royal était l’unique séduction qu’elle eût à craindre.

Le duc d’Agenois lui écrivait de l’année des lettres passionnées, auxquelles elle répondait le plus affectueusement qu’il lui était possible ; et c’était justement ces phrases amicales, ce non mystère, pour ainsi dire, répandu sur chacune de ses expressions, l’exagération de ces mots flatteurs qui démontraient la froideur de ses sentiments pour lui. Un jour, on lui remit une lettre de M. d’Agenois, si mal cachetée, qu’il était facile de voir qu’elle avait été ouverte. Elle se plaignit de cet abus de confiance à M. de Chavigny, vieil ami de sa famille, et à plusieurs personnes qui se trouvaient chez elle. On sourit de son indignation, et M. Paris-Duvernay lui dit que, de tous les moyens de savoir ce qui se passe, celui d’ouvrir les lettres à la poste ayant toujours paru le plus certain, on n’en perdrait pas de si tôt l’habitude.

— C’est déjà fort déloyal en affaires politiques, répondit madame de la Tournelle ; mais cela paraît une infamie inutile en relations ordinaires. Que peut faire au gouvernement, je vous le demande, ce qu’un ami m’écrit sur ses démarches les plus simples ou sur ses sentiments intimes ? N’est-il pas misérable d’entrer ainsi dans le secret des familles, quand rien ne motive une mesure semblable, quand vous ne pouvez être soupçonné de conspirations ou de crimes !

— Qu’est-ce qui s’inquiète de ces vieux intérêts-là ? dit le comte de Noailles ; ils sont passés de mode ; aussi ceux qui s’en mêlent encore sont-ils sûrs de l’impunité ; mais savoir en quels termes on parle d’amour à une jolie femme. comment elle répond à une déclaration passionnée ; ce qu’elle refuse, ce qu’elle accorde, c’est un roman fort amusant à suivre, et, quand on y joue un rôle, l’intérêt est au comble.

— Quoi ! ce serait pour cette noble occupation que les ministres s’enferment si souvent ? dit madame de la Tournelle.

— On le croit généralement ici, dit madame de Flavacourt, car le roi a plaisanté dernièrement madame de G… sur une aventure de province qu’on lui avait écrite sous le plus grand secret, et dont elle prétend n’avoir parlé à personne.

— Le roi ? répéta madame de la Tournelle d’un air indigné.

— Oui, le roi lui-même : il s’est de plus amusé fort longtemps de l’embarras de la pauvre femme que cette aventure intéresse. Il paraît qu’en voyant son secret connu du roi, elle a pensé qu’il le serait bientôt de son mari, et qu’elle en a pâli de frayeur. Alors le roi, touché de l’état où il la voyait, l’a rassurée en lui jurant que lui seul était dans la confidence. Cela est assez clair.

— Ah ! si je savais, s’écria madame de la Tournelle, que le roi daignât porter sa curiosité sur ce que j’écris à mes amis, je ne manquerais pas à lui faire trouver un petit paragraphe sur ceux qui violent le secret des lettres, dont il ne serait pas flatté, je vous jure.

— Eh bien, donnez-lui cet avis, madame, dit le comte de Vailles en souriant. J’ai l’idée qu’il ne sera point perdu.

— C’est difficile à croire, reprit-elle ; il faudrait en vérité n’avoir rien à faire pour s’occuper de pareilles…

En cet instant on annonça madame la duchesse de Lesdiguières et mademoiselle de Montcravel, une des sieurs de madame de la Tournelle, celle dont madame de Lesdiguières s’était chargée, depuis la mort de la marquise de Nesle, en qualité de parente et d’amie.

La duchesse venait demander à madame de la Tournelle s’il était vrai qu’elle fût du voyage de Mark, et lui proposer de l’y conduire ainsi que madame de Flavacourt, car la duchesse de Mazarin, retenue près de la reine, ne pourrait les accompagner.

Madame de la Tournelle crut voir dans cette démarche un piège tendu à sa faiblesse. Elle connaissait la rigidité des principes de madame de Lesdiguières ; elle savait devoir son amitié à la conduite sage qu’elle avait toujours eue, et que le moindre soupçon d’un sentiment coupable lui enlèverait cette amitié sans retour. Saisie tout à coup d’un effroi de conscience, elle répond que, se sentant fort souffrante, elle compte se faire saigner le lendemain, et qu’elle va en prévenir le duc de Richelieu pour qu’il fasse agréer ses excuses au roi.

L’expression d’estime et d’approbation qui se peignit sur le visage de madame de Lesdiguières, en écoutant cette réponse, ne laissa aucun doute à madame de la Tournelle sur les bruits de cour qui étaient parvenus à la duchesse ; elle se félicita du parti qu’un excès de prudence lui avait suggéré. Le duc de Richelieu, qui survint quelques moments après, parut étonné du refus de madame de la Tournelle, car on n’en faisait guère de cette espèce : à moins d’être mourante, aucune femme ne se dispensait d’une invitation royale ; mais il se garda bien de dire un mot qui pût trahir son blâme : il attendit que tout le monde fût parti.

— Y pensez-vous, ma chère nièce (nom d’amitié qu’il lui donnait depuis son enfance, et que le projet de mariage du duc d’Agenois semblait devoir bientôt légitimer) ; y pensez-vous, dit-il, prétexter une maladie imaginaire pour vous soustraire à une attention aussi flatteuse qu’honorable ; car le voyage est composé de tous les collets montés de la cour, et il n’est pas de prude qui ne fut très-honorée d’en être.

— Je n’en doute pas, reprit madame de la Tournelle, mais, vrai, je suis malade.

— Non, vous êtes un peu folle, et voilà tout.

Elle ne put s’empêcher de sourire en entendant traiter de folie un sacrifice à la raison.

— Si vous inventez tout cela pour vous faire mieux aimer, ajouta le duc, je n’ai rien à dire ; mais, prenez-y garde cependant, le dépit que vous allez provoquer en vous refusant à cette invitation peut tourner au profit d’une autre personne, et, je connais le cœur féminin, vous ne verrez pas plus tôt le roi occupé de…

— Par grâce, mon cher oncle, interrompit madame de la Tournelle avec une vive impatience, ne me parlez pas ainsi du roi ; ce sont tous ces discours, fondés sur rien, qui me troublent l’esprit et gênent ma conduite à un point insupportable. J’en éprouve une telle contrainte que cela me donne un air coupable ; et pourtant le ciel sait les seuls projets que je forme, et mon sincère désir de me mettre pour jamais à l’abri des intrigues de cour !

— Résolutions vaines, reprit M. de Richelieu ; quand on est appelé par sa naissance, par son rang, à vivre à la cour, on ne peut s’en éloigner sans affectation et sans regret. Chaque plante a besoin du terrain qui convient à sa nature ; quand vous irez végéter en province, dans quelque vieux château, vous n’en serez pas moins exposée aux propos malins : on vous plaisantera sur un voisin de campagne, ou sur votre régisseur même. En vérité, il vaut tout autant l’être à propos du roi.

— Non, plus j’y réfléchis, plus je me sens incapable de plier mon caractère aux usages de ce monde à part, où tout sentiment de fierté, de franchise, doit se cacher comme un crime ; où, par la seule raison que le maître daigne jeter les yeux sur une femme, il faut qu’elle lui sacrifie son honneur, sa vie, et, plus que cela encore, son sentiment pour un autre ! Je n’ai pas tant d’héroïsme ou de complaisance, je l’avoue : deux faiblesses de ce genre m’ont seules paru excusables : je conçois qu’on fasse céder tous ses scrupules pour recommencer Agnès Sorel ou madame de la Vallière ; mais il faut trouver un cœur sensible à la gloire ou à l’amour pour jouer de pareils rôles ; et tous les autres me semblent méprisables.

— Pourquoi ne seriez-vous pas l’une comme l’autre ?

— Parce que votre auguste ami ne ressemble ni à Charles VII ni à Louis XIV.

— Qu’en sait-on ? A-t-il eu l’occasion de prouver sa valeur, et la femme qui mérite d’être passionnément aimée, L’a-t-il rencontrée ? Ne vous pressez donc point de le juger en ennemi ; moi qui le connais, moi qui le sais brave, spirituel, et plus occupé qu’on ne le croit du bonheur de ses sujets, je déplore souvent, comme vous, l’influence qu’il laisse prendre à tant de gens médiocres ; mais c’est parce qu’on ne peut parvenir à sa raison qu’en passant par son cœur, que je voudrais voir ce cœur en bonnes mains. Sans ce motif tout français, pensez-vous que je vous dirais autant de bien de lui par simple complaisance ? Vraiment non, je rougirais de faire un semblable métier ; et, grâce au ciel, mon crédit n’est pas établi comme celui de Meuse sur un tel dévouement. Mais puisque tous m’avez réduit à des sentiments tout paternels pour vous, je vous dois la vérité et des avis conformes à votre situation et à votre caractère : vous êtes trop jeune, trop belle et trop mal gardée, pour ne pas succomber tôt ou tard à un sentiment romanesque. Votre premier mariage ne vous donne pas grande envie d’en faire un second ; il vous faudra prendre un amant, et se donner un maître vulgaire ; quand on peut enchaîner celui qui fait la loi à tous, c’est faire on sacrifice dont la vertu et l’orgueil ne profitent pas. J’en conviens, l’idée de vous voir entrer dans le corps des femmes galantes de la cour me désolerait ; non, vrai, si je vous voyais confondue avec ces femmes qu’on prend, qu’on trompe et qu’on quitte d’une manière si humiliante, j’en mourrais de chagrin.

— Tranquillisez-vous, monsieur le duc, je vous épargnerai, j’espère, ce chagrin-là.

— En déjouant nos ennemis, en venant à Marly, n’est-ce pas ?

— Non, reprit madame de la Tournelle, car depuis un moment je me sens beaucoup plus souffrante.

Et le duc de Richelieu, que son amitié pour Voltaire rendait ardent à le citer, se leva, baisa la main de la marquise, et sortit en déclamant ces vers :

Gardez d’être réduit au hasard dangereux,
De vous voir ou trahir ou prévenir par eux.
Passez-les en prudence aussi bien qu’en courage.
De cet heureux moment prenez tout l’avantage ;
Gouvernez la Fortune et sachez l’asservir :
C’est perdre ses faveurs que tarder d’en jouir[4].



VI

CONVERSATION


Le jour qui suivit cet entretien, madame de la Tournelle fut bien étonnée de voir entrer de bonne heure chez elle le docteur Vernage[5], qu’elle n’avait point fait appeler.

— Comment savez-vous que je suis malade, cher docteur ? dit-elle, vous venez donc de chez la duchesse de Lesdiguières ?

— Non, madame la marquise, répondit-il ; j’ai été, selon ma coutume, au petit lever, et c’est le roi lui-même qui m’a appris que vous étiez souffrante ; il paraissait alarmé de votre état. Voilà un pouls vif ; et cependant nous n’avons pas de fièvre : le sang se porte à la tête, n’est-ce pas ? Je vois cela.

En effet, la rougeur qui couvrait alors les traits de madame de la Tournelle pouvait donner cette idée ; et elle profita de ce prétexte pour dire au médecin qu’elle croyait avoir besoin d’être saignée.

— Un petit moment, n’allons pas si vite, reprit-il avec une importance risible ; nous n’en sommes pas là, il faut laver ce sang avant de le tirer, et quelques verres d’eau de tilleul légèrement acidulée doivent nous disposer au coup de lancette, qui ne sera peut-être point nécessaire ; car, excepté un peu de gêne dans la respiration et des couleurs trop animées, rien n’indique que nous ayons besoin d’y avoir recours ; je crois même que le grand air suffirait pour dissiper cette espèce de migraine. Le temps est beau, essayez d’une promenade en voiture ; je viens d’entendre donner l’ordre de la chasse dans la forêt de Saint-Germain, allez de ce côté, cela vous amusera ; et nous autres médecins, nous avons beau chercher à dissiper vos maux, mesdames, la moindre distraction en fait toujours plus que nous.

Madame de la Tournelle se refusa à suivre cette ordonnance, en assurant le docteur qu’elle ne se sentait pas en état de quitter son lit de la journée.

Un médecin de la cour se connaît mieux qu’un autre en maladie feinte, et sait qu’il n’est point de remède capable de guérir d’un entêtement ; aussi le docteur Vernage n’insista-t-il point sur son ordonnance. Seulement, ayant été mandé après cette visite par M. de Meuse, il répondit franchement aux questions de ce zélé courtisan sur l’état de madame de la Tournelle, qu’elle n’avait qu’une indisposition de jolie femme, c’est-à-dire un accès de caprices ou de vapeurs.

Cet avis, aussitôt communiqué au roi, lui inspira assez de mauvaise humeur pour ne pouvoir la dissimuler. Le voyage de Marly fut triste, malgré tous les frais d’esprit que firent madame de Tencin, la comtesse de Toulouse, mademoiselle de Charollais, MM. de Richelieu, de Maurepas, de Coigny et autres. Louis XV se rapprocha de madame de Mailly, et tous deux causèrent longtemps sur la mort de madame de Vintimille. Ce sujet n’était pas de nature à ranimer la gaieté : malgré la rivalité des deux sœurs, madame de Mailly avait toujours conservé un profond attachement pour madame de Vintimille, et la regrettait sincèrement, dette mort subite et mystérieuse revenait souvent à la pensée du roi ; non-seulement elle l’avait privé d’une femme qui lui plaisait, mais elle devait inspirer la terreur à toutes celles qui pouvaient se dévouer à lui.

Par suite de ce voyage et du retour d’intimité que les épanchements d’une même douleur valurent à l’ancienne favorite, il fut décidé que madame de Mailly conserverait au château l’appartement au-dessus de la chambre du roi, et que celui de M. de Meuse servirait pour les soupers que madame de Mailly donnerait à Sa Majesté. Ces soupers, où peu de courtisans étaient admis, devenaient chaque jour plus tristes : madame de Mailly, plus élégante que belle, avait passé l’âge où l’on plait ; son cœur aimant, désintéressé, était apprécié de Louis XV ; mais son esprit n’offrait pas assez de ressources contre l’ennui, ce monstre corrupteur des femmes et des rois ; et il était facile de prévoir qu’elle ne conserverait son empire qu’autant qu’une plus jeune et plus spirituelle ne voudrait point s’en emparer.

Les gens de la cour, qui redoutaient le plus l’influence que madame de la Tournelle pouvait prendre en cette circonstance, furent les premiers à la blâmer d’avoir laissé échapper cette occasion d’arriver au pouvoir. C’est dans l’ordre. Cède-t-on à son amour, on s’indigne de votre faiblesse ; en fait-on le sacrifice, on rit de votre duperie.

Madame de la Tournelle ne vit pas sans chagrin Louis XV retourner à son ancienne chaîne. Cependant une nouvelle l’eût blessée davantage ; mais ce qui l’affligeait surtout c’était de voir le roi retomber dans ses habitudes d’indolence, et par cela même perdu pour la gloire.

Lorsqu’après avoir entendu le récit de ces soirées passées dans les petits appartements, elle témoignait le regret de voir un prince brave et spirituel dépenser ainsi sa vie.

— C’est bien votre faute, disaient le duc de Richelieu et M. Duverney ; vous pouviez le rendre à une plus noble existence ; vous pouviez assurer son bonheur, celui de l’État et le nôtre, vous ne l’avez pas voulu. Grâce à vous, le cardinal l’emporte, et nous aurons le plaisir de vivre sous son règne, lors même qu’il sera tombé en enfance. Maurepas guette déjà ce moment pour joindre la feuille des bénéfices à son département de la marine[6]. L’imbécillité, la fatuité, voilà les deux puissances qui vont nous asservir. L’affaire du prince de Conti est une preuve assez frappante de la rancune de ce vieux prêtre. Vous savez qu’il a obtenu du roi l’ordre de faire arrêter le prince ?

— Quoi ! s’écria madame de la Tournelle, pour avoir sans permission été rejoindre le maréchal de Maillebois à l’armée, et cela dans la seule intention de le forcer à l’employer et de se battre pour la France ! Cet exemple-là n’est pourtant pas fort dangereux.

— Eh bien, le cardinal a prouvé au roi que c’était une insulte faite à son autorité ; un courrier a été dépêché aussitôt à M. de Maillebois pour mettre le prince aux arrêts dès son arrivée. En vain la princesse de Conti est allée implorer le cardinal-ministre ; il a prétendu qu’il n’était pour rien dans cet acte de rigueur. La pauvre princesse a fini par lui avouer qu’elle avait approuvé le projet de son fils, et qu’il devrait être imité par tous les princes en état de porter les armes. Elle l’a quitté en disant qu’elle allait se jeter aux pieds du roi pour lui demander pardon et grâce. En effet elle est arrivée à Choisi pendant que le roi était à la chasse ; elle a prévenu madame de Mailly et de Meuse qu’elle allait attendre le roi chez le concierge pour le surprendre. Madame de Mailly ne l’a point permis ; et au retour de la chasse, elle a elle-même introduit la princesse dans le cabinet du roi.

» — Votre fils a fait une grande faute, madame, a dit le roi.

» — Cela est vrai, sire, a-t-elle répondu, c’est pourquoi je viens supplier Votre Majesté de lui faire grâce.

» — J’ai envoyé mes ordres à Maillebois.

» Alors mademoiselle de la Roche-sur-Yon, qui était présente, a essayé quelques mots en faveur du prince, elle a vanté son zèle. Le roi a dit : « Il a montré beaucoup trop de zèle. » Puis la princesse n’a rien obtenu de plus. On dit qu’elle a si bien intéressé tous les princes au sort de son fils, qu’ils viennent d’adresser des réclamations au roi et qu’ils menacent d’en faire autant que le prince de Conti[7], si on persiste à le punir.

— Voilà où nous mènent les petites haines de ce bon cardinal, dit M. de Chavigny d’un ton ironique : il a déjà éloigné des affaires tous ceux qui en avaient le génie ; il ne lui manquait plus que de chasser de l’armée ceux qui savent bien se battre et commander. Avec de semblables mesures, vous verrez où nous mènera cette belle guerre de Bohême. Voici déjà l’Angleterre qui se déclare pour Marie-Thérèse : on fait des souscriptions pour elle. C’est la veuve du grand Marlborough qui monte la tête de toutes les vieilles ladies en faveur de la belliqueuse reine ; elles lui ont déjà offert cent mille livres sterling ; mais le parlement se promet de lui en faire accepter bien davantage. Ainsi nous voilà obligés de combattre contre les troupes de l’Autriche et l’argent de l’Angleterre, tout cela pour la gloriole de mettre la couronne impériale sur le front d’un prince bavarois dont nous ne nous soucions pas le moins du monde. En vérité, quand on prévoit où ce ministère nous conduit, on frémit pour la France.

— Mais si vous disiez tout cela à la reine, peut-être l’effroi d’un sort affreux la déterminerait-elle à éclairer le roi sur le mérite qu’il suppose au cardinal.

— Ah ! madame, vous connaissez bien peu l’impuissance où on a réduit la reine ; savez-vous ce que le roi lui a répondu dernièrement, quand elle a été se plaindre à lui du refus que le cardinal venait de lui faire, d’accorder à M. de Nangis une légère grâce ?

» Il lui a dit :

» — Faites comme moi, ne lui demandez jamais rien.

» Et chacun rit de ce bon mot, où se peint si bien toute la naïveté d’une soumission sans bornes.

— À propos de bon mots, vous a-t-on répété celui de Souvré ? demanda le duc de Richelieu ; on dit que le vieux gouverneur en est resté tout ébahi. Sauf respect pour messieurs de la finance, ajouta le duc en regardant M. Duverney, on reprochait au cardinal sa singulière protection pour les fermiers généraux ; on lui démontrait ce qu’ils gagnaient sur l’État, et la nécessité de réduire leurs bénéfices ; le vieil entêté, sachant ces messieurs appuyés par l’argent, s’évertuait à répéter que les fermiers généraux étaient les soutiens de l’État.

» — Oui, répondit Souvré, mais c’est comme la corde soutient le pendu.

Le financier Duverney[8] lui-même trouva la réponse excellente, et la conversation, détournée par cette plaisanterie, ne revint plus à des sujets sérieux. C’est ainsi que l’esprit et la gaieté faisaient alors tout oublier, même les malheurs inévitables qui menaçaient les rieurs.



VII

LA CHAISE À PORTEURS


Dans le courant de cette année, déjà marquée par tant d’événements pénibles pour madame de la Tournelle, elle fut cruellement frappée dans ses affections et dans son existence par la mort de la duchesse de Mazarin. Cette perte la laissait sans protection, et même sans asile, car sa tante, âgée seulement de cinquante-trois ans, ne s’attendait point à mourir si tôt, et elle n’avait eu le temps de faire aucune disposition testamentaire en faveur de ses nièces. Cet oubli rendait le comte de Maurepas et sa femme héritiers de la duchesse de Mazarin.

L’esprit et le bon goût sont impuissants contre les petites passions ; la conduite de M. de Maurepas en cette occasion en offre une preuve. Ses prévisions jalouses sur la destinée de madame de la Tournelle, sa crainte de la voir rester à la cour à portée d’exercer d’un moment à l’autre l’empire qu’elle avait dédaigné, l’antipathie innée de tout ambitieux pour une supériorité quelconque, le portèrent à une action qui paraît incompréhensible, surtout de la part de ce qu’on appelle un homme comme il faut. Il enjoignit à ses gens d’affaires de mettre textuellement à la porte de l’hôtel Mazarin madame de la Tournelle et madame de Flavacourt. Celle-ci, que l’absence de son mari mettait dans la même situation que sa sœur, prit un singulier parti qui lui réussit assez bien.

Pendant que madame de la Tournelle, pénétrée de sincères regrets, cache ses larmes par fierté, se dispose à se retirer dans le couvent où elle avait été élevée, madame de Flavacourt se fait porter dans sa chaise au beau milieu de la cour des ministres ; et là, elle attend qu’un des seigneurs de la cour vienne à passer, sûre que le premier venu voudra savoir ce qu’elle peut faire là. Elle se dit :

— Je suis jeune, sans père ni mère, mon mari est absent, mes parents m’abandonnent ; le ciel, sans doute, ne m’abandonnera point.

Placée au milieu de la cour, entre le ciel et la terre, elle fait ôter les brancards de la chaise, renvoie ses porteurs, et attend le secours de la Providence.

D’abord plusieurs personnes passent à côté d’elles sans s’inquiéter d’une station si singulière. Mais le duc de Gesvres arrive, ouvre la portière, et s’écrie :

— C’est madame de Flavacourt : et par quel hasard vous trouvez-vous là ?

— Parce que ma tante est morte, répond-elle, parce que M. de Maurepas et sa femme ont expulsé ma sœur et moi comme des aventurières. Madame de la Tournelle, dans son désespoir, est allée je ne sais où. Quant à moi, me voilà entre les mains de la Providence[9].

Le duc de Gesvres, encore plus surpris de ce qu’il entend, la prie d’attendre un moment, vole chez le roi, le conduit à la fenêtre, lui montre la chaise solitaire qui figure d’une manière si étrange au milieu de la cour, et lui apprend qu’elle renferme depuis deux heures la marquise de Flavacourt. Il raconte le motif de cette singulière démarche ; et le roi, vivement ému, s’écrie :

— Allez donc vite la chercher ; qu’on lui donne un logement, et qu’on aille aussi à la recherche de sa sœur, madame de la Tournelle.

Pendant ce temps, la reine, sachant dans quel abandon les laissait la mort de leur tante, de cette femme respectable pour laquelle elle avait toujours eu de l’amitié, avait envoyé chercher les deux pauvres sœurs, pour les prendre sous sa protection. La personne qui amenait madame de la Tournelle rencontra madame de Flavacourt dans le moment même où le roi envoyait l’ordre de leur donner asile au château ; on conduisit les deux sœurs chez la reine. Cette princesse les reçut avec une bonté touchante, pleura avec elles, et leur dit que, si la duchesse de Mazarin leur avait tenu lieu de mère, son intention était de la remplacer. L’officier de la chambre qui les avait annoncées, témoin un instant de ce spectacle, en fut ému lui-même, et a raconté à plusieurs personnes cette scène attendrissante[10].

Aujourd’hui que l’usage autorise les jeunes femmes à se passer du patronage d’une vieille parente ; qu’elles peuvent vivre seules, sortir seules et se montrer en public sans la compagnie d’une autre femme, on ne peut se faire une idée de l’important service que la reine rendait aux deux sœurs en les logeant près d’elle. Car, dans ce temps de mœurs légères, quelle que fût la fortune d’une jeune veuve, elle ne pouvait avoir ce qu’on appelait alors sa maison, qu’autant que ses grands parents habitaient avec elle, il fallait, sous peine de perdre sa réputation, se retirer au couvent, tant qu’on était jeune et jolie, ou bien obtenir le haut patronage de quelque princesse du sang.

Madame de la Tournelle accepta celui de la reine comme un bienfait du ciel. C’était à ses yeux le bouclier qui devait la défendre contre toutes les attaques. Car si la sagesse devenait impuissante contre la séduction, elle serait enchaînée à la vertu par la reconnaissance.

Le roi, qui s’était d’abord réjoui de l’abandon où se trouvait madame de la Tournelle, sentit tout ce que la protection de la reine allait ajouter d’obstacles à ses vœux. Il s’en affligea au point d’être obligé d’en parler, lui qui savait si bien dévorer une peine !

Le duc de Richelieu essaya de le consoler, en lui démontrant que la nécessité de la rencontrer chez la reine et les princesses était le moyen le plus sûr de combattre toutes les sages résolutions de madame de la Tournelle : qu’ajouter à tant de séductions l’idée d’un crime d’ingratitude, c’était la conduire à la passion par le remords.

Le roi désirait savoir les particularités de la mort de madame de Mazarin ; il fit demander madame de Flavacourt, n’osant pas s’adresser à sa sœur. Il la plaisanta sur sa station étrange dans la cour des ministres, et fit la réflexion gracieuse et spirituelle qu’une semblable démarche ne pouvait venir à l’idée que d’une femme honnête. Car, pour faire ainsi parler de soi, il fallait être certain qu’il n’y avait que du bien à en dire. Ensuite il lui promit la première place vacante de dame du palais, et lui donna un appartement dans l’aile gauche du château, qui avait été occupé autrefois par madame de Mailly. Madame de la Tournelle eut l’appartement de M. de Vauréal, évêque de Rennes, alors ambassadeur en Espagne.

Lorsque madame de Flavacourt revint près de sa sœur, avec quelle attention madame de la Tournelle écouta les moindres détails de cet entretien, et qu’elle sut bon gré à Louis XV de lui avoir épargné des remercîments qu’elle n’aurait pu lui adresser sans embarras.

Par suite de cet événement, M. de Maurepas fut mal reçu du roi pendant plusieurs jours. Il avait prévu cette disgrâce momentanée, et s’appliqua à y parer en se rendant utile. Il avait toujours en réserve, pour ce qu’il appelait les moments difficiles, quelque affaire épineuse, quelque décision embarrassante à prendre où son avis et son travail étaient indispensables ; et, quand cette ressource ne suffisait pas pour apaiser la colère du maître, il en passait par tout ce que le roi voulait. C’est ainsi qu’il s’humilia auprès de madame de Flavacourt au point de lui dire que ce qui s’était passé à l’hôtel de Mazarin était l’effet d’un malentendu ; qu’il la priait d’en recevoir ses excuses ; qu’il était prêt à les faire à madame de la Tournelle ; mais celle-ci ne voulut recevoir ni explications ni excuses de la part d’un homme qui les avait si outrageusement insultées.

Cette réponse dédaigneuse fut la base de l’inimitié éclatante qui a toujours régné depuis entre le ministre, sa femme et madame de la Tournelle.



VIII

LA BIBLE


Habiter sous le même toit, n’entendre parler que de lui, ne voir que des gens dont l’existence, les volontés lui étaient soumises, pour qui la moindre des actions, des paroles du roi, avait une importance extrême, c’était mal choisir un asile contre son souvenir. Mais le spectacle continuel de cette sorte de culte rendu par les courtisans au monarque, à celui dont ils implorent un sourire comme un bienfait de la Divinité, était bien moins dangereux pour elle que le sentiment de respect et d’amour que la reine conservait à Louis XV, en dépit de ses torts. Rien n’est si contagieux pour les âmes tendres que l’exemple d’un dévouement qui résiste à tout. De combien d’attraits il pare celui qui peut l’inspirer ! qu’on lui suppose de qualités, de charmes, pour expliquer tant d’indulgence !

Excepté les jours où il y avait jeu chez elle, la reine vivait presque dans la retraite au milieu de la cour. Elle donnait à ses enfants et à l’intimité d’un petit nombre de personnes connues par leur piété austère le peu de moments que lui laissaient ses pratiques religieuses. Mais dans sa tolérance extrême, elle permettait souvent à ses dames du palais de quitter son triste salon pour aller embellir le souper des petits appartements.

Un soir que madame la princesse de Conti et la comtesse de Toulouse étaient venues faire leur cour à la reine avant de se rendre dans les cabinets du roi, on vint à parler d’un certain docteur allemand qui prétendait découvrir le caractère d’une personne parfaitement inconnue de lui, au moyen de trois questions fort simples, et qui ne paraissent pas devoir conduire à une si grande connaissance ; chacun voulut savoir quelles étaient ces questions.

— D’abord, dit la princesse, il exige une extrême franchise, et vous verrez que cela n’est pas difficile à lui accorder : il demande en premier quelle est la fleur que l’on préfère, puis le livre qu’on emporterait dans une île déserte. et le règne sous lequel on aurait voulu vivre.

— Faites un peu l’épreuve de son moyen, dit la reine, et voyons s’il nous éclairerait sur nos caractères. Commençons par vous, ma cousine, ajouta-t-elle en s’adressant à la princesse.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, mais j’aurais besoin de me recueillir pour répondre en toute conscience. J’ai des goûts très-incertains.

— Eh bien, je vous donne du temps ; commençons par la plus jeune ; madame de Chevreuse tiendra note des réponses et nous les enverrons à ce fameux docteur pour qu’il nous apprenne ce que nous sommes. À vous, madame de la Tournelle. Dites-nous, mais dans toute la bonne foi de votre âme, la fleur que vous préférez.

— L’héliotrope, madame, répondit-elle d’une voix assurée.

— Et le livre que vous emporteriez dans l’île déserte ?

— La Bible.

Un murmure d’approbation suivit cette réponse.

La troisième question jetait un grand trouble dans le cœur de madame de la Tournelle ; mais la religion de la vérité l’emporta sur son embarras, et lorsque la reine lui demanda : Sous quel règne auriez-vous désiré vivre ? elle répondit d’une voix émue :

— Sous celui-ci, madame.

— C’est répondre à merveille, s’écria la princesse de Conti, et le savant n’aura pas grand’peine à deviner que vous êtes la plus aimable personne du monde ; mais je veux, pour ma part, lui donner plus de peine.

Alors chaque personne répondit à son gré, et cette épreuve, innocente en apparence, fournit un bon nombre d’épigrammes sur certains caractères.

Si peu important que fût ce sujet de conversation, ils sont si rares à la cour, où l’on ne peut parler sans danger d’aucun des grands intérêts de la vie, qu’on en reparla encore au souper du roi. Madame la comtesse de Toulouse cita les réponses de madame de la Tournelle, on les commenta. Le roi seul n’en dit rien ; madame de Mailly, qui guettait toutes les impressions qui se peignaient sur son visage, s’aperçut qu’il devenait rêveur ; elle en fit la remarque, et Louis XV reprit un air gracieux comme à son ordinaire.

Le dimanche suivant, après avoir accompagné la reine à la chapelle, madame de Flavacourt et sa sœur vinrent se placer dans la travée qu’elles occupaient habituellement. Cette dernière, s’étant agenouillée, s’apprêtait à chercher son livre de messe, lorsqu’un autre livre relié magnifiquement avec un fermoir orne de Pubis et d’opales frappa ses regards ; elle l’ouvrit, ne doutant pas que le nom de la personne qui l’avait oublié ne fin inscrit sur ce livre précieux. C’était une Bible avec des peintures gothiques sur parchemin, aussi belles que celles qui décorent le livre d’heures d’Anne de Bretagne.

Sur la première page, on lisait ces mots tracés au crayon :

« À madame la marquise de la Tournelle. »

Son premier mouvement, en voyant ce superbe présent, fut de porter ses yeux sur la tribune royale, comme pour remercier la reine d’une faveur si grande ; mais son regard rencontre celui du roi, elle le voit sourire avec l’expression d’une joie douce et tendre. Il est dans le secret de cette gracieuse surprise… ou bien c’est lui… lui-même qui en est l’auteur… À cette pensée, madame de la Tournelle sent battre son cœur avec violence ; l’émotion qui la domine lui permet à peine de se soutenir. L’évangile commence, tout le monde se lève, elle est forcée de rester assise, et la crainte d’être remarquée ajoute encore au trouble qu’elle éprouve. Il y a, dans toutes les solennités de l’église et de la cour, quelque chose qui agit vivement sur l’imagination ; l’aspect de cette chapelle resplendissante, remplie de tout ce qu’il avait de plus brillant en France et dont les voûtes dorées retentissaient des chants sacrés les plus harmonieux ; la vue plus imposante encore du pouvoir terrestre prosterné devant la puissance suprême : cette égalité que la religion établit entre tous ceux qui prient ; cet oubli momentané de la vie mondaine pour ne penser qu’à la vie de l’âme ; enfin cet ensemble pompeux et mystique ajoutait encore à l’exaltation des sentiments de madame de la Tournelle.

En voyant Louis XV agenouillé sous la grande image de Charlemagne[11], en face de celle qui représentait saint Louis, elle se sentait atteinte pour lui d’une jalousie de gloire qui dévorait son cœur.

— Eh quoi ! jeune, si beau, si brave, ou l’enchaîne au milieu de cette cour, plutôt que de le laisser commander ceux qui se battent en ce moment pour lui ! il n’est pas une voix qui lui crie : La France est en péril, les rois en personne s’arment contre elle. Une reine[12], une femme donne à l’Europe l’exemple du courage, tous marchent en tête de leurs armées. Vous seul laissez, à vos généraux le soin de défendre, de sauver la patrie ; et pourtant le cœur de Louis XV est digne de comprendre ses devoirs : il est exempt de crainte, il sait se faire aimer, il conduirait ses sujets par l’amour à la victoire. Ah ! que ne peut-il entendre ce cri de mon âme qui l’appelle où l’honneur a marqué sa place ; que ne peut-il confondre l’hypocrite qui lui parle au nom du ciel pour lui défendre de s’illustrer, qui ferait voiler, s’il l’osait, l’image de ses aïeux triomphants, pour éteindre en lui tout souvenir de gloire ! Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle, en priant d’une double ferveur, relève cette âme noble et courageuse ; délivre cet esprit enchaîné par les vie l’entourent, laisse parvenir à ce regard si puissant ta lumière divine ; et, pour prix d’un si grand bienfait, j’offre le sacrifice de mon bonheur et de ma vie !

Cependant l’office s’achève sans qu’elle ait osé lever les yeux une seconde fois vers la tribune royale. Chacun se rend dans la galerie où va passer le roi avec l’espoir de recueillir un mot, un sourire de lui ; madame de la Tournelle seule se tient à l’écart. Elle frémit d’entendre sa voix, d’apprendre que cette Bible vient de lui ; elle veut garder son incertitude, et se refuse à croire qu’ayant su ce qu’elle préférait par la princesse de Conti, le roi a pensé à le lui offrir d’une manière si gracieuse. Pourtant elle hésite à montrer ce présent magnifique et saint, tant elle craint de le devoir à un sentiment profane, et s’empresse de le soustraire à tous les yeux en le mettant dans le grand sac de velours à galons d’or qui renferme son livre de messe. Ce sac devenu si précieux, elle prie un huissier de la chambre de le faire remettre tout de suite à ses gens ; car elle ne peut sortir encore de la galerie ; l’instinct des courtisans semble les avertir d’une faveur cachée, elle est accablée de politesses, de prévenances et même de flatteries. Enfin elle va se renfermer chez elle pour admirer à loisir les peintures fines et brillantes qui ornent le livre sacré, et pour rêver au bonheur et au malheur d’être l’objet d’une attention si ingénieuse.

Avec une pensée à la fois douce et tourmentante, on vivrait un siècle dans la solitude sans ennui. C’est une mine inépuisable de suppositions, de terreur, d’espoir, de souffrances et de délices. Aussi madame de la Tournelle passât-elle le reste de cette journée sans vouloir recevoir personne. Il y avait le lendemain spectacle à la cour, elle devait y accompagner sa sœur ; et, malgré ses résolutions précédentes, elle se félicite de pouvoir rester toute une soirée en présence de Louis XV, sans avoir ni à l’écouter, ni à lui répondre, deux choses que sa faiblesse redoutait également.



IX

LE SPECTACLE


La nouvelle de la prise d’Égra par le comte de Saxe, secondé par Chevert, fut l’occasion d’un spectacle à la cour, suivi d’un souper dans les grands appartements. C’était la première fête qu’on y donnait depuis la mort de madame de Vintimille. Mais cette victoire, remportée sur les Autrichiens, devait ménager un point d’appui ou de refuge pour l’armée française enfermée dans Prague, et, quoique d’un assez faillie avantage, on voulait paraître y attacher l’importance d’an l’ait éclatant. Criait faire sa cour que de s’en réjouir hautement, et l’on ne pouvait se dispenser de se montrer à cette fête sans se laisser accuser d’indifférence pour la gloire du pays.

Madame de la Tournelle venait de voir finir son deuil ; elle avait commandé un habit de cour, simple, mais d’une élégance extrême, et que la beauté de sa taille devait rendre encore plus remarquable ; comme elle ne l’avait point essayé, elle voulut commencer de bonne heure à s’habiller pour ne pas faire attendre madame de Flavacourt, qui devait venir la prendre, et elle passa dans son cabinet de toilette.

Tout était préparé : la robe de velours bleu de ciel aux bouffettes d’argent, l’aigrette de turquoises et les barbes de dentelle. Mais, en soulevant la mousseline doublée de taffetas rose qui encadre le miroir de sa toilette, elle aperçoit une corbeille brodée en perles et en chenille de couleur ; elle l’ouvre, impatiente de savoir ce qu’elle renferme : c’est un bouquet d’héliotropes… Pas un mot d’écrit, nul indice n’apprend de quelle part il vient. La marquise sonne, et sa femme de chambre est questionnée sur cet envoi, qu’on présume lui avoir été remis.

Mademoiselle Hébert, dont l’attachement pour sa maitresse a été plus d’une fois mis à l’épreuve, ne voudrait pas la tromper. Mais elle ne sait pas plus qu’elle par qui cette jolie corbeille a été déposée sur la toilette ; elle va s’en enquérir, et parle déjà de faire subir un interrogatoire dans les formes à toute l’aile gauche du château. Madame de la Tournelle, redoutant le bruit qui peut naître de ce grand zèle de sa femme de chambre, lui défend de faire aucune démarche à ce sujet. Elle prétend avoir la certitude que ce bouquet lui vient de la princesse de Conti ; mademoiselle Hébert renonce à regret au plaisir de traiter l’affaire avec importance : mais elle se promet bien, tout en obéissant à sa maîtresse, de chercher à percer ce mystère.

Pendant que le coiffeur de la reine achève de coiffer madame de la Tournelle, mademoiselle Hébert va s’informer, sans affectation, des personnes qui ont été vues depuis l’heure du dîner dans les corridors de cette partie du château. Elle apprend qu’un page du roi y a passé, si rapidement qu’on n’a pas eu le temps de le reconnaître ; elle s’empresse de venir communiquer cet avis à madame de la Tournelle, qui répond en rougissant :

— Il suffit. Je vous ai dit que la princesse devait m’envoyer ce bouquet.

Et, tout en mentant à sa pensée, elle cherchait à se persuader qu’en effet une des personnes qui l’avaient entendue l’autre soir parler de sa préférence pour l’héliotrope pouvait seule être l’auteur de cette galanterie. Quant au page du roi, ce n’était point un indice ; il en venait sans cesse de ce côté du château : les fils des femmes de la cour commençant presque toujours par être pages.

À force de se persuader ce qu’elle voudrait désirer, madame de la Tournelle décide qu’elle va se parer du bouquet qu’elle doit au soin de l’amitié. Cependant sa main tremble eu l’attachant à son côté, l’épingle qui doit le fixer pique ses jolis doigts, le sang coule ; de ce petit malheur elle fait un présage, et son front se couvre d’un nuage de tristesse. Elle hésite à se rendre dans le salon où madame de Flavacourt vient d’entrer, et frémit de la suivre dans les grands appartements, comme si elle cherchait à fuir un destin fatal, mais irrévocable. On dirait que l’avenir se déroule à ses yeux d’abord éclatant, joyeux, puis douloureux et funèbre ; elle voudrait jeter au loin sa parure, arracher ce bouquet qui lui brûle le sein ; elle souhaite que le ciel secourable la frappe en ce moment même, avant d’affronter le péril qu’elle redoute ; mais on vient la tirer subitement de cette rêverie sinistre. Sa sœur est là qui l’attend. Elle va la joindre, et, quelques minutes après, toutes deux sont assises dans la salle de spectacle, aux places réservées pour les femmes de la maison de la reine.

Elles sont sur le premier rang, en vue de la loge du roi. Madame de la Tournelle ne peut lever les yeux sans les porter de ce côté ; mais il n’est point encore arrivé : elle respire. Ces moments d’attente où l’on s’examine mutuellement, où l’on cause librement avec ceux que l’étiquette place près de vous, où l’on questionne, l’on médit, madame de la Tournelle les passe à raisonner son émotion dans l’espérance d’en triompher ; elle cherche à se prouver que l’espèce de fièvre qu’elle ressent est l’effet d’un grand mal de nerfs. Elle se persuade que le plaisir de voir Zaïre jouée par la railleuse mademoiselle Gaussin va la captiver tout entière, et qu’enfin l’impression qui la domine tient seule à la pompe de ce spectacle imposant.

Mais le bruit des siéges que l’on arrange dans la loge du roi suspend toutes les conversations. Chacun se lève. Un gentilhomme de la chambre, vêtu d’un riche habit brodé, porte les flambeaux croisés et précède le roi. C’est l’auteur de Zaïre. C’est Voltaire lui-même.

À sa vue, le public de cour a besoin de se rappeler les lois de l’étiquette pour ne pas éclater en applaudissements ; car il venait de faire imprimer Mahomet, et la lecture des beaux vers semés avec profusion dans cet ouvrage, la hardiesse du sujet, la nouveauté de l’exécution, inspiraient l’enthousiasme de tous ceux qui en avaient fait la lecture. Le roi n’ignorait point le succès que cette tragédie venait d’obtenir à Lille, où il y avait une fort bonne troupe dirigée par Lanoue, auteur et comédien, et par mademoiselle Clairon, devenue depuis si célèbre. Cette représentation à Lille avait eu d’autant plus d’éclat, qu’un courrier prussien était venu apporter dans un entr’acte, à l’auteur, une lettre de Frédéric II. Cette lettre lui apprenait la victoire de Molvitz. Voltaire l’avait lue à l’assemblée. On avait battu des mains ; et il avait dit : « Vous verrez que cette pièce de Molvitz fera réussir la mienne[13]. » Ces détails communiqués à Louis XV par le cardinal de Fleury, avaient été présentés sous un jour très-défavorable. L’ouvrage, dénoncé comme dangereux, contraire aux intérêts de la religion, trouvait de grandes difficultés à être représenté à Paris. C’était pour solliciter cette représentation et défendre sa pièce contre les attaques de certains prêtres, que Voltaire avait quitté Bruxelles pour se rendre à Versailles.

Le roi lui promit justice et protection, et Mahomet finit par être joué à Paris. Mais Louis XV, jaloux et blessé de la préférence fastueuse de M. de Voltaire pour le roi de Prusse, et de son affectation à louer les exploits et la prétendue philosophie de Frédéric II, lui gardait un sentiment de rancune que les spirituelles flatteries du poète ne parvinrent point à vaincre. Cependant il était fier de le voir à sa cour ; car, ce qu’il enviait le plus au siècle de Louis XIV, c’était la foule de grands hommes qui avaient entouré le trône de son aïeul.

Le roi salue avec sa grâce ordinaire, il s’assied, le rideau se lève. Pendant ce temps, Louis XV se penche vers le duc de Richelieu, lui dit quelques mots, puis, se retournant du côté de la salle, il laisse voir un visage radieux où la plus douce espérance semble avoir remplacé les regrets et la langueur ; il n’a jeté qu’un regard sur madame de la Tournelle, et déjà elle n’a plus de doute sur l’envoi du bouquet ; d’ailleurs le roi tient à la main une petite branche d’héliotrope presque imperceptible, mais qui a bien vite frappé les yeux de madame de la Tournelle.

La voix enchanteresse de mademoiselle Gaussin se fait entendre, et l’attention générale se porte sur Zaïre. C’est Granval qui fait Orosmane, car Lekain n’avait point encore recréé ce rôle, et pourtant il produisait déjà beaucoup d’effet. À chaque tirade pompeuse, à chaque sentence rimée, des murmures d’approbation remplaçaient les témoignages bruyants d’un libre enthousiasme, tant il est vrai qu’en France la louange ou le blâme ont toujours un langage qui se fait jour à travers tout ce qu’on invente pour les réduire au mutisme.

Une grande partie des vers du rôle de Zaïre faisait allusion aux sentiments qui se disputaient le cœur de madame de la Tournelle. Aussi n’osait-elle point détourner ses yeux de dessus la scène, tant elle avait peur de l’observation dont elle se sentait l’objet. Les combats de Zaïre entre son devoir et son amour, quelle leçon à recevoir en face du sultan français ! Comme elle s’efforce de rester immobile au moment où mademoiselle Gaussin, emportée par la passion, s’accuse et s’écrie d’un accent déchirant : Frappe, dis-je, je l’aime !

Il lui semblait, en écoutant cet aveu, que chacun lisait sur son front qu’elle en pouvait faire un semblable. Malgré ses soins à ne point se tourner du côté du roi, une secrète oppression l’avertissait qu’elle était sous le poids de son regard ; ce ne fat qu’à la fin de l’acte qu’elle s’enhardit à lever la tête, et à paraître seulement émue comme tout le monde.

Quand vint le mot de la pièce ou plutôt de l’acteur, ce fameux « Zaïre, vous pleurez… » qu’on prétendait avoir été inspire à l’auteur par la belle fille du maréchal de Villars, par cette charmante duchesse dont Voltaire avait été si amoureux, et qui s’était vue contrainte par le public à embrasser l’auteur le jour de la première représentation de Zaïre, tous les regards se portèrent sur la duchesse de Villars. La vraie Zaïre pleurai ! aussi, et Voltaire put voir de sa place ce tribut payé au souvenir d’un amour malheureux. de petit épisode de la représentation rendit plus d’assurance à madame de la Tournelle ; elle crut que l’observation maligne des courtisans ayant changé d’objet, on ne penserait plus à elle, et ses yeux se fixèrent sur Louis XV lorsque Orosmane dit ces vers :

Qui, moi, que sur mon trône une autre fût placée !
Non, je n’en eus jamais la coupable pensée ;
Pardonne à mon courroux, à mes sens interdits
Ces dédains affectés et si bien démentis ;
C’est le seul déplaisir que jamais dans ta vie
Le ciel aura voulu que ta tendresse essuie :
Je t’aimerai toujours…

Alors une attraction invincible, une espèce de fascination retint son regard attaché sur celui du roi. Il semblait lui répéter les mots passionnés d’Orosmane ; c’étaient les mêmes regrets, le même serment ; tout un avenir de bonheur et d’amour brillait dans ce regard magique. Il aurait fallu une force plus qu’humaine pour se soustraire à sa puissance : et madame de la Tournelle, tremblante d’une joie inconnue, s’abandonna un instant au charme délirant de se sentir aimée.

Cet enivrement dura tout le reste de la représentation ; il s’accrut encore lorsqu’on passa dans la salle où les tables étaient dressées ; car, malgré La saison, tous les vases de porcelaine de Sèvres qui décoraient les surtouts étaient remplis de roses et d’héliotropes… d’héliotropes !… Hélas ! qu’il peut v avoir de poison caché dans le parfum d’une fleur !!…


X

LE JEU


Plusieurs fois, dans cette soirée, le roi s’était approché de madame de la Tournelle sans oser lui parler. En amour, les sentiments vrais sont timides, et ce roi, que tant d’aventures galantes devaient rendre confiant, et même audacieux, n’osait adresser la parole à la femme qui faisait battre son cœur.

Cependant il venait de lire dans sa pensée ; elle partageait son trouble, et Louis XV aimé ne pouvait tarder d’être heureux. D’où vient qu’il hésite à réclamer l’aveu qu’il espère ? C’est que, pour la première fois, il sent un obstacle à vaincre dans la noble résolution de madame de la Tournelle ; il sent qu’elle est de bonne foi dans son désir de lui résister, et il craint de perdre tout ce qu’il vient de gagner sur sa faiblesse en l’éclairant sur le bonheur qu’il en éprouve.

À la cour, où les émotions de l’amour-propre sont les seules qu’on puisse surprendre, une émotion du cœur paraît un phénomène dont chacun veut en vain se rendre compte ; car il faut pouvoir les éprouver pour expliquer ces troubles charmants qui naissent d’un regard, d’une inflexion, d’un rien, d’une fleur. Mais si la cause en est insaisissable, l’effet en est visible : c’est un vague dans les yeux qui ressemble à l’ivresse : c’est un visage animé, des lèvres roses et tremblantes, un front serein et des regards timides ; enfin c’est l’expression d’une joie craintive qui rendrait agréable la femme la moins belle, et donne à la beauté un charme irrésistible.

Celle de madame de la Tournelle en était si augmentée, que tout le monde sentait le besoin de le lui dire ou de parler à ses amis de l’admiration qu’elle inspirait.

— Vous me faites vraiment beaucoup d’honneur ce soir, madame, dit le duc de Richelieu : jamais oncle n’a reçu plus de compliments sur la beauté de sa nièce ; et quand j’entends tout ce qui se dit autour de moi, j’ai quelque regret d’avoir adopté si vite ce titre de grand-parent ; mais il me donne le droit de vous aimer tout haut ; et, comme vous ne m’en donneriez pas un meilleur, je m’en contente. Le fait est que je ne vous ai jamais vue si éclatante ; il y a en vous ce soir je ne sais quoi d’enchanteur qui ne permet pas de détacher ses yeux de vous. Voyez plutôt, excepté le roi, en ce moment, tout le monde vous regarde. Cet hommage, ou l’admiration le dispute à l’envie, vous flatte assez, je pense ?

— Eh bien, oui, je l’avoue, répondit-elle en souriant ; ces éloges faux ou vrais qui me parviennent me causent un plaisir dont je ne me faisais pas l’idée ; je sens qu’il est flatteur de plaire ici, au milieu de tout ce qui éblouit les yeux et l’imagination.

— Convenez que La Bruyère a raison de dire que lorsqu’on a vécu à la cour on ne peut vivre ailleurs.

— Il dit aussi qu’on n’y est pas heureux.

— Où l’est-on ? Est-ce au fond d’une province, où l’on vit de caquets ? est-ce dans la solitude, où l’on meurt d’ennui ? est-ce au milieu de braves gens communs, dont les habitudes et le langage vous choquent à chaque instant ? est-ce dans les austérités de la religion, où l’on perd sa santé sans perdre le souvenir des plaisirs du monde ? Croyez-moi, ma chère nièce, j’ai bien calculé toutes les chances de bonheur en ma vie, et l’expérience a prouvé que je m’y connaissais : eh bien, je prétends que, pour les gens nés dans le palais des rois, il n’y a pas d’autre habitation. Là, tous les intérêts, les passions, ont de grands résultats. Au choix d’un général, d’un ministre ou d’une favorite est souvent attaché le sort de la patrie ; et quand on a vu jouer si gros-jeu, quand on peut tenir les cartes à une semblable partie, il est impossible de s’amuser du cent de piquet de son curé ou du tresset de sa voisine.

Richelieu, dit le roi, qui venait de se placer à la table de biribi, voulez-vous jouer sur mon jeu ? Je gagnerai ce soir, j’en ai l’assurance.

— Ah ! Votre Majesté a le pressentiment du bonheur ? C’est déjà une raison de succès, et je serai fort honoré de courir les mêmes chances qu’elle. Allons, venez faire des vœux pour nous, ajouta le duc en présentant la main à madame de la Tournelle.

Et, comme il la voyait hésiter à l’accepter :

— Je m’engage, ajouta-t-il, à consacrer mon gain à votre protégée, à cette pauvre infirme que vous m’avez recommandée ce matin.

Alors madame de la Tournelle se leva pour s’approcher de la table de jeu ; M. de Richelieu la fit asseoir sur une chaise qui se trouvait entre lui et le roi.

— J’étais bien sûr de vous faire obéir au nom d’une bonne action, dit le duc. Puis, se tournant vers ceux qui tenaient la banque : Messieurs les banquiers, continua-t-il, traitez-nous charitablement, car nous jouons ce soir pour une pauvre mère infirme et ses quatre enfants. Vous devenez en ce moment la providence de toute cette malheureuse famille.

— Vouloir attendrir des banquiers de biribi ! dit le duc de Grammont, voilà une prétention singulière.

— Et que n’obtiendrait point madame ? dit le roi d’une voix si basse, qu’à peine madame de la Tournelle l’entendit.

— Si j’allais vous porter malheur, dit-elle en n’ayant l’air de ne parler qu’à M. de Richelieu, j’en serais inconsolable.

— Tranquillisez-vous, madame, reprit le roi, votre protégée ne jouera que sur les bons numéros.

En effet, à chaque coup gagnant, le râteau d’ivoire que tenait le roi amenait l’or devant madame de la Tournelle. L’infirme était censée ne pas jouer les coups perdants. La marquise voyait s’augmenter de moment en moment la fortune de la pauvre famille ; son cœur battait de reconnaissance en pensant à la joie qu’elle allait répandre dans cette maison de deuil et de misère ; c’était de quoi assurer l’existence entière de la mère et de ses quatre enfants. Et le changement subit, ce bonheur qu’elle allait donner, c’est au roi qu’elle le devrait ! G puissance divine ! rendre la vie aux mourants par le secours de celui qu’on aime, l’associer à tout le bien qu’on rêve, disposer de sa protection pour soulager la misère, consoler le malheur, n’est-ce pas imiter la Providence sur terre, et le Ciel pourrait-il voir un crime dans la source de tant de bienfaits !

Ainsi madame de la Tournelle perdait toute idée de résister au charme qui l’entraînait ; son esprit, fasciné par le plus grand des prestiges, L’amour, transformait en vertu sa faiblesse : c’était, pensait-elle, offenser Dieu que de se refuser au bien qu’il donnait occasion de faire. Un calcul d’égoïsme pouvait seul inspirer le courage de conserver son repos, sa vertu même, plutôt que de les immoler au bonheur, à la gloire de son pays. C’est dans le délire de ces charmants sophismes qu’elle entendit madame de Flavacourt lui dire que la reine se retirait.

C’était le signal de son départ, c’était le réveil d’une imagination perdue dans les plus doux songes ; c’était le rappel au devoir, à la reconnaissance ; c’était la réalité dans tout ce qu’elle a de sévère. Ce nom de la reine, prononcé dans cet instant d’illusions brillantes, eut l’effet de ces mots magiques qui font écrouler les palais de fées. Madame de la Tournelle pâlit et se leva pour suivre sa sœur.

— Vous partez déjà, madame ? lui dit le roi en se retournant brusquement de son côté.

— Oui, sire, répondit-elle d’une voix tremblante, j’accompagne la reine.

Elle n’aurait pas dit d’un ton plus sinistre, ni avec des traits plus altérés : Je marche à la mort. Le roi fut tellement frappé de cette altération subite, qu’il en conçut les plus tristes présages. La même franchise d’impression qui lui avait laissé voir l’amour qu’il inspirait venait de lui démontrer la difficulté de vaincre les scrupules d’une âme pure et reconnaissante, que le nom seul de sa bienfaitrice avait la puissance de ramener au devoir. Il devint triste, rêveur, car le plaisir d’être aimé n’est pas assez pour le cœur d’un roi : il veut régner.



XI

VOLTAIRE


Le lendemain, avant le lever du roi, deux hommes causaient ensemble dans l’embrasure d’une fenêtre de l’Œil-de-Bœuf. C’étaient le marquis d’Argenson et M. de Voltaire.

Pendant ce temps, les courtisans, que leur charge ou leur plaisir attiraient chaque matin au château, discouraient entre eux, plus occupés de la conversation qu’ils ne pouvaient entendre que de la leur, et tenaient leurs regards attachés sur le poète et le ministre.

— Tous êtes donc décidé à nous quitter encore, disait le marquis, vous retournez à Bruxelles ?

— Que voulez-vous, monsieur le marquis, il le faut bien ! Je regrette assez que mes ouvrages ne soient imprimés que chez l’étranger et soient de contrebande dans ma patrie. En vérité, je ne sais par quelle fatalité, n’ayant jamais parlé ni écrit qu’en honnête homme et en bon citoyen, je ne puis parvenir à jouir des priviléges qu’on doit à ces deux titres[14]. Vous en pouvez juger par ce commencement du siècle de Louis XIV inséré dans le recueil de Prault. C’est l’ouvrage d’un homme très-modéré. J’ose dire que dans tout autre temps une pareille entreprise serait encouragée par le gouvernement. Louis XIV donnait six mille livres de pension aux Valincourt, aux Pélisson, aux Racine et aux Despréaux, pour faire son histoire, qu’ils ne firent point ; et moi je suis persécuté pour avoir fait ce qu’ils devaient faire. J’élevais un monument à la gloire de mon pays, et je suis écrasé sous les premières pierres que j’aie posées. Enfin je suis en tout un exemple que les belles-lettres n’attirent guère que des malheurs… Ah ! si vous étiez à leur tête, je me flatte que les choses iraient en peu autrement[15].

— Vous n’auriez pas plus de succès, répondit M. d’Argenson ; mais on ne vous forcerait pas d’aller vous faire imprimer à Bruxelles. N’importe ! prenez patience, le cardinal se fait vieux : après lui, la république des lettres recouvrera sa liberté.

— Si je pouvais me flatter de vivre assez pour voir ce beau jour, je voudrais écrire une histoire de France à ma mode. J’ai une drôle d’idée dans la tête ; c’est qu’il n’y a que des gens qui ont fait des tragédies qui puissent jeter quelque intérêt dans notre histoire sèche et barbare. Mézerai et Daniel m’ennuient, c’est qu’ils ne savent ni peindre ni remuer Les passions. Il faut dans une histoire, connue dans uns pièce de théâtre, exposition, nœud et dénoûment. J’ai une autre idée : on n’a fait que l’histoire des rois ; mais on n’a point fait celle de la nation. Il semble que, pendant quatorze cents ans, il n’y air eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux. Mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre esprit, ne sont-ils donc rien[16] ?

— Sans doute ils ne sont rien pour la plupart des rois, des ministres et des généraux, reprit M. d’Argenson : mais le temps arrive où l’on écrira l’histoire pour tout le monde ; alors on fera la part de chacun. En attendant, il faut faire des concessions à l’autorité qui se meurt pour être là quand l’élève succédera au maître. On vous craint, il est vrai, bien plus pour ce que vous pourriez faire que pour ce que vous faites ; mais on redoute en vous, mon cher Voltaire, la puissance du talent, et cette hardiesse de pensée qui ne sera jamais du goût des prêtres, des courtisans, ni même des rois.

— Il en est pourtant que la vérité n’effraye point, qui aiment les auteurs qui la disent ; et Frédéric II est un exemple de…

— Votre roi de Prusse ! Interrompit M. d’Argenson, il est sur ce point tout aussi roi qu’un autre. Restez à sa cour, parlez-lui en ami, critiquez ses écrits, ses ordonnances ou ses vers, et vous verrez comment sa philosophie vous traitera.

— Je sais que j’en ai été traité à merveille, qu’il m’a offert tout ce qui peut flatter, qu’il s’est fâché que je ne l’aie point accepté. Mais quels rois, quelles cours et quels bienfaits valent une amitié de plus de dix années ? À peine m’auraient-ils servi de consolation, si cette amitié m’eût manqué[17]. Plus je vis, monseigneur, plus tout ce qui n’est pas liberté et amitié me parait un supplice. Mais malgré ma préférence pour mes amis et mon pays, je ne puis m’empêcher de penser que si Mahomet eût été représenté devant le roi de Prusse, il n’en eût pas été effarouché comme l’ont été nos prétendus dévots.

— C’est un effroi ridicule qui ne saurait durer, dit M. d’Argenson, et vous n’en aurez pas dit quatre mots au roi, qu’il fera entendre raison au cardinal ; il est si facile de prouver que l’ouvrage n’attaque que le fanatisme et non la religion !

— Oui, reprit M. de Voltaire ; mais nos jansénistes de Paris, et surtout nos jansénistes convulsionnaires ne pensent pas ainsi : les bonnes gens ont cru que l’on attaquait saint Médard et monsieur saint Paris ; il y a eu même de graves inconvénients au parlement, qui ont représenté à leur chambre que cette pièce était toute propre à faire des Jacques Clément et des Ravaillac. Ne trouvez-vous pas que ce sont là de bonnes têtes ? Ils croient sans doute qu’Harpagon fait des avares et enseigne à prêter sur gages.

— Tranquillisez-vous : le Tartufe essuya autrefois de plus violentes contradictions ; il fut enfin vengé des hypocrites.

— J’espère l’être des fanatiques ; car enfin Mahomet est Tartufe le Grand.

— Vous obtiendrez justice, j’en suis certain, reprit M. d’Argenson en souriant des saillies de Voltaire ; et peut-être sortirez-vous de l’audience que vous allez avoir avec l’autorisation de faire jouer Mahomet à la Comédie française. Le duc de Richelieu vous est tout dévoué : il plaidera votre cause, celle du public, avec son adresse ordinaire, et vous l’emporterez sur les convulsionnaires ; mais je vous engage à ne pas dire un mot sur le roi de Prusse ni sur les offres qu’il vous fait d’aller vivre à sa cour pour vous y combler d’honneurs et de récompenses. Votre talent, votre mérite expliquent suffisamment une telle proposition ; mais vous concevez qu’il nous est permis d’en être jaloux. Ce Frédéric fait sonner si haut sa gloire et sa philosophie, que nos oreilles royales en sont un peu étourdies. Le plus sûr, croyez-moi, est d’éviter à certaine personne le retentissement d’un bruit qui lui déplaît.

— Eh ! qui penserait à aimer autre chose que la France, et tant de gens d’esprit qui l’habitent et la gouvernent, si les lettres y trouvaient encore la protection que leur accordait Louis XIV ? Quel roi ! et ce qu’il a fait dans son royaume devrait servir d’exemple ! Il chargea de l’éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents, les plus savants hommes de l’Europe. Il eut l’attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes, et l’autre dans l’Église. Il excita le mérite naissant de Racine par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien ; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l’exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune, il eut la faveur, et quelquefois la familiarité d’un roi dont un regard était un bienfait. Il était de ces voyages de Mark tant brigués par les courtisans ; il couchait dans la chambre du roi pendant ses maladies ; il lui lisait les chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie qui décoraient ce beau règne. Louis XIV songeait à tout, et ne prodiguait point sa laveur à un genre de mérite à l’exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est lion, mais ce qui leur plaît. Voilà ce qui produit l’émulation ; voilà ce qui ôte l’idée d’avoir recours à une protection étrangère pour échappera la persécution des sots et des fanatiques.

— Tout cela est parfaitement juste, et jamais colère n’a été plus légitime ; mais c’est parce que vous avez raison qu’il faut vous garder de montrer tant de ressentiment.

— Eh ! bonjour, cher Voltaire ! dit le duc de Richelieu qui arrivait en ce moment. Je suis ravi de vous trouver ici, car je devine ce que vous venez y demander, et vous pouvez compter sur moi pour vous appuyer, s’il en était besoin ; mais vous devez réussir là comme au théâtre ; vous n’en doutez pas, ni vous non plus, ajouta-t-il en saluant M. d’Argenson.

— Si, vraiment, je doute beaucoup, répondit Voltaire ; tant d’assurance ne convient qu’à vous, monsieur le duc, vous qui avez toujours été victorieux en guerre comme en amour.

— Vous ne serez pas moins heureux contre vos ennemis, vous dis-je ; ou je me trompe fort, ou de grands événements se préparent. L’écolier va changer de précepteur, et l’on verra le règne de l’esprit succéder à celui delà médiocrité. Je n’en veux pour preuve que l’air maussade de l’abbé Couturier[18] et la gaieté factice de Maurepas. Voyez comme tous deux parlent et s’agitent pour tromper leurs amis et ennemis sur l’idée qui les tourmente ! Cela me divertit. Ah ! mon cher, que vous avez été bien inspiré en écrivant Zaïre !

— Au fait, dit tout bas M. d’Argenson, il m’a semblé qu’hier soir Orosmane était entièrement subjugué.

— Et comment en serait-il autrement ? reprit le duc ; en écoutant ces vers si beaux, si passionnés, on deviendrait amoureux de sa grand’mère, s’il n’y avait pas d’autre femme là ; et quand il se trouve en face de vous les plus beaux yeux du monde, jugez de l’effet qu’ils produisent !

— Ainsi donc, dit M. de Voltaire en riant, j’aurai fait hier, sans le savoir, un métier peu honorable.

— Mais très-utile et beaucoup trop calomnié. Grâce aux émotions que vous avez fait naître, nous verrons bientôt. j’espère, le vieux précepteur sans crédit, les convulsionnaires bafoués, Maurepas humilié et Mahomet joué. Osez médire encore des moyens qui conduisent à un tel but !

— Moi, monsieur le duc, reprit Voltaire, je ne médis que du revers.

En cet instant l’huissier de la chambre annonça que le lever du roi était commencé : chacun fut admis selon son rang, et, lorsque la plus grande partie des courtisans fut sortie, lorsqu’il ne resta plus près de Louis XV que le duc de Richelieu, on vint appeler M. de Voltaire, et il entra dans le cabinet du roi.



XII

LA PAUVRE FEMME


Après une nuit passée dans toutes les agitations d’un sentiment vivement combattu, dans cet état de fièvre où les images les plus enivrantes s’offrent à l’imagination à côté des plus affreux supplices, où le remords avec toute son horreur vous dispute aux enchantements de l’amour, on vint annoncer à madame de la Tournelle que madame de Tencin faisait demander si elle était visible.

— Non, je ne puis la recevoir, répondit d’abord la marquise ; puis, frappée aussitôt des conjectures que madame de Tencin ferait sur ce refus, et du ressentiment qu’elle en conserverait, madame de la Tournelle se ravise, dit qu’on fasse entrer madame de Tencin dans le salon, et qu’elle va bientôt s’y rendre.

Elle sonne mademoiselle Hébert pour l’aider à passer une robe ; elle voudrait qu’un négligé élégant dissimulât un peu l’altération de son visage ; car dans cette noble province appelée la cour, le moindre indice suffit à la découverte du secret le plus impénétrable : et c’est particulièrement à madame de Tencin, à la plus habile de toutes les intrigantes, que madame de la Tournelle voudrait cacher d’elle éprouve.

— Pardon de vous importuner de si bonne heure, madame la marquise, dit madame de Tencin en venant l’embrasser, mais j’ai voulu être la première à vous féliciter sur votre triomphe : il n’est plus douteux : l’homme aux chansons[19]en crève de rage, et la vieille favorite en jette les hauts cris.

— Vous êtes dans l’erreur, madame, répond madame de la Tournelle avec un air digne : croyez que jamais…

— Allons, point d’enfantillages, interrompt madame de Tencin : vous avez trop d’esprit pour employer les lieux communs en usage dans de telles circonstances, et j’ai trop l’expérience des choses de ce monde pour croire à l’impossible ; ainsi soyez aussi franche que je puis être dévouée. Il ne s’agit pas ici de laisser s’organiser tranquillement la cabale ennemie, il faut la terrasser avant qu’elle ait eu le temps de se reconnaître. L’amour du roi pour vous n’est plus un mystère ; bien qu’il ne soit point déclaré, il est visible aux yeux de tout le monde : je ne vous demande pas si vous y répondez, car je vous retirerais demain toute mon estime si je pouvais vous croire insensible à tant d’honneur et de bonheur. Mais cette grande fortune, comme toutes les autres, demande à être dirigée ; il vous faut des conseils, des défenseurs contre le parti de l’hôtel de Toulouse, et je viens vous dire que vous pouvez compter mon frère au nombre de vos plus fidèles amis.

— Je suis très-reconnaissante, madame, de tant d’intérêt de votre part, reprit madame de la Tournelle avec toute la honte qu’aurait dû avoir madame de Tencin ; mais véritablement je n’en saurais profiter. Je vous jure sur l’honneur que jamais le roi ne m’a dit un mot du sentiment qu’on lui suppose ; et que, lors même que l’amour qu’on lui prête me serait connu, je ne saurais y répondre. Les bontés dont la reine m’honore expliquent assez, je pense, mes devoirs et ma situation.

— Oui, c’est un soin de plus à prendre, j’en conviens, et ce n’est pas moi qui vous engagerai à braver les convenances et à manquer d’égard envers la reine ; mais, cela une fois accordé, le reste ne regarde personne, et rien n’est si facile à concilier que ces sortes de déférences avec les intérêts d’un sentiment romanesque ; celui-ci même y gagne par tous les sacrifices qu’il est obligé de faire. Sans ces petits tourments-là, un amour royal finirait trop vite. Aussi suis-je parfaitement d’avis que vous mettiez en avant le devoir, la reconnaissance, la vertu même, s’il le faut, pour résister le plus longtemps possible ; cela ne peut être que d’un effet excellent auprès d’un sultan qui n’a qu’à jeter le mouchoir pour le voir ramasser par les femmes qui l’entourent. Mais, comme il faudra toujours finir par lui céder, je pense que vous devez d’ici là vous faire un parti assez fort pour résister à tout, même au bonheur que vous donnerez. Voilà ce que ma vieille amitié vous conseille.

— Ah ! madame, s’écria madame de la Tournelle les yeux pleins de larmes, serait-il donc vrai que la plus ferme résolution de rester digne d’estime, de ne pas devenir un monstre d’ingratitude, ne pût sauver de la honte et du remords !

— Il n’y a ni honte ni remords à tout cela, ma chère amie ; vous n’avez point de mari à tromper, point d’enfant qui puisse un jour s’ériger en censeur, pas même de rivale à ménager ; car le sort de la reine n’a rien à perdre ni à gagner : que ce soit vous ou votre sœur aînée qui disposiez du cœur du roi, il ne lui appartiendra pas davantage. Madame de Mailly elle-même lit chaque matin dans son miroir la triste nécessité de donner sa démission ; Ainsi je ne vois pas trop sur quoi vous placeriez des remords. Car dans le fond vous ne ferez de mal à personne, bien au contraire, vraiment. Le vieux cardinal, dans la peur qu’il a de votre empire sur le caractère du roi, emploie toutes les journées de Lebel à chercher de petites personnes bien jolies et bien sottes pour distraire son maître sans trop l’occuper ; à ces plaisirs ignobles, dangereux, qui dégradent l’esprit et le cœur, vous pouvez substituer des sentiments qui exaltent les facultés de l’âme, qui l’épurent. Vous pourriez être l’Agnès Sorel de ce nouveau Charles VII ; et vous hésiteriez à devenir l’arbitre d’une si brillante destinée ! Non, je ne le croirai jamais.

— Ah ! par pitié, madame, ne vous joignez pas à tant de séductions pour conjurer ma perte ! Mon malheur est certain, je ne puis l’éviter : placée entre un regret éternel, ou des remords dont vous avez beau rire, mais qui ne feraient pas moins le supplice de ma vie, je n’ai de choix qu’entre la douleur ou le blâme. Non, l’idée de ce mépris que tant d’autres bravent impunément, ma fierté s’en révolte au point de me faire préférer une existence toute de chagrins au bonheur qu’il faudrait payer par tant de reproches et de mépris.

— Tout cela est fort beau, chère marquise, mais comme la raison, l’intérêt, l’amour, la gloire et le roi sont de mon parti, je crois que vous ne resterez pas longtemps du vôtre. Tenez, voilà quelqu’un qui est de mon avis, je gage, ajouta madame de Tencin en entendant annoncer le duc de Richelieu.

— Au moins, promettez-moi le secret sur cet entretien, dit madame de la Tournelle d’un ton suppliant ; je serais désolée…

— Fiez-vous à moi, je me garderai bien de raconter vos scrupules, vraiment, on ne me croirait pas : et puis ce que je voulais, c’était vous faire la profession de foi de mon frère, la mienne, et réclamer votre crédit pour tenter de grandes et belles choses dont la France vous gardera une éternelle reconnaissance.

— Les confidences sont-elles finies ! demanda M. de Richelieu en se tenant discrètement à l’autre bout de la chambre.

— Ah ! mon Dieu ! c’est de la discrétion perdue, répondit madame de Tencin, approchez ; nous n’avions rien dit que vous ne puissiez entendre. D’ailleurs, n’êtes-vous pas instruit de tout ?

— De tout ? Non ; mais j’en sais quelquefois plus que ma discrétion n’en peut porter ; le silence n’est pas facile quand les secrets abondent. Sans compter qu’à la cour on vous recommande toujours de ne point parler de ce que l’on confie soi-même à tout le monde.

Puis, s’adressant à madame de la Tournelle :

— Qu’avez-vous donc ce matin, chère nièce ? Je ne reconnais plus ce céleste visage d’hier soir. En vérité, vous étiez belle à tourner la tête des plus sages : aussi, Dieu sait les ravages que vous avez faits ! On ne parlait que de vous au lever. À propos, j’oubliais que je viens ici en qualité d’intendant pour vous rendre mes comptes ; voilà les mille louis que votre veuve infirme a gagnés hier. Convenez que j’ai eu une bonne idée de l’associer au jeu du roi. La pauvre femme est revenue ce matin chez moi pour le brevet de sa petite pension. Je n’ai pas voulu vous ôter le plaisir de lui apprendre la fortune qu’elle vous doit. Je lui ai donné rendez-vous ici pour être témoin de sa surprise et de sa joie.

— Vraiment, des spectacles de ce genre ne sont pas communs, dit madame de Tencin, et je serai charmée d’y assister.

Madame de la Tournelle ne se refusa point à leur donner ce plaisir, malgré l’embarras qu’en pourrait éprouver sa protégée ; car elle voulait que personne ne pût douter de l’emploi qu’elle avait fait de cette somme envoyée par le roi. Elle sonna pour qu’on fit entrer la pauvre femme.

— M. le duc de Richelieu a parlé de vos malheurs devant le roi, ma bonne mère, et voici ce que Sa Majesté vous donne, dit-elle eu remettant à la veuve les mille louis que le duc venait de déposer sur son chiffonnier.

— Est-il bien possible, madame ! s’écria la pauvre femme en tombant aux pieds de madame de la Tournelle, comme elle l’eût fait devant une sainte après en avoir obtenu un miracle.

Et le petit enfant qui l’accompagnait imitait sa mère, et baisait le pan de la robe de sa bienfaitrice. Celle-ci les relève tous deux, embrasse l’enfant, baigne ses blonds cheveux des larmes de l’attendrissement. Puis, interrompant leurs remercîments, les vœux qu’ils font pour elle :

— Je ne mérite pas tant de reconnaissance, dit-elle, le roi pouvait seul être aussi généreux. Ah ! gardes ton vœux, bénédictions pour lui !

Cette prière adressée par madame de la Tournelle, d’un accent pénétré, la joie délirante de cette mère, les pleurs, le sourire de son enfant qui semblait partager les sensations de chacun, sans Heu comprendre ans sentiments qui les exaltaient, enfin tout rendait ce tableau si touchant, que M. de Richelieu en fut vivement attendri, et que madame de Tencin se crut obligée de porter son mouchoir à ses yeux pour faire croire qu’il s’y trouvait une larme.

— Convenez, dit-elle tout bas en se levant à madame de la Tournelle, qu’il y a bien du charme à causer de semblables joies !



XIII

L’AVEU


Dès que madame de Tencin fut partie, M. de Richelieu s’empressa de dire à madame de la Tournelle :

— Si vous ne voulez pas être accablée de visites aujourd’hui, croyez-moi, faites défendre votre porte.

— Et pourquoi cela, je vous prie ?

— Parce qu’on vous croit au comble de la faveur, et que chacun s’empressera de venir faire sa cour. Ah ! nous ne sommes pas dissimulés dans ce pays-ci, malgré tout ce qu’on débite sur notre talent de feindre.

— Vous voulez plaisanter, dit madame de la Tournelle. déjà plus d’à moitié persuadée.

— Non : je vous affirme que, si cette précaution, avant un quart d’heure votre porte sera assaillie. La visite si matinale de madame de Tencin vous en donne l’assurance. C’est le thermomètre du crédit ; chacun de ses pas en montre les degrés ; rien de si utile que ces sortes de personnes ; sans elles, ou ne saurait jamais bien à quoi s’en tenir sur sa véritable position. Quand je reste quelque temps sans recevoir des lettres de madame de Tencin, il me prend un effroi inconcevable, mais très-salutaire. Je regarde autour de moi si quelque piège n’est pas là prêt à me saisir la patte ; je redouble de soins pour regagner le terrain que j’ai perdu, sans m’en apercevoir, par trop de confiance en mon petit mérite : enfin sa négligence ou son empressement m’éclairent également sur mes intérêts. Quel ami dévoué serait plus secourable !

— C’est acheter un guide bien cher, dit madame de la Tournelle après avoir donné l’ordre que lui conseillait M. de Richelieu ; j’avoue que, malgré tout son esprit, et la bienveillance dont elle n’a jamais cessé de me donner des preuves, j’éprouve une sorte d’éloignement pour elle.

— Je le crois sans peine : il ne saurait y avoir la moindre sympathie entre vous. Je ne connais pas deux caractères plus opposés ; mais c’est une habile femme, qui n’a jamais fait de mal inutile, et qui n’hésite point à rendre un service quand il doit rapporter quelque chose à elle ou à son frère. Personne n’a jamais mieux prouvé que l’estime est un sentiment de luxe qui n’est bon à rien pour parvenir. L’ambition, l’intrigue, et pis encore, on lui passe tout, parce qu’elle a réussi ; et vous verrez qu’elle finira par coiffer son frère du chapeau de cardinal. Ce sera le plus bel exemple de ce que peut une volonté de femme ; mais il n’est pas donné à toutes de vouloir ainsi. J’en connais une qui payerait cher en ce moment une si belle puissance ; mais ses désirs n’ont aucune autorité ; et si elle fait beaucoup de scènes comme celles de cette nuit, elle se fera exiler de Versailles avant huit jours.

— De qui parlez-vous ? Serait-ce de madame de Mailly ? demanda madame de la Tournelle avec anxiété.

— Oui, c’est d’elle ; la folle n’est-elle pas entrée, cette nuit, par le petit escalier, dans la chambre du roi pour lui reprocher son inconstance, comme si elle n’avait point toléré son goût pour madame de Vintimille. Elle a prétendu qu’elle avait surpris ses regards fixés sur vous pendant de certains vers de Zaïre ; que le roi n’avait vu que vous pendant toute la soirée ; enfin, elle l’a si bien impatienté de questions, de reproches, de soupçons, d’injures et de plaintes, qu’il a fini par lui avouer tout net qu’il était amoureux fou de madame de la Tournelle.

— Que dites-vous ! s’écria-t-elle en cachant sa tête dans ses mains.

— Je répète ce que le roi vient de me dire, continua le duc de Richelieu ; il a même ajouté que cet aveu ne pouvait vous compromettre, car il a bien affirmé ne vous avoir jamais parlé de son amour : mais vous pensez bien qu’aux yeux, de madame de Mailly rien ne vous justifie du crime de plaire. Ainsi attendez-vous à tout ce que sa cabale pourra tenter contre vous ; car de sa part, à elle, vous n’avez rien à craindre ; elle pleurera, s’évanouira, s’humiliera pour n’être point renvoyée ; mais comme elle n’est pas méchante, sa vengeance n’ira pas plus loin.

— Et cette scène ridicule sera demain connue de toute la cour, lors même que le roi et vous en garderiez le secret. Pensez-vous que madame de Mailly soit aussi discrète ? Non, sa douleur parlera, on m’accusera d’avoir voulu la supplanter ; le bruit en viendra à la reine, et je serai perdue avant de pouvoir me justifier. Ah ! mon Dieu ! pourquoi n’ai-je pas préféré le couvent, où j’ai passé si doucement mou enfance, à ce séjour de malheur et de doute ! Pourquoi ai-je suivi ma sœur et n’ai-je pas résisté aux ordres de la reine ! Je ne serais pas exposée à paraître indigne de sa protection quand je la mérite encore, quand je veux la mériter toujours !

Et les larmes l’empêchèrent de continuer.

— Ne vous alarmez point ainsi, ma chère enfant, dit le duc de Richelieu du ton de l’intérêt le plus sincère. La reine ne saura rien de tout cela, car celui qui l’en instruirait pourrait payer cher cette indiscrétion. Le moindre mot du roi rendra à madame de Mailly toutes ses illusions ; et d’ailleurs, Meuse se chargera de lui faire entendre qu’elle ne peut rester dans l’amitié du roi qu’à la condition de ne rien dire, de ne rien savoir, de ne rien voir, de ne rien exiger. Elle a déjà fait preuve d’une abnégation complète, cela lui coûtera moins qu’à une autre : et je vous promets paix et silence de ce côté.

— N’importe, je souffre trop ici, je n’y resterai point.

— Et où voulez-vous aller ?

Puis, voyant madame de la Tournelle prendre une plume et s’asseoir à une petite table :

— À qui écrivez-vous là ? ajouta-t-il.

— À M. Duverney : je le prie du passer chez moi.

— Je comprends, vous voulez aller au château de Plaisance ? Cela n’est pas mal imaginé ; la famille de Chavigny, les Mirepoix, les Brancas y sont en ce moment ; vous pourrez encore y jouir de quelques beaux jours d’automne. D’ailleurs, c’est un des endroits où l’on peut le mieux braver le froid et la pluie. Il y a des serres si admirables ! on peut s’y promener comme dans un parc. C’est une idée excellente. Donnez-moi ce billet, je pars à l’instant pour Paris, il sera chez Duverney dans une heure. Comme je le verrai sans doute ce soir à l’Opéra, je le presserai de se rendre à vos ordres. Au fait, je crois que vous avez raison, votre éloignement de Versailles mettra fin à toutes les criailleries des Maurepas et autres… et puis, ajouta-t-il en souriant, il faut bien savoir si le roi est aussi amoureux qu’il le dit.



XIV

PRUDENCE


M. Duverney, instruit de ce qui se passait à Versailles, s’empressa de se rendre aux désirs de madame de la Tournelle. Il savait trop bien ce qu’un service rendu dans une pareille occasion pouvait lui rapporter un jour ; et d’ailleurs l’expérience a prouvé depuis qu’il avait un sincère attachement pour elle.

Lorsqu’elle lui fit part du projet qu’elle avait d’aller passer quelque temps chez lui au château de Plaisance, pendant que M. de Chavigny, son vieil ami, mesdames de Brancas et de Mirepoix, y étaient encore, il répondit qu’il en serait fort honoré. Mais, ajouta-t-il, mon intérêt personnel doit m’empêcher de vous faire, à ce sujet, toutes les représentations que je crois raisonnables. D’après le bruit qui court, et dont Paris s’occupe déjà presque autant que Versailles, vous ne pouvez abandonner la partie sans risquer de la perdre ; à peine serez-vous loin d’ici, que madame de Toulouse intriguera de nouveau près du roi pour son amie, madame de Mailly ; que madame de Carignan fera tonner le vieux cardinal contre vous : que Maurepas chantera victoire en mauvais petits vers, et que le roi, assourdi par les cris de tant de voix ennemies, se laissera peut-être…

— Eh bien, qu’il cède ou non aux clameurs de ces dames, qu’il adopte les calomnies inventées par ses ministres pour éloigner de lui tous ceux qui pourraient lui faire parvenir la vérité, peu m’importe, je ne veux pas entrer en lice ; ce n’est point la crainte du combat qui m’arrête, vous connaissez mon courage, vous savez si je sais braver la méchanceté et mépriser l’intrigue ; mais, pour conserver ce courage, il faut être fort de sa propre estime, et ne pas courber son front au souvenir d’une action coupable. C’est pourquoi je veux fuir ce séjour de corruption et faire cesser tant de propos injurieux, tant de suppositions calomnieuses. Si je n’avais pas craint de me donner un ridicule aux yeux du roi lui-même, qui ne m’a jamais parlé que de choses indifférentes, je me serais déjà retirée au couvent où j’ai été élevée ; mais on ne manquerait pas de dire que je me donne des airs de la Vallière, et la troupe des chansonniers de M. de Maurepas s’exercerait bientôt sur ce beau sujet. Je préfère donc avoir recours à vous, mon cher mentor, pour me donner un moyen de me soustraire à toutes ces menées, sans éclat, sans même laisser soupçonner le parti que je vais prendre ; car Plaisance est une habitation que vous avez rendue si ravissante, et vous en faites si bien les honneurs, qu’on trouvera fort simple de me voir quitter Versailles pour y aller passer le reste de la saison.

— Je n’en suis pas bien sûr, madame, reprit en souriant M. Duverney : ici, rien ne parait simple ; mais enfin vous le désirez, et mes observations vous ayant été soumises, il ne me reste plus qu’à vous obéir. C’est demain jour de conseil, si cela vous convient, je passerai ici en sortant de chez le roi, et j’aurai l’honneur de vous conduire à Plaisance. Savez-vous bien, ajouta-t-il, tout ce que j’affronte en vous emmenant ainsi ?

— Ne craignez rien ; tant de gens vous sauront si bon gré de mon absence !

— Oui ; mais celui qui s’en affligera ?

— Ah ! celui-là oublie si vite, dit madame de la Tournelle en soupirant.

Dès qu’elle se trouva seule, elle éprouva cette espèce de satisfaction qui suit toujours une résolution vertueuse. Elle prévint mademoiselle Hébert de son prochain départ, et lui recommanda d’en faire secrètement les préparatifs ; car elle craignait que, ce projet connu du roi, il ne tentât de s’y opposer : ainsi les personnes de bonne foi, dans les sacrifices qu’elles s’ordonnent, sont en garde contre leur faiblesse. Les sentiments factices seuls ne doutent de rien.

Forte de l’approbation de sa conscience, madame de la Tournelle consentit à se rendre, le soir même, avec sa sœur, chez la reine, et pourtant elle s’attendait à être reçue froidement ; peut-être même aurait-elle à supporter les airs dédaigneux de la vieille maréchal de Villars, qui avait remplacé madame de Mazarin, et dont la haute vertu manquait un peu d’indulgence. Peut-être y serait-elle exposée aux sarcasmes polis de mesdames de Toulouse et de Monconseil. Mais elle savait que toute cette malveillance s’éteindrait le lendemain, à la nouvelle de son départ, et elle se sentait le courage de la braver. Ce martyre volontaire n’était pas même sans charme pour elle. L’orgueil s’arrange assez bien des injustices dont il prévoit l’éclatante réparation.

Madame de la Tournelle se trouva moins de force contre l’accueil bienveillant de la reine. Soit qu’on n’eût pas osé répéter à cette princesse ce qui ce disait depuis deux jours sur le nouvel amour du roi, soit que son estime pour madame de la Tournelle l’empêchât de la croire complice de cet amour, elle ne lui témoigna aucun ressentiment, et lui parla même avec intérêt de la souffrance peinte sur son visage ; car deux nuits d’insomnie complète et d’agitations pénibles avaient visiblement altéré ses traits et l’éclat de son teint.

Madame de la Tournelle répondit à ces marques de bonté en disant qu’elle comptait sur l’air de la campagne pour rétablir sa santé.

À ces mots, la comtesse de Toulouse et madame de Monconseil se regardèrent comme pour se communiquer leur étonnement. Il se fit un long silence, que la reine interrompit en demandant à madame de la Tournelle si c’était à Saint-Germain, chez madame de Noailles, qu’elle se proposait d’aller.

Alors, d’autres regarda s’échangèrent, et le sourire qui les accompagna disait :

À Saint-Germain, pour être plus à portée des rendez-vous de chasse : cela s’explique maintenant.

Mais la réponse de madame de la Tournelle déconcerta la malice des dames. En parlant de son projet devant elle, ce n’était pas risquer de le faire connaître au roi ; elle était bien sûre qu’aucune d’elles ne voudrait le lui apprendre, tant on aurait à craindre qu’il ne s’y opposât ; d’ailleurs, elle n’avait point dit quel jour était fixé son départ de Versailles. Ce ne fut qu’en reconduisant sa sœur qu’elle l’engagea à l’accompagner le lendemain même à Plaisance.

Madame de Flavacourt, que les soirées de la reine ennuyaient beaucoup, se réjouit d’aller passer quelque temps dans un lieu charmant, à l’abri des sermons et de l’étiquette.

La soirée du roi commençait juste au moment où celle de la reine finissait, et madame de la Tournelle, trouvant qu’il était de trop bonne heure pour se coucher, se mit à écrire au duc de Richelieu pour lui apprendre son départ et lui répéter les motifs qui l’engageaient à fuir la cour. Comme cette lettre n’apprenait rien à M. de Richelieu, il devinerait sans peine qu’elle était plus pour le roi que pour lui, et madame de la Tournelle se félicitait d’avoir trouvé cet ingénieux moyen de faire connaître au roi sa pensée. Elle finissait par faire entendre qu’une jeune veuve ne pouvait vivre à la cour sans être en butte à toutes les calomnies, et qu’elle n’y reviendrait que le jour où elle serait vraiment sa nièce.

C’était faire pressentir son mariage avec le duc d’Agenois. Quand elle eut fermé cette lettre, qui ne devait être remise que lorsque madame de la Tournelle serait à Plaisance, elle ouvrit sa fenêtre, car elle éprouvait une douloureuse oppression, et ses larmes coulèrent en contemplant ce palais, ce parc admirable qu’elle ne reverrait peut-être pas de longtemps. C’était l’heure du souper du roi ; madame de Mailly était avec lui sans doute, car elle avait tant pleuré pour conserver sa place à tout prix, que le roi n’avait rien changé à ses habitudes, si ce n’est que cette intimité sans amour avait pris le caractère d’une conjugalité insipide. Mais il croyait devoir faire ce sacrifice à la paix intérieure, et apaiser ainsi les bruits qui alarmaient madame de la Tournelle.

Il espérait pouvoir concilier les intérêts les plus contraires, ménager le vieil attachement de madame de Mailly sans rien perdre de ses espérances auprès de sa sœur. Il se flattait même que, sous le voile d’une ancienne liaison, il pourrait mieux cacher les progrès de la nouvelle. Déjà il avait écrit plusieurs billets pour engager madame de la Tournelle à lui accorder un moment d’entretien, soit par l’effet d’une rencontre à la chasse, soit en acceptant une invitation au château de Choisy. Mais quelque chose lui disait que ses propositions seraient mal accueillies, et que la femme qui inspirait autant d’estime que d’amour ne pouvait être traitée comme les autres.

Alors, jetant au feu ces billets qui lui paraissaient trop froids ou trop fades, il imagina de faire une réception pompeuse à l’ambassadeur que venait de lui envoyer la Sublime Porte et de profiter de cette fête qui réunirait toutes les femmes de la cour pour réclamer de madame de la Tournelle l’entretien qu’il désirait.

Il était préoccupé de cette idée, lorsque M. de Richelieu vint lui montrer la lettre de madame de la Tournelle. Il en resta confondu ; jamais il n’avait rencontré une telle résistance : il s’en irrita d’abord, la traita de coquetterie, de manège ; puis, passant du dédain à la jalousie, il prétendit que ces beaux scrupules de vertu n’avaient d’autre cause que l’amour de madame de la Tournelle pour le duc d’Agenois.

— Madame de la Tournelle ne m’a point confié ses sentiments secrets, répondit le duc de Richelieu d’un ton grave ; mais je puis vous affirmer, sire, qu’elle est incapable de feindre les scrupules et la résistance. C’est une femme honnête que je ne crois pas à l’abri d’une faiblesse de cœur, mais qui le sera toujours d’un calcul ignoble et de tous les petits manèges d’une coquetterie vulgaire.

Le roi était persuadé de cette vérité ; aussi ne prit-il un air incrédule que pour engager le duc de Richelieu à confirmer son assertion par des preuves.

— Je manquerais au plus sacré des devoirs de l’amitié, si je pouvais laisser calomnier, même par vous, sire, le caractère dont j’ai eu plus d’une fois l’occasion d’éprouver La fierté et la noble franchise. Votre Majesté pense bien que, malgré le sentiment qui m’avait attaché autrefois à madame de Nesle, j’étais trop mauvais sujet pour voir d’un œil froid la plus belle de ses filles ; je pouvais d’autant mieux me flatter du succès, que le marquis de la Tournelle, quoique jeune, ne lui inspirait point d’amour, et qu’on me prouvait encore assez de bienveillance ailleurs pour que je pusse, sans trop de fatuité, espérer quelque retour. Eh bien, j’ai complétement échoué ; j’ai vu tant de franchise dans sa réponse, dans son désir de m’avoir pour ami et rien de plus, que je me suis résigné de bon cœur à ce rôle d’oncle qu’elle m’offrait, certain de tout perdre, si je m’entêtais à vouloir davantage.

— Fort bien, dit Louis XV, mais d’Agenois a été plus ambitieux.

— Aussi est-il bien une meilleure preuve que moi de la sagesse de madame de la Tournelle ; car il est jeune, beau, aimable, amoureux fou, et j’ai la certitude qu’il n’a rien obtenu, puisqu’il veut l’épouser à toute force.

— Et croyez-vous que ce mariage se fasse ?

— Ma foi, sire, j’en ai bien peur, car elle vous aime.

— Quelle folie ! Bonne raison vraiment pour se donner à un autre !

— Elle pense ainsi vous échapper : et moi, qui n’ai pas de grands motifs de croire aux obstacles que le mariage apporte en affaire d’amour, je crois pourtant celui-ci de nature à consolider une résistance sincère.

— Eh bien, il faut l’empêcher.

— Cela n’est pas facile, à moins que Votre Majesté…

— Fi donc ! employer l’autorité dans cette circonstance, ce serait me rendre odieux, et voilà tout… Non, il faut que l’obstacle vienne de votre famille… de votre neveu même…

— J’avais bien pensé à le rendre infidèle ; mais c’est une espèce d’Amadis, capable de préférer son amour malheureux à tous les plaisirs qui lui seraient offerts.

— Et c’est une si belle constance qu’elle voudra la récompenser ! Eh bien, laissons-la filer son roman chevaleresque, reprit le loi en se levant avec impatience : toute rivalité m’est insupportable. D’ailleurs, à la manière dont elle m’occupe depuis quelque temps, je sens que cette femme prendrait sur moi un empire que j’ai toujours redouté ; il vaut mieux n’y plus penser. Il est bien assez de jolies femmes à là cour pour distraire de son souvenir. En finissant ces mots, le roi passa dans son cabinet pour écrire à madame de la Tournelle.



XV

UN BILLET


Établie depuis quelques jours au château de Plaisancel jouissant du bonheur de se trouver au milieu de véritables amis, dans un lieu où la nature et le luxe le mieux entendu se réunissaient pour en faire le séjour le plus agréable, madame de la Tournelle commençait à retrouver un peu de calme, lorsque mademoiselle Hébert lui remit, un matin, le billet qu’un courrier arrivant de Versailles venait de lui donner.

En reconnaissant l’écriture, madame de la Tournelle sentit un tremblement tel qu’elle eut peine à briser le cachet. Elle resta longtemps immobile, les yeux fixés sur le billet, qui pourtant ne contenait que ces mots :

« Par grâce, n’épousez point le duc d’Agenois ; ce mariage ne vous rendrait pas heureuse, et il me causerait un chagrin mortel.

 » Louis. »

Voilà ce qu’après de grands combats entre son dépit, sa fierté et son amour, le roi n’avait pu s’empêcher d’écrire, parce qu’effectivement l’idée de ce mariage le mettait au désespoir, parce que toutes les plus belles phrases n’auraient pas mieux dit sa pensée, et n’auraient pas été plus droit au cœur de madame de la Tournelle ; c’était un appel à sa bonté plutôt qu’une déclaration romanesque ; pouvait-elle s’en offenser ?

— Je lui obéirai, dit-elle en cachant le billet dans son corsage ; jamais je ne lui causerai de chagrin ; c’est bien assez de sacrifier…

Et des larmes l’empêchèrent d’achever sa pensée.

L’agitation la plus vive vint de nouveau la troubler ; ce peu de lignes tracées par la main de Louis XV étaient devenues sa loi, l’intérêt de sa vie ; c’était un trésor qui ne la quittait point : elle les relisait sans cesse, pour se convaincre du bonheur d’être aimée et pour s’affermir dans la sage résolution de fuir ce roi trop cher à son cœur : car le revoir maintenant et lui cacher ce qu’il inspirait devenait impossible : la joie n’est point discrète.

— Je vois avec plaisir que vous êtes bien portante ce matin, dit madame de Brancas en apercevant madame de la Tournelle lorsqu’elle parut ce jour-là dans le salon : tant mieux, nous avons le projet de faire une grande promenade en calèche dans le bois de Vincennes, et vous en serez, j’espère. M. Duverney doit revenir tout exprès de Versailles après le petit lever.

— Comment ! il n’est pas ici ? Ce n’est pourtant pas jour de conseil ; qu’a-t-il à faire à Versailles ? dit madame de Mirepoix.

— Je ne sais, mais un courrier arrivé cette nuit lui a apporté l’ordre de se rendre chez le roi ce matin, de bonne heure.

— Serait-ce quelque mauvaise nouvelle de l’armée ? On a besoin d’argent sans doute ; cette affaire de Prague coûtera cher, dit M. de Chavigny, et je plains ce pauvre maréchal de Maillebois, qui s’est perdu pour avoir obéi au vieux cardinal. Aussi, prétendre diriger les armées du fond de son oratoire, cela était bon pour le cardinal de Richelieu, qui se battait comme un grenadier.

— Ou prétend, dit M. Grille, que nos malheureux soldats commencent à manquer de vivres, et que, si le maréchal de Belle-Isle ne reçoit point de prompts secours, il n’en reviendra pas un de l’armée.

— Mais, demanda madame de la Tournelle avec la plus vive impatience, le roi ne sait donc rien de nos désastres, qu’il ne s’occupe point d’y remédier ?

— Nous avons la preuve certaine, reprit-il, que le cardinal intercepte toutes les lettres qui pourraient instruire le roi, et que, sous prétexte de ne pas jeter l’effroi dans l’âme de son élève, il a recommandé ou plutôt ordonné à tout ce qui l’entoure d’en garder le secret.

— Et vous croyez qu’il n’est aucun moyen de déconcerter une intrigue qui compromet d’une si indigne manière le caractère du roi ? reprit madame de la Tournelle.

— Fort heureusement, M. de Meuse vient de le trouver, ce moyen ; il s’est engagé à faire parvenir une lettre à madame de Mailly, dans laquelle on lui fera le tableau vrai de la triste position de l’armée d’Allemagne ! C’est la première fois, je pense, qu’elle aura entendu parler d’affaires d’État ; il est convenu qu’elle laissera traîner la lettre sur sa cheminée, et l’on présume que le roi, la voyant tout ouverte, pourra bien la lire.

— Quel moyen ! dit madame de la Tournelle d’un ton de pitié ; quoi, madame de Mailly ne saurait prendre sur elle d’apprendre au roi ce que sait toute la France ?

— C’est que les mauvaises nouvelles sont d’ordinaire fort mal reçues, madame, et qu’il est toujours cruel d’affliger ceux qu’on aime, ajouta le prince de Craon d’un air moqueur.

— Ceux qu’on aime ! répéta madame de la Tournelle, comme si l’on aimait ceux qu’on laisse blâmer !

— Je suis curieux de savoir l’effet que produira cette découverte, dit M. de Chavigny.

— Le roi en sera indigné, n’en doutez pas.

— Oui ; mais le cardinal lui prouvera qu’il a tort de l’être, et il le croira.

Madame de la Tournelle fit un effort sur elle-même pour ne pas combattre cette supposition injurieuse ; mais, ne pouvant supporter une conversation qui blessait tous ses sentiments, elle se leva.

— Vous allez vous préparer pour ce soir ? lui dit madame de Mirepoix.

— Et qu’est-ce donc que vous faites ce soir ?

— Nous avons une belle lecture. C’est une surprise que M. Duverney nous ménage. Il a passé une partie de la journée d’hier chez madame de Tencin avec l’abbé Guasco et le président de Montesquieu, et il a tant fait qu’il a déterminé l’auteur des Lettres persanes à venir nous lire aujourd’hui un petit roman de lui.

— M. de Montesquieu ! s’écria madame de la Tournelle. Ah ! combien je désire le connaître. Un dit sa conversation aussi agréable que ses écrits sont intéressants.

— Jamais je n’ai rencontré d’homme d’un commerce plus doux, d’une gaieté plus soutenue, dit M. de Chavigny. Sa conversation charmante, instructive par le grand nombre d’hommes et de peuples qu’il a connus, est coupée, comme son style ; pleine de sel et de saillies, sans amertume et sans satire ; personne ne raconte plus vivement, avec plus de grâce et moins d’apprêt ; ses fréquentes distractions même ne le rendent que plus aimable ; il en sort toujours par quelque trait inattendu qui réveille la conversation languissante[20].

— On dit qu’il s’occupe d’un grand ouvrage sur les lois et la politique : cet ouvrage, ainsi que la plupart de ceux d’un mérite supérieur, ne pourra être imprimé que dans l’étranger, tant le cardinal a peur de voir paraître un livre utile sous son règne.

— Quelle sottise ! dit madame de la Tournelle ; il n’en paraîtra pas moins, et on le lira deux fois plus. C’est ainsi qu’on a doublé le succès des écrits de M. de Voltaire ; ils sont admirables sans doute ; mais que de gens ne penseraient pas à les lire, si l’on pouvait se les procurer facilement.

— Cette réflexion est fort juste, dit madame de Mirepoix, mais vous voudrez bien ne rien dire de semblable ce soir, car nous aurons madame du Châtelet, et vous savez si son admiration pour l’auteur de Zaïre est tolérante. C’est une maison singulière que la sienne, ou plutôt c’est un temple où tous les fanatismes sont admis, excepté celui de Dieu.

Mais ce sera donc une séance académique ? s’écria le duc de Gesvres avec tout le dédain d’un grand seigneur ; car je sais de bonne part que madame Geoffrin doit accompagner son ami Montesquieu ; elle prétend qu’on lui enlève ses bêtes[21], qu’on la réduit à courir après elles, et que là où ses bêtes vont se faire applaudir elle a droit de présence. C’est une bergère fort jalouse de son troupeau.

— C’est bien la femme qui prouve le mieux l’empire du bon goût en France, dit M. de Chavigny ; d’une naissance bourgeoise, d’une figure et d’un esprit ordinaires, en dépit de la réputation qu’on a voulu lui faire, elle n’est vraiment distinguée que par son goût pour toutes les supériorités de l’époque ; mais ce goût devient une puissance dans un pays où tout le monde vise à l’esprit, et cela seul explique l’importance du salon de madame de Geoffrin. Il n’est pas un étranger illustre par son rang ou son mérite qui ne brigue l’honneur d’y être admis ; et, à force de choisir sa société dans l’élite de la bonne compagnie, elle a fini par avoir des grands seigneurs pour courtisans et un roi pour ami intime. Notez bien que je dis pour ami, autrement rien ne serait moins remarquable.

Cette réflexion fit rougir madame de la Tournelle ; on peut donc être l’amie d’un roi, pensa-t-elle. Cette idée, qui ne s’était pas encore présentée à son esprit, y fit luire un rayon d’espérance. L’illusion la plus dangereuse pour une âme noble est celle qui lui montre la possibilité de se livrer à un sentiment tendre sans manquer à la vertu ; ce ne sont pas toujours les mauvais exemples qui pervertissent le plus, mais bien le modèle d’une sagesse qu’on croit pouvoir imiter ; la pureté d’une femme la rend si confiante !



XVI

MONTESQUIEU


— Enfin je vous l’amène, dit madame de Tencin en entrant ; ce n’est pas sans peine, je vous le jure, car il devient d’une sauvagerie…

— Qui cède bien vite au désir de vous voir, madame, dit le président de Montesquieu en apercevant madame de Mirepoix. Mais on veut que je vous assomme d’une lecture, et vous savez si je les trouve ridicules.

— Celle-là ne vous ennuiera pas, mesdames, dit l’abbé Guasco, j’en suis garant ; il s’agit d’une histoire orientale où l’amour joue un grand rôle, si toutefois il nous a apporté Arsace et Isménie, comme il nous l’a promis ; car il est capable d’avoir mis dans sa poche un cahier de l’Esprit des lois au lieu de sa Nouvelle orientale.

— Il ne saurait tomber dans une pareille distraction, dit madame de Brancas.

— Lui ! madame la duchesse ; il en fait bien d’autres, vraiment ; savez-vous ce qui lui est arrivé l’autre jour ?

— Ah ! grâce, mon cher ami, s’écria le président.

— Non ; je veux que tout le monde sache ce dont vous êtes capable en ce genre ; c’est le seul moyen de vous corriger. Imaginez-vous, mesdames, qu’après avoir passé un temps infini à recueillir tous les matériaux nécessaires pour écrire une vie de Louis XI, et avoir terminé cet ouvrage avec le talent que vous lui connaissez, il recommande à son secrétaire de jeter au feu les mémoires dont il avait fait usage, et le brouillon qui a servi à la copie. Le secrétaire se trompe et brûle la copie au lieu du brouillon. Le lendemain, M. de Montesquieu trouve le brouillon sur sa table, pense à autre chose, le jette au feu, et nous prive ainsi de l’histoire d’un règne des plus intéressants de la monarchie ; n’est-ce pas un meurtre ?

Et chacun se récrie sur un malheur si grand. Un accable M. de Montesquieu de reproches flatteurs.

— Quelle bonne fortune pour notre ami Duclos ! dit madame Géoffrin, car sa vie de Louis XI était perdue.

— Il ne la jettera pas au feu, lui, je vous en réponds, dit madame de Tencin, il attache trop d’importance à tout ce qui sort de sa plume.

Madame Géoffrin prit la défense de Duclos ; car elle avait cette bonté des maîtresses de maison, espèce de reines qui craignent de perdre un sujet en laissant médire devant elles de sa personne ou île ses productions. L’amour des célébrités, en les obligeant à ce métier de don Quichotte, plonge souvent ces dames dans un embarras comique, lorsqu’il faut défendre avec le même zèle deux opinions ou deux talents contraires ; car tous les genres de vanité, même le plus innocent, coûtent toujours quelque chose à la bonne foi et à la dignité de l’esprit. Pour s’attirer et conserver les gens à la mode, les talents en vogue, il faut ne les contrarier sur rien, les flatter sur tout, leur faire croire séparément à la préférence qu’on accorde à leur talent sur celui des autres ; il faut même feindre un peu de dédain pour tout ce qui n’est pas celui auquel on parle, sinon vous risquez de les voir s’envoler comme ces oiseaux qui fuient dès que le froid se fait sentir ; et ce petit manège indispensable a beau se cacher sous le voile de l’indulgence, c’est toujours du manège.

Madame Géoffrin faisait un très-bon usage de ce génie hospitalier. Les ennemis les plus acharnés se rencontraient chez elle sans inconvénient, et lorsqu’elle les retrouvait dans le monde, elle exerçait encore cette même influence. Que de femmes ont pour unique mérite le talent de caresser tous les amours-propres !

M. de Montesquieu, en se résignant au petit ridicule d’une lecture de peu d’importance devant un cercle imposant, sacrifiait aux intérêts de son grand ouvrage. M. Duverney voyait tous les jours le cardinal de Fleury ; les services qu’il rendait au premier ministre par ses ressources financières lui donnaient un immense crédit sur l’esprit du vieux prélat, et M. Duverney pouvait beaucoup en faveur de la publication de l’Esprit des lois. C’est la honte des pays civilisés que de voir par combien de petits moyens, de misérables concessions, l’homme de génie doit passer pour arriver au triomphe d’une grande idée !

Pendant la lecture d’Arsace et Ismènie, madame de la Tournelle eut plus d’une fois à souffrir des applications qu’elle se faisait à elle-même ; car c’est une reine qui aime un homme au-dessous de son rang ; et cette situation retournée fournissait souvent des allusions pénibles ou trop séduisantes. Il y avait de certains passages, tels que celui-ci, qui la faisaient rougir :

« Ma faveur auprès du roi avait été si rapide, qu’on l’attribua au goût que la princesse, sa sœur, avait paru avoir pour moi. C’est une de ces choses que l’on croit toujours lorsqu’elles ont été dites une fois. »

Ainsi, pensa-t-elle, le plus sincère désir d’échapper au déshonneur ne met point à l’abri du soupçon.

Rien n’encourage moins à la vertu que l’impossibilité de la soustraire aux atteintes de la calomnie. Il est une autre observation non moins funeste aux résolutions vertueuses, c’est l’accueil empressé qu’on fait dans le monde aux personnes qu’on estime le moins, pourvu qu’elles aient un rang distingué, de la fortune et surtout beaucoup d’audace.

M. de Montesquieu achevait à peine sa lecture, lorsque la duchesse de Boufflers arriva accompagnée du duc de Luxembourg, du prince de Rohan et de M. de Fimarcon. Ce furent des exclamations sur le bonheur de la voir, des reproches sur ce qu’elle arrivait si tard ; enfin, la femme la plus justement considérée n’aurait pas été reçue avec plus d’empressement et de déférences. C’était à qui lui offrirait sa place ou se dérangerait pour lui en faire une. Il est vrai que pendant qu’elle était l’objet de tant de prévenances, quelques personnes racontaient tout bas sa dernière aventure.

— Oui, disait le prince de Craon, Fimarcon a passé quatre jours chez elle en habit de livrée, faisant le métier de laquais toute la journée, pour en faire un plus doux ensuite.

— Vous en êtes encore là ? disait le comte de Tressant. vous oubliez le chevalier de Pons, et tant d’autres que le bon duc de Luxembourg voit sans le croire.

— Vraiment elle serait bien dupe de se rien refuser en ce genre, dit M. de Chavigny, puisque cela ne lui fait aucun tort. Voyez comme on la choie, comme on la flatte.

— Je le crois bien, elle est méchante comme un diable. On la craint.

— Et puis elle est spirituelle, dit un autre ; elle amuse ceux qui la redoutent le plus.

— Régner par la terreur et le plaisir ! avec cette double puissance on asservirait la terre entière ; et je ne m’étonne plus de l’empire qu’elle exerce parmi nous.

— Elle en a moins à la cour. La reine la déteste ; elle ne lui a point pardonné sa réponse à propos de la fête de Petit-Bourg.

— Oui ! lorsque la reine lui a dit en plaisantant :

» — On prétend que, chez la princesse de Bourbon, vous avez beaucoup lorgné le roi, n’est-ce pas ?

» — Votre Majesté est mal instruite : c’est le roi qui m’a beaucoup lorgnée, a répondu madame de Boufflers ; et cela a été mal pris.

— Je le sais de bonne part ; lorsqu’on a répété cette réponse au roi, il a rendu justice à l’esprit de madame de Boufflers ; mais il a détruit l’effet de tous ces éloges en ajoutant que son effronterie lui était si désagréable, qu’il ne concevait pas qu’on pût l’aimer deux jours de suite.

— Peut-être se contenterait-elle d’un.

— C’est probable ; mais elle n’aura pas même cet honneur passager, ce dont elle enrage. Si vous saviez tout ce qu’elle disait hier sur le compte de la belle rivale qu’elle suppose être l’obstacle à ses vœux !

Alors M. de Tressant baissa la voix en regardant madame de la Tournelle, et elle sentit son front se couvrir de rougeur. Heureusement pour elle, M. de Montesquieu s’approcha de madame de Mirepoix, à côté de qui elle était assise. La conversation s’engagea entre eux ; on parla de ce qu’on parle toujours, d’amour, de talent, du monde et de la retraite.

— Vous voyez en lui, dit madame de Mirepoix, l’homme le plus heureux de la terre, un homme qui, de son propre aveu, n’a jamais connu l’ennui.

— J’en conviens, répondit le président ; je n’ai même jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. Je suis presque aussi content avec les sots qu’avec les gens d’esprit : il y a si peu d’ennuyeux dont on ne puisse s’amuser ! Leur ironie est si lourde, si peu offensante ! Je ne saurais souffrir qu’un homme d’esprit me raillât deux fois de suite ; mais un sot… c’est un vrai plaisir[22].

— Vous n’en offrez pas beaucoup plus d’occasion à lui qu’aux autres, dit madame de la Tournelle, et, dès qu’on a lu vos ouvrages…

— Ah ! madame, ne parlez pas de ce travers. J’ai la maladie de faire des livres et d’en être honteux quand je les ai faits.

— Cela pourrait passer pour de l’affectation, dit madame de Mirepoix. Eh bien, c’est la vérité pure ; et pourtant il y a bien de l’ingratitude de sa part, car je sais que les Lettres persanes lui ont valu certaines aventures…

— Où l’on s’est moqué de moi.

— Que dites-vous ? On vous a presque décerné des couronnes pour nous avoir impitoyablement critiquées.

— Je n’aime pas les petits honneurs, reprit M. de Montesquieu. On ne savait pas auparavant ce que vous méritiez ; mais ils vous fixent et décident au juste ce qui est fait pour vous.

— C’est que vous eu rêvez de plus grands, n’est-ce pas ? Mais puisque vous avez de l’ambition, pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent à Versailles ? dit madame de Mirepoix.

— Je vous en demande pardon, mais je hais Versailles. pane que tout le monde y est grand.

— C’est un orgueil que je ne vous passe point ; prétendre à des distinctions, et ne pas vouloir faire un peu sa cour !

— Ah ! madame, quand, dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu.

En ce moment, madame de Tencin interrompit M. de Montesquieu pour lui dire que tout le salon demandait avec instances le portrait en vers qu’il venait de faire de madame de Mirepoix. Il se défendit d’abord de l’avoir fait, ensuite il assura ne pas s’en rappeler un seul vers.

— Eh bien, l’abbé de Guasco, qui les sait par cœur, nous les dira, reprit madame de Tencin.

— C’est donc lui, le traître, qui vous a parlé de ce…

— Oui, c’est lui, vraiment, et comme il a commencé la trahison, c’est à lui de l’achever.

— Que deviendrai-je pendant ce temps-là ? dit madame de Mirepoix en riant.

— Votre modestie sera au supplice, mais bien moins encore que la malice de madame de Boufflers : et ces deux tourments réjouiront également tout le monde.

— Vous le voulez absolument, mesdames, dit l’abbé de de Guasco ; il m’arrachera les yeux, ajouta-t-il en montrant le président.

— Cela nous est égal, répondit madame de Tencin : et l’abbé dit les vers suivants :


PORTRAIT
[23]
DE MADAME LA MARQUISE DE MIREPOIX.


La beauté que je chante ignore ses appas ;
Mortels qui la voyez, dites-lui qu’elle est belle,
      Naïve, simple, naturelle,
      Et timide sans embarras.
      Telle est la jacinthe nouvelle,
      Sa tête ne s’élève pas
      Sur les fleurs qui sont autour d’elle ;
      Sans se montrer, sans se cacher,
      Elle se plaît dans la prairie,
      Elle y pourrait cacher sa vie,
      Si l’œil ne venait l’y chercher.

      Mirepoix reçut en partage
      La candeur, la douceur, la paix ;
      Et ce sont, entre mille attraits,
      Ceux dont elle veut faire usage,
   Pour altérer la douceur de ses traits :
      Le fier dédain n’osa jamais
      Se faire voir sur son visage.

      Son esprit a cette chaleur
      Du soleil qui commence à naître :
      L’hymen peut parler de son cœur,
      L’amour pourrait le méconnaître.

— Il sait fort, bien à quoi s’en tenir sur ce point, dit madame de Boufflers à voix basse à M. de Fimarcon, et personne n’est dupe de la supposition.

— Quoi, vous pensez… ?

— Ce que vous pensez aussi, reprit-elle ; mais nos prudes sont ainsi, elles prennent toutes un poêle pour chanter leurs rigueurs. Quand je serai vieille, j’aurai aussi quelque auteur célèbre à ma suite, comme on a un chien pour mordre ses ennemis. Personne alors n’osera plus m’attaquer[24].

Ce petit cours de médisance fut interrompu par M. Duverney, qui vint offrir sa main à La duchesse de Boufflers pour la conduire dans la salle où le souper les attendait[25].

— C’est trop juste, dit tout bas Le comte de Noailles à madame de la Tournelle, en lui faisant remarquer la préférence accordée par le maître de la maison à madame de Boufflers ; en effet, elle adroit aux honneurs : c’est une supériorité dans son genre.



XVII

UNE SURPRISE


Le souper fut très-animé, chacun voulut y faire preuve d’esprit : excepté madame de la Tournelle, toutes les femmes y tirent des prodiges de coquetterie ; le comte de Noailles, placé près d’elle, profita du bruit que faisaient tant de voix réunies, tant d’éclats de gaieté, pour lui parler du duc d’Agenois.

— Eh bien, ce malheureux ami va donc enfin respirer, dit-il : on prétend qu’à force de prières, de soupirs, d’adorations, il est parvenu à vous décider en sa faveur. Prenez, je vous en conjure, quelque ménagement pour lui apprendre cette bonne nouvelle, car il serait capable d’en mourir de joie.

— Ce danger n’est pas à craindre.

— Non, d’honneur, je ne plaisante pas ; il vous aime d’une manière si extravagante, que je crois prudent de lui écrire d’abord que vous l’aimez un peu, puis beaucoup, passionnément…

— Et pas du tout, interrompit en riant madame de la Tournelle.

— Ah ! ce serait une ingratitude monstrueuse et qui confirmerait tous les soupçons qu’on veut me donner sur certain sentiment… Mais alors pourquoi venir ici ? pourquoi quitter Versailles ?… Répondez sans crainte, tout indiscrètes que soient ces questions ; songez que c’est votre camarade d’enfance, que c’est presque un frère qui les fait à sa chère petite Ritournelle[26].

— Hélas ! j’ai peur d’y avoir trop bien répondu, reprit-elle d’un ton triste.

— Quoi ! tant d’agréments, tant de qualités brillantes ne vous touchent point ?

— Je ne veux pas me remarier.

— Résolution qu’on met toujours en avant pour cacher l’amour que l’on combat, ou qui l’emporte sur tout autre.

— Quelle présomption ! répliqua-t-elle avec impatience ; Quoi ! parce qu’on ne veut pas épouser quelqu’un, il faut se mourir d’amour pour un autre ?

— Cela n’est pas nécessaire ; mais cela est souvent… Presque toujours, ajouta M. de Noailles, en voyant rougir madame de la Tournelle. Au reste, croyez bien que, pour oser vous parler de la sorte, il faut vous être dévoué autant que je le suis. Mais je vous connais, je sais combien ce qui causerait la joie, le délire d’une autre femme, peut renfermer pour vous de malheur et de larmes ; et je frémis du bonheur qui vous menace.

— Tranquillisez-vous, dit fièrement madame delà Tournelle, je saurai m’en garantir.

— Il n’en est qu’un seul moyen.

— Je vous comprends ; mais celui-là m’est impossible.

— Auriez-vous donc promis… ?

— Oui, je me suis promis de rester libre, complétement libre, et j’espère me tenir parole, répondit-elle en feignant de prendre le change sur la question que n’avait point achevée M. de Noailles.

— Libre ! vous ne l’êtes déjà plus ; et pourtant on croit à Versailles que votre résistance invincible a donné tant d’humeur au maître, qu’il est décidé à ne plus s’occuper de vous. Je ne vous rapporterais pas ces bruits, que vous les devineriez aux manières indifférentes de tout ce qui est ici envers vous. Voyez, M. de Montesquieu à part, dont l’esprit supérieur est étranger aux sentiments comme aux intrigues de cour, tout le monde vous regarde ici comme une personne dont on n’a rien à attendre. À vous parler franchement, j’en étais ravi pour d’Agenois : mais je vois trop qu’il n’a rien à gagner au parti que vous avez pris, et que vous serez tous deux également à plaindre.

Des interpellations directes, des plaisanteries moqueuses sur cet entretien y mirent fin. On parla de la prochaine arrivée de la duchesse de Modène ; des nouveaux déguisements qu’allait prendre le duc de Richelieu pour tromper les argus du mari italien. Le goût de madame de S*** pour un acteur fameux ne fut point oublié ; on prétendit qu’elle faisait chaque soir quitter la livrée à ses gens pour les envoyer, en habit bourgeois, applaudir au parterre. Puis, passant aux débats littéraires, chacun plaida pour son auteur. Les prudes en faveur de Jean-Baptiste Rousseau, les jolies femmes pour M. de Voltaire. Après une longue discussion entremêlée de petites personnalités, chacun resta de son avis, avec l’espérance de voir ses épigrammes répétées le lendemain dans tous les salons de Paris.

Enfin on sortit de table, et comme la nuit était froide et la route â faire assez longue, la plupart des invités s’empressèrent de retourner à Paris.

Lorsqu’il ne resta plus que les habitants du château, on forma un cercle autour de la cheminée, et l’on se mit, comme de raison, à médire des partants.

Qui n’a pas été complice d’un crime semblable ? qui n’a pas profité de ce moment charmant, où le départ d’une coterie laisse respirer celle qui est à demeure dans le château ? Avec quelle intimité l’on cause alors ! avec quel abandon l’on repasse les défauts, les ridicules absents ! comme chacun est d’accord de se venger gaiement de la contrainte de toute une soirée !

— Maintenant, mesdames, que nous voici en petit comité, dit M. Duverney, il faut que je vous lasse une grande confidence.

— Une confidence ! répéta madame de Brancas, tant mieux ! c’est toujours intéressant. Serons-nous tenus à la discrétion ?

— Pendant cette nuit seulement.

— Ah ! c’est fort raisonnable, s’écrièrent plusieurs personnes.

— De quoi s’agit-il ? d’une intrigue, d’une disgrâce ou d’un mariage ?

— De bien moins, et de bien plus que tout cela.

— C’est de quelque nouveau tour de Faquinet[27], je parie, dit madame de Flavacourt.

— Non ; le dernier lui a trop mal réussi, il se repose.

— Vous voulez peut-être parler de la scène qui a eu lieu entre madame de Mailly et le duc de Richelieu ? On dit qu’elle lui a fait de sanglants reproches au sujet… Et l’embarras de s’expliquer devant madame de la Tournelle fît que madame de Mirepoix ne continua pas sa phrase.

— Enfin, de quoi s’agit-il ? demanda madame de la Tournelle avec impatience.

— D’une visite, répond M. Duverney.

— Encore quelque auteur philosophe ? dit madame de Flavacourt.

— Non, vraiment, c’est bien assez de vous avoir livré une aussi bonne tête que celle de M. de Montesquieu. Voua avez fait entre nous assez de frais pour le séduire ; eh bien, il faut être encore, s’il se peut, plus belles et plus aimables demain.

— Eh ! de qui donc nous menacez-vous ainsi ? demanda madame de Brancas. Il faut que ce soit quelque personnage important, car j’ai vu tout à l’heure porter des lustres dans les serres, et couvrir les dalles de riches tapis. C’est peut-être l’ambassadeur turc ; quelle charmante surprise !… pour nous, et pour lui ; car voilà déjà un petit harem fort bien composé, ajouta-t-elle en montrant ces dames. Si cette folle de duchesse de Boufflers était encore ici, elle voudrait nous faire habiller toutes en odalisques, j’en suis sûre.

— Ce grand personnage-là ne vous en saurait aucun gré, madame, reprit-il ; ce n’est pas qu’il dédaigne les soins qu’une jolie femme prend de lui plaire ; mais vous perdriez beaucoup à ses yeux en vous déguisant.

— Cela m’est fort indifférent, dit madame de Mirepoix, je suis venue à la campagne pour échapper à l’ennui des grandes toilettes de cour ; ainsi, ne comptez pas sur moi pour vous faire honneur.

— Quant à moi, dit madame de la Tournelle, votre Turc voudra bien me supporter telle que me voilà ; je n’ai ici aucun moyen de nie l’aire pins belle.

— Je le crois sans peine, madame, répondit M. Duverney d’un ton de galanterie fort à la mode alors : mais l’hôte qui vient demain honorer ma retraite, loin d’exiger le moindre dérangement pour lui, m’a fait promettre de le recevoir comme si le hasard seul le conduisait ici, enfin, comme s’étant égaré à la poursuite du cerf.

— Quoi ! le roi chasse demain à Vincennes ? demanda en souriant madame de Brancas.

— Oui, madame, toute la matinée ; et comme Sa Majesté a entendu parler de l’aloès en fleur qui m’attire depuis quelques jours la plupart de nos savants botanistes, elle m’a témoigné le désir de se promener dans mes serres ; pensez bien que je suis trop fier d’une si belle visite. pour ne pas vous supplier de m’aider à faire les honneurs de mon héritage au seigneur de Versailles.

— Ah ! mon Dieu, s’écria madame de Mirepoix, il faut vite dépêcher un courrier à Paris pour nous apporter d’autres robes. Le roi ici ! quelle trahison ! En vérité, mon cher Duverney, on n’est pas en sûreté chez vous. Écrivons, sans perdre de temps, à la Martinette.

Et la marquise traça à la hâte les ordres nécessaires pour qu’on lui apportai le lendemain une parure complète pour elle, et une autre pour madame de Brancas.

— Ne voulez-vous pas profiter du courrier, dit-elle à madame de la Tournelle, pour faire venir ce dont vous avez besoin ?

Elle fut obligée de répéter cette question plusieurs fois : madame de la Tournelle, frappée de la nouvelle inattendue, n’avait rien écouté depuis ce mot : « Le roi ici ! « Enfin, pressée de répondre, elle remercia madame de Mirepoix, en ajoutant qu’elle préférait rester dans sa chambre tout le temps de la visite royale, que d’envoyer chercher de grandes parures qui n’arriveraient peut-être pas à temps.

Alors une voix qui se glissa, pour ainsi dire, dans son oreille dit :

— Vous ne pouvez sans affectation rester dans votre appartement quand le roi sera ici ; prenez-y garde et tâchez de ne laisser paraître ni joie ni crainte d’une telle visite.

Cette voix c’était celle d’un vieil ami, de M. de Chavigny, qui venait de s’asseoir derrière le canapé où se trouvait madame de la Tournelle, et qui, alarmé du trouble où il la voyait, cherchait à l’empêcher de trahir sa pensée ; mais qu’elle était enivrante et cruelle la pensée qui l’agitait ! qu’il y avait de terreur et de charme à se voir ainsi poursuivie par celui au-devant de qui tant de femmes se précipitaient, à le voir manquer à toutes les lois de l’étiquette pour se trouver un moment près d’elle ! que de séductions réunies !

Mais, passant bientôt du délire à la raison, madame de la Tournelle regarda cette démarche comme étant impossible. Les rois faisaient rarement un si grand honneur à un particulier ; et bien que M. Duverney fût presque ministre, bien que les serres du château de Plaisance fussent reconnues supérieures à celles dont Louis XV venait d’enrichir le Jardin du roi, tous ces prétextes ne semblaient pas suffisants pour motiver une visite si extraordinaire.

— Il aura parlé de ce projet vaguement, pensa-t-elle, mais la réflexion l’arrêtera. Il sait trop bien ce qu’on dirait à la cour d’une telle démarche… Non, il ne viendra pas.

Toute à sa pensée, madame de la Tournelle prononça ces derniers mots à voix haute ; comme si elle eût été seule.

— Il viendra, n’en doutez pas, reprit M. Duverney.

— Et moi je parie contre, dit madame de Brancas.

— Moi aussi, dit M. de Chavigny ; voyons, établissons le pari.

— Soit, reprit madame de Brancas, le parti qui perdra donnera au gagnant un beau déjeuner de porcelaine.

— J’accepte avec plaisir, dit M. Duverney ; aussi bien on m’en a cassé un ces jours-ci auquel je tenais beaucoup ; c’est très-aimable à vous de vouloir le remplacer.

— Ah ! vous ne le tenez pas encore ; madame de la Tournelle est des nôtres, n’est-ce pas ? elle parie contre ?

— Sans doute, madame.

— Autrement ce serait voler, dit M. de Noailles bas à madame de la Tournelle.

— S’il parlait de venir, qu’est-ce que dirait, grand Dieu ! le vieux cardinal, reprit madame de Brancas.

— Bon ! il ne sait plus les choses que lorsqu’elles sont faites, dit M. de Noailles, et il faut bien qu’il en prenne son parti.

— Quant aux ministres, je suis sûr de leur approbation, je les ai invités à souper ici demain. La princesse de Conti, madame de Charolais, madame de Toulouse, mesdames de Maurepas et de Mauconseil, enfin toutes les nobles habituées des petits soupers m’ont fait l’honneur d’accepter le mien, jugez de ma faveur !

— Ah ! voilà le petit comité que vous nous ménagez pour demain ? dit madame de Mirepoix. Eh bien, tant mieux ! les Maurepas en crèveront de dépit.

— Et moi, que deviendrai-je ? pensa madame de la Tournelle.



XVIII

LES PARIS SONT OUVERTS


Les gens de M. Duverney passèrent la nuit à tout préparer pour la grande réception du lendemain. Des décorateurs, venus de Paris, construisirent, comme par enchantement, une galerie qui devait conduire, à couvert, du château aux serres, précaution fort nécessaire à cette époque de la saison où les soirées sont humides et sombres. Les cloisons de cette galerie improvisée étaient recouvertes de velours vert et ornées des tableaux que M. Duverney avait empruntés à sa riche collection de Paris. La plupart de ces tableaux avaient pour sujet les batailles et les événements marquants du règne de Louis XIV. L’un d’eux représentait la plus belle fête donnée par le grand roi a Fontainebleau ; un autre, la prise d’habit de la duchesse de la Vallière.

Les voix des ouvriers, les coups de marteau retentirent toute la nuit sans réveiller madame de la Tournelle. Elle n’essaya pas même de goûter un instant de repos, tant l’agitation qu’elle éprouvait était violente ! Dans les émotions douloureuses, l’accablement amène quelquefois un instant de sommeil ; mais dans les palpitations de cœur, où la joie entre pour quelque chose, il n’est point de calme à espérer.

Cette joie, mêlée aux craintes, aux reproches, aux larmes, on en pouvait lire les effets sur le front pâle et les yeux encore rouges de madame de la Tournelle ; aussi s’excusa-t-elle de ne pouvoir descendre dîner avec tout le monde.

Le dîner de ces temps-là ressemblait beaucoup aux déjeuners du nôtre ; on pouvait y manquer sans inconvenance : il n’en était pas de même du souper prié. C’était de de tous les plaisirs en usage le plus solennel, et l’on ne pouvait s’en dispenser qu’en donnant de bonnes raisons. Dès le matin, le son du cor annonça la présence du roi dans le bois de Vincennes. Quel retentissement ces airs de chasse eurent dans le château de Plaisance !

— Voilà un bruit qui me fait grand’peur pour notre gageure, dit madame de Flavacourt.

— Cela ne prouve rien, ma chère amie, répond madame de Brancas. Le roi a chassé bien des fois à Vincennes sans entrer ici.

— N’importe, dit M. de Chavigny, si l’on voulait nie tenir quitte pour moitié ?…

— Non, dit M. Duverney, vous perdrez tout ; et je vais à l’instant même m’assurer de votre défaite.

En disant ces mots, il se leva pour monter à cheval et rejoindre la chasse.

Il rencontra dans la cour du château une partie des musiciens de l’Opéra qui venaient répéter d’avance les morceaux qu’on devait exécuter le soir. Un avait disposé dans différents endroits des orchestres invisibles. Les lustres étaient cachés sous des touffes de fleurs, si bien que la lumière et l’harmonie devaient frapper les sens comme venant du ciel.

Pendant que chacun se préparait ou se parait pour la fête du soir, madame de la Tournelle, frappée par le son du cor, par ce signal qui l’avertissait du plus redoutable bonheur, était tombée dans une rêverie exaltée qui tenait du délire.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, ne permets pas que je succombe à cet amour fatal qui remplit ma pensée ; donne-moi la force de le combattre ; mais non, je le sens trop, il est ma vie, il ne doit finir qu’avec elle. Ce n’est pas l’éteindre que je veux, c’est le renfermer dans mon cœur. c’est en mourir dévorée avant de l’avoir l’ait connaître, c’est rester pure a ses yeux pour qu’il m’aime toujours.

Puis elle redevint plus calme, et crut un moment que le ciel, confiant dans ses vœux, L’aiderait à y rester fidèle. Alors, fortifiée par une sorte d’inspiration divine, madame de la Tournelle envisagea cette visite du roi comme une épreuve dont elle devait sortir triomphante : et sa bonne toi, sa fierté, l’affermissant dans cette idée, elle se prépara sans trop d’émotion à paraître devant celui qu’elle aimait.

Le comte de Coigny, envoyé par le roi pour prévenir M. Duverney de son arrivée, était entré brusquement dans la salle à manger pendant qu’on dînait : car ces mots : « De la part du roi » ne permettaient pas à un valet de chambre de l’aire attendre. C’était un talisman devant lequel toutes les portes s’ouvraient.

Après avoir salué les convives en particulier et dit une foule de flatteries à ces dames. M. de Coigny retourna au rendez-vous de chasse. Le roi le questionna sur les personnes qui étaient à dîner chez M. Duverney, espérant entendre le nom qu’il préférait à tous.

M. de Coigny, pensant bien que Sa Majesté s’inquiétait fort peu des hommes qui se trouvaient au dîner, nomma seulement toutes les femmes.

— Êtes-vous bien sûr, demanda le roi, de n’en oublier aucune ?

Alors M. de Coigny les repassa tout haut dans sa mémoire. et, s’arrêtant à madame de Flavacourt :

— Non, sire, ajouta-t-il, je ne me trompe pas.

L’idée que madame de la Tournelle avait quitté le château de Plaisance en apprenant qu’il devait y venir répandit sur le visage du roi un voile de tristesse.

— Le temps se refroidit : je crois, dit-il, que nous aurons de la pluie, il ne faut pas prolonger la chasse, cela nous ferait revenir trop tard à Versailles.

— Il n’ira pas chez Duverney, dit le comte de Coigny tout bas au duc de Richelieu, et le pauvre homme en sera pour ses frais. Le serait grand dommage pour nous tous, car la plus belle fête, le meilleur souper et les plus jolies femmes nous attendent.

— Comment donc ! s’écria M. de Richelieu ; mais ce serait un meurtre, un désastre pour nous tous. Le roi est incapable de jouer un pareil tour à notre ami Duverney. Ce serait de quoi mettre le trésor royal à sec ; un financier traité de la sorte ! ah ! mon Dieu, j’en frémis pour l’État ; il faut éclairer le roi sur un danger semblable, et je me charge de lui dire la vérité, toute la vérité à ce sujet.

Alors, s’approchant du roi au moment un il allait remonter à cheval, le duc lui demande la permission de le précéder au château de Plaisance ; et il tourne si adroitement sa requête, qu’il y glisse la nécessité de donner tort aux personnes qui doutent que Sa Majesté accorde à M. Duverney la faveur dont elle avait daigné le flatter.

Faire entendre au roi qu’il ne pouvait se soustraire â sa promesse sans affliger profondément M. Duverney, c’était mettre sa bonté à l’épreuve ; et le résultat n’était point douteux. Les ordres furent aussitôt donnés pour qu’on dirigeât la chasse du côté de Saint-Maur, afin de rabattre sur le château de Plaisance, à la nuit tombante.

— Ce bon Duverney mérite bien cette faveur, dit le comte de Coigny â M. de Meuse, de manière à être entendu par le roi ; si vous saviez comme il a disposé son château et ses serres pour cette glorieuse visite ! Ce sera une féerie ; et puis une réunion de femmes charmantes !

— Mais s’il y a tant de monde, dit le roi, nous serons ridicules avec nos habits de chasse ; décidément nous reviendrons nous reposer un moment à Vincennes, faites-en prévenir Bontemps[28].

C’était prescrire à toute sa suite l’obligation de se rhabiller avant de se rendre au château de Plaisance.

Pendant ce temps, les voitures à six chevaux arrivaient de Paris, remplies de tout ce que la cour et la ville avaient de plus élégant, et des gens les plus dignes d’être admis à l’honneur de se trouver avec le roi ; car M. Duverney, en homme habile, avait eu soin de mêler aux personnes qui composaient (sauf madame de Mailly) le petit cercle du roi, plusieurs de ces célébrités qui excitent toujours la curiosité des princes ; c’est le plus réel profit qu’ils recueillent des sacrifices d’étiquette faits en faveur de la bourgeoisie. Déjà l’avenue est illuminée ; des orchestres militaires, placés de distance en distance, doivent annoncer, par des fanfares, l’arrivée du roi. Un cercle de femmes brillantes paie déjà le salon que doit honorer la royale présence ; un seul fauteuil, placé entre la princesse de Conti et la comtesse de Toulouse, montre qui l’on attend ; de l’autre côté du salon sont assises la marquise de Mirepoix, la duchesse de Brancas et la marquise de la Tournelle ; toutes trois, en qualité d’amies de M. Duverney, sont chargées, ce jour-là, de faire les honneurs de sa maison. Ce public d’élite éprouve toutes les émotions d’un parterre impatient de juger ce qui va se passer sur la scène ; est-ce une déclaration, une rupture, un raccommodement qu’on va voir ? qui jouera le beau rôle ? sur quoi portera l’intérêt ou la critique ?

Les traits altérés, l’air abattu de madame de la Tournelle, font conjecturer qu’elle n’attend rien de bon de cette visite, qu’elle redoute même les témoignages d’un dédain mérité, pour avoir fait la bégueule, comme le disait tout net la duchesse de Boufflers. On se demande laquelle de toutes ces jolies femmes attirera les regards, les attentions du roi, et servira le mieux à punir madame de la Tournelle.

On entend du bruit, les chuchotages cessent, les accents de plusieurs voix rompent le silence de l’attente dans les salles qui précèdent le salon.

— Est-ce lui ? pense madame de la Tournelle.

Et sa respiration s’arrête, ses yeux se voilent d’un nuage ; elle frémit de succomber à l’émotion qui l’étouffé, qui l’aveugle. Mais elle écoute encore, et ce n’est pas sa voix… Ah ! jamais le duc de Richelieu, dans le temps de ses plus beaux triomphes, n’a causé plus de trouble et de joie. C’était le duc de Richelieu.

— Je viens, dit-il, vous rassurer, mesdames ; le bruit s’est un moment répandu que le roi, trop fatigué de la chasse, allait retourner sur-le-champ à Versailles. En effet, je ne sais trop ce que le comte de Coigny est venu lui dire, pour lui donner une minute cette idée ; mais il l’a bien lot abandonnée ; et, lors même qu’il serait un peu souffrant, je suis bien certain qu’il en perdra le souvenir au milieu de tout ce que je vois ici.

Ces derniers mots furent presque adressés à madame de la Tournelle ; puis, se rapprochant davantage :

— Mais c’est vous qui êtes souffrante, ajouta-t-il, frappé de l’altération qu’on voyait dans les traits de madame de la Tournelle ; je vous l’avais bien dit que l’air de la campagne vous serait contraire.

— Merci d’un si aimable intérêt, répondit-elle, mais je ne suis point malade ; le séjour de Plaisance m’a été, je vous assure, très-bon jusqu’à présent ; seulement, ce matin, je me suis sentie un violent mal de tête…

— C’est cela, interrompit le duc de Richelieu, vous vous serez mise à la diète, vous n’aurez point dîné ?

— Précisément, reprit madame de la Tournelle.

— Ah ! tout m’est expliqué maintenant, dit le duc en riant. Pauvre Coigny, être né à la cour, et faire si gauchement une commission ! Ne pas deviner pourquoi on l’envoyait ici ! ne pas s’informer si vous y étiez encore ! Ab ! mon Dieu, quelle faute !

— En vérité, je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.

— Je le crois bien, vraiment : je serais plus clair que vous ne m’entendriez pas davantage, préoccupée comme vous l’êtes ; cependant, c’est du roi dont je vous parle. Ab ! si vous aviez vu la tristesse qui s’est emparée de lui, quand son maladroit ambassadeur est venu lui dire que vous n’étiez point à table avec ces dames ! Savez-vous bien qu’à cette nouvelle il a manqué repartir sans visiter les serres de Plaisance ? Il vous croit envolée au seul bruit de son arrivée. Comme il va être agréablement surpris ! Je me réjouis d’avance delà joie qui va briller dans ses beaux yeux. Et vous ?

Le retentissement des fanfares, le hennissement des chevaux, le roulement rapide des équipages qui annonçaient le roi, dispensèrent madame de la Tournelle de l’embarras de répondre.

Ô bizarrerie du cœur ! Un instant avant, madame de la Tournelle avait manqué de s’évanouir à la seule pensée de se retrouver près de celui qu’elle avait fui si courageusement, et maintenant c’était bien lui, c’était le roi qu’elle allait voir, et son cœur n’était plus oppressé, elle ne tremblait plus. Un bonheur inconnu enivrait son âme, et ces craintes vaincues, ces résolutions oubliées, ces remords étouffés, c’était l’œuvre du plus grand des enchantements, de la certitude d’être aimée.


XIX

UNE FÊTE IMPROVISÉE


Dès les premiers accords de la cantate chantée par mademoiselle Fel et les meilleurs acteurs de l’Opéra, toutes les femmes se levèrent. Louis XV entra ; il parut comme ébloui de L’éclat des femmes et des fleurs qui ornaient l’élégant salon ; il en témoignait son admiration à madame de Mirepoix et à la duchesse de Brancas, qui étaient venues au-devant de lui en qualité de dames des cérémonies, lorsqu’il aperçut madame de la Tournelle, qui se cachait derrière la marquise de Mirepoix en répétant machinalement les saluts qu’elle lui voyait faire, et presque tous les mots que la marquise répondait au roi.

À cette vue, la figure de Louis XV prit une expression ravissante de reconnaissance et d’amour ; il resta quelques instants comme absorbé sous le poids d’un bonheur inespéré ; et madame de Mirepoix fut obligée de lui montrer le fauteuil qui l’attendait auprès des princesses du sang pour le sortir de son immobilité, de son extase. Il s’approcha d’elles, leur adressa quelques mots affectueux : mais tout cela sans cesser d’attacher son regard sur madame de la Tournelle ; il lui semblait retrouver un trésor perdu, une illusion céleste, la vie de son cœur enfin, et il ne pensait pas même à cacher sa joie, tant son âme en était enivrée.

Après des hommages reçus avec bienveillance, des compliments adressés à l’amphitryon Duverney, le roi lui témoigna le désir de se promener dans les serres : c’était le but apparent de sa visite, et le moment impatiemment attendu par tontes les femmes : car le roi ne manquerait pas d’offrir son bras à l’une d’elles pour l’accompagner dans cette promenade, et l’on peut se figurer la curiosité, la jalousie que devait inspirer cette faveur insigne.

On blâme à tort l’importance que les courtisans attachent aux moindres démarches des princes. Ce sont les petites actions qui trahissent les grands sentiments : et le valet de chambre, auquel le roi ne parle jamais de ses affections, de ses projets, de son ambition ou de ses ressentiments, est, malgré cela, l’homme de tout le royaume qui les connaît le mieux.

Madame de la Tournelle était peut-être la seule qui ne partageât point la curiosité générale. Que lui importait une preuve ostensible de la préférence du roi ?

Cependant il se lève, cause quelques moments avec la princesse de Conti et madame de Toulouse ; on pense qu’il va offrir sa main à l’une des deux. Mais, se retournant presque aussitôt, il vient droit à madame de la Tournelle, en disant :

— Ne consentirez-vous pas, madame, âme servir de guide dans ces jardins enchantés que vous préférez à ceux de Versailles ?

Madame de la Tournelle s’inclina pour toute réponse, et, acceptant la main que le roi lui présentait, elle traversa avec lui le salon, sans oser lever les yeux, aussi embarrassée que doucement émue de son triomphe.

Toute la cour les suivit ; ce furent d’abord des exclamations sur ce printemps perpétuel, sur ces bosquets de fleurs à l’époque où toutes sont flétries, sur les plantes exotiques qui transportaient en idée dans tous les lieux du monde. Ce rappel de la plus belle des saisons à l’entrée de l’hiver semblait ranimer, dans tous les cœurs, les vagues émotions que les beaux jours font naître. Un miracle de luxe n’aurait point causé l’étonnement d’un souverain blasé sur toute les magnificences ; mais cette imitation parfaite de ce que la nature a de plus admirable, cette lumière fantastique, cette mélodie aérienne, cette réunion de tout ce que les arts, le bon goût, l’élégance, pouvaient offrir de plus séduisant, devaient agir sur l’imagination d’un roi jeune, spirituel et amoureux.

Exalté par tout ce que cette fête avait de romanesque, Louis XV oublia sa royauté, et ne pensa plus qu’à être un homme aimable. Tant qu’il fut entouré, il dit une foule de choses gracieuses ; mais, ayant payé son tribut de politesses aux gens qui se trouvaient là, il crut pouvoir adresser quelques mots à madame de la Tournelle. Alors M. Duverney, qui marchait à côté du roi, ralentit son pas, cédant à madame de la Tournelle l’honneur de conduire Sa Majesté ; chacun imita sa discrétion.

— Par grâce, revenez à Versailles, dit le roi à voix basse.

— Je ne puis, sire ; j’ai obtenu de la reine la permission de rester ici jusqu’au…

— Et la certitude de me désespérer par cette résolution ne vous en fera pas changer ?

— Ah ! sire, vous désespérer ! reprit madame de la Tournelle avec un ton d’incrédulité et de modestie.

— Vous feignez d’en douter ? mais peu m’importe, vous serez trop tôt convaincue de tout le mal que vous me faites.

— Moi ! qui donnerais ma vie pour vous éviter un chagrin… un tort !…

— Eh bien, s’il est vrai qu’à force de penser à vous, à vous seule, ajouta le roi en répondant au doute qu’il lisait dans les yeux de madame de la Tournelle, j’aie mérité quelque bon sentiment de votre part, donnez-m’en la preuve en cédant à ma prière. Votre présence m’est devenue indispensable ; ne me la refusez pas.

— Votre Majesté oublie la place que je remplis chez la reine.

— Loin de l’oublier, c’est au nom de la reine elle-même que je vous supplie de ne point m’abandonner. Ah ! ne me livrez pas à moi-même, sinon je ferai quelque extravagance dont la reine sera justement offensée, et que vous aurez à vous reprocher.

— Non, sire, vous ne ferez rien qui puisse offenser la reine, ni me perdre ; si vous en étiez capable, je ne vous fuirais pas.

— La seule idée m’en fait horreur, là, près de vous, quand votre âme si noble, si parfaite, réagit sur la mienne, quand je me sens jaloux d’imiter tant de qualités charmantes, tant de vertus ; mais dès que je n’ai plus l’espérance de vous voir, de vous entendre approuver mes sacrifices, j’en deviens incapable. Il me semble n’avoir vécu jusqu’à présent que dans l’attente d’un être céleste qui devait s’emparer de ma destinée, la rendre glorieuse, fortunée. Oui, de la protection île cet être dépend le bien que je puis faire ; je sens que sa raison me rendrait sage, ajouta-t-il d’un accent pénétré, et qu’un seul de ses regards ferait de moi un héros, un grand roi. Eh bien, ce guide, cet ange. c’est vous… oui, c’est vous, répéta le roi en serrant une main chérie sur son cœur.

— Ne me parlez pas ainsi, dit madame de la Tournelle, dont le trouble s’augmentait encore, songez qu’on nous observe… et que je ne saurais dissimuler la douleur… la joie… la fierté… la bonté…

— Que parlez-vous de bonté ? En est-il à régner sur un cœur généreux, dévoué en esclave, qui respecte vos scrupules, votre vertu, qui ne veut rien de vous enfin qu’un peu de pitié et la consolation de vous savoir là près de lui, pour mieux juger de ses actions et de sa constance ? Ah ! ne me refusez point !

— Qu’exigez-vous, grand Dieu !

— Dans deux jours vous serez à Versailles, n’est-ce pas ? sinon, je vous en préviens, je viens m’établir à Vincennes.

— À Vincennes ! y pensez-vous, sire ?… Ce serait…

— Une folie, j’en conviens, interrompit le roi, et cette folie, je vous en rends responsable comme de toutes celles que je puis faire. Par sagesse, épargnez-les-moi, revenez à Versailles.

— Voyez comme on nous regarde, sire ; il faut vous rapprocher des princesses… autrement… on dira…

— Ah ! répondez-moi, et je vous obéis. Samedi soir les fenêtres de votre appartement seront éclairées, n’est-ce pas ? Et dimanche matin je vous verrai…

— Prier pour vous dans la chapelle du château, ajouta madame de la Tournelle d’une voix tremblante, et en levant sur Louis XV un regard de tristesse et d’amour.

— Quel est le nom de cette belle fleur ? demanda le roi en se retournant vers M. Duverney.

— C’est le magnolia grandiflora, nouvellement envoyé d’Amérique par M. de la Condamine, sire. Et au même instant le savant jardinier des serres, qui suivait le petit sentier ménagé pour l’arrosement le long des murs, coupa la branche portant Punique fleur du magnolia que Sa Majesté venait d’admirer, et la remit à M. Duverney. Celui-ci vint l’offrir au roi.

— Quel dommage ! s’écria Louis XV. Ah ! je vous défends, Duverney, de dépouiller ce parterre ; si vous détruisez ainsi tout ce qu’on admire chez vous, il n’y restera bientôt plus rien. Quel éclat ! quel parfum délicieux ! Vrai, je ne suis pas digne de cette belle Heur ; mais je vous remercie de me donner le plaisir de l’offrir à madame.

En prenant la branche de magnolia, madame de la Tournelle sentit que la main du roi tremblait.

Après avoir traversé l’une de ces longues galeries embaumées, ils arrivèrent dans la vaste orangerie, où Ton avait dressé un théâtre représentant un bois d’orangers. Des bancs rustiques en apparence, des ornements champêtres, des guirlandes de houx vertes et rouges décoraient seules la salle. Dès que le roi y entra, la plus douce mélodie se lit entendre : c’était un des chœurs de ce bel opéra d’Armide, déjà le chef-d’œuvre de Lulli, avant de devenir celui de Gluck. Des voix, qui semblaient venir du ciel, soupiraient ces paroles amoureuses :

Jamais dans ces beaux lieux notre attente n’est vaine :
Le bien que nous cherchons s’y vient offrir à nous, etc.

En écoutant ce chœur admirablement exécuté, le roi porta sur madame de la Tournelle un regard qui semblait dire : Serait-il vrai ?… Ce regard, trop bien compris par elle, lui lit baisser les yeux.

Le chœur fut suivi d’un acte de l’opéra ayant pour titre les Indes galantes, où devait paraître Jéliotte, Chasse, mesdemoiselles Fel, le Maure et mademoiselle Clairon[29], qui obtint ce jour-là même la permission de débuter à la Comédie française. À l’intermède chanté par tous les premiers sujets de l’Opéra, on joignit un ballet allégorique où l’arrivée imprévue d’un châtelain adoré mettait tout le village en joie ; où le bailli, personnage ordinairement sacrifié, qu’une vieille mère veut toujours faire épouser à sa jeune fille, malgré l’amour de celle-ci pour un berger couvert de rubans roses, est toujours dupe de la ruse de deux amants. et gourmande par le seigneur adoré qui le contraint à danser un pas burlesque à la noce de sou rival. C’était là le sublime du genre avant que la comédie, la tragédie, le drame et le roman se fussent emparés des ballets de l’Opéra.

On conçoit que ces innocentes pantomimes, n’ayant pas besoin de changements de décorations, ni de grands développements dramatiques, pouvaient s’exécuter sans peine sur un théâtre de société.

L’intermède, le ballet, tout fut trouvé ravissant ; d’ailleurs, le roi n’était pas difficile à amuser dans la disposition d’esprit où il se trouvait alors.

Un seul moment, pendant le ballet, on vit son front moins radieux. C’est que mademoiselle de Charolais, la princesse de Carignan, M. de Maurepas et madame de Mauconseil venaient d’arriver.

L’aspect de ces ennemis déclarés de madame de la Tournelle fut désagréable au roi ; mais il pensa que M. Duverney n’avait pu se dispenser de les inviter, par égard même pour celle qu’ils enviaient. Il pressentit tout le parti que leur malveillance allait tirer de cette soirée, le récit qu’ils ne manqueraient pas d’en faire au cardinal de Fleury ; mais il était sous l’influence d’un espoir trop enivrant pour se laisser dominer par aucune crainte ; il était dans un de ces moments si doux et si rares où l’on est insensible à tout, hormis aux coups d’une main chérie.

— Que vous importe ! dit le roi, en lisant sur le visage de madame de la Tournelle la même impression qu’il venait de surmonter, ils ne peuvent plus vous faire de mal.

— Je le pense, dit-elle en souriant d’un air triste ; oui, je n’ai plus qu’un ennemi !

— Eh bien, vengez-vous de cet ennemi à force de générosité, répondit-il du ton le plus tendre. Ce sentiment est le seul digne d’une âme telle que la vôtre.

La princesse de Charolais, conduite par M. Duverney à une place réservée entre la princesse de Conti et la comtesse de Toulouse, fit, en passant, un salut très-froid à madame de la Tournelle ; il est vrai que le duc de Richelieu, debout derrière le roi, paraissait entièrement dominé par l’entretien qu’il ne pouvait entendre, et que la jalousie de mademoiselle de Charolais pouvait se tromper sur le motif d’une attention si prolongée.

Ce séjour délicieux, ce spectacle charmant, cette fête qui avait l’air d’une improvisation magique, dont tout le monde affectait de paraître enchanté, n’occupaient au fond l’esprit de personne ; les moyens de faire oublier son dévouement pour madame de Mailly, d’arriver à prouver à madame de la Tournelle qu’on attendait tout de sa faveur auprès du roi, depuis le bonheur de la France jusqu’à la place convoitée ; voilée ; la pensée qui régnait dans tous ces esprits plus ou moins ambitieux.

Madame de la Tournelle put en juger facilement. Lorsque le ballet finit, le roi se rapprocha du reste des spectateurs pour leur parler presque à tous en particulier, tandis que la foule venait la complimenter sur sa beauté, sur sa robe, sa coiffure, enfin sur les choses qui étaient pour chacun les plus indifférentes.

Ces suites d’hommages sans sujet sont les seuls que les courtisans envient, car c’est le présage de la faveur. Mais ils avaient quelque chose d’humiliant pour madame de la Tournelle. Elle sentit le besoin d’ennoblir ces hommages en les méritant par de réels bienfaits.

— C’est ma faiblesse qu’ils encensent, pensait-elle. Ah ! je les forcerai à louer mon courage, à bénir la puissance qu’ils me supposent !… que je possède peut-être, mais qui ne me coûtera jamais un remords.

Rien n’égale l’éloquence des sophismes du cœur, lorsqu’on veut raisonner le sentiment qui l’entraîne. On voit le danger ; mais bientôt, surmontant l’effroi qu’il inspire, ce danger ne s’offre plus à L’imagination que sous l’aspect d’un combat dont la victoire n’est pas douteuse. On s’est juré de ne point succomber, on se croit invincible.

— Eh ! bonjour, monsieur de Chavigny, dit le roi, je ne vous avais point aperçu ; j’ai de vifs reproches à vous faire, il y a des siècles qu’on ne vous a vu à Versailles.

— Les reproches de Votre Majesté m’honorent et me touchent sensiblement, répond M. de Chavigny : mais ma triste santé, mon goût pour la retraite…

— Mauvaises raisons que je n’accepte point, reprend le roi ; la retraite n’est permise qu’à ceux qui ne peuvent plus servir l’État, et nous avons besoin de vous.

— À vos ordres, sire, répondit M. de Chavigny en s’inclinant avec respect.

Ce peu de mots fixa toutes les conjectures. C’était à la requête de M. de Maurepas que M. de Chavigny avait été éloigné des affaires : son rappel prouvait que les amis île madame de la Tournelle seraient désormais les seuls employés. Quel coup porté aux partisans, aux créatures de M. de Maurepas ! Lui seul le reçut sans perdre courage ; mais, croyant de sa prudence d’agir sans délai contre le crédit futur de madame de la Tournelle, il passa le reste de la soirée à chercher les rimes d’une chanson grivoise dont le refrain en calembour apprendra le lendemain à tout Paris que le roi est à la Tournelle[30].

Madame de Flavacourt, le comte de Noailles, le marquis d’Hautefort, le duc d’Harcourt, le marquis de Croissy, le chevalier de Grille, enfin tous ceux qui tenaient à madame de la Tournelle par des liens d’amitié ou de parenté furent traités avec une préférence marquée par le roi.

— Vous voyez combien je tiens à plaire à vos amis, dit-il à madame de la Tournelle ; ne ferez-vous pas quelque chose pour rassurer les miens ? Voyez, ce pauvre Maurepas est le plus à plaindre des hommes depuis qu’il a eu le malheur de vous offenser ; ne lui adresserez-vous pas quelques paroles consolantes ?

— Moi, sire ? Jamais ! reprit madame de la Tournelle ; on pardonne une méchanceté ; mais une humiliation, non, ce serait la mériter.

Il y avait tant de fierté dans le ton de cette réponse, que le roi n’insista point. Il ajouta seulement :

— C’est trop d’honneur que de lui accorder tant de rancune ; il n’est que léger.

— C’est pour moi comme si Votre Majesté disait : Il n’est que féroce. La légèreté, c’est, en France, le petit nom qu’on donne à l’égoïsme, à la dureté, aux sentiments les plus barbares C’est par légèreté qu’on insulte les gens, qu’on trahit un ami, qu’on abandonne celle…

— Que vous êtes aimable ! dit le roi en voyant qu’elle n’osait achever sa phrase ; et que cette colère vous embellit ! Ce qui m’étonne, c’est que vous parliez ainsi de la légèreté des hommes, vous qui n’avez jamais dû en être victime.

— On n’a pas besoin de connaître un malheur pour le redouter.

— Non, vous ne le craignez pas ; ah ! si l’on pouvait si facilement se distraire de votre souvenir, je ne serais pas ici.

Cet entretien avait lieu pendant le trajet qu’il fallait faire dans la galerie pour revenir au château.

Après avoir admiré la plupart des tableaux de cette galerie, Louis XV s’arrêta à celui qui représentait la fête de Fontainebleau donnée par Louis XIV à madame de la Vallière.

— Voilà, dit-il à madame de la Tournelle, de tous les beaux jours du règne de mon aïeul celui que je lui envie le plus. Comme elle l’aimait ! ajouta-t-il en montrant madame de la Vallière.

— Comme elle a souffert ! répondit madame de la Tournelle eu entraînant doucement le roi vers le tableau qui représentait la prise d’habit de la carmélite repentante.



XX

LE SOUPER


Avant de rentrer dans le grand salon, le roi aperçut, dans la principale serre, une table élégamment servie ; M. Duverney avait eu le soin de n’y faire mettre de couverts que pour les femmes. Le roi vint s’y asseoir en invitant madame de la Tournelle à se placer près de lui. Tous les hommes étant restés debout, le roi prétendit qu’un maître de maison devait toujours faire les honneurs de sa table ; alors, s’éloignant un peu de la princesse de Conti, il força M. Duverney de s’asseoir à côté de lui.

On sait que personne ne possédait au plus haut degré que Louis XV cette grâce noble et affectueuse qui fait de la moindre politesse une faveur. On trouva celle qu’il accordait à M. Duverney de bon goût. Les ennemis de madame de la Tournelle en firent seuls la critique.

La princesse de Charolais, combattue entre le désir de se rapprocher de M. de Richelieu et son peu de goût pour madame de la Tournelle, vint pourtant se placer auprès de celle-ci : car le duc de Richelieu étant obligé de rester derrière le siége du roi, elle n’avait que ce moyen d’être à portée de l’entendre ou de lui adresser la parole. Avec moins d’amour, elle eût cessé de s’alarmer en voyant les soins de Louis XV pour madame de la Tournelle ; mais, dans l’excès de sa passion constante pour son infidèle, elle ne croyait pas même que l’hommage d’un roi jeune et beau pût l’emporter sur le plaisir d’enchaîner un moment le roué le plus aimable de la vieille et de la nouvelle cour. Cependant, M. de Richelieu lui répétait chaque jour que la seule amitié l’attachait à madame de la Tournelle ; mais, comme il disait rarement la vérité à propos de semblables soupçons, il n’inspirait plus de confiance.

Il ne saurait y avoir de conversation pendant un souper où la présence du souverain, si aimable qu’il soit, impose toujours, et où chacun a une arrière-pensée qui lui laisse tout au plus la faculté de dire des lieux communs. Un dessert composé des fruits que presque toutes les saisons et tous les pays peuvent produire, fournit quelque temps à cette conversation dont la première loi est d’être insignifiante. Les figues d’Alep, les raisins de Chypre, les fruits du palmier, les ananas circulèrent à côté des pêches de l’automne, des fraises et des cerises du printemps ; et tout le monde s’extasia sur la réunion miraculeuse de tant de richesses de la nature.

De tous ces beaux fruits, madame de la Tournelle n’accepta que des fraises. Le roi en fit la remarque.

— Ce qui vient en France, dit-elle, me paraît toujours le plus beau et le meilleur.

Au moment de se lever de table, une horloge allemande joua l’air de vive Henri quatre !

— Déjà onze heures ! dit le roi, il est trop tard pour que nous retournions à Versailles ; il faudra coucher à Vincennes : Richelieu, faites-en prévenir le marquis du Châtelet[31]. J’espère que ces dames voudront bien suivre demain notre chasse ; le rendez-vous sera à la porte de Beauté, ajouta-t-il en s’adressant à madame de la Tournelle.

Et chacune de ces dames, flattée de l’invitation, s’inclina en signe de remercîment ; madame de la Tournelle, absorbée dans sa rêverie, fut la seule qui n’y répondit pas.

Pendant ce temps, le duc de Richelieu donnait des ordres qui mettaient tous les gens de la maison du roi dans le plus grand embarras. Ils n’avaient point prévu que Sa Majesté resterait si longtemps à Plaisance. Rien n’était préparé pour son coucher à Vincennes, et Bon temps fut obligé d’avoir recours à M. Duverney pour se procurer plusieurs objets. On porta de Plaisance un nécessaire d’argent pour la toilette du roi.

Un peu avant de se lever de table, le roi demanda à madame de la Tournelle le nom de deux hommes qui causaient à l’écart, sans trop s’inquiéter du banquet royal.

— Ce sont, répondit-elle, deux amis de M. Duverney : l’un a refusé une ambassade pour vivre à la campagne, l’autre est presque pauvre, et cela pour avoir mis toute sa vie sa fortune à la disposition de ses amis. Tous deux ont souvent intéressé et amusé Votre Majesté parleurs ouvrages. Le vieux est M. Destouches ; l’autre, M. Marivaux.

— L’auteur du Legs, de la Surprise de l’Amour ; cet homme-là peint la gaucherie d’un homme amoureux d’une manière désolante, dit le roi ; mais n’importe, il a bien de l’esprit, et je suis charmé d’avoir occasion de le remercier du plaisir que m’ont fait ses comédies. Quant à Destouches, je ne me pardonne pas de ne l’avoir point reconnu ; j’étais bien jeune quand mon oncle me l’a présenté après avoir vu jouer son Glorieux, par Dufresne, au château ; mais il est de ces gens dont on garde un long souvenir.

Alors le roi, témoignant à M. Duverney le désir de parler à Destouches et à Marivaux, ils furent amenés vers lui, et il leur adressa les compliments les plus flatteurs.

— C’est grand dommage, dit M. Duverney, que mon ami Voltaire soit en ce moment à Bruxelles, il était digne de partager avec ces messieurs une si honorable récompense.

— Je le regrette aussi, dit le roi, nous lui aurions fait réciter son quatrain qui finit ainsi, je crois :

    Vous qui fîtes le Glorieux
    Il ne tiendrait qu’à vous de l’être.

On devine l’effet de cette flatteuse citation ; ce sont de ces coquetteries ingénieuses avec lesquelles un roi spirituel peut payer bien des talents, bien des services. On aime tant la bonne grâce en France ! Louis XV avait le cœur rempli d’un espoir enivrant, il fut aimable pour tout le monde. Madame de la Tournelle ne put s’empêcher de lui faire entendre combien elle était touchée de le voir si gracieux envers les amis de M. Duverney, qui étaient en partie les siens.

— Tout cela cet votre ouvrage, répondit-il, ce que je ferai de bien ou de mal désormais ne me regarde plus.

Il était minuit passé lorsque le roi partit ; au moment de le suivre, le duc de Richelieu vint dire adieu à madame de la Tournelle. C’était le premier mot qu’il lui adressait depuis l’arrivée du roi. Elle s’en plaignit.

— Si j’avais agi autrement, dit-il, vous m’auriez appelé courtisan ; et il se sauva en lui baisant la main, ravi de la laisser sur cette réponse maligne.

À peine le roi eut-il franchi l’avenue du château, que chacun se répandit en éloges sur tout ce qu’il avait fait et dit ; on espérait qu’il lui reviendrait quelque chose de tant d’exclamations flatteuses.

— Voilà pourtant comme il serait tous les jours, disaient les plus ambitieux, sans son vieux précepteur et sa vieille gouvernante.

Puis d’autres, s’étant assurés que les ministres n’étaient plus là, ajoutaient :

— Avez-vous remarqué que la présence de M. de Maurepas ne lui causait aucune gène ? L’accueil qu’il a fait à Chavigny en est une preuve assez grande.

— En vérité, s’écria madame de Tencin, il est trop beau, trop aimable pour un roi. Avec tant d’autres moyens de séductions, il ne devrait pas être permis aux souverains d’avoir tous les agréments qui feraient aimer un petit bourgeois.

— Je suis bien heureuse de n’être plus jeune, dit la douairière de Froulay, il m’aurait tourné la tête avec son regard si noble, son sourire si doux et ses dents si blanches.

— On m’avait dit qu’il avait l’air fier, imposant, dit une jeune femme qui n’avait point encore été présentée à la cour ; il ne m’a pas fait peur le moins du monde, et je suis sûre de ne pas trembler quand j’irai lui faire mes révérences,

— Rien ne presse, dit son mari ; vous êtes encore trop jeune pour être d’une cour où le maître est, de l’aveu de ces dames, un prince si séduisant.

Cette réflexion sortit madame de la Tournelle de sa rêverie, ou plutôt redoubla son attention à écouter tout ce qu’on disait du roi : la conversation des deux jeunes mariés se continua à voix basse pendant qu’ils laissaient partir les princesses et attendaient leur tour. Mais on devinait facilement, à l’esprit de la figure du mari et au mouvement dédaigneux de ses lèvres, de quelle nature étaient les avis qu’il donnait à sa femme, et sur quels exemples il fondait ses menaces. Ces petites scènes, plus communes qu’on ne le supposerait dans le grand monde, ne sont guère profitables qu’à ceux qui les observent, car la femme en est trop humiliée pour jamais les pardonner au mari : eût-il vingt fois raison, il n’obtiendrait pas ce qu’il exige.

Ces mots de danger, de réputation compromise, de déshonneur, comme ils arrivaient par les yeux au cœur de madame de la Tournelle ! comme elle reconnaissait dans l’éloquence jalouse de ce jeune mari tous les reproches qu’elle s’adressait à elle-même sur sa faiblesse !

Ainsi l’événement le plus indifférent en apparence nous fait tomber souvent des hautes régions de l’imagination dans l’abîme du positif. Madame de la Tournelle, rassurée par la soumission du roi, par le respect qu’il montrait pour ses moindres scrupules, s’était vue en idée la divinité d’un culte respectueux et chaste. Les vertus, les bienfaits, les bénédictions semblaient découler de cette source pure ; et ce qu’elle regardait comme l’union de deux âmes sanctifiées par de grands sacrifices ne serait aux yeux du monde qu’un commerce déshonorant, un coupable adultère ! quelle triste pensée !

Rester innocente et braver le mépris ! Son amour lui en donnera-t-il le courage ?



XXI

LE DUC DE RICHELIEU


Le temps était sec, il faisait ce qu’on appelle un beau froid : la chasse fut heureuse : une tente, dressée près de la porte de Beauté, était le lieu du rendez-vous ; mais, malgré les feux allumés autour de cette tente, malgré les épaisses fourrures qui servaient de tapis, le roi prétendit que la saison ne permettait pas d’y séjourner plus longtemps ; et après avoir fait les honneurs d’un déjeuner splendide, après avoir fait offrir le pied du cerf sur un plat de vermeil à madame de la Tournelle, le roi exigea de ses belles invitées qu’elles allassent se chauffer au château de Plaisance ; puis il parla de se rendre à Versailles, où l’heure du conseil le rappelait.

La mode était alors de porter un petit manchon fort élégant suspendu par des rubans à une riche pelisse. Celle de madame de la Tournelle était en satin blanc, garni de martre zibeline : c’était la duchesse de Mazarin qui la lui avait donnée.

— Voici, dit le roi, une fourrure aussi belle que celle dont Zaïd Effendi m’a fait présent.

En disant ces mots, il prit le manchon, qui était aussi en martre, comme pour l’admirer de plus près, et il le rendit ensuite à madame de la Tournelle.

En le reprenant, elle sentit un petit papier roulé dans le taffetas de la doublure ; et elle rougit de manière à ne laisser aucun doute au roi sur le sort de son billet. Il ne pouvait plus risquer de tomber en d’autres mains.

L’ordre du départ étant donné, les écuyers du roi amenèrent son cheval à l’entrée de la tente.

Après avoir salué toutes les femmes, Louis XV dit en passant près de madame de la Tournelle :

— J’ai votre parole, madame, ne l’oubliez pas.

Puis il partit au galop sur le plus beau cheval de France. De retour à Plaisance, où madame de la Tournelle brûlait de revenir pour aller s’enfermer dans sa chambre et lire ce billet dont elle pouvait sans peine deviner le contenu, elle aperçut sous le vestibule plusieurs domestiques à la livrée du roi : ils étaient porteurs d’un magnifique nécessaire de vermeil pour M. Duverney, en reconnaissance de celui qu’il avait prêté la veille au roi.

Louis XV, prévoyant que la réflexion, toujours du parti le plus sage, pourrait bien ramener madame de la Tournelle à son projet de rester éloignée de Versailles, le combattait de nouveau dans sa lettre, et cela par les mêmes raisons ; par ces assurances si vraies, si douces qu’on relit, qu’on entend pour la centième fois avec un charme toujours plus entraînant. C’était ce lieu commun des amants qui préfèrent peu à rien dans l’espoir de tout obtenir ; qui se résignent à L’amitié pour ne pas perdre la présence. La seule chose qui distinguât ce traité à l’amiable de tous ceux du même genre, c’était la bonne foi des parties.

Pendant que madame de la Tournelle méditait sur ce qu’elle devait l’aire pour être fidèle à sa promesse sans courir trop de danger, on vint lui dire que le duc de Richelieu demandait à la voir pour lui l’aire ses adieux.

— Vous partez ? lui dit-elle ; aurait-on de mauvaises nouvelles de l’armée ?

— Un courrier, arrivé cette nuit à Vincennes, répondit le duc, a déterminé le roi à envoyer le marquis de Guerchy au maréchal de Broglie ; il va lui porter l’ordre de laisser au maréchal de Belle-Isle le commandement de l’armée de Prague, et de se rendre à Ratisbonne où il doit remplacer M. de Maillebois. La mission n’est pas agréable, et Guerchy doit partir à l’issue du conseil, où la proposition sera bientôt décidée, car elle a été déjà longuement discutée. Je l’accompagnerai une partie de sa route, puis j’irai à Richelieu.

— Quoi ! vous allez vous confiner dans votre château en cette saison ? Quelle idée !

— C’est pour un motif indispensable ; vous le saurez plus tard, dit en souriant M. de Richelieu.

— Quelque nouvelle folie, je gage ; vous ne vous convertirez Jonc jamais ?

— Le plus tard possible ; mais si je suis fou, je suis discret, vous n’en saurez pas davantage.

— Soit… mais remplacer M. de Maillebois ! voilà une faveur qui peut devenir funeste à notre ami, reprit madame de la Tournelle, surtout si ce qu’on dit de la conduite du roi de Prusse est vrai.

— Oh ! le maréchal de Belle-Isle est prudent ; si la saison, la faiblesse des Bavarois, la défection des Prussiens et l’éloignement des troupes de Maillebois ne lui laissent plus les moyens de tenir à Prague, il trouvera un moyen d’en sortir sans compromettre la gloire et la sûreté de l’armée ; et c’est, je pense, pour lui donner carte blanche à ce sujet qu’on nous met en roule par ce temps de frimas. Les malins prétendent que c’est le duc de Modène qui me vaut cette honorable mission.

— Je n’en serais pas étonnée ; car le roi disait hier que la duchesse de Modène devait passer l’hiver à Paris.

— Et vous croyez tout ce qu’il dit ? demanda M. de Richelieu. Vous avez raison, car il ne vous trompe pas, s’il vous jure que vous lui tournez la tête. Mais qu’est-ce que cela va devenir pendant mon absence ? serez-vous sensible ou inexorable ? vous amuserez-vous à éprouver combien de temps un roi peut filer le parfait amour, et s’immoler à la vertu d’une femme qu’il aime ? enfin, comment retrouverai-je ma chère nièce ? esclave ou maîtresse ?

— Ni l’un ni l’autre, reprit madame de la Tournelle, laissant voir que le ton léger du duc de Richelieu la blessait vivement. Vous retrouverez une amie dévouée aux intérêts du roi, aux vôtres ; qui lui aura fait entendre tout ce qu’un autre genre de liaison apporterait de trouble dans la vie de tous deux, et dont le crédit sera d’autant plus assuré qu’elle ne le devra à rien de blâmable.

— Vous êtes bien assez belle pour faire des miracles, vraiment ; mais, plus celui-là sera surprenant, plus j’en voudrais être témoin ; vous conviendrez que ceci est au nombre des choses qu’il faut voir pour les croire.

— Comment vous faire croire à ce qui est raisonnable, à vous qui plaisantez sans cesse sur la vertu des femmes ?

— Non, ma foi, je n’en plaisante pas, elle m’a souvent donné beaucoup d’humeur ; et ce qui vous étonnera, c’est qu’il n’y a que de mauvais sujets comme moi qui aient une véritable foi dans la sagesse des femmes. Ceux qui vous disent qu’ils n’en trouvent pas de cruelles en ont menti ; je n’étais pas plus mal tourné qu’un autre, ajouta le duc en se regardant au miroir de la cheminée, et j’en ai rencontré plus d’une.

— Ce sont peut-être celles qui vous ont le plus aimé, dit madame de la Tournelle.

— J’en ai quelquefois eu la pensée.

— Eh bien, que ces souvenirs-là vous éclairent et vous prouvent qu’on peut aimer et rester sage.

— Pour m’ôter toute espèce de doute à cet égard, écrivez-moi souvent, et du fond de votre pensée ; vous savez si je suis digne de cette confiance ?

— Je sais que vous gardez toutes vos qualités sérieuses pour l’amitié, et je vous dirais mon secret si j’en avais un, mais, vrai, j’espère n’en pas avoir.

— Si vous saviez comme je suis Inquiet de vous laisser en butte à toutes ces clameurs de cour ! Car vous ne pouvez douter que la démarche d’hier ne soit racontée, commentée et interprétée de toutes les manières, il faut vous préparer à recevoir de mauvais accueils à Versailles.

— On peut les éviter en restant ici.

— Ce serait bien pis, vraiment. Le roi viendrait s’établir tout l’hiver à Vincennes, et la reine en mourrait de chagrin : sans compter que nous serions tous logés indignement. N’allez pas, vraiment, commettre cette imprudence ; votre réputation n’y gagnerait rien, tout au contraire. On ne penserait jamais que le roi se dérangeât ainsi pour être rebuté ; et, comme ce déplacement lui serait au fond peu agréable, il vous en voudrait de lui avoir fait faire une chose qui serait blâmée de tout le inonde ; je suis trop votre ami pour vous la conseiller. Chaque situation, voyez-vous, a ses devoirs particuliers ; le roi vous aime : que ce soit votre faute ou non, vous avez sur son cœur un ascendant d’autant plus grand qu’il a fait de véritables efforts pour s’y soustraire. Eh bien, il faut user de cet ascendant pour imposer à vos ennemis et vous l’aire des partisans ; il faut opposer le calme de la fierté aux mépris affectés, aux injures de l’envie. Rien de tout cela n’est difficile avec une conscience comme la votre. Offrez-leur l’exemple d’un courage jusqu’à présent sans exemple à la cour : montrez-leur une femme jeune, belle, aimée, qui brave les propos méprisants ci les Batteries offensantes, sans mériter ni les uns ni les autres.

C’est avec toute la chaleur d’une vive amitié que M. de Richelieu parlait ainsi à madame de la Tournelle. Il ne lui dissimula aucun des périls, des ennuis qui allaient l’assaillir, pour mieux lui donner les moyens de les surmonter.

— Ah pourquoi me suis-je exposée a tant d’humiliations ! s’écria madame de la Tournelle, les yeux pleins de larmes.

— Vains regrets ! reprit M. de Richelieu, on ne peut empêcher ce qui est. L’important est de ne pas fléchir devant la cabale, car elle vous briserait. L’autorité, l’amour même du roi ne vous sauveraient pas ; car, sans la crainte d’être démentis par un mot de vous à chaque instant du jour, les Maurepas, les Carignan, et tout le sacré collège du vieux cardinal ne manqueraient pas à étourdir les oreilles du roi de mille calomnies sur votre compte. Les mêmes qui lui ont dit que d’Agenois avait été plus heureux que lui auprès de vous inventeront quelque nouvelle aventure de ce genre pour vous perdre. Ce qu’il faut surtout, c’est n’avoir pas l’air de les craindre ; c’est faire de l’affection du roi un bouclier qui vous mette à l’abri de leurs coups ; c’est empêcher leur funeste influence sur un prince digne de régner par lui-même et non de rester sous la tutelle d’un jésuite et d’un chansonnier.

— Adieu, ajouta le duc en se levant, réfléchissez à ces conseils d’un ami qui vous est dévoué comme on l’est à son pays, à son roi : c’est-à-dire toujours et malgré tout.



XXII

AIMEZ LE ROI


On venait d’avertir madame de la Tournelle que les chevaux étaient attelés, que tout était prêt pour son départ de Plaisance, lorsqu’elle vit entrer dans sa chambre madame de Flavacourt, les larmes aux yeux, et dans l’état d’une personne frappée d’un chagrin imprévu. Elle revenait de Paris, où elle avait été au-devant de son mari, arrivé de la veille.

— Qu’avez-vous ? dit madame de la Tournelle, M. de Flavacourt… serait-il blessé… ?

— Non ; je l’ai vu, interrompit sa sœur, son congé est d’un mois seulement ; il le passera à Paris, et je vais l’y rejoindre.

— Quoi ! il ne viendra pas avec nous à Versailles ?

— Non, ma sœur… il exige que je reste éloignée de la cour.

— Mais que dira la reine ?

— Nous trouverons quelque excuse à lui donner. Si les affaires de mon mari le retiennent à Paris…

— Cela est impossible, elles l’appellent bien plutôt à Versailles. C’est là que sont les chefs, le ministre dont il a besoin… et enfin… le roi qui dispose des grades de l’armée…

— Il prétend ne pas même vouloir demander d’audience, n’avoir rien à dire au roi… ou plutôt il ne veut pas…

Et madame de Flavacourt se mit à pleurer de nouveau.

— Soyez plus confiante, ma chère Hortense, dit madame de la Tournelle ; auriez-vous à vous plaindre de votre mari, lui que vous aimez tant, lui qui n’a jamais eu le moindre reproche à vous faire ?

— Ah ! si vous saviez comme il m’a traitée.

— Mais pour quel motif ?

— Non… je ne puis le dire… Ce sont de méchants propos…

— On n’en saurait tenir sur votre compte, mon amie, et M. de Flavacourt ne peut être longtemps abusé sur…

— Eh ! mon Dieu ! si c’était sur moi que fût tombée leur méchanceté, je la braverais : niais c’est vous, ma sœur, que ces misérables attaquent : et je n’ai plus de courage quand on veut me forcer à vous affliger.

— Calmez-vous, chère Hortense, dit madame de la Tournelle d’un ton digne ; et venant se rasseoir, elle pria sa sœur de lui répéter sans aucun ménagement ce qu’avait dit M. de Flavacourt.

— D’abord vous saurez, reprit-elle, qu’en descendant de sa chaise de poste, il est allé porter des nouvelles de l’armée à M. de Maurepas. Il s’était chargé des lettres d’un neveu de madame de Maurepas : il a été parfaitement reçu, encouragé par le bon accueil du ministre. M. de Flavacourt pensa qu’il pouvait réclamer de lui un léger service ; il le pria de le recommander au roi, à propos des nouvelles promotions qui doivent avoir lieu au jour de l’an.

» — Vous plaisantez, a répondu M. de Maurepas, moi, vous recommander au roi ! mais si j’avais quelque faveur à lui demander, je m’adresserais à vous. Ignorez-vous donc que Sa Majesté ne refuse rien à madame de la Tournelle.

» — Si c’est ainsi, monsieur le comte a répondu mou mari, je ne veux plus rien.

» Et il est parti brusquement, dans un état de colère, d’indignation, dont j’ai subi toute la violence.

» J’étais arrivée de Plaisance pendant sa visite chez le ministre  ; je m’attendais à le voir m’embrasser avec joie : jugez de ma surprise en l’entendant m’accabler de reproches et me menacer d’une séparation éclatante, si je continuais à vivre près de vous, à partager les profits de votre déshonneur ; que vous dirai-je ? il avait perdu la tête, les noms de madame de Mailly, de notre sœur Vintimille, le vôtre, il les mêlait pour les maudire ; enfin il a été jusqu’à me prêter l’intention de succéder à mes sœurs dans l’amour du roi, et il m’a signifié que j’eusse à le quitter, ou à ne plus retourner à la cour, car il ne serait jamais le lâche mari d’une favorite.

— Il faut lui obéir, dit vivement madame de la Tournelle dont la pâleur seule trahissait la souffrance ; il faut retourner près de M. de Flavacourt, et laisser au temps le soin de nous justifier toutes deux.

— Moi, vous laisser calomnier ainsi ? moi qui connais mieux que personne votre noble conduite : moi qui ai vu tout ce que vous avez fait pour détourner le roi du projet de vous séduire, je donnerais plus de crédit aux méchancetés qu’on invente en me séparant de vous ; non je ne le pourrais jamais ; ce serait infâme. J’ai déclaré à M. de Flavacourt que rien ne parviendrait à m’y résoudre.

— Je vous remercie, chère Hortense, de m’avoir réservé ce mérite ; laissez-moi retourner seule à Versailles, je l’exige, et dites bien à M. de Flavacourt que la preuve la plus sûre de mes droits à son estime est le conseil que je vous donne de me sacrifier à son injuste prévention.

À ces mots, madame de la Tournelle se lève ; madame de Flavacourt vient se jeter en pleurant dans ses bras : mais, craignant de voir fléchir son courage, madame de la Tournelle sort précipitamment et monte dans le carrosse qui l’attend, sans prendre congé de personne.

À l’une des grilles du parc qui donnaient sur l’avenue, deux femmes firent signe au postillon d’arrêter ; c’étaient madame de Mirepoix et la duchesse de Brancas, qui ne voulaient point laisser partir madame de la Tournelle sans lui dire adieu et sans lui demander la permission de lui présenter le marquis de Tressan, lorsqu’elles seraient de retour à Versailles. Ces détails de la vie de salon, ces devoirs futiles, mêles aux intérêts sérieux, aux situations poignantes, sont l’éternel tourment des gens du monde. Il n’y a pas moyen de s’en affranchir ; il fallut que madame de la Tournelle parût sensible aux témoignages d’amitié de ces dames, et fort aise de recevoir l’aimable traducteur de l’Arioste, lorsqu’elle n’était vraiment émue que de l’offensante injure de M. de Flavacourt.

Il faisait nuit lorsqu’elle arriva à Versailles, triste et malade au point d’être forcée de se mettre au lit. À peine les lumières eurent-elles éclairé les fenêtres de son appartement, qu’un page vint demander de ses nouvelles de la part du roi. Un quart d’heure après, madame de Tencin vint se faire écrire, ne pouvant être reçue ; et la liste des visites de cette soirée fut à elle seule plus longue que celle des visites faites à madame de la Tournelle pendant tout le courant de l’année.

Un tel empressement justifiait trop bien la colère de M. de Flavacourt.

— Il n’est plus temps, pensait-elle, ces vils nommages des courtisans m’apprennent assez le rang qu’ils me donnent ! Mais est-il vrai que je sois déjà si avancée dans celle voie périlleuse, que je ne puisse rétrograder ?

Et passant de cette question à cent autres, y répondant par une foule de raisons contradictoires, l’esprit Bottant entre les résolutions les plus opposées, madame delà Tournelle entendit sonner toutes les heures de la nuit. Enfin, cédant à l’influence de ce moment de fraîcheur et de calme qui annonce les premiers rayons du jour, elle commençait a s’endormir, lorsqu’elle fut réveillée tout à coup par une voix qui disait : Aimez le roi.

Certaine que personne n’a pu pénétrer dans sa chambre pendant la nuit, puisqu’elle l’a passée tout entière à veiller. elle se croit dupe d’un de ces prestiges de l’assoupissement qui nous fait entendre qu’on nous appelle ou qu’on nous parle, et cela si distinctement qu’il n’est pas rare de répondre les yeux encore fermés. Convaincue de cette idée, elle se rendort, mais la voix se fait entendre de nouveau… Aimez le roi, dit-elle.

Alors un violent battement de cœur saisit madame de la Tournelle ; elle croit reconnaître les accents d’un démon acharné à son repos. Est-ce un ordre du ciel ou de l’enfer ? est-ce une puissance mystérieuse qui vient décider de son sort ? Toutes les craintes, les superstitions d’un amour timide, combattu, son cœur les éprouve.

— Qui me parle ? demande-t-elle d’une voix tremblante.

Aimez le roi, répète encore la voix.

Mais ces mots, qui la font tressaillir, elle veut savoir qui les profère. La voix semble venir du boudoir dont la porte donne près de son alcôve ; elle se lève, jette une pelisse sur elle, et va ouvrir la porte du boudoir ; là, elle ne peut s’empêcher de rire en voyant la cause de tant de surprise et d’effroi.

C’était une jolie petite perruche, parée d’un collier de rubis ; et juchée sur les barreaux dorés d’une cage de cristal. Quand madame de la Tournelle approcha de la cage ouverte, la perruche vint se placer sur son épaule, et répéta d’une voix claire et brève : Aimez le roi, aimez le roi, aimez le roi.

— Oui, oui, je t’entends bien, dit-elle en présentant sa belle main à l’oiseau.

Ensuite elle le caressa, lui donna du sucre, puis revenant dans son lit, elle se mit à causer avec la perruche, comme l’aurait pu faire un enfant de douze ans, et sans s’étonner de n’en jamais obtenir que la même réponse.

C’est un bienfait du ciel que ces retours d’enfance accordés aux âmes passionnées ou poétiques : car il ne faut pas croire que les âmes vulgaires en soient susceptibles ; non, celles-là sont toutes d’une pièce : quand le sérieux de la vie s’en est une fois empare rien ne les ramène aux impressions naïves, aux joies d’enfant, à cette joie qui fait qu’on parle seul, ou qu’on raconte à son chien la cause de sa gaieté subite. Avec quel dédain les esprits forts regardent la personne atteinte de cette bonne extravagance. Ah ! c’est qu’il faut avoir bien souffert pour connaître ces moments où le cœur courbaturé tombe en enfance.



XXIII

LA ROBE VERTE


D’où venait cette charmante perruche si bien élevée ? à qui l’on n’avait appris que trois mots, comme si tous les autres étaient inutiles. La richesse de son collier trahissait son maître au moins autant que la phrase qu’elle répétait sans cesse. Aussi madame de la Tournelle chercha simplement à deviner par quel moyen on était parvenu à loger la cage et l’oiseau dans son boudoir, sans qu’aucun de ses gens l’eût su.

Pendant son séjour à Plaisance, une vieille gouvernante qui l’avait vue naître était restée seule gardienne de son appartement. Madame de la Tournelle la fit appeler ; après avoir juré sur son chapelet qu’elle n’avait laissé entrer personne chez sa maîtresse pendant tout le temps de sou absence, Marguerite ajouta :

— Car ou ne peut pas compter pour quelqu’un le sous-intendant des bâtiments, qui est venu hier avec ses ouvriers, un moment avant l’arrivée de madame ; c’était pour savoir si l’on avait l’ait les réparations commandées.

— Quelle tournure avait ce sous-intendant ?

— Mais, madame, il avait l’air d’un certain âge : c’est-à-dire qu’il avait la figure assez jeune, mais la tournure, la marche et la perruque d’un vieillard.

— Je crois le reconnaître, dit madame de la Tournelle.

— Au reste, je le voyais à peine, car le jour était à sa fin ; si bien même qu’il m’a priée fort poliment d’aller lui chercher de la Lumière pour ses ouvriers.

— Et ses ouvriers ne portaient-ils pas quelque chose ?

— Non, madame, ils n’avaient qu’un grand sac de toile grise, où étaient, je pense, leurs outils ; mais ils ne s’en sont pas servis, car, a peine ai-je été remontée, qu’ils m’ont saluée eu disant qu’il (’lait trop tard pour travailler à la cheminée du boudoir, mais qu’ils reviendraient bientôt.

— Cela suffit, ma bonne Marguerite, répondit madame de la Tournelle en étouffant la perruche sous la couverture pour l’empêcher de parler ; mais l’oiseau, que le bavardage de la vieille avait mis en train, se débattait de toutes ses forces pour attraper un peu d’air et placer ses trois mots.

— Ah ! mon Dieu ! qui est-ce qui est là, dit Marguerite en entendant sortir une voix du lit de sa maîtresse.

Et madame de la Tournelle, riant de l’étonnement de sa vieille gouvernante, comme elle avait ri de sa propre frayeur, se vit obligée de lui montrer la jolie perruche.

— Bonté divine ! s’écria Marguerite, c’est cette petite bête-là qui parle ainsi ? mais je la reconnais !… Oui c’est le même oiseau qu’un pauvre homme voulait me vendre l’autre jour dans le parc ; on m’a bien dit que quelqu’un du château l’avait acheté ; je ne me doutais pas que c’était madame.

— Non, Marguerite, on me l’a donné.

— Avec ce beau collier ? oh ! le charmant présent. Mais savez-vous bien, madame, que ces oiseaux-là sont fort délicats, qu’ils demandent beaucoup de soins, le marchand me l’a dit.

— Aussi, je vous le confierai toutes les fois que je sortirai, Marguerite ; car je serais désolée qu’il lui arrivât malheur.

— Soyez tranquille, madame, je la gâterai comme un enfant, et même je suis capable de lui apprendre à dire : As-tu déjeuné, belle maîtresse ? Oui, du rôt du

— Gardez-vous-en bien, ma bonne Marguerite, s’écria madame de la Tournelle, je la prendrais en horreur, si elle disait un mot de plus.

— Il suffit, madame.

Et Marguerite sortit en laissant se maîtresse convaincue que le sous-intendant n’était autre que Lebel[32] ; et qu’il s’était chargé de faire trouver la perruche dans le boudoir de madame de la Tournelle, sans qu’on sût comment elle y avait été apportée.

Mademoiselle Hébert vint ensuite habiller sa maîtresse ; elle vit la perruche, loua son plumage d’émeraude, sa grâce coquette, et ne se permit aucune question sur l’apparition de ce nouvel hôte, pas même un signe d’étonnement lorsqu’elle l’entendit dire d’un ton impérieux : aimez le roi.

Ce n’était point indifférence de la part de mademoiselle Hébert ; car jamais femme de chambre ne fit preuve d’un attachement plus dévoué pour sa maîtresse ; mais la conduite de madame de la Tournelle lui avait toujours paru si sage, si réservée, que le moindre soupçon d’une liaison romanesque ne pouvait lui venir à l’esprit ; elle pensait que sa maîtresse était trop jeune pour ne pas se remarier ; et dans le fond de son âme elle protégeait un peu l’amour du duc d’Agénois : quelquefois même elle hasardait de demander des nouvelles de l’armée, uniquement pour savoir si le duc d’Agénois n’était point blessé ; mais elle avait remarqué que depuis quelque temps une impression de tristesse se peignait sur le visage de madame de la Tournelle chaque fois qu’on prononçai ! le nom de M. le duc d’Agénois, et, sans comprendre la véritable cause de cette émotion pénible, elle évitait de parler de lui.

En amour, le moindre souvenir, la moindre attention a la puissance de distraire des peines les plus graves. Les tourments d’une passion combattue, les jugements du monde, l’accueil redouté de la reine, l’insulte de M. de Flavacourt, enfin tout ce qui agitait cruellement madame de la Tournelle, la jolie perruche i n triompha. Une petite friandise était sa récompense, quand elle avait dit bien distinctement ses trois mots. Dans son enfantillage, madame de la Tournelle imagina un singulier moyen d’apprendre au roi qu’elle avait reçu son présent indiscret, et cela sans lui écrire ni lui parler.

— N’ai-je point une robe de satin vert que j’ai à peine mise ? demanda-t-elle à mademoiselle Hébert.

— Certainement, madame venait de la faire faire lorsqu’elle a pris le deuil.

— Eh bien, mettez-y des manchettes de point d’Alençon relevez les nœuds, et préparez-moi des rubans de la même couleur pour me coiffer.

— Cela fera très-bien dans les beaux cheveux blonds de madame.

— Dépêchez-vous ; car c’est bientôt l’heure de la messe.

Et voilà mademoiselle Hébert qui se hâte d’habiller de vert sa maîtresse de la tête aux pieds, et qui lui voit terminer sa parure par une espèce de collier en rubans rouges, appelés dans ce temps-là parfait contentement. Comme, en résultat, madame de la Tournelle était Fort jolie ainsi vêtue et coiffée de vert, sa femme de chambre ne s’aperçut point que cette toilette n’était qu’une parodie. Au moment de se rendre à la chapelle, elle éprouva une suite d’hésitation causée par l’idée de l’effet qu’elle allait produire. On lui annonça que la comtesse d’Egmont venait la chercher pour l’accompagner à la chapelle ; elle reconnut dans cette démarche une preuve d’amitié du duc de Richelieu, qui, prévoyant bien la conduite que tiendraient plusieurs femmes de la cour envers elle, avait engagé la femme de son ami, de celui qui fut plus tard son gendre, à donner cette marque d’affection à celle qu’il appelait sa chère nièce. Ce secours vint très à propos ; et, forte du patronage de madame d’Egmont, qui, par sa naissance et la considération dont elle jouissait dans le monde, était une protection contre la médisance, madame de la Tournelle s’offrit sans audace, comme sans embarras, aux regards de toute la cour.

Le dimanche était un jour de grande réception ; les femmes ne pouvaient paraître à la chapelle qu’en habit de cour, et la reine en donnait l’exemple.

— Il est déjà tard, dit madame d’Egmont, peut-être n’arriverions-nous pas à temps pour accompagner la reine ; je pense qu’il vaut mieux nous rendre tout de suite dans notre travée.

Il y avait dans cet avis un désir d’éviter à madame de la Tournelle le désagrément d’attendre, au milieu de toutes personnes fort mal disposées à son égard, le moment où la reine sortirait de son appartement pour se rendre à la chapelle. Cette attention, à la fois douce et pénible, toucha sensiblement madame de la Tournelle ; mais elle s’efforça de n’avoir pas l’air d’en comprendre le motif. Arrivée à la galerie, elle y fut accueillie par tant de prévenances, de compliments flatteurs de la part des courtisans du roi, qu’elle se sentit plus de courage à braver le courroux insultant de la cour particulière de la reine.

Pendant que madame de la Tournelle était le plus entourée, madame de Mailly vint à passer ; elle se rendait chez la reine avec, la princesse de Carignan ; personne ne se dérangea pour les saluer : c’était prouver assez que le crédit du cardinal de Fleury et celui de l’ex-favorite allaient s’éteindre ; qu’une nouvelle puissance les détrônait. Le visage de madame de Mailly portait l’empreinte d’une douleur profonde ; celui de la princesse de Carignan n’exprimait que la haine et la vengeance.

Retenue sans s’en apercevoir par les hommages qu’on lui rendait, madame de la Tournelle entendit annoncer le roi, et fut contrainte de se ranger parmi les curieux qui remplissaient ordinairement la galerie, chaque dimanche, pour voir passer le roi et sa suite. Louis XV distingua bientôt madame de la Tournelle, malgré le soin qu’elle prenait de se cacher dans la foule ; et il ne put s’empêcher de sourire en voyant l’à-propos de sa parure.

Lorsque les grands officiers de la couronne, les chevaliers de l’ordre, enfin toute la maison du roi fui entrée dans la chapelle, madame d’Egmont et madame de la Tournelle allèrent se placer dans leur travée.

Le service divin commença ; et, fidèle à sa promesse, madame de la Tournelle pria de toute la ferveur de son âme pour le roi.

— Éclairez-le, mon Dieu ! disait-elle, montrez-lui son amour comme un crime, et accordez-nous à tous deux la force d’en triompher.

À peine se fut-elle mise, par la prière, en communication directe avec le ciel, que toutes les vanités de la terre disparurent à ses yeux ; il lui sembla que Dieu, connaissant la pureté de son âme, lui inspirait le courage de braver l’insulte et le mépris pour parvenir au but le plus noble ; que la religion l’autorisait à user de la puissance d’un amour vertueux pour amener Louis XV à ses anciens sentiments pour la reine, pour le rendre aux vertus qui, un jour, devaient lui acquérir de son peuple le surnom de Bien-Aimé.

Ainsi cette femme, qui venait de passer de toutes les terreurs de l’amour coupable aux joies innocentes d’un enfant, s’élevait alors par la pensée au-dessus de toutes les faiblesses humaines et trouvait dans sa piété la force de souffrir l’injustice et le mépris. La religion seule peut faire accepter ce martyre.



XXIV

UNE CONFIDENCE


Pendant tout le temps que dura la grand’messe, madame de la Tournelle ne tourna pas une seule fois ses regards du coté de la tribune du roi.

— Nous ne pouvons nous dispenser d’aller maintenant chez la reine, dit la comtesse d’Egmont : et ensuite chez les princesses

— Comme il vous plaira, répondit madame de la Tournelle, du ton de la résignation la plus digne.

Et elles se levèrent ; car tout le monde sortait de la chapelle, et chaque femme se disposait à faire sa cour dans l’ordre accoutumé. La duchesse de Lesdiguières, qui se rendait aussi chez la reine, passa devant madame de la Tournelle sans s’arrêter, et lui rendit un salut très-froid : c’était un présage de l’accueil qu’elle allait recevoir ; mademoiselle de Montcravel[33], qui était avec madame de Lesdiguières, s’éloigna d’elle un moment pour venir dire tout bas à sa sœur :

— J’ai un service à vous demander ; quand pourrai-je vous voir ?

— Dès que je serai sortie de chez mesdames, je vous attendrai chez moi, dit madame de la Tournelle, effrayée de l’altération qu’elle remarquait sur le visage de sa sœur et du ton suppliant qui accompagnait sa demande.

— C’est qu’il ne faut pas qu’on sache que… Pouvez-vous m’envoyer vos porteurs à l’église Saint-Louis, à l’heure des vêpres ?

— Vous les y trouverez, ma chère Adélaïde.

Et mademoiselle de Montcravel la quitta aussitôt pour rejoindre la duchesse de Lesdiguières.

C’était un spectacle attendu par toutes les femmes de la cour, que le moment où la marquise de la Tournelle viendrait saluer la reine. On se flattait de quelque preuve marquante de mécontentement qui forcerait la coupable à s’humilier ou à payer d’audace.

La bonté de la reine, sa résistance à croire le mal, l’empêchèrent de témoigner aucun ressentiment à madame de la Tournelle ; mais la contrainte dont elle paraissait souffrir, l’accent de sa voix, lorsqu’elle lui demanda si l’air de la campagne avait rétabli sa santé, firent une impression si imprévue sur madame de la Tournelle, qu’elle se sentit près de fondre en larmes.

Qui n’a pas éprouvé l’effet d’un amer reproche caché sous des paroles douces ?

Heureusement pour madame de la Tournelle, l’insolence des personnes qui croyaient faire leur cour en l’offensant par des airs méprisants ranima sa fierté. Quelques mots de madame Mailly, échappés à sa colère jalouse achevèrent de rendre le courage à sa sœur. Elle fit bonne contenance. En sortant de chez la reine, elle rencontra la comtesse de Toulouse et la princesse de Carignan, qui affectèrent de saluer avec toute la grâce possible la comtesse d’Egmont et s’inclinèrent à peine en passant auprès de madame de la Tournelle.

Également blessée des hommages affectés et des impertinences dont on l’accablait, elle revint de chez les princesses décidée à ne se rendre désormais à la cour que lorsque la reine la ferait demander.

C’est livrée à de cruelles suppositions que madame de la Tournelle attendit mademoiselle de Montcravel. Se croire obligée d’employer un semblable mystère pour venir me voir, pensa-t-elle, voudrait-on aussi me séparer de la sœur qui me reste ?

— Qu’est-ce qui vous cause tant de peine, dit-elle en voyant entrer mademoiselle de Montcravel ; parlez en toute confiance, personne ne viendra nous interrompre.

— Ah ! ma sœur, je suis bien malheureuse, et vous seule pouvez m’empêcher de mourir de chagrin.

— Quel malheur vous menace ? madame de Lesdiguières ne serait-elle plus pour vous une seconde mère ? auriez-vous à vous plaindre d’elle ?

— Non, ce n’est pas elle qui veut mon malheur. Elle est sévère, mais juste, et sait bien qu’on ne doit pas forcer l’inclination de personne ; mais elle prétend qu’elle ne peut pas s’opposer aux volontés de notre sœur aînée ; que madame de Mailly est ma tutrice, et que, lorsque celle-ci veut me faire faire un mariage avantageux, il faut que tout la seconde ? enfin, on veut me faire épouser M. de Chabot.

M. de Chabot ! un homme de cinquante ans !

— Ah ! ce n’est rien encore que son âge, mais il m’est si désagréable !… Tenez, ma sœur, j’aime mieux prendre le voile, que d’épouser cet homme, je le déteste.

— Cherchons avant s’il n’est pas d’autre moyen d’éviter ce mariage.

— Je n’en connais qu’un.

— C’est de faire parler à madame de Mailly par la reine, n’est-ce pas ?

— Non, vraiment ; madame de Lesdiguières serait sans doute consultée par la reine sur cette alliance, et comme elle la trouve très-convenable, la reine l’approuverait.

— Que faire, alors ?…

— Il faut prier le roi de me marier, n’importe avec qui, pourvu que ce ne soit pas avec M. de Chabot.

— Mais comment voulez vous, chère amie, que je m’adresse au roi pour contrarier la volonté de madame de Mailly ?… ce serait une démarche inconvenante… et inutile…

— Oh ! pour inutile, je ne la crois pas, car tout le monde dit que le roi traite vos amis à merveille, et que vous pouvez lui demander tout ce que vous voulez, sans crainte d’un refus.

À ces mots une rougeur subite couvrit le visage de madame de la Tournelle.

— On vous a trompée, mon amie, répondit-elle avec embarras, on ne peut savoir comment le roi accueillerait une requête de ma part, je ne lui ai jamais rien demandé.

— Eh bien, faites cet effort en ma faveur. Obtenez de lui que madame de Mailly ne s’occupe plus de mon sort.

— C’est impossible, c’est un devoir qui lui a été imposé, il faut qu’elle le remplisse.

— En me sacrifiant.

— Non pas ; mais elle ne croit pas vous sacrifier en vous mariant à un homme qui, par sa naissance, peut s’allier à notre maison, et dont la fortune est fort supérieure à la vôtre.

— Ah ! si vous répétez tout ce qu’elles disent, je n’ai plus d’espoir ; eh bien, l’on verra ce que je puis faire plutôt que d’épouser cet homme-là ï

— Point de partis extrêmes, chère Adélaïde ; songez donc que personne n’a le droit de vous forcer à ce mariage, et que, si vous gagnez du temps…

— Du temps… mais voilà déjà deux mois qu’on me persécute pour fixer le jour du contrat ; je suis à bout de tous mes prétextes de refus ; et si vous ne prenez pitié de moi, il faut que je retourne au couvent dès demain. Ma sœur, ma bonne Marianne, ajouta mademoiselle de Montcravel en embrassant madame de la Tournelle, ne m’abandonnez pas.

— Pourquoi ne m’avoir pas confié plus tôt ce projet de mariage ?…

— Eh ! le pouvais-je ? D’abord on m’avait bien défendu de vous en parler ; et depuis qu’il m’est venu l’idée, par tout ce que j’ai entendu dire, que vous seule pouviez me sauver, madame de Lesdiguières m’a dit que, par des motifs que j’étais trop jeune pour comprendre, il fallait cesser de vous voir ; c’est par cette raison que je me suis vue forcée de venir ici secrètement ; on me croit à l’église, où ma gouvernante m’attend ; elle seule sait que je suis près de vous ; je lui ai conté mes chagrins, elle me voit pleurer toute la journée, je ne pouvais dissimuler avec elle.

— Ainsi donc, leur méchanceté veut m’isoler de tout ce que j’aime ! dit madame de la Tournelle en répondant à sa pensée ; ils redoutent jusqu’au peu de bien que je puis faire !… Et je me laisserais accabler par tant d’injustes mépris !… Non, ajouta-t-elle en cédant à un mouvement d’indignation… non, il ne sera pas dit que, pour m’épargner une injure de plus, je laisserai son malheur s’accomplir. Que je réussisse ou non, je tenterai d’user de ce crédit qu’ils calomnient, pour empêcher ce mariage.

— Ah ! vous me rendez la vie, s’écria Adélaïde en se précipitant dans les bras de sa sœur.

— Soyez discrète, ne parlez point de cet entretien, retournez à l’église, demandez encore quelques jours de réflexion à madame de Lesdiguières, et priez le ciel pour qu’il me récompense de tant d’injustices par votre bonheur.

Comme mademoiselle de Montcravel traversait le corridor avec mademoiselle Hébert pour aller rejoindre les porteurs de madame de la Tournelle qui l’attendaient dans la cour de la chapelle, un domestique sans livrée demanda à mademoiselle Hébert si sa maîtresse était chez elle.

— Madame n’est pas visible, répondit-elle.

— Mais, c’est que je suis chargé d’une lettre que je ne dois remettre qu’à elle, reprit le domestique.

— Eh bien, attendez-moi, je vais remonter à l’instant.

Et mademoiselle Hébert reconduisit mademoiselle de Montcravel.

Le domestique s’assit sur une banquette, dans l’endroit le moins éclairé du corridor ; puis, au retour de mademoiselle Hébert, il la suivit dans l’antichambre, et l’attendit de nouveau, pendant qu’elle prévenait madame de la Tournelle de ce message.

Les domestiques de la marquise regardèrent celui-là d’un œil de dédain, et se demandèrent entre eux de quelle part pouvait venir un valet de pied si simplement vêtu. Ils furent très-étonnés lorsque mademoiselle Hébert vint lui dire qu’il pouvait entrer dans le salon.

Madame de la Tournelle fit un mouvement de surprise en levant les yeux sur le prétendu valet de pied : c’était le valet de chambre, le confident du roi, c’était Lebel lui-même.



XXV

UN BILLET.


« J’apprends l’indigne procédé de M. de Flavacourt, et ce qui s’est passé ce matin chez la reine. Je ne saurais tolérer qu’on vous calomnie, qu’on vous insulte à propos de moi. Il faut que je vous voie, il faut que votre raison vienne à mon secours, sinon je ne réponds pas de l’effet de mon ressentiment. Ne craignez rien d’un homme d’honneur qui vous aime trop pour vouloir vous offenser. Croyez à mon respect comme à mon adoration.

 » Louis. »

« Je n’ai voulu confier ce billet qu’à Lebel, dont la discrétion est à toute épreuve ; il vous dira que le souper des petits appartements est décommandé, que je dois me retirer aussitôt après le cercle de la reine, et qu’à moins d’un refus injurieux, je serai, accompagné de lui seul, à onze heures, à votre porte. »

Madame de la Tournelle resta les yeux fixés sur ce billet bien plus de temps qu’il n’en fallait pour le lire ; puis, se levant tout à coup, comme si elle prenait une décision d’où dépendît toute sa destinée, elle prit une plume et traça ce peu de mots :

« Sire, je me fie à votre honneur.

 » Marquise de la Tournelle. »

Cette courte réponse, cachetée, fut remise à Lebel, sans lui adresser de questions, sans chercher, par le moindre mot, à fixer son opinion sur l’entrevue demandée par le roi ; elle pensait qu’un confident des plaisirs de son maître devait la confondre dans son esprit avec toutes celles qui briguaient la place de favorite ; et faisant le sacrifice de l’estime de Lebel et de tous ceux qui ne pouvaient la comprendre, elle se dit en pensant au roi : « J’aurai toujours la sienne, et cela me suffit. »

Eh bien, elle se trompait sur l’opinion de Lebel : sa pénétration n’était pas en défaut sur ce point. Il avait remarqué tant de différence entre la joie vaniteuse que faisait naître habituellement le premier billet qu’il portait de la part du roi à une jolie femme, et la douleur profonde qui s’était peinte sur les traits de madame de la Tournelle en lisant la lettre du roi, qu’il croyait rapporter un refus.

— Je ne m’étonne plus de le voir si amoureux, pensait Lebel en retournant chez lui pour reprendre son habit de service ; jamais je n’ai vu de femme plus adorable. Quel teint ! quels yeux ! quelle taille imposante ! et puis cruelle avec tout cela ! Il y a de quoi rendre fou. Aussi pourquoi le roi va-t-il s’adresser à celle dont la dévote duchesse de Mazarin a fait l’éducation ? à une femme qu’on dit avoir été mariée depuis six années, sans avoir d’amant ! Elle devait être prude. Et puis elle s’est brouillée avec ses deux aînées, parce qu’elles étaient favorites ; le roi aura bien de la peine à la décider à faire comme elles deux. Tant mieux, l’aventure sera plus longue, plus difficile et plus importante. Oui, mais ce moment-ci pourra bien n’être pas commode à passer. Je crois que ce petit billet va donner beaucoup d’humeur ; et si le maître est réduit à souper ce soir avec madame de Mailly, le tête-à-tête ne sera pas divertissant.

Pénétré de ces idées, Lebel fut stupéfait d’étonnement en voyant les yeux du roi rayonnant de plaisir à la lecture de ce billet si laconique.

— Je sortirai de chez la reine à dix heures ; tu monteras chez madame de Mailly, tu la préviendras qu’ayant mal à la tête, je ne souperai point avec elle ; le coucher fini, tu redescendras par l’escalier dérobé avec un manteau brun, un chapeau uni ; tu t’habilleras comme tu l’étais tout à l’heure, et nous passerons devant ce qui restera des gens de service, sans qu’ils prennent garde à nous.

Louis XV, en parlant ainsi, serrait le billet dans la poche de sa veste, puis il le retira pour le lire encore, comme si sa mémoire eût besoin de revoir ce peu de mots pour se les rappeler, mais ces mots dictées par une si noble confiance renfermaient tant de choses !

Lebel, absorbé dans les réflexions que la joie de son maître lui fournissait, restait là immobile.

— Eh bien, dit le roi, ne m’as-tu pas entendu ?

— Ah ! pardon, sire, répondit Lebel de l’air d’un homme qui sort d’un rêve, c’est que je pensais… aux ordres… que me donne Sa Majesté.

— Tu n’y pensais pas du tout, sois de bonne foi, ton esprit était trop occupé de la requête que je n’ai pas voulu écouter ce matin.

— Ah ! Votre Majesté me supposerait capable !… Le manteau brun, le chapeau uni, j’ai parfaitement entendu ce qu’elle m’a fait l’honneur de me dire…

— Qu’est-ce qu’il demande, ton cousin ?

— Ah ! si les grâces se distribuaient en raison du mérite et de l’amour d’un sujet pour son roi, mon cousin aurait des droits aux plus grandes faveurs de Votre Majesté.

— Quel est le sujet de sa requête ?

— Un jeune homme plein d’esprit, qui fait des couplets charmants, mais non de ces chansons licencieuses, de ces refrains méchants qui font la fortune de certaines personnes.

— Tout cela ne me dit pas ce que veut ton cousin.

— Sire, il ne sollicite de Votre Majesté qu’un simple petit emploi dans les gabelles.

— Où est ce papier que tu m’a présenté ce matin ?

— Le voilà, Sire.

— Une plume.

Et Lebel s’empressa d’obéir.

Le roi traça en grandes lettres le mot Bon au bas de la requête.

— Remets cela demain à Duverney, dit le roi, et ton cousin sera placé.

— Que de bonté ! Sire, que ne puis-je témoigner à Votre Majesté… !

— C’est bien ; n’oublie rien de ce que je t’ai dit : et fais que les réverbères du corridor de l’aile gauche soient éteints de bonne heure.

Avant de passer chez la reine, Louis XV donna audience à M. de Maurepas ; le ministre venait, de la part du cardinal de Fleury, prévenir le roi qu’étant gravement indisposé, Son Éminence ne pourrait assister le lendemain au conseil.

— Je suis doublement affligé de le savoir souffrant, dit le roi ; car j’avais à lui parler de plusieurs de ses amis dont la conduire et les discours sont d’une inconvenance intolérable. Ces messieurs et ces dames imaginent que ma condescendance pour les avis de l’homme qui m’a élevé, mon respect pour son âge, ma reconnaissance pour ses soins, m’empêcheront de punir l’insolence des gens qu’il protége, ils se trompent, je vous en avertis.

Cet avertissement, dont M. de Maurepas pouvait prendre sa part, fut donné d’un ton impérieux, qui lui fit une vive impression ; il pensa pour la première fois que le roi, importuné de l’opposition sourde qu’il trouvait dans la cour dévote du vieux cardinal, et de la dépendance où son gouverneur ministre le tenait, pourrait bien secouer le joug et régner par lui-même.

Quelle découverte menaçante ! et qui pouvait-on accuser de réveiller ainsi dans l’âme du roi des sentiments si longtemps assoupis, si ce n’était madame de la Tournelle ?

Que faire pour combattre son pouvoir naissant ? Une chanson : c’était l’arme du temps. La massue du moyen âge, le poignard des Médicis, le poison destructeur de la famille de Louis XIV ; tous ces instruments de meurtre étaient alors remplacés par les rimes licencieuses d’une chanson flétrissante. C’est à coups de refrain qu’on faisait tomber un ministre, qu’on déshonorait une femme, qu’on désespérait une famille, qu’on forçait deux amis à se couper la gorge ; enfin, le refrain satirique, vrai fléau du siècle, ne respectait ni rang, ni crédit, ni gloire, ni vertu ; il attaquait jusqu’à Dieu même !

La chanson, composée aussitôt que projetée, on la devait faire parvenir au roi par l’entremise du cardinal de Fleury, comme pour éclairer Sa Majesté sur l’effet que produisait dans le peuple ses nouvelles amours.

L’opinion, ce juge sévère, ce guide des rois forts, cet ennemi des rois faibles, Louis XV la redoutait encore moins pour lui que pour la femme qu’il aimait ; il ne voulait point qu’on pût accuser madame de la Tournelle de le rendre moins soigneux pour la reine ; aussi fut-il plus affectueux que jamais ce jour-là. La fondation religieuse du couvent de la Reine[34] à Versailles, pour laquelle une somme considérable était nécessaire, lui fut accordée ; le roi promis d’en poser avec elle la première pierre, aussitôt que les plans de ce bel édifice lui auraient été soumis. Plusieurs autres grâces sollicitées par elle pour les gens de sa maison eurent le même succès, sans qu’elle ait eu la peine de les rappeler au roi. Tant de soins inaccoutumés loin de consoler la reine, lui prouvèrent seulement que même dans son égarement, madame de la Tournelle conservait la noblesse de son caractère : mais plus Louis XV, redoublait d’attention, de générosité, plus la reine se disait : Ô mon Dieu ! comme il l’aime !

Cette exclamation avait son écho dans le cœur de plusieurs des courtisans ; mais il était produit par un effet tout contraire. Le prince de Luxembourg, la princesse de Carignan, la comtesse de Toulouse, madame de Mauconseil, enfin toutes les personnes qui s’étaient déclarées, par leur insolence, ennemies de madame de la Tournelle, voyant que le roi passait dédaigneusement près d’elles sans leur adresser la parole, répétaient aussi tout bas : « Ah mon Dieu ! comme il l’aime ! »



XXVI

LES IMPORTUNS


Les cheveux encore retenus par les nœuds de ruban de sa parure du matin, vêtue de la simple robe de soie grise qui a remplacé l’habit de cour, les bras à peine couverts par de petites mitaines de tricot, dont la couleur noire fait ressortir la blancheur de sa peau, le sein demi-caché sous les plis transparents d’un réseau de filet, une femme est là, seule, immobile, anéantie à force de penser. Les heures s’écoulent sans qu’elle les entende sonner, et pourtant il en est une qu’elle attend, qu’elle redoute. Mais l’excès de sa préoccupation est tel, qu’elle oublie jusqu’à la cause de cette préoccupation même. Ce n’est plus dans le présent qu’elle vit, c’est l’avenir qui se déroule à ses yeux, un avenir de douleur, d’amour, de gloire et de deuil.

Après avoir excité tout le merveilleux des sentiments exaltés, ces rêves d’amour platonique, cet orgueilleux espoir de rester pure au milieu de la corruption, de braver la calomnie, le mépris, en immolant tout, excepté l’honneur, à son royal amant ; enfin, après s’être enivrée des parfums de l’idéal, madame de la Tournelle venait de redescendre au positif de sa situation ; malgré sa confiance dans la parole du roi, dans ses propres forces, dans la protection que le Ciel devait accorder aux résolutions vertueuses, elle frémissait à l’idée de se trouver seule, en secret, et à cette heure, non pas avec le roi, mais avec l’homme qu’elle aimait.

Accablée sous le poids de tant de réflexions menaçantes, madame de la Tournelle oublie que cette entrevue, cause de tant de troubles, le moindre incident peut la rendre impossible ou très-compromettante. Ne pensant point à se soustraire aux visites que quelques-unes de ses amies, inquiètes de ne l’avoir pas vue, viendraient peut-être lui faire en sortant du jeu de la reine, elle n’avait point fait défendre sa porte ; et elle sortit brusquement de sa rêverie en entendant annoncer la comtesse d’Egmont, la duchesse de Chevreuse, le comte de Coigny et le chevalier de Grille.

Il faut s’être trouvé dans l’horrible nécessité de remplir un devoir de politesse, de parler, de sourire aux indifférents lorsqu’on a le cœur palpitant d’une émotion secrète, pour se faire une idée de ce qu’éprouva madame de la Tournelle, lorsque toutes ces voix bruyantes et joyeuses frappèrent son oreille. Ramenée subitement aux frivolités du monde, elle crut un instant que cet entretien promis au roi, cette démarche dont les conséquences la faisaient frémir, n’étaient qu’une illusion, que le rêve d’une imagination en délire.

— Concevez-vous rien à ce qui se passe ici, ma chère amie ? dit madame de Chevreuse. Quoi ! point de jeu chez la reine, point de soupers dans les petits appartements, pas même un petit couvert chez madame de Mailly ? Le roi se retire avant dix heures, il prétend être fatigué de la chasse, inquiet de la maladie du cardinal. Que sais-je, moi ? on dit qu’il s’est querellé ce matin avec madame de Mailly, qu’il a fort mal reçu M. de Maurepas cette après-midi, et que ce soir il a congédié très-sèchement le pauvre de Meuse, qui s’apprêtait à l’accompagner comme de coutume chez madame de Mailly ; car il est bon que vous sachiez que le roi a maintenant si peur du tête-à-tête, qu’il oblige chaque soir de Meuse ou le duc de Luxembourg à prendre leur part de ce morne souper.

— Quand je ne vous ai point vue chez la reine, dit madame d’Egmont, je me suis rappelé que vous étiez souffrante ce matin, et j’ai formé le projet de passer simplement à votre porte pour savoir de vos nouvelles, et c’est madame…

— Ah ! ces messieurs vous ont encore mieux déterminée que moi à venir voir madame de la Tournelle ; ils brûlaient de lui raconter la mine renfrognée que faisaient certaines personnes. Vrai, c’était fort amusant ; les uns disaient : « Maurepas ne sera pas en place dans huit jours ; voyez, déjà madame de Tencin ne parle plus à sa femme. Les autres prétendaient qu’ils n’avaient jamais vu le roi si préoccupé ; enfin, chacun prévoyait un changement qui le transportait de joie ou de colère. Tant mieux, cela va un peu ranimer la cour, on commençait à y périr d’ennui.

Et ce bavardage, soutenu par la gaieté, les épigrammes de M. de Coigny, et les remarques spirituelles du chevalier de Grille, menaçait de durer longtemps.

— La reine s’est donc retirée de bien bonne heure ? demanda madame de la Tournelle en s’efforçant de vaincre son inquiétude.

— Mais aussitôt après le roi, répondit madame d’Egmont.

Puis, croyant deviner la pensée de madame de la Tournelle elle ajouta :

— Ils ont causé ensemble beaucoup de temps, et sans doute le roi lui disait des choses agréables, car elle lui souriait de l’air le plus gracieux, ce qui a déconcerté bien des gens qui s’imaginaient, on ne sait pourquoi, qu’elle était mécontente de la visite faite à Plaisance.

— Ce serait fort naturel, reprit madame de Chevreuse, dont le plus grand attrait consistait à dire tout ce qui lui passait par la tête, défaut plein de charme dans une cour où personne ne dit ce qu’il pense.

— Madame a raison, dit M. de Coigny ; on déteste toujours les plaisirs dont on ne prend pas sa part.

— D’après la manière dont l’hiver s’annonce, dit M. de Grille, les plaisirs de la cour ne feront envie à personne, je le prévois : d’abord le roi ne permettra pas qu’on s’amuse tant que le cardinal sera malade : et comme celui-ci a fait tout lentement dans sa vie, il ne sera pas plus prompt à en finir ; ainsi, mesdames attendez-vous à de tristes soirées, à moins que vous ne trouviez quelques moyens de…

— Nous en trouverons, interrompit madame de Chevreuse quant à moi, je me révolte, nous venons de former une conjuration avec la duchesse de Boufflers ; il est décidé que nous fonderons chez elle et chez moi de petits soupers qui nous consoleront des nobles ennuis du jour. L’insurrection commence dès aujourd’hui ; et savez-vous vous, chère marquise, ce que nous venons faire ? nous venons vous enlever.

— Moi, madame, s’écria madame de la Tournelle avec un accent de terreur qui excita le rire général.

— Ne dirait-on pas qu’on lui propose la chose du monde qui doit le plus déranger sa vie ? reprit madame de Chevreuse. Il s’agit tout simplement d’un souper impromptu chez une amie, avec quelques personnes aimables. Ces messieurs en sont, et je tiens beaucoup à leur prouver votre amitié pour moi ; ils prétendent que je n’obtiendrai pas de vous cette complaisance ; aidez-moi à les confondre.

— Oui, madame, laissez-vous entraîner, nous serions si heureux d’avoir eu tort !…

— Songez donc qu’une indisposition m’ayant empêché d’aller ce soir chez la reine, je ne saurais…

— Bon ! l’on est malade pour ce qui ennuie, on ne l’est pas pour ce qui amuse, c’est une chose reçue.

— Croyez, madame, que, s’il m’était possible de me rendre à de si flatteuses instances, je n’hésiterais point, dit madame de la Tournelle.

— Je vous l’avais prédit, et malgré tout ce que nous y perdons, je suis forcée de l’approuver, dit la comtesse d’Egmont. On est si méchant dans ce pays-ci, qu’on ne manquerait pas d’aller démontrer à la reine que madame de la Tournelle a voulu…

— Ah ! mon Dieu ! si vous donnez dans le travers de craindre les propos, je vous plains, chère belle, vous leur sacrifierez tous les plaisirs, oui, tous sans exception, et l’on n’en dira ni plus ni moins.

Cette sentence de la jeune folle fit soupirer madame de la Tournelle ; son supplice commençait à devenir insupportable. Croyant au moindre bruit entendre venir quelqu’un, elle pâlissait à l’idée de ce que penserait le roi en la trouvant ainsi entourée, et du soupçon qu’il pourrait concevoir. Sa tête s’égarait, elle ne savait plus quel parti prendre, et craignait par-dessus tout de se trouver mal ; car madame d’Egmont n’aurait pas consenti à la quitter ; elle était dans toute l’anxiété d’une situation dont on ne sait comment sortir, lorsque madame de Chevreuse se leva en disant que plusieurs personnes devaient être déjà arrivées chez elle, et qu’elle ne pouvait les faire attendre davantage. Alors un concert de prières, de regrets, de reproches se fit entendre ; tant de bruit réveilla la perruche sous sa cage voilée ; elle mêla son mot à ce quatuor de caquets, et les rires recommencèrent de nouveau.

— Ah ! mon Dieu ! qu’elle m’a fait peur ! s’écria madame de Chevreuse, en levant le rideau de taffetas qui assombrissait la cage de la perruche ; mais qu’elle est jolie ! et comme elle parle distinctement peut-être ! mais qu’importe, c’est un trésor qu’un oiseau comme celui-là ; si je l’avais, j’en serais folle ; promettez-moi, ma chère amie, que, si vous vous en dégoûtez, vous me la donnerez.

— Avec le collier ! dit malignement le comte de Coigny.

— Non, je ne veux que la petite bête : c’est qu’elle est ravissante ; voyez donc, on dirait qu’elle m’entend.

En disant cela, madame de Chevreuse avait présenté son doigt à la perruche, qui s’était perchée dessus ; mais, apercevant sa maîtresse, l’oiseau s’envola aussitôt sur l’épaule de madame de la Tournelle, et se mit à parler.

— Au fait, que dit-elle ? demanda M. de Grille ; car je vous avoue que je n’ai jamais pu comprendre la langue des perroquets.

— Celui-là est pourtant fort clair, reprit M. de Coigny.

— Eh bien, cela suffit, reprit madame d’Egmont en prenant pitié de toutes les impressions qu’elle lisait sur le visage de madame de la Tournelle, songez qu’on vous attend.

— Que j’en voudrais avoir une pareille ! ou avez-vous acheté cette jolie perruche ?

— On me l’a donnée, répondit madame de la Tournelle d’une voix à peine articulée.

— Eh bien, vous me confierez de qui vous la tenez, n’est-ce pas ? vous êtes fort intéressée à m’en faire avoir une semblable ; car, je vous en préviens, plutôt que de m’en passer, je volerai celle-là.

— Onze heures vont sonner, dit madame d’Egmont à madame de Chevreuse, et, si vous tardez, on croira…

— Allons, je pars. Quel dommage que vous ne veniez pas avec nous ! reprit la duchesse ; cette jolie perruche aurait été du souper, elle nous aurait diverties, et puis cela en aurait fait une de plus.

Quand il fallut se lever pour reconduire ces dames, ainsi que l’usage l’exigeait, madame de la Tournelle sentit que ses jambes tremblaient ; elle fut obligée de s’excuser, et elle retomba presque inanimée sur son fauteuil. Une contrainte si cruelle, si prolongée, après les différentes sensations de cette journée ; l’émotion de l’attente, la frayeur d’un événement qui pouvait la perdre dans l’esprit du roi, avaient épuisé ses forces ; et lorsque mademoiselle Hébert entra pour la déshabiller, elle trouva sa maîtresse dans un profond accablement.

— Madame se trouve mal ! s’écria mademoiselle Hébert ; et elle allait appeler tous les gens de la maison pour avoir du secours, lorsque madame de la Tournelle lui fit signe de se taire, et lui dit d’une voix étoffée.

— Non… c’est un simple étourdissement, je ne suis point malade, dites aux gens qu’ils peuvent se retirer, je n’ai plus besoin d’eux. Vous seule veillerez, mademoiselle Hébert, car j’attends encore quelqu’un ; cette visite doit être ignoré de tout le monde, autrement je serais perdue.

— Vous, madame ! s’écria mademoiselle Hébert, d’un ton qui semblait dire : Qui oserait flétrir une réputation telle que la vôtre ?

— Oui, vous dis-je, on aurait le droit de me juger sévèrement, car les apparences seraient contre moi ; mais il n’est plus temps de revenir sur cette démarche ; le roi veut me parler, j’ai moi-même à lui demander de s’opposer de toute son autorité au mariage qui désespère ma sœur, et j’ai promis de le recevoir ce soir… dans quelques instants.

— Le roi ? répéta mademoiselle Hébert stupéfaite d’étonnement.

— Oui, le roi, répliqua madame de la Tournelle sans témoigner de honte ni d’orgueil.

Et mademoiselle Hébert, rassurée par le calme consciencieux de sa maîtresse, ne vit plus dans cette démarche qu’un mystère important, mais qui ne pouvait faire naître de soupçons, puisque sa maîtresse en parlait sans rougir. Elle passa dans l’antichambre pour dire aux domestiques endormis autour du poêle d’aller se coucher ; puis, s’asseyant sur la banquette la plus rapprochée de la porte, elle écouta si les domestiques ne restaient point à causer dans le corridor.

Mais bientôt, il régna dans cette aile du château le plus parfait silence. Nul pas ne se fit entendre dans le corridor, et pourtant deux coups frappés à la porte avertirent peu de temps après mademoiselle Hébert qu’il fallait ouvrir.



XXVII

ENTRETIEN SECRET


Lebel entre seul, il demande si madame la marquise est visible, et, sur un signe affirmatif de mademoiselle Hébert, il sort et revient bientôt suivi d’un homme qui lui remet son manteau et passe dans le salon, sans se faire annoncer.

Là rien ne l’attend que celle dont le cœur bat avec tant de violence qu’elle ne peut proférer un mot. Les siéges dérangés pour la visite précédente n’ont pas été remis à leur place ; une table est couverte de petits ouvrages commencés, de livres ouverts, de crayons, de boîtes à couleurs, de croquettes pour la perruche : c’est le désordre d’une solitaire qui cherche à se distraire par l’occupation, ou même par des soins frivole, de la pensée qui la dévore. Une voix la fait tressaillir :

— Pourquoi trembler ainsi ? N’avez-vous point ma parole ? ne suis-je pas trop heureux d’être ici, pour chercher à abuser de tant de bonté ? Non ; je vous aime trop pour vouloir vous entraîner, pour me faire un droit de votre généreuse confiance. Ah ! si jamais le Ciel me réservait un bonheur dont la seule idée me rend fou, je voudrais l’obtenir de vous… oui, de vous, qui êtes ma joie, mon tourment, ma vie !…

En disant ces mots, le roi était aux pieds de madame de la Tournelle ; il couvrait sa main de baisers, et attachait sur elle des regards brûlants.

— Je vous crois, dit-elle d’une voix mal assurée ; si je pouvais douter de votre parole, vous ne seriez pas là.

— Eh bien, quittez cet air triste : jouissez un peu du bonheur qui m’enivre ! Si vous saviez tout ce que j’éprouve depuis que j’ai reçu le mot qui me donnait l’assurance de vous voir ! C’est un trouble, une ivresse de l’âme que je n’ai jamais connus :… non, jamais, ajouta le roi en voyant le doute qu’exprimaient les yeux de madame de la Tournelle.

— Je ne veux pas le savoir.

— Ah ! laissez-moi du moins la douceur de vous confier ce que je ne puis dire qu’à vous.

— Eh bien, venez là, dit madame de la Tournelle en montrant au roi le fauteuil qui était près du sien.

— Que j’aime ce ton impérieux ! il me prouve que vous comptez sur ma soumission, et vous avez raison, ajouta le roi en s’asseyant ; car il y a plus de plaisir à vous obéir qu’à commander à toute la France. Maintenant que vous voyez jusqu’où va votre pouvoir il faut bien vous en servir pour m’empêcher de punir autant qu’ils le méritent les misérables qui osent vous injurier.

— Ayez l’air de l’ignorer, Sire, je vous en supplie.

— Comment le pourrai-je ! Jamais ressentiment plus vif ne m’a ému. Grâce à eux, je connais pour la première fois le besoin de la vengeance.

— Ah ! gardez-vous de cet affreux sentiment.

— Ils ne savent pas qu’en vous calomniant ils m’insultent dans l’objet de mon respect, dans ce que j’ai de plus cher au monde, et que votre intérêt seul peut suspendre l’ordre près de les frapper.

— Par grâce, épargnez-les, Sire ; peu m’importe leur haine aujourd’hui. Je n’ai rien fait pour me l’attirer ; mais si demain je la méritais par l’effet de votre colère, je sens que cette haine me serait insupportable.

— Maurepas m’a répété ce que lui a dit Flavacourt ; j’en suis indigné, et je viens de lui envoyer l’ordre de rejoindre dès demain l’armée. Je ne veux pas que vous soyez exposée à le rencontrer.

— C’est une injustice, Sire ; M. de Flavacourt est un de vos meilleurs officiers, et son fanatisme pour l’honneur doit trouver grâce près de vous.

— Insulter une femme ! la dénoncer au monde avant qu’elle soit seulement soupçonnée ! Est-ce là ce que vous appelez de l’honneur ?

— Songez, Sire, que déjà deux sœurs de sa femme…

— Eh ! que fait à son honneur la vieille amitié de madame de Mailly pour moi ! Ce sentiment n’est-il pas plus honorable que blâmable ? et la mort, en frappant madame de Vintimille, n’a-t-elle pas assouvi la rage de ses ennemis ? Tout ce bruit serait à peine excusable si je pensais à madame de Flavacourt ; mais sa froide beauté, son esprit sérieux, ne m’ont jamais inspiré le moindre désir de lui plaire. Je l’honore, je la plains d’avoir pour mari un tel homme : voilà tout.

— Hélas ! n’a-t-il donc pas raison de vous craindre, Sire ? et n’a-t-il pas le droit de croire à ma faiblesse, en voyant la fatalité qui semble faire de notre famille la proie de vos amours ? dit madame de la Tournelle avec véhémence. Ne sait-il pas tout ce qu’un tel hommage a de dangereux ? qu’il fascine les yeux, qu’il enivre le cœur ; que la religion, la vertu, seraient sans secours contre vous si ce n’était risquer de perdre votre estime et votre amour peut-être, que de s’y livrer ? M. de Flavacourt est-il donc coupable de ne pas croire à ce que tant de gens jugent impossible ? Peut-il s’imaginer qu’il soit une femme au monde qui vous aime sans crime : dont le dévouement vous sacrifie son repos, sa réputation, tout enfin, excepté l’honneur ? Non ; du moment où vos regarde sont tombés sur moi, où vos soins m’ont attiré les soupçons et ont fait naître l’envie ; du moment où, croyant fuir loin de vous, je ne m’en suis séparée que pour vous voir accourir près de moi, que pour recevoir avec joie une preuve de plus de votre préférence, M. de Flavacourt a dû penser, qu’entraînée par l’exemple, j’allais succéder à mes sœurs, et inscrire un nom de plus sur la liste des succès dont rougit ma famille. Non, Sire, je vous le répète, M. de Flavacourt n’a aucun tort en voulant soustraire sa femme à une séduction invincible. Si j’y succombe, moi qui suis restée pure au milieu d’un monde pervers, moi qui ai rompu tous les liens de fraternité pour ne point partager les bienfaits dus au crédit de la favorite, si moi qui vous haïssais, moi qui maudissais votre amour je l’écoute ! qui pourra se flatter de triompher ? Ah ! ne punissez pas la franchise de mon frère, laissez éclater en lui les restes de ce vieil honneur qui règne encore dans l’âme de quelques gentilshommes ; faites plus, Sire, respectez cette noble indignation, comme le gage d’un courage héroïque ; mettez cet homme à la tête de vos troupes, et vous verrez qu’il fera autant pour votre gloire qu’il peut sacrifier à son bonheur.

Interdit, les yeux fixés sur madame de la Tournelle. Louis XV la contemplait avec admiration. Il s’étonnait de voir succéder à une émotion si tendre, à la grâce craintive, au silence pudique, cette audace de vérité, cette éloquence du cœur qui bravait son amour pour demander justice.

— Vous le voulez, dit le roi après un moment de silence, je lui pardonne, et pourtant il vient de m’attirer de bien cruelles choses ; mais une seule est trop douce pour ne pas l’emporter sur toutes les autres ; en m’humiliant devant vos reproches, il en est un pourtant que je ne saurais accepter. Ce titre de séducteur dont votre beau-frère m’honore, il sait fort bien que je n’en suis pas digne. Attaché à la reine, comme l’est ordinairement un adolescent à la première femme qu’on lui donne, je n’avais nulle idée d’un autre sentiment, lorsque les médecins, les prêtres, imaginèrent de nous séparer à l’amiable sous de singuliers prétextes, mais auxquels il me fallut céder. Cette étrange séparation accomplie, le cardinal me choisit une maîtresse dont l’âge raisonnable et l’esprit tranquille ne pouvaient lui donner aucune crainte. En effet, elle n’a jamais eu d’influence sur mon caractère, et encore moins sur les affaires d’État ; mais loin de chercher à la séduire, M. de Flavacourt sait fort bien qu’on l’a fait trouver un soir dans ma chambre au moment où je m’y attendais le moins : cela ne peut guère s’appeler une séduction. Eh bien, j’ai préféré, mais je n’ai pas séduit davantage, la pauvre femme dont j’ai pleuré la mort. Oui, je vous le jurerais sur ce tombeau même où je vous ai vue répandre des larmes. Elle avait pensé avant moi au lien qui nous a unis, et mon premier sentiment pour elle a été la reconnaissance, il est vrai que, dans l’inexpérience de mon cœur, j’appelais cela de l’amour ; mais ce cœur, qui n’avait jamais choisi, devait bientôt m’apprendre la différence qui existe entre un désir satisfait d’avance et cette passion constante qui remplit la pensée, et fait d’un mot le destin de la vie.

Un long et doux regard répondit à ces derniers mots.

— Ah ! si vous saviez, poursuivit le roi en prenant la main de madame de la Tournelle, si vous saviez que le bonheur de presser cette main l’emporte sur tous les biens, les plaisirs dont le ciel m’a fait don ! Il n’est pas un chagrin venant de vous dont je ne préfère l’amertume aux fades jouissances qui m’ont été offertes ; il n’est pas de malheurs, d’ennemis dont votre présence ne triomphe ; l’impossible c’est ce qui vous déplaît ; hors cela tout me serait facile ; je le sens, il n’est rien dont je ne sois capable pour mériter ce sourire divin, pour baiser cette main charmante.

— Et tout cela n’est-ce donc pas séduire ! s’écria madame de la Tournelle.

— Non ce n’est pas séduire, c’est adorer ; j’en prends le ciel à témoin, nulle ambition d’amour n’agite en ce moment mon âme, ce que j’éprouve, en me croyant aimé d’un ange aussi pur qu’adorable, dépasse en ravissement tous mes désirs, tous mes rêves ; non… ! plus de bonheur me tuerait.

— Ô mon Dieu ! comment ne pas l’aimer ! dit madame de la Tournelle en levant au ciel ses yeux pleins de douces larmes.

Et la confiance pénétrant dans son cœur, elle répondit par de tendres aveux aux témoignages d’un amour si passionné, et pourtant si respectueux. Parmi une foule de projets aussitôt rejetés qu’enfantés, tant il est difficile d’accorder la prudence avec les intérêts de cet amour tout honnête qu’il fût, une seule chose fut décidée : c’est qu’il fallait se voir, et se voir ostensiblement pour ne pas laisser soupçonner qu’on pût se voir en secret.

— On cache un caprice, dit le roi, mais comme on ne cache point un sentiment qui doit durer toute la vie, il vaut mieux en montrer toute la profondeur que d’en laisser soupçonner la pureté.

Alors comme tous ceux qui aiment, partant d’un faux raisonnement pour faire ce qu’il désirait, le roi prévient madame de la Tournelle qu’il proposera dès le lendemain au duc d’Ayen, au comte de Noailles et à M. de Meuse de l’accompagner chez elle.

— M. de Meuse ! dit madame de la Tournelle avec étonnement.

— Sans doute ; plus il est l’ami de madame de Mailly, plus il est nécessaire de le persuader qu’elle n’a rien à craindre de vous.

Au nom de madame de Mailly et de M. de Meuse, madame de la Tournelle se rappela le mariage que tous deux voulaient faire faire à mademoiselle de Montcravel ; car, il faut l’avouer, l’entretien avait porté jusqu’à présent sur un sujet qui captivait l’âme tout entière de madame de la Tournelle, et sa jeune sœur avait été oubliée : l’aveu qu’elle fit de cet oubli complet était trop flatteur pour n’être pas récompensé. D’abord le roi promit que M. de Chabot n’épouserait point mademoiselle de Nesle ; puis il s’engagea à lui trouver un mari plus jeune et non moins digne de s’allier à l’une des premières maisons de France.

En ce moment l’heure vint à sonner.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame de la Tournelle.

— Déjà ! dit le roi en regardant la pendule ; excusez-moi, je pars, mais avant, répétez-moi que vous me laisserez revenir demain avec nos amis : invitez de votre côté madame d’Egmont, madame de Mirepoix, madame de Brancas ; je bénirai leur présence en pensant que je leur dois le bonheur de vous voir.

— Mais ne craignez-vous pas ce qu’on peut dire de l’honneur que vous me faites ?

— On en dirait bien davantage si je faisais des folies pour vous rencontrer, ce qui serait inévitable ; et puis, je l’ai toujours remarqué, la méchanceté ne sait que faire de ce qu’on lui livre ; elle ne s’acharne qu’à ce qu’on lui dispute : d’abord on criera au scandale ; puis on dira que je vous aime éperdûment, que vous en êtes flattée, mais pas assez émue pour me faire aucun sacrifice.

— Ingrat ! dit-elle en souriant.

— Eh bien, ils croiront ce qu’ils voudront, reprit le roi en baisant la main de madame de la Tournelle ; pourquoi vivre toujours pour les autres ? Ne verra-t-on pas bientôt qu’une si douce affection ne peut nuire à personne ? Cette manière d’agir sans honte comme sans mystère s’accordait assez avec le caractère loyal et fier de madame de la Tournelle ; elle consentit à recevoir ostensiblement le roi ; cette condescendance lui semblait le prix dû à la discrétion de son amour ; et puis elle se flattait que cet amour pourrait se convertir en amitié par l’habitude de la voir. Le roi était si docile, si modeste, il se contentait de si peu !

Ainsi de tous les piéges de l’amour, le plus dangereux est dans l’abnégation qu’il semble faire de ses désirs.



XXVIII

L’ALARME EST À LA COUR


Le lendemain, un page vint demander de la part du roi si madame de la Tournelle serait visible dans l’après-midi. C’était se faire annoncer d’une manière ostensible, et bientôt tout le château sut que le roi irait le soir chez madame de la Tournelle. La visite qu’elle reçut le matin de madame de Mirepoix et de la duchesse de Brancas, la dispensa de leur écrire ; quant à madame d’Egmont et à madame de Chevreuse, elle leur adressa un billet qui commençait ainsi :

« Le roi m’honorant d’une visite ce soir, je vous prie de venir m’aider à lui faire les honneurs de mon petit salon, etc. » !

Alors tout fut en activité dans l’appartement ; chaque domestique voulait que sa partie fût la mieux soignée ; l’un nettoyait les Lustres, les glaces, pour qu’ils eussent plus d’éclats ; l’autre essuyait les meubles et garnissait de fleurs les vases du Japon qui décoraient les consoles ; une table en jardinière venait d’être envoyée de Plaisance par M. Duverney ; elle était garnie des plus belles plantes qu’avait admirées madame de la Tournelle. Quelle charmante parure pour son salon, et que ce présent arrivait à propos ! Mais, de toutes les personnes que la visite du roi occupe, la plus animée, la plus vaine, la plus joyeuse, c’est la vieille Marguerite ; elle va de l’un à l’autre serviteur pour maintenir leur zèle, et parle à tous de l’honneur que le roi faisait à madame, à sa chère maîtresse qu’elle a élevée.

— Vraiment, dit-elle, le roi lui doit bien plus qu’à ses sœurs, elle dont la conduite a toujours été exemplaire : mais le bon Dieu est juste, et j’étais bien sûre qu’il récompenserait un jour cet ange de douceur et de charité ; puis elle ajoutait : Comtois, il faudra brosser votre habit neuf, mon ami, et vous soigner plus qu’à votre ordinaire, madame veut que vous soyez tous en grande livrée dès six heures dans l’antichambre : cette cage n’est pas faite pour rester dans le salon, il faut la porter dans le boudoir.

— Madame a défendu qu’on la changeât de place, répond Comtois.

— Ah !… c’est singulier, reprit Marguerite ; et, passant à d’autres soins, elle causait, grondait et riait en exerçant sa surveillance.

Mademoiselle Hébert n’était pas moins occupée de préparer à sa maîtresse une robe simple et élégante, garnie de nœuds de ruban d’une couleur douce qui devait s’harmoniser avec les cheveux et le teint de madame de la Tournelle. Celle-ci ne put s’empêcher de sourire en voyant tous les frais qu’on faisait ce jour-là chez elle, dans l’attente de ce même personnage pour lequel on n’avait pas, la veille, dérangé un fauteuil. — C’est qu’hier je recevais Louis XV, pensa-t-elle et qu’aujourd’hui j’attends le roi.

Aucun des invités ne manqua à cette petite réunion qui faisait déjà le sujet de toutes les conversations du château ; madame de Mailly, au premier bruit de cette démarche du roi avait fait demander M. de Meuse : il la trouva en larmes, et s’efforça de la rassurer en lui apprenant que le roi venait d’ordonner qu’on le servît à dix heures, comme à l’ordinaire, dans les petits appartements, et l’avait chargé de lui dire qu’il comptait souper avec elle.

Madame de Mailly, un peu tranquillisée par l’assurance de voir le roi, parla des reproches qu’elle comptait lui adresser, et M. de Meuse employa tout son crédit sur elle pour la détourner de ce projet.

— Surtout, ne faites point de scène, dit-il, vous savez qu’il les a en horreur et que la crainte d’en subir lui ferait sacrifier la présence la plus chère ; d’ailleurs, ce qu’il fait aujourd’hui pour madame de la Tournelle ne saurait vous alarmer, c’est une simple coquetterie, une malice pour déjouer ses prétentions à l’infaillibilité ; elle-même n’attache aucune idée d’amour à cet hommage presque public ; s’il s’agissait de quelque sentiment sérieux, d’un engagement positif, le roi agirait avec plus de mystère, ou, s’il en était au point de déclarer une liaison nouvelle, il ne viendrait pas souper avec vous.

Ce qu’on désire paraît probable ; madame de Mailly, qui ne demandait qu’à se faire illusion sur l’infidélité de Louis XV se calma et promit de ne pas lui adresser de plaintes.

Une démarche plus importante venait de jeter l’effroi parmi les ministres ; le roi avait demandé des notes sur plusieurs affaires qui se discutaient au conseil ; il s’était fait rendre des comptes auxquels il n’avait jamais pensé ; et sous prétexte que le cardinal de Fleury était trop souffrant pour s’occuper des intérêts de l’État, il avait exprimé la volonté de ne confier à personne les soins qu’il était du devoir d’un roi de remplir.

L’envahissement du pays, le bouleversement de l’État, n’auraient pas produit plus d’effet sur l’esprit du vieux cardinal et de ses partisans ; ils en étaient consternés. Le roi prétendait régner ! qui pouvait lui avoir inspiré ce projet insensé, cette volonté tardive qui ne tendait rien moins qu’à renverser tous ceux qui se partageaient le pouvoir ? La politique du duc de Richelieu s’y opposait, l’esprit routinier de madame de Mailly ne pouvait être soupçonné d’une telle innovation, madame de la Tournelle en était donc seule capable.

À peine ce soupçon eut-il pénétré dans l’âme du cardinal, que la terreur de voir sa puissance mourir avant lui ranima ses forces, et qu’il se fit porter sur une chaise-longue en disant que le lit l’affaiblissait, et qu’il voulait, en dépit de l’ordre des médecins, se rendre le lendemain chez le roi, et assister au conseil.

Le danger était pressant ; il fallut se concerter, et tous ceux que leurs intérêts attachaient au crédit du cardinal furent invités à se rendre chez lui le soir même : ainsi, pendant que le roi passait des heures fort douces au milieu d’un cercle d’amis spirituels et gais, chez madame de la Tournelle, une assemblée d’ennemis discutaient secrètement sur les plus sûrs moyens de la perdre.

Mais cette inimitié et tout ce qui pouvait s’en suivre, madame de la Tournelle l’oubliait en voyant le roi affable pour toutes les personnes qu’elle avait réunies, et surtout si heureux d’être chez elle.

Il y a dans la contrainte volontaire autant de charme parfois qu’il y a d’ennui à subir celle qu’on nous impose. Ce ton soumis, ces déférences, ce respect commandés par le rang et l’usage pour un homme qui, la veille, était à ses pieds, ajoutait tout le piquant du romanesque à une situation déjà trop séduisante ; madame de la Tournelle en jouissait avec ivresse, car ce bonheur ne la faisait point rougir, il n’était pas le prix d’une faiblesse coupable, et tout lui donnait l’espoir que, satisfait de régner sur son cœur, le roi se plairait lui-même à la conserver pure.

Un salon, quel qu’en soit le personnage important, est toujours sous l’influence immédiate de la maîtresse de la maison ; c’est un orchestre dont elle fixe le diapason, et distribue à volonté les parties. Les solos ne durent qu’autant qu’il lui plaît ; et au moindre signe de sa part s’apaise le tutti le plus bruyant ; son art consiste à faire jouer souvent les instruments les plus agréables à entendre, et à mettre en rapport ceux qui s’accordent le mieux. Cet art, madame de la Tournelle le possédait à un haut degré par l’habitude qu’elle avait eue de faire les honneurs du salon de la duchesse de Mazarin, sa tante.

C’était la première fois que Louis XV entendait vraiment causer ; car les récits scandaleux, les plaisanteries licencieuses des soupers de Choisy, ou les discours insignifiants et le silence respectueux dont n’osaient pas sortir les habitués du salon de madame de Mailly, ne pouvaient lui donner l’idée d’une conversation animée, intéressante et de bon goût. Pour imprimer à cette conversation un cachet d’indépendance, madame de la Tournelle se mit tout à coup à contrarier le roi à propos du jugement qu’il portait sur la Mérope de Voltaire. Tout en faisant l’éloge de cet ouvrage, Louis XV regrettait que les plus belles tirades de chaque rôle fussent mêlées de sentences philosophiques qui refroidissaient l’action et montraient si bien l’auteur, qu’on ne voyait plus que lui dans la pièce.

dette critique fondée, quoiqu’un peu intéressée dans la bouche du roi, fut vivement combattue par madame de la Tournelle.

— Vous aimez donc bien M. de Voltaire ? dit-il.

— Il a tant de talents et tant d’ennemis !

— Voilà deux raisons excellentes ; mais, ajouta le roi en se penchant vers l’oreille de madame de la Tournelle, il me semblait vous avoir entendu dire à Destouches, l’autre jour, à peu de chose près ce que je pense sur les tragédies de Voltaire.

— Sans doute, c’est mon avis.

— Eh bien, pourquoi en changer aujourd’hui ?

— Pour prouver à tout ce qui est ici qu’on peut en exprimer un différent du vôtre sans déplaire à Votre Majesté, et qu’elle a trop d’esprit pour m ? pas apprécier tout ce que la conversation gagne à ce choc des idées d’où jaillit toujours quelques étincelles.

— Je vous remercie de l’explication, reprit Louis XV en souriant, car ce changement subit dans votre manière de penser m’avait, je vous l’avoue, causé beaucoup d’effroi.

Pendant ce temps, madame de Chevreuse s’était levée pour aller découvrir la cage où la perruche réveillée en sursaut criait : Aimez le roi.

— Voyez comme elle vient à moi, dit la duchesse, je suis sûre qu’elle me connaît déjà ; vrai, ma chère belle, vous qui avez d’autres sujets d’occupation vous devriez bien me céder celui-là.

— J’en suis désolée, répondit madame de la Tournelle ; mais c’est me demander un sacrifice impossible ; j’aime Lisette comme une amie, nous causons, nous déjeunons, nous nous promenons ensemble ; enfin c’est mon ridicule, ma passion, et vous savez si l’on peut vivre sans ces choses-là.

Le roi, dans le ravissement de ce qu’il entendait, garda le silence ; ses regards seuls remercièrent madame de la Tournelle.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, dit madame de Chevreuse, mais je la trouve un peu froide pour cette merveille.

— C’est que je suis embarrassé de dire tout ce que j’en pense. C’est presqu’un flatteur, et vous savez qu’on nous fait un crime de les aimer.

— Hélas oui ! c’est encore un travers de nos vieux moralistes : ces gens-là ne connaissent rien an cœur humain ; ils ignorent que, supposer aux gens les qualités qui leur manquent, c’est leur donner l’envie de les acquérir, et qu’en leur disant tout crûment leurs défauts, on ne gagne qu’une chose, c’est qu’ils ne prennent plus la peine de les cacher.

— Parler de la flatterie devant un souverain, dit madame de Mirepoix, je ne crois pas que cela soit jamais arrivé.

— Eh mais ! c’est la plus grande de toutes, si je ne me trompe, dit le roi. Je vous en remercie, car celle-là est sans risque. Ce n’est pas que les flatteurs modernes soient à beaucoup près aussi dangereux que les Narcisse de l’antiquité, de ces temps où la vérité ne trouvait point d’interprète ; mais, depuis que le christianisme a éclairé le monde, depuis que le plus humble des ministres de Dieu peut dire aux rois la vérité en face et publiquement, la flatterie est sans puissance. Croyez qu’elle ne trompe que ceux qui veulent bien s’en laisser abuser, et qu’à moins d’être beaucoup plus sot que son flatteur, on voit d’abord l’intérêt qui le guide, et que, ce premier point découvert, il faut bien se contenir pour supporter patiemment l’injure de ces éloges.

— Pour moi, je ne vois pas ce qu’il y a de si courageux à dire des vérités, même des plus sévères aux rois qui en sont dignes, dit madame de la Tournelle ; Sully ne les épargnait pas à son maître, et il est resté son ami. Louis XIV a entendu tonner la vérité du haut de la chaire, sans punir Bossuet ni Massillon ; la faible Agnès Sorel elle-même a été récompensée par la gloire de Charles VII, du conseil et des reproches audacieux que son amour avait osé lui faire. Non, la vérité qui sort d’une bouche éloquente retentit souvent dans un cœur généreux, et le flambeau que porte une main chérie est un guide qu’on ne repousse point.

La physionomie de madame de la Tournelle en parlant ainsi, avait pris une expression surnaturelle ; on eut dit que l’ange de la France l’inspirait ; l’éclat qui jaillissait de ses yeux semblait avoir passé dans les regards du roi : jamais ces yeux si beaux n’avaient paru animés d’un feu plus noble ; jamais désir de gloire n’avait ainsi fait battre son cœur. En le voyant ému de sentiments jusqu’alors étouffés dans son âme, en le voyant ainsi jaloux des éloges donnés aux héros de sa race, chacun prédit que, sans changer de roi, on allait voir un nouveau règne.



XXIX

LE CARDINAL.


Le lendemain, le premier gentilhomme de la chambre avertit le roi que Son Éminence s’étant fait porter jusque dans la galerie attendait le lever de Sa Majesté.

À ce message, la figure de Louis XV prit un air sombre ; il n’était pas difficile de deviner le motif qui avait déterminé le cardinal, presque mourant, à quitter son lit pour venir lui parler : c’étaient de vives remontrances, des reproches, de menaces pour l’avenir qu’il s’agissait de subir, mais il n’y avait pas moyen de s’y soustraire. La vieille autorité du cardinal de Fleury vivait encore, et les infirmités du précepteur, de l’ancien ami, ajoutaient un devoir de plus à tous ceux qu’imposait son caractère sacré. Il fallait le recevoir.

En entendant donner l’ordre de faire entrer le cardinal, toutes les personnes qui se trouvaient dans la chambre du roi se retirèrent.

Les deux battants de la porte s’ouvrirent pour laisser passer la chaise-longue sur laquelle le ministre était à moitié étendu, le visage pâle, décharné, mais conservant encore dans le regard une puissance de volonté qui seule rassurait sur sa vie.

À cet aspect douloureux, le roi ne pensa plus qu’à témoigner à sou vieil ami L’intérêt qu’il prenait à ses souffrances ; il lui reprocha sincèrement une démarche si imprudente pour sa santé, lorsqu’il pouvait se l’éviter d’un seul mot.

— Car vous n’en doutez pas, ajouta le roi, je me serais rendu prés de vous, si vous m’en eussiez montré le moindre désir.

— Je le crois, sire, et j’en remercie Votre Majesté, répondit le cardinal d’une voix assurée qui contrastait singulièrement avec l’état de faiblesse d’un mourant ; mais, ajouta-t-il, on ne vient point chercher ce que j’ai à vous dire ; la vérité s’apporte, et j’ai trop peu de temps encore à vous la faire connaître pour en retarder l’occasion.

— Je l’entendrai toujours avec reconnaissance de votre bouche, mais j’ai peur que la fatigue de parler dans l’état où vous êtes…

En effet une toux violente prit en ce moment au cardinal et l’obligea à retarder un peu le sermon qu’il avait passé la nuit à méditer.

Dès qu’il put respirer librement, il entama la peinture des dangers qui menaçaient nos armées d’Allemagne, sans penser que la plupart des fautes commises pendant cette dernière campagne étaient dues à sou ignorance de la guerre, cl à sa manie de vouloir tracer des plans aux maréchaux du fond de son cabinet ; lesquels plans, faits sur la carte, étaient souvent inexécutables sur le terrain. Il appuya sur la nécessité d’envoyer des renforts à Tannée pour constater la nécessité non moins indispensable de se créer des ressources financières, afin de subvenir à de si grandes dépenses ; et cet argent, à qui le demander ? au peuple. Car c’est toujours ce misérable peuple qui doit faire l’aumône aux rois ; et comment compter sur sa résignation à payer de nouveaux impôts lorsqu’on lui donnait à croire que tant de sommes requises, au nom des besoins de l’État, seraient employées à satisfaire les caprices ruineux d’une nouvelle maîtresse ?

Le moyen était insidieux, et l’on ne pouvait arriver à la conclusion d’une manière plus naturelle.

Le roi s’emporta d’abord contre le ? méchants qui prêtaient à madame de la Tournelle des projets d’ambition et des sentiments cupides dont sa conduite prouvait assez la fausseté : il nia dans toute sa sincérité qu’il existât entre elle et lui aucune liaison coupable, et prétendit que, d’après leur conduite à tous deux, il était impossible qu’on donnât à madame de la Tournelle le titre de maîtresse. Là-dessus le cardinal tira de son portefeuille un paquet de chansons* populaires qu’il dit avoir été saisies par les gens de la police dans tous les carrefours de Paris[35].

Le roi les prit, les lut, puis, les jetant sur sa table :

— Je croyais plus d’esprit à Maurepas, dit-il d’un ton où le mépris remportait sur l’indignation.

Le cardinal, voyant échouer le moyen sur lequel il comptait le plus, eut recours à la morale pure et à ces grands mots d’abnégation personnelle, de courage, de vérité, de devoirs, d’adultère, d’enfer et de salut qui composent l’arsenal des conseillers sacrés que se donnent les rois. Puis il en vint aux larmes de vieillard, à ces larmes si puissantes sur le cœur dont on a dirigé les premiers élans, sur l’homme dont on a gouverné l’enfance, et qui croit voir pleurer un père.

Cependant le roi ne pouvait s’empêcher de comparer l’indulgence, et même la protection accordées par le cardinal à madame de Mailly, avec sa sévérité injurieuse contre madame de la Tournelle. Ce n’est donc pas l’intérêt de mon salut qui le tourmente, pensait Louis XV ; car il est bien plus compromis par la complaisance de madame de Mailly que par la vertu de sa sœur. Cette observation laite naïvement aurait sans doute fort embarrassé la sainte logique du cardinal ; mais il avait appris à son élève à garder le secret des observations qui pouvaient confondre un ennemi. En effet, que recueille-t-on de ce triomphe ? Un peu plus d’animosité de la part du bourreau contre la victime.

Loin de résister aux conseils menaçants de l’ambitieux précepteur, Louis XV accéda à tout ce qu’il exigeait avec d’autant moins de peine que madame de la Tournelle avait déjà obtenu de lui les sacrifices qu’on lui demandait ; mais en retour de sa docilité, le roi réclama la cessation complète des bruits que la coterie Maurepas faisait courir : il

Quand votre roi vous appelle,
Vous faites trop de façon

De faire ainsi la cruelle,
Ma foi, c’est hors de saison.
Dans le sang de la de Nesle,
M’a-t-on jamais vu ?…… non.
Et allons donc, etc.

Chansons de M. de Maurepas. — Manuscrits de la bibliothèque royale. laissa entendre surtout que le moindre procédé offensant pour madame de la Tournelle l’obligerait à prendre ouvertement sa défense, et qu’il ne répondait pas alors de ce qu’une juste indignation pouvait lui faire faire. Le mot de renvoi de M. de Maurepas fut même prononcé. C’est alors que le cardinal exalta de nouveau son grand système, et recommença ce qu’il avait dit tant de fois à son royal élève sur la permanence des ministres ; prétendant que le successeur étant l’ennemi né de celui qu’il remplace, on le voyait presque toujours traverser les opérations du disgracié, aux dépens du bien public, ou s’abstenir par le même motif de favoriser les plus sages mesures[36].

Ce principe adopté de nos jours par un plus grand homme d’État fut, à ce qu’assurent nos historiens, une des sources des prospérités de la France pendant le commencement du ministère du cardinal de Fleury.

À la suite de cette audience, le cardinal, fier du dernier essai qu’il venait de faire de son ascendant sur l’esprit du roi, et ne doutant pas qu’avec le crédit il ne recouvrât la santé, se fit transporter à son château d’Issy pour que le grand air rétablit plus tôt ses forces.

Ce fut sa dernière visite à Versailles. Le roi en avait le pressentiment, et, dans sa ferme résolution d’épargner toute espèce de contrariété à son vieil ami mourant, Louis XV écrivit à madame de la Tournelle pour obtenir un entretien dans lequel ils conviendraient de la conduite à tenir jusqu’au moment où un malheur trop facile à prévoir rendrait la liberté au pupille-roi.

C’est dans cet entretien seulement que madame de la Tournelle vit tout ce que la France pourrait obtenir de la raison, de l’esprit et du courage de son souverain. Louis XV, délivré du joug imposé à sa longue enfance, osait enfin développer ses idées de gouvernement, d’améliorations, étonné, ravi d’être écouté avec un intérêt éclairé, et encouragé dans ses nobles desseins par une femme dont l’amour comprenait et exigeait la gloire, il semblait étouffer l’ardeur de ses vœux pour ne s’occuper que de ce qui devait le rendre plus digne d’elle.

Dans cet enchantement d’une intimité sans remords, le mois de décembre s’écoula rapidement pour madame de la Tournelle. Décidée à ne reparaître chez la reine que sur son ordre, elle fut surprise un matin par la marquise de Flavacourt, qui vint lui dire de la part de la reine qu’il y aurait jeu le lendemain, et que Sa Majesté comptait l’y voir.

Avec quelle tendresse les deux sœurs s’embrassèrent ! et que madame de la Tournelle fut heureuse d’apprendre qu’à la suite d’une visite faite à Issy chez le cardinal, M. de Flavacourt était revenu eu faisant autant l’éloge de la conduite de sa belle-sœur qu’il l’avait blâmée sur le rapport de M. de Maurepas. Le cardinal lui avait assuré que, loin d’abuser de l’ascendant que lui donnait le sentiment du roi, madame de la Tournelle faisait tout ce qui dépendait d’elle pour le combattre ; qu’il savait positivement qu’elle s’était opposée au renvoi de madame de Mailly, qu’enfin elle avait déclaré au roi que le titre de maîtresse lui faisait horreur.

Comme la conduite que tenait madame de la Tournelle s’accordait parfaitement avec cette opinion, elle avait fait grande impression sur l’esprit de M. de Flavacourt, et il avait senti la nécessité de se rapprocher de sa belle-sœur pour l’encourager à se maintenir dans la bonne voie.

Dans sa joie de se retrouver près de sa chère Henriette, madame de la Tournelle oublia son ressentiment contre M. de Flavacourt et promit de ne le point mal accueillir lorsqu’il viendrait lui parler chez la reine.

Le nouveau plan des ennemis de madame de la Tournelle était bien concerté. L’humilier de son succès, en la reléguant dans la société des roués et des femmes galantes, c’était la livrer à l’amour du roi, et l’obliger à tirer d’une situation peu honorable, tous les profits qui y sont attachés, c’était la contraindre, faute de mieux, à s’emparer du crédit et de tous les avantages inhérents à la place de favorite.

Croire à sa résistance, la flatter dans sa vertu, dans son désintéressement, c’était lui donner l’envie de rester honnête ou prude ; c’était surtout la détourner de toute action tendante à prouver qu’elle se mêlait des affaires ; enfin, c’était garder quelque temps de plus sa faveur, sa place, ou son ministère.


XXX

LES ÉTRENNES


La veille du premier jour de l’an, Louis XV fit porter chez la reine une superbe corbeille remplie d’objets précieux, de futilités à la mode, qui devaient servir à la loterie des étrennes. Cette galanterie, instituée par Louis XIV, avait subi de grands changements ; d’abord toute la cour ne participait plus à ces largesses royales. Les personnes attachées au service du roi, de la reine ou des princesses du sang étaient seules admises à cette espèce de fête de famille.

La fraude des loteries de cour bien reconnue, on en était venu à joindre tout simplement au numéro le nom de la personne à laquelle le présent était destiné, et la plus jeune mariée des dames présentées était chargée du soin de puiser dans la corbeille et de porter les dons à leur destination. On n’attendait plus que le roi pour commencer la distribution des étrennes, lorsque la marquise de la Tournelle et la marquise de Flavacourt arrivèrent. La reine, pour qui le roi avait été plus aimable que de coutume, et qui venait d’en recevoir pour étrennes la somme qui devait servir à tant d’actes de charité, était de fort bonne humeur ; aussi se montra-t-elle presque affectueuse pour madame de la Tournelle.

L’effet de cet accueil charmant la fit sourire, car, s’il lui attira le salut protecteur de toutes les matrones de la cour, il lui enleva subitement l’essaim de courtisans qui voltigeaient près d’elle. Elle vit le dédain le plus profond succéder aux empressements flatteurs, et peu à peu le cercle de la comtesse de Mailly s’augmenta de tous les déserteurs de la petite cour. Quelques vieux piliers du château seuls lui restèrent ; l’expérience leur avait appris à ne pas trop se presser de dédaigner la sagesse à la cour. Ils l’avaient vue si rarement digne d’une longue colère !

On était depuis quelques jours fort inquiet de l’armée : le maréchal de Belle-Isle, entravé par l’économie sordide du cardinal de Fleury, qui, après avoir approuvé son plan de campagne, lui avait refusé les hommes et l’argent nécessaires pour l’exécuter, se trouvait enfermé dans Prague, bloqué par les troupes de Marie-Thérèse, et exposé, presque sans vivres, à toutes les calamités d’un siège que la rigueur de la saison rendait encore plus menaçantes.

Il n’était personne qui n’eût des parents ou des amis à l’armée, et l’on se demandait, avant même de se saluer, si quelque courrier n’était point arrivé, ou bien quelle figure faisait le roi après avoir lu les dépêches. Mais il ne circulait que des bruits alarmants, et le roi était depuis quelque temps d’une tristesse remarquable.

— Je vous apporte de bonnes nouvelles, dit-il en entrant chez la reine, la voix émue et la joie dans les yeux. Notre armée est sauvée… grâce au maréchal de Belle-Isle, ajouta-t-il en se tournant vers madame de la Tournelle ; oui, le maréchal de Belle-Isle a fait un miracle[37]. La défection du roi de Prusse, l’éloignement de l’armée de Maillebois, nous avaient engagé à donner au maréchal la permission de sortir de Prague ; mais cet ordre venu un peu tard n’était pas facile à exécuter ; l’armée ennemie, renforcée par un corps de troupes considérable amené par le prince Lobkovitz, rendait la retraite presque impossible ; en effet, comment oser traverser, dans cette saison, trente-huit lieues de campagnes dévastées, sans provisions, sans magasins, environnés d’une armée, continuellement harcelés par des nuées de troupes légères ? eh bien, le maréchal ne s’est point effrayé de tant d’obstacles. Couvrant son projet d’un secret impénétrable, il a pourvu à tout, après avoir ordonné les préparatifs sous un autre prétexte, il a trompé le prince de Lobkovitz, les bourgeois de la ville, les espions ennemis et même les siens ; il est sorti la nuit avec toute son infanterie et près de quatre mille chevaux ; il a amené avec lui les otages les plus distingués de la ville, trente pièces de canon et les vivres nécessaires pour douze jours ; il a traversé ainsi des plaines couvertes de neiges ; ayant à combattre le froid, les hussards, les croates, les pantours ; enfin pour vous donner une idée de la rigueur du temps que nos pauvres soldats ont eu à braver, un des otages est mort de froid dans la voiture du maréchal[38].

Alors plusieurs exclamations se firent entendre ; mais chacun, captivé par le récit du roi, garda de nouveau le silence d’une vive attention.

— Le général, quoique malade, continua le roi, et ne pouvant monter à cheval, n’a point abandonné son armée ; empêchant qu’elle ne fût entamée, se faisant porter sur tous les points où sa présence était nécessaire, il a su soustraire nos troupes à la vigilance, à la cruauté de ces hordes sauvages ; enfin, en évitant les défilés où les troupes régulières l’attendaient, il est arrivé à Égra, sans aucun échec. Une si belle retraite, messieurs, est comparée par les gens du métier à celle des dix mille, avec cette différence que l’ancienne, racontée par le chef, est susceptible d’inspirer quelque doute, au lieu que celle-ci, passée sous nos yeux, attestée par ceux qui en étaient, vantée par des rivaux de gloire, mérite toute notre admiration.

— Et M. de Chevert, qu’est-il devenu ? demanda la reine avec inquiétude.

— Il ne s’est point conduit moins courageusement ; resté à Prague avec une garnison d’environ six mille hommes, composée pour la plupart de malades et de blessés, Chevert a répondu au général autrichien, furieux d’avoir laissé échapper notre armée, qu’il mettrait le feu à la ville, et s’ensevelirait sous ses ruines, si on ne lui accordait les honneurs de la guerre et la liberté de rejoindre la grande armée avec toute sa garnison ; on le savait homme à le faire, et il a obtenu tout ce qu’il demandait ; nous avons la nouvelle de son arrivée à Égra. J’envie à lui et au maréchal de Belle-Isle le plaisir qu’ils ont dû avoir en s’embrassant ce jour-là. Vous le voyez, mesdames, ajouta le roi, quelles que soient les chances de la guerre, les Français ne s’en tirent jamais sans gloire.

Ce récit avait excité l’intérêt de tout le monde ; il fut suivi de mille exclamations de joie ; c’était à qui flatterait le mieux le souverain dans l’habileté de ses généraux, et à qui exagérerait le plus les succès futurs dont tant de bravoure et de talents donnaient l’espérance.

— Vous devez être bien fière de votre ami, madame ? dit le roi en abordant madame de la Tournelle.

— Surtout quand j’entends Votre Majesté vanter ainsi sa gloire ? répondit-elle.

— Aussi, comment une telle amitié ne porterait-elle pas bonheur ! reprit le roi.

Puis il se rendit auprès des jeunes princesses qui attendaient avec impatience le moment où s’ouvrirait la corbeille d’étrennes.

Ce qu’il en sortit de bijoux, de boites à bonbons, de riches tablettes, de fantaisies chinoises, de flacons damasquinés en or, enfin de tout ce que le luxe et le caprice savent inventer de plus élégant ne pourrait se détailler. À travers l’intérêt île son présent personnel, qui était presque le tarif du rang ou du crédit dont on jouissait à la cour, chacun pensait au loi destiné à madame de la Tournelle.

Les routiniers de la vieille cour s’attendaient à voir recommencer la scène des bracelets de mademoiselle de la Vallière ; mais Louis XV avait trop hou goût pour tomber dans un plagiat semblable, et il s’amusa de l’étonnement qui se peignit sur tous les visages, lorsque la jeune comtesse de Talleyrand vint apportera madame de la Tournelle un simple éventail d’ivoire où se trouvaient peints par les premiers artistes du temps les portraits de la famille royale. Ces portraits, peints sur ivoire et collés à l’éventail, avaient toute la ressemblance, la finesse des émaux de Petitot[39]. On devine bien qu’un seul frappa les yeux de madame de la Tournelle ; mais qu’elle sut bon gré au roi de l’avoir fait entourer de façon à ce qu’il lui fût permis de le contempler sans cesse !

Le présent le plus riche échut à madame de Mailly : c’était une magnifique agrafe de diamants ; les sots s’y trompèrent, mais les plus malins seuls y virent une distinction très-flatteuse pour madame de la Tournelle, et dont la délicatesse de la comtesse de Mailly aurait le droit de s’offenser.

Avant que le jeu commençât, le roi saisit une occasion de s’approcher sans affectation de madame de la Tournelle, et la pria de l’aider à trouver quelque moyen de prouver au maréchal de Belle-Isle à quel point il était satisfait de sa conduite.

Après les négociations de Francfort et la prise de Prague, le roi avait érigé la terre de Gisors en duché pour reconnaître les services importants du maréchal de Belle-Isle ; il l’avait fait chevalier de l’ordre, et de telles récompenses sont difficiles à surpasser.

— Un mot de votre main, Sire, répondit madame de la Tournelle, serait, j’en suis sûre, de toutes les faveurs la plus grande aux yeux du maréchal.

— Ah ! j’ai déjà chargé le ministre de la guerre de lui écrire de ma part.

— Est-ce donc la même chose, Sire ?

— Ce sera beaucoup mieux, vraiment ; d’Argenson lui tournera ma pensée cent fois mieux que je ne saurais le faire.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, mais je nie que cela soit possible, et je ne vois dans cet excès de modestie qu’un peu de paresse…

Puis, levant ses beaux yeux tristement, elle ajouta :

— De la négligence avec des gens qui travaillent tant et si bien pour Votre Majesté !… pour l’honneur de la France !…

Le roi garda un moment le silence… jamais personne. n’avait encore osé lui parler ainsi… La surprise, le dépit d’être deviné et le ressentiment d’amour-propre que provoque toujours un reproche mérité, changèrent tout à coup l’expression de son visage ; son regard fier et scrutateur se fixa sur madame de la Tournelle, comme pour se rendre compte du sentiment qui lui dictait une vérité si sévère.

Mais, trop préoccupé de son idée pour en parler, il arriva sans transition à citer les noms de plusieurs officiers blessés pendant la retraite de Prague, celui du duc d’Agénois était du nombre ; madame de la Tournelle ne put l’entendre sans une vive émotion.

— Pardon, madame, de vous faire ainsi pâlir, dit le roi d’un ton amer. J’aurais dû commencer par vous dire que la blessure du duc d’Agénois n’était nullement dangereuse : tranquillisez-vous, elle lui vaudra sans doute quelques mois de congé qui lui donneront l’occasion de répondre à tout l’intérêt qu’il inspire.

En finissant ces mots, le roi quitta brusquement madame de la Tournelle, et vint se mettre à la table de jeu.

— Ainsi donc je m’abusais, pensa-t-elle, il devait me fuir à la première vérité !

Et tout le poids d’un avenir flétri retomba sur son cœur. Ces rêves de gloire, cette destinée royale élevée par ses sacrifices au rang <v ? plus renommés, elle les voyait s’évanouir avant d’avoir ébloui le monde ; et cet enchantement dé sa pensée, quelques mots avaient suffi pour le détruire ; car la nature du sentiment qu’elle portait au duc d’Agénois ne lui semblait pas devoir exciter la jalousie du roi. Pourtant il en était sincèrement jaloux, et madame de la Tournelle l’aurait deviné, si elle eût connu les chansons infâmes où l’on racontait ses prétendus amours avec le duc d’Agénois, chansons que ses ennemis trouvaient toujours moyen de faire parvenir à Louis XV.

Une injure de la part du roi, la crainte d’une infidélité de cœur n’auraient pas plongé madame de la Tournelle dans un accablement si profond, l’orgueil l’eût soutenue ; mais c’est bien plus que son bonheur personne ! dont elle perd l’espérance : elle déplore l’avenir de gloire et de prospérité qui échappe au roi qu’elle aime !

En la voyant ainsi triste, immobile, n’écoutant rien de ce qu’on dit même d’elle, on ne doute plus qu’impatienté de ses rigueurs, le roi ne lui ait adressé un de ses adieux polis qui ne laissent plus aucun espoir de retour. On sourit, on forme des conjectures, on s’amuse de sa souffrance ; elle n’y fait pas attention ; mais après une heure de supplice, elle voit chacun se lever. Le roi quitte la table de jeu.

— Déjà, dit la reine, lorsqu’il vient lui baiser la main. Il est donc bien tard ?

— Non, répond le roi de manière à être entendu de toutes les personnes qui sont près d’elle… mais nous expédions plusieurs courriers cette nuit, et je vous quitte pour écrire au maréchal de Belle-Isle.



XXXI

LES NOMINATIONS


« Je vous quitte pour écrire au maréchal de Belle-Isle. » Que de choses renfermaient ce peu de mots, et que madame de la Tournelle eut de peine à dissimuler la joie dont ils inondaient son âme !

Le roi allait lui obéir ; la voix de l’amitié, du devoir s’était fait entendre ; elle triomphait de l’indolence, du dépit, de l’orgueil d’un souverain ! Combien ce premier succès en promettait de plus grands encore !

Lorsque les yeux du roi se portèrent sur madame de la Tournelle, en traversant le salon, il la vit approcher son éventail de ses lèvres, et devina sur quelle image sa bouche se reposait. Le front du roi se colora, un frisson de bonheur parcourut ses veines. Quel prix de sa soumission !

Madame de la Tournelle ne dormit point ; mais sa nuit fut bien douce. Elle la passa tout entière à écrire quatre lignes au roi ; elle voulait être sa première pensée de la nouvelle année ; mais ces quatre lignes étaient trop froides ou trop tendre, elles promettaient trop ou pas assez ; elles ne rendaient qu’imparfaitement le noble espoir dont elle était émue ; et ces lignes, sans cesse écrites, puis effacées ne seraient jamais parvenues au roi, si les premiers rayons du jour n’eussent averti madame de la Tournelle qu’il n’y avait plus un moment à perdre pour satisfaire à sa superstition amoureuse.

Il est de certaines démarches si intéressantes par elles-mêmes, qu’on s’inquiète peu des mots qui les accompagnent. Quand Lebel entra dans la chambre du roi portant le petit billet qu’un des gens de la marquise venait de lui remettre, la vue de ce billet suffit pour livrer Louis XV à des transports de joie, même avant de l’avoir lu ; il doubla les étrennes de Lebel, comme pour le récompenser de lui apporter un si heureux présage.

Tout concourait à lui prédire une année de bonheur ; la reine avait consenti aux nouvelles nominations qu’il lui avait proposées ; la marquise de Flavacourt et la marquise de la Tournelle venaient d’être portées sur la liste des dames du palais ; il est vrai qu’à la première nouvelle de ces nominations, la comtesse de Mailly avait donné sa démission ; mais le roi s’alarma peu de cet acte de dépit ; il savait avoir plus d’un moyen d’apaiser la jalousie de madame de Mailly : d’ailleurs madame de Flavacourt, étant de moitié dans cette faveur royale, la légitimait aux yeux du public.

Ces petits événements de cour donnèrent lieu aux suppositions les plus contraires : les uns prétendaient que la reine n’avait consenti à voir madame de la Tournelle attachée à sa maison, en qualité de dame du palais, qu’après s’être assurée que le roi avait renoncé à la séduire, et qu’il n’existait entre eux aucune intimité coupable. D’autres voyaient dans cette nomination la marche ordinaire d’une faveur naissante, qui devait d’autant plus s’élever, qu’elle s’efforçait de garder une attitude humble. L’opinion de ces derniers s’appuyait encore sur ce que les grâces distribuées tombaient toutes sur les amis ou sur les partisans de madame de la Tournelle.

La nouvelle de la mort du marquis de Breteuil attrista cette journée. Il était chancelier de la reine, qui le regretta sincèrement ; mais il laissait vacante la place de secrétaire d’État de la guerre, celle de chancelier de la reine ; et l’ambition des uns, la curiosité des autres eurent bientôt distrait de sa mort.

Le duc de Richelieu, que son étoile ramenait toujours à point là où se discutaient ses intérêts ou ceux de ses amis, revint le soir même à Versailles, de Richelieu, où quelques mots du roi l’avaient retenu dans une sorte d’exil depuis un mois ; dès que le roi eut satisfait à tous les soins que l’usage et l’étiquette imposaient à pareil jour, il s’enferma dans son cabinet avec le duc de Richelieu ; et le résultat de cet entretien fut que la charge de secrétaire d’État au département de la guerre passerait au marquis d’Argenson, déjà ministre, et que M. de Saint-Florentin aurait celle de chancelier de la reine.

Les plaintes du prince de Rohan sur tous les moyens scandaleux[40] employés par le duc de Richelieu pour séduire la jeune princesse de Rohan, les griefs de madame de Mailly, ceux de mademoiselle de Charolais qui, dans sa jalousie, se compromettait de la manière la plus indécente, avaient engagé le roi à ordonner quelque temps d’une retraite forcée au duc de Richelieu ; car, malgré ses quarante-sept ans, il l’emportait en conquêtes galantes sur tous les jeunes gens de la cour, et il continuait à être le héros des aventures les plus scandaleuses.

Le roi n’était pas naturellement sévère pour ces sortes de fautes ; mais, quand les clameurs étaient trop fortes, quand, irrités par les mauvais tours et les mots piquants du duc de Richelieu, les maris et les prêtres jetaient feu et flamme, le roi était bien forcé de paraître blâmer le coupable, et de lui infliger une légère punition.

Le jour de l’an servit de prétexte à la rentrée en grâce du duc de Richelieu, dont l’éloignement de la cour n’était pas moins désagréable au roi qu’à lui-même.

Le soir, au coucher, le roi le conduisit dans une embrasure de croisée.

— Trouvez-vous demain, dit-il tout bas au duc, à dix heures du soir dans la cour de Marbre ; mettez une mauvaise perruque et une redingote de cocher pour n’être point reconnu, ayez une lanterne sourde : vous verrez bientôt sortir une chaise à porteurs ; vous entendrez tousser, et vous suivrez cette chaise sans mot dire ; puis il ajouta tout haut ; Soyez à Paris demain de bonne heure et prévenez d’Argenson.

Passer tout à coup des rigueurs de l’exil à l’intimité du confident, c’était de quoi ravir à la fois le courtisan et l’ami. Le duc de Richelieu s’inquiéta seulement de deviner à quelle espèce d’aventure le roi l’associait ; n’étant à Versailles que depuis quelques heures, entouré de tout ce que la solennité du jour de l’an attire à la cour, il n’avait pas eu l’occasion de causer avec personne, et son entretien avec le roi, la mort de M. de Breteuil, et le choix de ses successeurs avaient rempli ce jour tout entier.

Les lettres de mademoiselle de Charolais lui mandaient que le roi, s’étant à la fin aperçu que la résistance de madame de la Tournelle était l’effet d’un calcul ambitieux, venait de rompre tous rapports romanesques avec elle, ce qui déconcertait beaucoup les projets intéressés de la dame.

La duchesse d’Estissac lui écrivait de son côté, que madame de la Tournelle jouait fort bien son jeu en refusant hautement le titre et les avantages de favorite ; que cette conduite lui conciliait la reine, le cardinal, les prudes et les dévotes et lui répondait peut-être ainsi du roi lui-même, car il devait être affamé de refus.

D’après ces rapports différents, le duc de Richelieu pensa que le roi, également ennuyé des tendresses de madame de Mailly et des froideurs de madame de la Tournelle, cherchait à les oublier toutes deux auprès de quelque objet nouveau.

Les affaires dont le roi l’avait chargé retinrent le duc de Richelieu toute la journée du lendemain à Paris ; mais il revint à Versailles pour l’heure du rendez-vous. La perruque, la redingote de cocher l’attendaient. Comme il n’était pas extraordinaire chez lui de le voir sortir déguisé, on pensa que c’était une femme de plus qu’il allait ajouter à sa liste. Il tombait une pluie horrible ; un vent froid sifflait, et le duc maudit plus d’une fois son rôle de confident en se promenant sous l’averse dans la cour de Marbre.

Enfin la chaise mystérieuse parut, on toussa, et le duc suivit en silence les porteurs.

Pendant cette course un peu longue, le confident eut bien le temps d’être mouillé. La chaise s’arrêta à un petit escalier ; le roi en sortit, fit signe au duc de le suivre, et ils montèrent tous deux, jusqu’à une porte que le roi ouvrit et referma après avoir fait entrer M. de Richelieu : ils se trouvèrent dans une antichambre, où ils n’y avait personne, puis ils passèrent dans un salon ; là le roi dit au duc de l’attendre.



XXXII

LE SOUPER INTIME


Il commençait à s’impatienter vivement, lorsque le roi vint et se mit à éclater de rire en disant :

La bonne figure ! je donne au diable à le reconnaître.

Le duc de Richelieu se voyant ainsi, laid, mouillé, transi, ridicule, était au moment de se fâcher de la plaisanterie, quand le roi ajouta sans pouvoir calmer son envie de rire :

— Pardon, mon cher duc, du rôle comique que je vous fais jouer ; mais comme le mien n’est pas moins ridicule, vous m’excuserez de vous soumettre ainsi que moi au caprice d’une femme adorable et qui est votre amie.

En finissant ces mots, le roi prit le duc par le bras et le fit entrer dans le boudoir de madame de la Tournelle.

Malgré l’embarras que lui causait la présence de son ancien ami ainsi amené par le roi, et dont l’esprit devait naturellement supposer cette visite moins honnête qu’elle ne l’était, madame de la Tournelle rit autant que le roi du singulier accoutrement de ce duc si élégant, dont la tournure brillante et les vêtements magnifiques servaient de modèles à tous les séducteurs de la ville et de la cour.

En apercevant madame de la Tournelle, le duc fit une exclamation qui prouva sa surprise et sa joie ; il se débarrassa aussitôt de son déguisement, et vint baiser la main que lui tendait sa belle nièce.

— Il ne fallait pas moins que cette aimable surprise, dit-il, pour me faire oublier l’heure que je viens de passer. Si vous saviez toutes les idées folles qui me sont venues à l’esprit ? j’étais bien loin vraiment de cette charmante réalité.

— Pas si charmante que tu le crois, mon cher Richelieu, dit Louis XV en s’abandonnant au ton familier qu’il prenait avec ses amis dans l’intimité ; car si je te demande le secret de cette visite, ce n’est pas pour madame, c’est pour moi ; tu m’avoueras que tant de mystères, de risques, me feraient supposer être le plus heureux des hommes ; eh bien, je suis son esclave, et voilà tout.

— Ah ! sire, dites son ami, interrompit madame de la Tournelle de l’accent le plus tendre.

— Non, je mentirais, l’amitié n’a rien à faire dans une adoration semblable ; en fait de réciprocité, elle n’est pas si dupe, vraiment. L’amour seul peut rendre aussi complétement imbécile, et je suis sûr qu’au fond de son âme Richelieu se moque de moi, il ne comprend pas qu’on puisse donner toutes les apparences de l’intrigue aux rapports les moins coupables.

— Il est vrai, chère nièce, que c’est trop ou trop peu, dit M. de Richelieu.

— Oui, c’est trop, j’en conviens, répondit madame de la Tournelle d’un ton sérieux, et je vous remercie de la leçon.

— Maudites soient tes belles sentences ; dit le roi avec humeur. Tu vas la fâcher, dis-moi que je suis ridicule, insensé ; tu as raison, mais ne vas pas lui laisser croire qu’elle a tort de me recevoir, j’ai déjà eu assez de peine vraiment à l’y décider. Dieu sait quelles promesses, quel sacrifice le bonheur de cet instant me coûte ! Mais qu’importe, si je me trouve plus heureux de ce moment que de tous les plaisirs que j’ai goûtés en ma vie !

— Vous avez dit le grand mot, sire, se sentir heureux, voilà le but de la vie ; peu importe les routes par lesquelles on y parvient. J’ai vu depuis que je suis au monde, des bonheurs fort étranges que ma raison, mon goût, avaient peine à concevoir ; je les ai tous respectés et quelquefois enviés ; je crois même à celui que donne la vertu ; oui, je comprends la volupté du martyre.

— Eh bien, c’est justement la mienne, dit en riant le roi ; elle me gronde devant le monde, elle me refuse quand nous sommes seuls, elle rit de mes tortures, et quand je me plains elle menace de s’enfuir au bout de la terre, enfin là où je ne pourrais la suivre. Tant de cruauté devrait m’indigner, me décourager d’elle, eh bien, non j’aime ses injures, ses sermons, ses caprices, je l’estime de me désoler, et quand je vois à la cour des gens qui la supposent moins rebelle envers moi, il me semble qu’ils l’insultent ; j’ai envie de me battre avec eux.

— Que le roi est aimable ! dit madame de la Tournelle, et qu’il serait douloureux de perdre une telle affection !

— Jamais, reprit Louis XV en pressant de ses lèvres le beau bras de madame de la Tournelle.

Après un moment de silence, le duc de Richelieu, qui avait écouté le roi avec une attention profonde, s’écria :

— Je vous admire, et voici la première fois, sur mon honneur, que j’envie le sort du roi de France ; car tout puissant que vous êtes, sire, je n’aurais pas changé mes plaisirs pour les vôtres, tant ils étaient faciles ; et partant monotones ; car le cœur y devait être étranger ; mais voilà l’éloquence, l’émotion d’une passion vraie, voilà des tourments qui me font envie. Ah ! qui ne serait heureux d’un semblable malheur !

Ce discours adroit et pourtant sincère flattait également l’amour-propre du roi et le sentiment de madame de la Tournelle.

— Venez, dit-elle en présentant la main au roi, le souper nous attend.

Et elle le conduisit dans le salon où une petite table élégamment servie était placée près d’un bon feu.

— Un souper ! s’écria M. de Richelieu, un déguisement, une surprise, un souper ! mais c’est un véritable enchantement, et jamais Votre Majesté ne m’a comblé de tant…

— Ah ! pour le souper, je te dispense de toute reconnaissance, dit le roi, tu me rendras la justice de croire que tu ne serais pas ici, si cela avait dépendu de moi ; mais madame de la Tournelle, qui désirait te revoir et me contrarier, n’a consenti à me laisser partager son souper qu’autant que tu en serais ; ainsi c’est à elle seule que tu dois des remercîments.

— Non, sire, je m’obstine à rendre grâce à tous deux ; car je connais ma nièce, tout en contrariant Votre Majesté, elle serait désolée de vous déplaire, et, si je vous ennuyais, elle ne m’aurait point invité.

— Toujours avantageux, dit le roi ; mais il a raison, cela lui réussit. Quel charmant souper ! ajouta-t-il en s’asseyant près de madame de la Tournelle ! que ces fruits sont beaux ! ces fleurs ravissantes !

— M. Duverney me les a envoyés ce matin de Plaisance, répondit madame de la Tournelle.

— C’est un homme excellent, dit le roi, dont le luxe et le bon goût sont à désespérer tous les gentilshommes de France ; mais en vérité, tu dévores, ajouta-t-il en voyant le duc manger la moitié d’un faisan.

— Et pensez-vous donc que je n’aie pas gagné de l’appétit, pendant tout le temps qu’il a plu à Votre Majesté de me faire attendre dans cette mauvaise cour de Marbre ?

— Ah ! tu ne dois plus t’en plaindre.

— Sans doute, et je suis bien récompensé de ma peine ; mais j’ai pour principe de profiter le plus que je peux des bonnes aubaines qui me sont offertes, et je n’en connais pas de meilleurs qu’un souper pareil, en si bonne compagnie.

— Sans témoins importuns, sans serviteurs dont l’œil curieux et critique semble vous épier, dit le roi, on se trouverait heureux d’être ainsi chez la femme la plus insignifiante, jugez de ce que cela est chez vous ! mais cependant il nous manque une amie, je ne vois point Lisette ! où donc est-elle ?

— Lisette ! répéta le duc de Richelieu, qui est cela ?

— C’est une petite bavarde fort jolie, qui dîne et soupe ordinairement avec madame.

— Je vais la faire venir, dit madame de la Tournelle en sonnant Mademoiselle Hébert. Mais, n’allez pas vous amuser à lui tourner la tête, elle est fort coquette ; je vous en avertis.

— Tant mieux, dit le duc, cela abrège bien des formalités : mais cette Lisette, c’est donc une nouvelle connaissance ? jamais je n’ai vu chez vous personne qui portât ce petit nom.

— C’est une filleule du roi, il l’a nommée ainsi.

À ces mots madame de la Tournelle et le roi sourirent en voyant le soin que prenait M. de Richelieu pour rajuster sa coiffure endommagée par la perruque, et son jabot froissé par la grosse redingote ; tout cela dans la crainte de paraître à son désavantage aux yeux de cette charmante Lisette qu’il était impatient de voir et de séduire.

Les rires redoublèrent lorsque mademoiselle Hébert apporta la perruche.

— Il faut que vous comptiez bien tous deux sur moi, dit en riant aussi M. de Richelieu, pour me mystifier ainsi ; et ce trait seul me prouve toute votre confiance. Ah ! voilà donc cette personne dont je dois ménager la vertu ; mais c’est pis qu’un démon, voyez donc comme elle avance le bec pour me pincer.

— C’est l’esprit de quelqu’une de vos victimes, dit madame de la Tournelle, qui aura passé dans cet oiseau, car je ne l’ai jamais vu si en colère contre personne.

— Vois comme il bat des ailes en venant sur ma main ? dit le roi.

— C’est un vrai courtisan, sire.

Aimez le roi, dit la perruche.

— Je le disais bien, reprit le duc.

— Celui-là, du moins, ne dit pas le contraire en mon absence, répliqua le roi.

— Allons, donnez-lui cette praline, et faites la paix avec elle ; j’exige que tous mes amis soient galants avec Lisette, je l’aime tant !

— C’est m’apprendre de qui vous la tenez, reprit le duc ; puisqu’on n’en saurait médire sans commettre un crime de lèse-majesté, vous pouvez compter sur tout mon respect pour son auguste bavardage.

De la perruche on passa à des sujets plus graves : le duc raconta comment M. d’Argenson avait reçu la nouvelle de sa nomination ; et le mouvement d’humeur qu’en avait témoigné M. de Maurepas ; il appuya sur la terreur de certaines personnes en voyant le roi disposé à prendre le timon des affaires ; enfin, conseils, flatteries, rien ne fut épargné de la part de la marquise et de son ami, pour affermir le roi dans sa noble résolution de gouverner par lui-même.

— Mais dans ces circonstances importantes, dit madame de la Tournelle au duc, pourquoi donc être resté si longtemps éloigné de la cour ?

— Demandez-le au roi.

— Mais enfin que faisiez-vous au château de Richelieu ?

— Des réparations, madame.

— Et des actes de contrition, j’espère, dit le roi, car si vous saviez toutes ses folies !

— Ah ! je ne demande pas mieux que de vous les raconter.

— Et moi, je ne veux pas les connaître, reprit madame de la Tournelle.

— Mêler un prêtre dans ses intrigues[41], se servir de la confession pour abuser un pauvre curé ; en faire son complice, son commissionnaire ! vraiment cela crie vengeance, et c’est me mettre à plaisir dans un embarras cruel que de me forcer à punir ses forfaits.

— Et des aventures si amusantes, dit le duc ; convenez-en, sire, vous en avez ri.

— Oui, mais le prince de Rogan ne les trouve pas plaisantes, lui.

— Grâce au génie de la femme de chambre de la princesse, il a retrouvé toute sa sécurité ; nous sommes maintenant les meilleurs amis du monde : c’est lui qui me demande pardon de ses soupçons.

— Voilà, je vous l’avoue, un homme abominable, dit le roi ; mais comment fait-il pour se maintenir si longtemps et si heureusement dans ce dédale d’intrigues plus compliquées les unes que les autres ?

— Il est certain qu’une telle persévérance, appliquée à la vertu, aurait fait de lui un saint, dit madame de la Tournelle.

— Et je ne suis qu’un pauvre pécheur : mais mon excuse est dans ma constance, et si je puis encore pécher ainsi vingt ans, ma conversion sera un miracle. C’est dommage que le siècle s’amende. Le règne de Votre Majesté sera béni de Dieu, je n’en doute pas. Mais, la régence ! la régence ! ah ! sire, quel bon temps !

— Erreur. Ce temps si regretté n’était qu’une suite d’orgies sans amour.

— Ah ! il s’en glissait bien un peu par-ci par-là en dépit de la licence ; mais il est certain qu’il ne s’y donnait pas beaucoup de soupers tels que celui-ci.

— Tu vois donc bien que ce temps-ci vaut mieux. À propos, j’oubliais : es-tu toujours l’ami de la duchesse de Brancas ?

— Je m’en flatte, sire.

— Eh bien, il faut que ce sentiment invalide nous serve à mener à bien un projet que j’ai sur le duc de Lauraguais. Je veux le marier.

— C’est un vrai service à lui rendre, sire ; car il a de la comtesse de G… par-dessus les yeux, et, sans savoir qui Votre Majesté lui destine…

— C’est une fille de grande maison, digne en tout d’entrer dans la sienne. Mais nous parlerons de cela demain.

Madame de la Tournelle devina qu’il s’agissait de sa sœur, et toute sa figure prit l’expression de la reconnaissance. Jamais son ambition fraternelle n’aurait osé rêver un mariage si avantageux ; car mademoiselle de Nesle n’avait que son beau nom pour dot. Il y a presque toujours un peu d’humiliation à recevoir un bienfait personnel ; mais quand ce bienfait tombe sur les gens qu’on aime, combien il parait plus doux ! Il n’y a pas moyen alors de le refuser ni de se montrer indifférent, sans être ingrat.

Le duc de Richelieu, instruit des intrigues amoureuses de la cour, raconta de la manière la plus amusante tout ce que le duc de Lauraguais imaginait de ruses, de prétextes pour se soustraire à la passion tenace de la comtesse de G… ; la femme qui n’est plus aimée est si facile à tourner en ridicule ! mais les rires qu’excitait la gaieté maligne du duc furent tout à coup interrompus par le bruit de plusieurs portes qu’on ouvrait dans l’appartement situé au-dessous de celui de madame de la Tournelle.

— C’est, je parie, cet imbécile de Chalmasel, dit M. de Richelieu, qui se croit obligé, en qualité de premier maître-d’hôtel de Votre Majesté, d’exercer une police particulière sur les plaisirs de ses voisins.

— Ce sont tes rires qu’il aura entendus, dit le roi en remarquant le trouble de madame de la Tournelle ; mais il n’y a pas grand mal, je pense ; madame est bien libre de donner à souper à quelques personnes de ses amies.

— Ah ! mon Dieu, l’on va vous voir sortir d’ici, dit-elle tout émue.

— Rassurez-vous, reprit le roi en prenant la main tremblante de madame de la Tournelle, équipés comme nous le sommes, avec sa redingote et mon manteau, nous ne pouvons compromettre tout au plus que mademoiselle Hébert.

— C’est peut-être Talaru qui sort de chez son père, dit le duc ; ils sont aussi curieux l’un que l’autre ; si vous envoyiez quelqu’un pour s’assurer que personne ne nous épie ?

— Ces soins, cette inquiétude prouvent assez combien je fais mal de vous recevoir, dit madame de la Tournelle.

— Que dites-vous là ! s’écria le duc de Richelieu, ce sont toutes ces craintes, ces émotions qui font le charme des entrevues secrètes ; sans cela il faudrait autant aimer son mari ou sa femme.

Pendant que le duc dit ces mots, le roi se lève et va parlera mademoiselle Hébert, qui était dans l’antichambre ; il lui recommande d’aller dire à ses porteurs de se tenir hors de la cour des cuisines, dans la rue des Réservoirs, puis de bien regarder en remontant s’il n’y a personne dans l’escalier, surtout si toutes les portes du corridor sont fermées. Il croit avec raison que cette recommandation faite par lui-même sera mieux observée.

— Mademoiselle Hébert a ses instructions, dit-il en rentrant dans le salon, et l’on ne pourra nous surprendre : combien je regrette, ajouta-t-il, de vous causer une telle inquiétude. Ah ! croyez que je sens tout le prix du sacrifice que vous me faites en bravant de telles craintes ; mais elles sont vaines, je vous l’assure, et de tout le château, lui seul saura à quel point je suis heureux et malheureux. Mademoiselle Hébert revint dire qu’après le départ d’un monsieur qui sortait de chez M. de Chalmasel, tout était rentré dans le calme, et que le roi et le duc pouvaient se retirer en pleine sécurité.

— Profitez de ce moment, dit madame de la Tournelle avec vivacité ; j’ai malgré moi de tristes pressentiments… Puis, s’adressant au duc :

— Surtout ne le quittez pas ; si l’on pouvait savoir qu’il sort ainsi sans gardes… si quelques ennemis…

— Quoi ! ce n’est pas pour vous que vous tremblez ainsi ? s’écria Louis XV transporté de bonheur.

— Ah ! pour moi ; j’ai du courage ! répondit-elle avec un sourire enchanteur.

— Fiez-vous à moi, interrompit M. de Richelieu en entraînant le roi vers la porte, je vous réponds de Sa Majesté sur ma tête et sur cette perruque vénérable ; je reviendrai vous donner demain des nouvelles de notre savante retraite.



XXXIII

JALOUSIE


Le roi et le confident rejoignirent la chaise à porteurs, sans faire de mauvaise rencontre ; mais quand, après avoir monté l’escalier du roi, ils se trouvèrent dans la galerie, le duc aperçut un homme qui se cachait derrière le piédestal d’un des bustes de bronze ; il se précipite vers lui, découvre sa lanterne sourde, et voit… M. de Maurepas[42], oui, le comte de Maurepas, le ministre lui-même qui cache sa figure dans ses mains, espérant n’être pas reconnu, et qui se trouve bien honteux d’être surpris épiant ainsi les démarches du roi.

Soit que M. de Richelieu ne pût contenir sa colère, soit qu’il voulût s’amuser de la frayeur du coupable, il s’écrie en tirant son épée :

— Sire, je le tue !

M. de Maurepas, tremblant de tous ses membres, s’accroupit, se jette par terre ; le roi le relève avec bonté, et dit qu’il lui fera connaître le motif qui le porte à sortir à cette heure de son appartement ; puis il rentre dans sa chambre, laissant le curieux ministre bien heureux d’en être quitte pour la peur, et cherchant dans son esprit ingénieux tous les moyens de parer à une prochaine disgrâce.

Il était intéressé à être discret, et cette rencontre resta secrète ; mais M. de Chalmasel parla du bruit qu’il avait entendu chez madame de la Tournelle ; d’un souper mystérieux ; ses caquets de voisin arrivèrent jusqu’à madame Mailly, qui vint de nouveau se plaindre.

La patience du roi était à bout ; peut-être aussi l’état de de faiblesse où se trouvait le cardinal de Fleury ne lui donnant plus à redouter aucune représentation de sa part, Louis XV crut pouvoir recouvrer sa complète indépendance ; enfin madame de Mailly fut invitée à se retirer de la cour de ta manière La plus impérieuse : il lui fut enjoint de céder son appartement à madame de Flavacourt, comme elle lui avait déjà cédé sa place de dame du palais.

Madame de Mailly, passant de la colère aux supplications et aux larmes, demanda en grâce de rester encore quelque temps au château ; le roi y consentit : mais, convaincu que M. de Maurepas ne s’était abaissé au rôle d’espion qu’à la prière de madame de Mailly, et dans l’espoir de se rendre maître de la favorite, puis de se servir de son crédit pour conduire à lui seul les affaires, Louis XV prit à ce sujet une décision irrévocable. Il eu lit part au marquis d’Argenson, pour qu’il déterminai madame de Mailly à aller passer quelques jours a Paris. Cet avis ayant été suivi, la séparation eut lieu sans éclat. Madame de Mailly alla descendre chez la comtesse de Toulouse, qui lui avait offert un asile ; et bientôt la plus austère dévotion vint au secours de son désespoir.

On s’attendait à voir madame de la Tournelle succède à sa sieur et habiter l’appartement que le départ de madame de Mailly laissait disponible ; mais il n’en fut pas ainsi ; il resta vacant. Dans l’incertitude où l’on était du choix que le roi allait faire, la cabale Maurepas tenta de faire agréer, comme caprice, une actrice de la Comédie française, cette mademoiselle Gaussin que Voltaire commençait à rendre célèbre.

Loin de se prêter à tout ce qu’on imaginait pour le distraire de son amour, le roi s’aperçut que ce sentiment prenait chaque jour un caractère plus profond, Le retour du duc d’Agénois y joignit bientôt une rage de jalousie qui eu lit une passion délirante.

Ainsi que l’avait pressenti Louis XV, le duc d’Agénois avait obtenu du maréchal de Belle-Isle un congé pour venir h Paris se rétablir de ses blessures. Trop souffrant encore pour se transporter chez madame de la Tournelle, il avait chargé son oncle, le duc de Richelieu, de lui peindre son état, et de lui dire à quel point ses souffrances s’augmeutaient du regret de ne point la voir. Madame de la Tournelle lui avait répondu par une lettre d’autant plus affectueuse qu’elle ne lui donnait aucun espoir. Elle ne fit point mystère au roi de la démarche ni de la lettre de M. d’Agénois ; elle affecta même d’être décidée à ne point sacrifier une amitié si bien méritée aux soupçons jaloux du roi.

— Mais il vous aime, disait Louis XV, et vous aime de cet amour effréné qu’on a pour vous ; cette amitié si tendre, que vous voulez que j’approuve, encourage ses désirs, lui donne le droit de croire que vous finirez par y répondre, et cette idée me rend fou. Je me sens capable de provocation, de vengeance, de traits affreux dont je mourrais de remords. Par pitié, rassurez-moi, persuadez-moi que votre attachement n’est pas le même pour nous deux ; car enfin, qu’ai-je de plus que lui ? ai-je obtenu une préférence ? un sacrifice ? un mot que vous n’avez pu lui dire ? Vous supportez mon amour comme vous tolérez le sien, et l’émotion que vous cause le moindre malheur qui lui arrive, celle que ma peine vous donne peut-elle en approcher ? Ah ! je ne sais si la nouveauté du supplice que j’éprouve me rend injuste, cruel ; mais jamais projets plus sinistres n’ont égaré mon esprit ; grâce à vous, je connais la haine la fureur, l’envie… oui, l’envie… car il peut vous épouser, lui ! il peut mettre d’accord vos scrupules et son amour. Le monde, la morale, la religion, tout sert sa cause près de vous, et, malheureux que je suis, pour me croire aimé, il faut que je triomphe du inonde, du ciel, et de vous-même. Ah ! maudit soit mon bonheur, s’il doit vous coûter si cher !… et pourtant ce bonheur est devenu indispensable à ma vie… à lui seul tiennent ma confiance, ma raison, ma loyauté, ma gloire ; sans votre amour, sans tout ce qu’il peut donner, il faut que je meure.

Et des larmes brûlantes, s’échappant des yeux du roi, tombaient sur les mains de madame de la Tournelle.

— Ainsi j’avais trop présumé de vous et de moi, disait-elle en pleurant. Ainsi ce rêve si beau de pureté, d’amour, devait finir par l’abandon ou le remords !

— Ah ! plutôt mourir mille fois que de vous livrer à des tourments pareils, s’écrie le roi ; non si ce que je vous inspire ne l’emporte pas sur tout : si les regrets, les remords doivent suivre mon bonheur, j’y renonce à jamais. C’est le vôtre qu’il me faut : c’est l’assurance qu’il n’en est pas pour vous sans moi ; c’est un sentiment qui réponde à tous ceux qui m’agitent, un orgeuil d’amour qui vous rende fiere des vertus que je tiendrai de vous, un dédain de tout ce qui n’est pas cet amour ; une conscience de ce que vous pouvez faire de bien à moi, à la France, qui impose silence à de vains reproches ; enfin c’est le refrain de cette passion qui me domine comme une volonté du ciel… Mais goûter un bonheur acheté par vos larmes, voir la honte courber ce t’mnt sur lequel je vomirais pouvoir placer la couronne ! Non, jamais !… J’attendrai que l’amour vous amène sur ce nrnr qu’il dévore… ou je succomberai sans plainte de n’être pas aimé.

En finissant ces mots, le roi sortit précipitamment de chez madame de la Tournelle qui ne dit rien pour le rappeler.



XXXIV

LE BLESSÉ


Deux jours se passèrent sans qu’elle reçut aucun souvenir de la part du roi ; appelée par son service chez la reine, elle apprit là qu’on disposait tout pour un prochain voyage a Choisy. La liste des personnes qui devaient en être n’était pas encore connue, et l’étonnement de madame de la Tournelle, en apprenant cette décision du roi, prouva visiblement qu’il ne l’en avait point instruite.

Chacun se demandait qui occupait cette belle chambre de satin bien avec ses riches ornements tous brodés par madame de Mailly, ornements dont le travail dura presque autant que sa faveur.

Un nuage sombre voilait la destinée de madame de la Tournelle ; elle n’osait faire un mouvement dans la crainte de découvrir l’orage ou l’astre éclatant que lui cachait ce voile. Tout lui disait que le moment fatal était arrivé ; qu’il fallait s’immoler à l’amour du roi ou le perdre. Dans l’agitation muette où tant de combats la livraient, elle inspirait la pitié de tous, car ceux dont l’âme corrompue ne pouvait la deviner pensaient qu’une disgrâce complète était seule capable de causer une si profonde tristesse : on donnait pour cause à cette disgrâce le retour du duc d’Agénois ; et son prochain mariage avec madame de la Tournelle paraissait le dénouaient inévitable de cette haute comédie.

Il est des situations où l’on ne peut demander de conseils à personne ; le duc de Richelieu, si extravagant dans ses amours, était le guide le plus raisonnable pour ses amis dans les positions difficiles. Mais l’intérêt qu’il portait à son neveu et son dévoûment pour le roi l’empêchaient de prendre parti contre l’un ni l’autre ; un sentiment d’honneur seulement le forçait à paraître protéger les vues du duc d’Agénois ; car elles avaient l’avantage d’être légitimes, et de plus le roi était aimé, l’abandon du plus faible aurait été une lâcheté, aussi, lorsque le duc d’Agénois, se croyant assez rétabli pour entreprendre le voyage de Versailles, supplia son oncle de l’accompagner chez madame de la Tournelle, le duc de Richelieu se crut forcé d’y consentir.

Ce même jour mademoiselle de Montcravel était venue toute joyeuse remercier sa sœur du brillant parti que le roi lui choisissait. La famille du duc de Lauraguais, certaine de s’assurer du crédit à la cour, en épousant une demoiselle d’une grande maison et dotée par le roi, avait montré beaucoup d’empressement à conclure ce mariage ; et mademoiselle de Montcravel ne tarissait point en éloges, en actions de grâce pour la générosité du roi ; elle s’attendait à voir madame de la Tournelle partager sa joie et sa reconnaissance ; elle s’étonna des larmes qui inondèrent tout à coup le visage de sa sœur.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, ce mariage vous déplairait-il ?

— Non, certes, chère Adélaïde, votre bonheur est ma seule consolation.

— Vous êtes donc malheureuse !… vous dont tant de femmes envient la beauté, la vertu !…

— Pense à moi quand tu seras heureuse, dit madame de la Tournelle en se jetant dans les bras de sa jeune sœur.

En ce moment on annonça le duc de Richelieu et le duc d’Agénois.

Madame de la Tournelle essuya ses larmes à la hâte ; mais les traces en frappèrent le duc d’Agénois, et il faillit succomber à son émotion en s’approchant d’elle pour lui baiser la main.

Il avait un bras en écharpe, et la pâleur, l’abattement de ses traits prouvaient à quel point il souffrait encore.

— Quelle imprudence ! dit madame de la Tournelle en faisant asseoir le blessé près d’elle, comment avez-vous permis qu’il fît cette longue route dans cet état de souffrance ? ajouta-t-elle en s’adressant au duc de Richelieu.

— Ah ! vraiment, vous croyez qu’on pouvait l’en empêcher ; il aurait fait le chemin à pied, au risque d’en mourir, plutôt que de ne pas venir aujourd’hui : un ordre de vous-même ne l’aurait pas retenu dix minutes de plus à Paris.

— Forcer vos amis à vous gronder d’un tel empressement, c’est bien mal ! mais voyez-le donc, il pâlit, et se trouve mal…

Et madame de la Tournelle sonnait pour avoir du secours, des sels :

— Courez vite chez Lapeyronie[43], dit-elle à son domestique, amenez-le…

— Non… je me sens… mieux, dit le duc d’Agénois en revenant à lui… c’est l’effet de cette dernière saignée que les médecins se sont obstinés à me faire… ce ne sera rien, ajouta-t-il en posant ses lèvres décolorées sur la main qui lui présentait un flacon d’eau de mélisse.

Sans se douter qui ; la bonté, la pitié de madame de la Tournelle était l’unique cause de tant de soins, le duc d’Agénois en fut ému d’espoir et de reconnaissance, et c’étaient justement ces démonstrations d’amitié qui prouvèrent à M. de Richelieu l’illusion dans laquelle son neveu s’entretenait. Il pressenti ! avec peine le moment où la vérité viendrait précipiter de cœur aimant de ses félicités imaginaires dans des regrets trop réels.

Le domestique, prompt à obéir, malgré la défense du blessé, revint bientôt accompagné du premier chirurgien du roi.

M. d’Agénois se confondit en excuses sur ce qu’on avait dérangé Lapeyronie inutilement, et prétendit qu’il était tout à fait rétabli de son indisposition : mais Lapeyronie, qui tâtait son pouls, lui donna un de ces démentis de médecins qui ne permettent point de réplique.

— Vous avez beaucoup de fièvre, monsieur le duc ; si vous retournez à Paris dans cet état de spasme, il vous arrivera malheur, je vous le prédis ; je ne conçois pas comment le docteur qui vous soigne vous a laissé sortir.

— Le pauvre homme est bien innocent des folies de son malade, vraiment ; mais je ne souffrirai pas qu’il les recommence, dit M. de Richelieu ; je vais l’établir dans mon appartement au château, et j’espère bien que, grâce à vos soins et à ma sévérité d’oncle, il sera bientôt guéri.

— Voilà une ordonnance que j’approuve, répondit le chirurgien, j’y joins celle d’être au lit dans une demi-heure.

— Soyez tranquille, je l’y mettrai plutôt de force.

— J’aurai l’honneur de me rendre chez M. le duc dans la soirée, après avoir visité M. de Maurepas.

— Eh ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc, notre cher ministre ? On prétend qu’il a éprouvé je ne sais quelle révolution qui lui a donné la fièvre.

— C’est une chute qu’il a faite dans la galerie, à ce qu’il m’a dit ; il en est résulté des étouffements, une malaise général, et il m’a fallu le saigner hier soir.

— Ah ! c’est parfait, s’écrie en riant le duc de Richelieu. quoi, vraiment ? il en est malade ?

Et les rires du duc continuèrent, à l’étonnement de tous ceux qui n’en pouvaient comprendre la cause. Parbleu ! mon cher Lapeyronie, il faut que vous me fassiez le plaisir de lui dire combien je prends part à ses souffrances.

— Et à quel point vous en riez, peut-être ? Ah ! monsieur le duc, ce serait le mettre de fort mauvaise humeur, et la médecine nous prescrit d’éviter tout ce qui peut aigrir la bile du malade.

— Croyez-moi, docteur, recommandez-lui de ne pas prendre l’air la nuit, sinon je lui prédis une rechute.

Peu de moments après le départ de Lapeyronie, madame de Chevreuse arriva tout effarée, croyant trouver le duc d’Agénois à moitié mort. Le domestique qu’on avait envoyé a la recherche du docteur, pour le plus grand succès de sa commission, n’avait pas manqué de dire à tous ceux qui se trouvaient sur son passage que le duc d’Agénois était à l’agonie chez madame de la Tournelle.

Madame de Tencin, la duchesse de Lesdiguières, vinrent aussi sur le bruit de cette triste nouvelle, et le duc d’Agénois maudit l’intérêt qu’on lui témoignait ; car il avait espéré revoir madame de la Tournelle presque sans témoins : la présence de son oncle, confident de son amour, n’en aurait pas gêné la pure expression ; au lieu de cela, il lui fallut subir l’ennemi d’une contrainte insupportable.

Madame de Lesdiguières, que ses principes avaient éloignée depuis quelque temps de chez madame de la Tournelle, y revenait dans l’espoir de la déterminer, par ses conseils, à faire cesser les bruits nuisibles à sa réputation en épousant le duc d’Agénois ; par une inconséquence assez naturelle aux femmes dont la vertu n’est pas à l’abri des faiblesses de la vanité, la duchesse de Lesdiguières, tout en s’indignant à la seule pensée de voir madame de la Tournelle succéder à la comtesse de Mailly, trouvait fort simple que la première se servit de son crédit sur le cœur du roi, pour faire faire un brillant mariage à mademoiselle de Montcravel.

Le duc d’Agénois se consola de ne pouvoir parler de son amour à madame de la Tournelle, en voyant qu’il était protégé par les personnes dont elle appréciait le plus l’estime ; l’instinct d’une tendresse craintive lui fit deviner qu’il était de son intérêt de laisser madame de Lesdiguières seule avec la marquise : que la duchesse plaiderait sa cause mieux que lui. Alors il se laissa emmener par son oncle. Madame de Chevreuse et madame de Tencin, le voyant beaucoup moins en danger qu’elles ne le croyaient, cessèrent tout à coup leurs démonstrations affectueuses. Elles pressentirent que ce retour, ces dangers, cette blessure, ce courage à tout braver pour revoir madame de la Tournelle, donneraient beaucoup d’humeur au roi ; sans se concerter elles décidèrent de se maintenir assez froidement avec le duc d’Agénois.


XXXV

UN VOYAGE DE CHOISY


Malgré l’empire que le roi savait si bien prendre sur lui-même, on s’aperçut de l’état violent où il se trouvait. Jamais il ne s’était montré plus sévère ; ses propositions, sa manière d’écouter, de discuter au conseil, ses décisions, tout décelait la mauvaise humeur qui le dominait ; enfin tant d’agitations concentrées le rendirent malade. Il fut obligé de garder le lit deux jours. Pendant ce temps, ses médecins et Lebel eurent seuls la permission d’entrer dans sa chambre, car il craignait de parler de l’affreuse jalousie qui enflammait son sang, et redoutait l’indiscrétion d’un délire de fièvre. Honteux de ne pouvoir surmonter un sentiment si humble, il ne voulait pas qu’on soupçonnât ce qu’il avait éprouvé en apprenant la visite de M. d’Agénois chez madame de la Tournelle.

Le duc de Richelieu, se voyant exclu comme les autres de la chambre du roi, en conclut facilement qu’il ne lui pardonnait pas d’avoir retenu son neveu à Versailles. Il eut grand soin de dire à Lebel, comme par hasard, que la blessure du duc d’Agénois s’étant rouverte, il était hors d’état de sortir de sa chambre et par conséquent de retourner à Paris ; puis il questionna indirectement Lebel pour savoir quelque chose de ce qui se passait entre le roi et madame de la Tournelle ; mais, soit ignorance ou discrétion, Lebel répondit qu’il n’en savait rien.

Le roi est malade : ces mots, répétés de bouche en bouche, arrivèrent bientôt à madame de la Tournelle et la plongèrent dans une inquiétude qui tenait de la folie ; elle écrivit aussitôt au premier médecin du roi pour savoir des nouvelles positives. Celui-ci, craignant de compromettre sa science, répondit d’une manière vague qui fut interprétée de façon à redoubler les craintes de madame de la Tournelle. Enfin, pleurant, s’accusant des souffrance ? du roi, elle s’était renfermée chez elle pour se livrer à ses tristes réflexions et aux combats les plus pénibles.

Dans son chagrin, elle sent qu’elle n’a plus rien à dire au roi ; qu’il faut lui céder ou le fuir pour toujours.

En ce moment on vient lui annoncer que M. Lebel demande à lui parler.

— Faites-le vite entrer, répond madame de la Tournelle ; et, dans son empressement, elle accable Lebel de questions.

— Les médecins ne savent encore quel nom donner à sa fièvre, répond-il, mais il est dans une agitation telle qu’il passe toutes les nuits sans dormir.

— Vous le veillez, n’est-ce pas ? ah ! ne lui laissez pas faire d’imprudence ?

— Cela n’est pas facile, madame, car, malgré toutes mes représentations, je n’ai pu l’empêcher d’écrire.

En parlant ainsi, Lebel tire de sa poche un billet dont s’empare vivement madame de la Tournelle.

Lebel se retira vers la porte du salon pour la laisser lire plus librement ce peu de mots :

« Il est des rivalités impossibles, madame, et des tourments dont l’excès même doit amener la fin ; il faut que vous décidiez de mon sort, que je vous consacre ma vie, ou que je cesse de vous voir. N’écoutez que les intérêts de votre cœur, quel que soit son arrêt, je le respecterai.

» Viendrez-vous à Choisy ? irai-je y cacher mon bonheur ou mon désespoir… Prononcez ; j’attends en tremblant votre réponse ?

» louis. »

Après avoir lu ce billet, madame de la Tournelle se leva précipitamment, comme pour échapper à de cruelles réflexions ; et, prenant une plume, elle écrivit :

« Je serai du voyage de Choisy. »

Le lendemain toute la cour se réjouissait du mieux qu’éprouvait le roi ; les médecins lui trouvaient bien encore un peu de fièvre, mais il s’obstinait à leur prouver que c’était l’effet d’un simple rhume, et qu’une matinée passée à la chasse dissiperait complètement son mal de tête. Il donna l’ordre de laisser entrer dans sa chambre plusieurs des personnes qu’il recevait habituellement, et voulut voir la reine et ses enfants pour les rassurer sur sa santé. Le duc de Richelieu fut un des premiers à profiter de la permission de voir Sa Majesté. Il avait très-bien deviné la cause de la maladie, mais il ignorait encore celle d’une si prompte guérison, lorsqu’un mot du roi à M. de Meuse sur le prochain voyage de Choisy l’éclaira subitement.

— Songez, dit-il à propos de la liste des invitations, que le voyage doit-être très-bien composé.

— Elle en est donc, pensa le duc ; et il soupira de pitié à l’idée du coup qui allait frapper le malheureux d’Agénois.

Le duc d’Estissac fut chargé par le roi d’aller proposer à mademoiselle de la Roche-sur-Yon, princesse du sang, le voyage de Choisy ; M. de Villeroy remplit la même mission près de la duchesse d’Atin. Toutes deux acceptèrent.

Encouragé par ce premier succès, il fit aussi parler à la duchesse de Luynes, dame d’honneur et amie intime de la reine ; mais elle éluda la proposition. Le roi, piqué de ce procédé, s’adressa au duc de Luynes, qui sollicitait depuis longtemps le cordon bleu. Louis XV lui dit, moitié sérieusement, moitié en plaisantant, qu’il invitait la duchesse de Luynes au voyage de Choisy. Le duc s’inclina profondément pour toute réponse, puis il alla trouver M. de Meuse, et le pria de faire agréer au roi sa peine et son refus.

Cet acte d’une vertu antique était la plus sévère critique des amours du roi, et devait cruellement offenser madame de la Tournelle. Louis XV en conçut un vif ressentiment : la promotion du duc de Luynes à l’ordre du Saint-Esprit fut retardée de plus d’une année[44].

Madame la duchesse de Ruffec consentit à remplacer la duchesse de Luynes ; et le lundi suivant le roi monta dans sa gondole[45] avec mademoiselle de la Roche-sur-Yon, la duchesse de Chevreuse, qui ne partageait point la sévérité de sa belle-mère, la marquise de Flavacourt, le prince de Soubise, le duc de Villeroy et… la marquise de la Tournelle.

Ils avaient été précédés des ducs de Bouillon, de Villars, d’Estissac, du prince de Tingri, du maréchal de Duras, de M. de Meuse, de Damville, et de tous les gentilshommes de service.

Le duc de Richelieu s’était excusé de n’être pas du voyage par l’obligation de soigner son neveu, dont l’état pouvait empirer.

Si la jalousie n’était de tous les sentiments le plus féroce, Louis XV aurait éprouvé le besoin de témoigner quelque intérêt pour les souffrances de tous genres qui accablaient alors le duc d’Agénois, mais il n’eut pas la fausseté de dire un mot gracieux pour lui, et le duc de Richelieu, chez qui l’ambition du courtisan ne l’emportait pas toujours sur les devoirs de l’ami, ne dissimula point la préférence qu’il accordait en cette circonstance aux peines du vaincu sur les plaisirs du triomphateur.

Arrivé à Choisy, le roi fit un quadrille, les dames jouèrent au cavagnole. Le souper fut sérieux ! madame de la Tournelle, intimidée, confuse, ne proférait pas un mot. Le roi était dans un trouble visible : la tristesse de madame de la Tournelle changeait en crainte l’espérance que sa présence à Choisy avait fait concevoir à Louis XV.

C’était une situation embarrassante pour tout le monde.

À force de débats entre sa vertu, sa raison et son cœur, la tête de madame de la Tournelle s’égara au point de commettre une inconséquence inexplicable. On avait préparé pour elle l’appartement de Mademoiselle, à côté de la chambre bleue, ainsi appelée à cause du lit, des meubles et de la tapisserie en soie bleue et blanche filée et brodée par madame de Mailly. Ce voisinage lui inspirant une foule d’idées pénibles, elle s’approcha après le souper de la duchesse de Chevreuse, dit qu’on lui avait donné une trop grande chambre, et pria la duchesse de la prendre et de lui céder la sienne.

Madame de Chevreuse, que la proposition fit sourire, répondit qu’elle n’était point chez elle à Choisy, et qu’elle ne pouvait céder son appartement que par l’ordre du roi.

La réponse était facile à prévoir ; il fallait tout le désordre d’esprit de madame de la Tournelle pour la porter à une semblable démarche ; mais au moment de tenir sa parole, une terreur invincible s’empara d’elle ; les mépris du monde, l’abandon, les remords, l’enfer lui apparaissent, la religion, la pudeur l’enchaînent, elle ferme les verrous des portes de sa chambre ; puis, se prosternant devant une madone du Corrége, elle demande à la sainte vierge le courage de rester pure au milieu de tant de séduction ; exaltée par le péril, par les larmes, par la ferveur de sa prière, elle reste plus d’une heure à genoux, espérant fléchir le ciel qui la menace !… Mais elle entend marcher dans le petit salon qui précède sa chambre !… la clef tourne dans la serrure… la porte fermée aux verrous résiste… une affreuse palpitation saisit madame de la Tournelle… son sang reflue vers son cœur, un nuage brûlant obscurcit ses yeux… elle tombe évanouie.

Lorsqu’elle se ranima, le plus profond silence régnait dans le château ; ses craintes, ses palpitations étaient calmées ; mais une oppression douloureuse l’empêchait de respirer, et des remords, bien différents de ceux qui venaient de l’accabler, tourmentait sa conscience amoureuse.

En proie aux plus cruelles agitations à toutes ces inconséquences du cœur qui font un égal supplice de ce qu’on accorde et de ce qu’on refuse, madame de la Tournelle passa la nuit sur un canapé près du feu. Vers sept heures du matin, la fatigue de tant de sensations diverses, l’accablement qui succède aux larmes, la firent céder au sommeil.

Mademoiselle Hébert vient à l’heure ordinaire pour ouvrir les volets de la chambre de sa maîtresse. Mais elle ne peut entrer, le bruit de la porte qui résiste éveille madame de la Tournelle, elle court tirer les verroux.

— Madame la marquise ne s’est point couchée ! s’écria mademoiselle Hébert avec étonnement, aurait-elle été malade.

— Oui, j’ai un peu souffert… j’ai eu le frisson… je me suis approchée du feu… et le sommeil m’aura surprise…

Pendant que madame de la Tournelle lui répond, mademoiselle Hébert cherche à expliquer l’étrange insomnie de la maîtresse, dont le visage ne trahissait ni l’embarras, ni la honte, une mélancolie profonde s’y faisait simplement remarquer.

En cet instant, madame de Flavacourt ayant appris qu’il faisait jour chez sa sœur, envoya lui dire qu’elle allait venir prendre son chocolat avec elle la bonne et belle poule[46], ainsi qu’on l’appelait, était sans contredit de toutes les habitantes du château de Choisy, la seule qui eût osé tenter cette demande, toute autre l’aurait supposée trop indiscrète ; mais madame de Flavacourt, si naturellement sage dans sa conduite, ne soupçonnait jamais celle de personne. La résistance que madame de la Tournelle avait jusqu’alors opposée aux désirs du roi lui semblait devoir être éternelle, et, comme on respectait sa tendre estime pour sa sœur, elle ignorait les médisances et les plaisanteries malignes auxquelles donnait lieu le voyage de Choisy.

En apprenant que sa sœur ne s’était point mise au lit de toute la nuit, elle vanta cet excès de prudence, tout en le trouvant inutile.

— Car, lorsqu’une résolution est connue pour être sincère, ajouta-t-elle, on peut tenter de la combattre, mais un homme d’honneur n’essaye jamais d’en triompher par force ; et d’ailleurs le roi connaît trop bien les devoirs de l’hospitalité. Où pensez-vous qu’il soit en ce moment, ma chère ? (Madame de la Tournelle garda le silence.) Il est en pleine forêt de Senart ; il a commandé ce matin la chasse de si bonne heure, que ces messieurs baillaient et avaient les yeux à peine ouverts quand ils sont montés à cheval. Heureusement le brouillard s’est dissipé, l’air n’est pas trop froid, et cette fureur de chasse ne sera funeste qu’aux chevreuils de la forêt. Pour mon compte, j’en suis charmée, nous aurons plus de temps pour songer à notre toilette, car le roi ne doit revenir que pour l’heure du dîner. Si nous allions faire une promenade dans le parc après déjeuner !

— J’en serais ravie, car j’ai besoin de prendre l’air.

— Eh bien, mademoiselle Hébert, apprêtez les pelisses, les manchons et des souliers fourrés. Nous irons sur la terrasse du midi.

Mademoiselle Hébert sortit.

— Maintenant que nous voilà seules, il faut vous l’avouer, chère Marianne, je brûle de voir cette fameuse chambre que notre pauvre sœur s’est plu à orner de son propre ouvrage, elle est à côté de la vôtre, entrons-y.

En disant ces mots, madame de Flavacourt se leva, sa sœur la suivit, et toutes deux se livrèrent à de tristes réflexions à l’aspect de cette chambre maintenant déserte, et de ces riches tentures qui brillaient encore du plus vif éclat, lorsque celle qui les avait brodées se flétrissait dans les larmes.

— Savez-vous bien que la vue de cette chambre abandonnée comme celle qui l’habitait est la meilleure leçon qu’une femme puisse recevoir ? dit madame de Flavacourt. Je vous assure qu’en observant ce qui reste d’une semblable intimité, on n’en est pas fort envieuse… Que peut-on devenir après avoir tout donné, son amour, son honneur, à celui qui n’aime plus ?

— Il faut mourir, répondit madame de la Tournelle d’une voix étouffée.



XXXVI

ILS SONT BROUILLÉS


Dès qu’on aperçut madame de la Tournelle et sa sœur se promenant sur la terrasse du bord de l’eau, chacun sempressa de venir les saluer. La curiosité avait au moins autant de part que la politesse dans cette démarche, et madame de la Tournelle fut cruellement humiliée en remarquant les regards inquisiteurs qui se portaient sur elle ; sa pâleur, son abattement s’accordaient avec les conjectures ; mais cette sorte de dignité calme qu’on ne saurait conserver après avoir failli, la simplicité de ses manières, de sa conversation, rien ne décelait en elle un secret embarrassant. Il fallut donc attendre le retour du roi pour savoir à quoi s’en tenir.

— Est-il vrai que notre aimable gouverneur nous ménage une foule de plaisirs pour ce soir ? demanda la duchesse de Chevreuse au comte de Goigny[47].

— En vérité, mesdames, si vous ne vous amusez pas, ce ne sera point notre faute ni celle du roi ; il nous a ordonné de vous arranger une soirée très-divertissante, c’est-à-dire absolument contraire à celles dont un pompeux ennui fait tous les frais à Versailles. Vous aurez le fameux escamoteur, un vaudeville de Vadé et un pas de ballet, sans compter plusieurs charmantes petites surprises dont ma discrétion ne me permet point de parler. L’intendant des menus-plaisirs a fait merveille, son petit théâtre de salon est on ne saurait mieux arrangé. Et puis, trêve d’étiquette, des fauteuils pour tout le monde, et chacun pourra applaudir ou rire à son gré.

— Quel plaisir ! s’écria madame de Chevreuse, et que j’ai bien fait de ne pas écouter mes grands parents !

— Ah ! c’est une révolte indispensable quand on veut s’amuser, reprit en riant M. de Coigny.

— Je ne sais d’où vient tant d’acharnement contre le séjour de Choisy, dit la duchesse de Ruffec, il n’est rien tel, en vérité, que les prudes pour soupçonner le mal. Elles ont une répugnance à croire qu’on puisse se divertir innocemment, qui donne fort à penser sur les plaisirs qu’elles se permettent.

Alors chacun médit, plus ou moins, des personnes qui médisaient dans le même moment des loisirs du château de Choisy. Malgré ce sujet intarissable, la conversation se soutenait avec peine. L’arrière-pensée de savoir jusqu’à quel point il fallait s’attacher à la fortune de madame de la Tournelle préoccupait la plupart des esprits. Il était possible que le roi revînt de mauvaise humeur contre elle, ou bien qu’il fût plus ardent à vaincre ses scrupules.

L’embarras de savoir où la faveur va se fixer est le seul tourment insupportable d’un courtisan : c’est dans cette occasion périlleuse que son génie s’exerce, qu’il s’évertue à deviner où il doit porter ses flatteries ; car dès que la chance se décide, il ne délibère plus ; érigeant en devoir son amour pour le crédit, il lui voue un culte et se croirait coupable de lui dérober le moindre hommage.

Madame de la Tournelle était trop absorbée par ses sentiments pour observer les effets de cette incertitude comique et la singulière prudence qu’elle provoquait.

En revenant de la promenade, des groupes se formèrent dans les salons ; les moins dissimulés chuchotaient en la regardant, tandis que les autres se retiraient peu à peu, hésitant à donner leur avis sur un mystère qui leur semblait inexplicable.

Les soins de leur parures obligèrent bientôt les femmes à se séparer ; l’étiquette étant bannie du château de Choisy, les robes de la cour n’y étaient point admises, mais l’élégance y devait remplacer la richesse des vêtements ; il y avait une sorte d’émulation de bon goût qui tournait au profit de la beauté. C’est là qu’on lançait une mode nouvelle, elle était quelquefois discutée, critiquée ; mais quand elle obtenait le suffrage des autorités en ce genre, on la voyait bientôt adoptée par toutes les jolies femmes de la cour et de la ville.

On est quelquefois novateur sans y penser. Dans l’agitation où se trouvait madame de la Tournelle, elle avait oublié de commander la guirlande qui devait aller avec la robe de satin blanc, garnie de dentelles, destinée à être mise ce jour-là ; mademoiselle Hébert se désolait de cet oubli.

— Comment allons-nous faire ? disait-elle d’un accent douloureux ; madame la marquise n’a pas voulu qu’on apportât son écrin, ni fleurs, ni plumes, ni bijoux, que va-t-elle mettre dans ses cheveux ?

— Rien, mademoiselle Hébert.

— Cela n’est pas possible, madame serait la seule. Les femmes de chambre de la princesse, celles de madame la duchesse de Chevreuse, viennent de me montrer de quoi faire des coiffures charmantes à leurs maîtresses, et ce serait dommage de voir madame moins parée que ces dames.

— Qui sait ? une coiffure toute simple va quelquefois mieux que celle qui a coûté bien de la peine à faire ; d’ailleurs je n’ai pas le choix, et je me console de ce petit malheur en pensant que mon mal de tête s’en trouvera fort bien.

— Au fait, madame a de si beaux cheveux !

Et mademoiselle Hébert, voyant sa maîtresse si bien résignée à n’être que jolie, n’osa plus gémir sur l’oubli de la guirlande, et s’appliqua à faire croire au coiffeur de la cour que la dernière mode excluait toute espèce d’ornemens dans les coiffures en cheveux.

Madame de la Tournelle faisait agrafer sa robe lorsque le galop de plusieurs chevaux se fit entendre dans les cours du château : C’est le roi, pensa-t-elle, et son émotion devint si vive qu’elle fut obligée de s’asseoir. On acheva de l’habiller sans qu’elle y prît garde ; mais sa taille était si belle, et sa robe si bien faite pour sa taille ; il y avait tant d’harmonie entre le brillant du satin et l’éclat de sa peau ; son col gracieux, ses épaules si blanches, gagnaient tant à n’être point cachés sous un riche collier, que mademoiselle Hébert fut obligée de convenir que jamais sa maîtresse n’avait été plus à son avantage.

— Voici le roi de retour, vint dire madame de Flavacourt à sa sœur ; le comte de Noailles, que je viens de rencontrer, prétend que la chasse n’a pas été bonne ; M. de Guerchy est tombé de cheval, sans se blesser pourtant, enfin le roi les a fait tous courir impitoyablement ; ils se sont fatigués et fort peu amusés, à ce qu’il paraît : j’ai peur que la soirée ne s’en ressente. Madame de Ruffec m’a prévenue que, malgré l’extrême liberté qu’on a la prétention d’établir ici, il faut que le roi nous trouve toutes dans le grand salon, quand il sortira de ses appartements, après s’être habillé : c’est l’usage, il cause quelques moments avant le dîner, la chasse fait les frais de la conversation, puis les plaisirs de la soirée commencent, et c’est alors seulement qu’on peut juger du séjour de Choisy.

— Me voilà prête, descendons, dit madame de la Tournelle.

Et elle suivit madame de Flavacourt en tremblant, car elle redoutait également les reproches ou le silence du roi. On eût dit que chacun partageait son agitation, tant on était impatient de surprendre le premier regard ou le premier mot que le roi lui adresserait.

Les portes de son appartement s’ouvrirent ; il parut enfin, salua d’abord la princesse de la Roche-sur-Yon et les duchesses d’Antin et de Ruffec, demanda aux autres comment elles se portaient, et dit à madame de la Tournelle :

— On ne saurait s’inquiéter de votre santé, madame, car on se porte toujours bien quand on est aussi belle.

Et pourtant elle souffrait le martyre.

Lorsque le roi avait commandé le voyage de Choisy, lui-même avait composé la liste, assigné les places, et présidé à l’ordre des plaisirs qui devaient se succéder pendant le séjour. Le marquis de Meuse et le gouverneur s’étaient appliqués à remplir leurs instructions, et il n’était plus temps d’y rien changer ; aussi lorsqu’on ouvrit les portes de la salle à manger, le duc d’Ayen offrit sa main à madame de la Tournelle, pendant que le roi conduisait la princesse à table où elle devait être assise à sa droite, et madame de la Tournelle à sa gauche.

C’était la première fois qu’une semblable faveur s’obtenait à ce prix ; on crut que le roi, habile à dissimuler, cachait sa reconnaissance sous une froideur feinte ; mais il y avait tant d’amertume dans son sourire, tant d’ironie dans sa politesse, qu’on devinait à travers les généralités, les mots les plus insignifiants qu’il disait, le ressentiment d’un cœur profondément blessé.

Cependant, il adressa plusieurs fois la parole à madame de la Tournelle, lui offrit de différentes choses qui se trouvaient sur la table ; mais elle n’accepta rien, l’oppression qu’elle éprouvait ne lui permettant pas de manger. Pendant ce temps la duchesse de Chevreuse, M. de Coigny et le marquis de Jumilhac, usant de la permission de causer sans être obligés d’attendre les questions du roi pour oser parler, débitaient des histoires amusantes, souvent interrompues par de bonnes plaisanteries ou des réflexions malignes.

— En entendant raconter de telles aventures, dit la duchesse de Chevreuse, je regrette doublement que le duc de Richelieu soit retenu à Versailles ; je suis sûre qu’il en sait, sur tout cela, encore plus que nous. Quelle manie à lui de prendre les rôles d’oncle de si bonne heure ! il joue encore si bien ceux de jeune premier !

— Soyez tranquille, madame, il y reviendra.

— Cela n’est peut-être pas fort à souhaiter, dit la duchesse d’Antin, ses amours ont déjà fait assez de ravages, vraiment.

— Il en faut convenir, dit madame de Jumilhac, mais aussi qu’il est parfait en amitié ! c’est une chose remarquable qu’on paisse allier tant de légèreté d’esprit à tant de qualités solides ; il y a deux ou trois hommes en lui.

— Fort heureusement l’homme aimable domine, dit madame de Chevreuse, c’est une vérité que ses tendres ennemies elles-mêmes ne contestent pas, et puis on cause si facilement avec lui ; point de restrictions, point de vaine hypocrisie ; il sait tout ce qu’on pense, tout ce qu’on fait, tout ce qu’on veut faire ; c’est comme un miroir qui réfléchit toutes les pensées, tous Les événements, rien n’est plus commode ; s’il était ici, je suis certaine qu’il nous dirait par quel motif La comtesse de Saint-Sevran refuse aujourd’hui d’épouser Le marquis de Brevanne, et comment il se fait qu’ayant fort bien accueilli son amour, elle ait attendu la veille du mariage pour déclarer qu’elle ne serait point sa femme.

— Rien n’est si facile à expliquer, dit le roi, c’est l’effet d’une antipathie qui ne se raisonne pas. L’esprit de madame de Saint-Sevran rendait sans doute justice au mérite de M. de Brevanne, son cœur était touché de l’amour qu’elle lui inspirait, elle a cru que cela suffisait au bonheur d’une union intime, puis elle s’est aperçue qu’elle se trompait : il est de certaines répugnances qu’on ne saurait ni prévoir ni vaincre.

À ces mots, des larmes obscurcirent les yeux de madame de la Tournelle, elle se baissa, sous prétexte de ramasser son éventail, et elle essuya furtivement ses yeux. Le roi ne regardait point de son côté et continua à causer avec madame de Chevreuse ; celle-ci était en veine de saillies, la retenue obligée à la cour ne lui avait jamais offert l’occasion de se montrer au roi dans toute la gaieté, la folie de son caractère ; et elle gagnait beaucoup à la liberté de conversation permise à Choisy. C’était une preuve d’esprit de la part du roi que d’avoir ainsi fondé un asile à la pensée, où l’on pouvait impunément être spirituel, et contrarier franchement l’avis du maître, où il n’était pas réduit à l’ennui de questionner pour entendre la voix de ceux qui L’entouraient, et où L’usage et le bon goût, plus encore que le respect, interdisaient toute familiarité sans nuire à la confiance et à l’enjouement.

Madame de Chevreuse disait tout ce qui lui passait par la tête. L’était une nouveauté piquante : le roi parut s’amuser beaucoup, et la duchesse, encouragée par l’effet qu’elle produisait, redoubla de folies. Alors l’inquiétude la plus vive s’empara du cœur de madame de la Tournelle ; elle crut madame de Chevreuse destinée à consoler, ou du moins à venger le roi d’un refus qui blessait sa fierté. L’idée de perdre par sa faute l’amour de celui qu’elle adorait la livrait à des souffrances au-dessus de toutes celles qui déchiraient déjà son cœur.

Dans cette crise douloureuse, l’orgueil seul la soutint ; elle frémit de laisser soupçonner son martyre aux personnes qui s’en réjouiraient ; et, profitant du droit d’établir une conversation à côté de celle du roi et de madame de Chevreuse, elle se mit à causer avec le comte de Noailles et M. de Coigny de choses intéressantes, parla de Voltaire, du roi de Prusse, prédit comment finirait la camaraderie littéraire de ces deux grandes puissances, s’étonna que la vanité pût aveugler un esprit aussi supérieur, au point de lui faire croire à la possibilité de dire la vérité à un roi poëte, et dit à ce sujet une foule de choses profondément senties, et d’autant mieux exprimées qu’une fièvre de jalousie redoublait son éloquence.

À ces deux noms, dont elle connaissait le pouvoir sur l’esprit du roi, il n’avait plus rien écouté des frivolités piquantes que disait la duchesse de Chevreuse, et pourtant il n’avait pas cessé de la regarder ; aussi la duchesse continuait-elle, persuadée qu’elle captivait toujours son attention : la plupart des convives le croyaient aussi, et la plaçaient déjà au rang de favorite.

Mais après cet effort d’un esprit exalté par les tortures de l’âme, madame de la Tournelle retomba dans l’accablement.

Au sortir de table, elle trouva dans le salon le marquis d’Argenson, MM. Orry, de Ghavigny, Dumesnil, Duverney, et enfin tous ceux du conseil du roi connus par leur dévouement pour elle.

Le talent de notre divin Molière aurait tiré un bon parti de cette situation, s’il avait pu voir les empressements im fidèles des premiers venus, témoins de ce qui venait de se passer au dîner, et la galanterie ambitieuse des ministres, qui savaient devoir l’honneur d’être invités à cette fête intime à la seule protection que leur accordait madame de la Tournelle. Ces deux cours rivales, formées inopinément, offraient un spectacle étrange, et des incidents dignes de la scène.

Les nouveaux arrivés mirent la tristesse de madame de la Tournelle sur le compte d’un embarras commandé par la bienséance, et ils soupçonnèrent d’autant moins le ressentiment du roi contre elle, que tous les plaisirs de la soirée lui étant dédiés, chaque moment lui apportait un nouvel hommage.

On passa dans la salle où était le petit théâtre ; le roi donna encore la main à la princesse de la Uoche-sur-Yon, el il se trouva placé, de même qu’à table, entre elle et madame de la Tonrnelle.



XXXVII

L’ESCAMOTEUR.


Le vaudeville bien joué, bien écouté, fut très-applaudi : madame de Chevreuse, qui l’avait vu déjà représenter à Sceaux, chez la duchesse du Maine, remarqua, avec son inconséquence habituelle, qu’on en avait élagué toutes les plaisanteries trop lestes, et que cette pruderie affadissait beaucoup l’ouvrage : à ce propos encourageant, le roi lui promit de le faire jouer une autre fois pour elle dans toute sa gaieté primitive ; alors il s’établit entre eux une conversation que madame de Tournelle ne pouvait s’empêcher d’entendre, car elle se passait presque sur ses épaules, ayant le roi à gauche et la duchesse à sa droite. Ce qu’on redoute parait toujours certain : madame de la Tournelle croit reconnaître dans les discours du roi un vif désir de plaire à la duchesse, son malaise redouble. Se sentant près de succomber à ce qu’elle éprouve, elle veut se dérober à l’observation ennemie, et dit tout bas d’une voix altérée :

— Sire, permettez que je me retire, que je cède ma place à madame de Chevreuse.

— Eh ! pourquoi cela, madame ?

— Parce que je me sens mourir… que mon courage est épuisé…

— Vous, madame, vous si forte contre le malheur de celui…

Puis, s’interrompant en voyant le mouvement que madame de la Tournelle fait pour se lever, il la retient par sa robe en ajoutant :

— Au nom du ciel, restez… songez à ce qu’on dirait, vous qui redoutez tant les jugements du monde !

— Grâce, reprit-elle, ménagez-moi… je sens que la raison m’abandonne… si vous saviez !…

— Sa Majesté désire-t-elle que l’escamoteur passe avant ou après le ballet ? vint demander humblement le maître des cérémonies.

— L’escamoteur en premier, répondit le roi.

— Oui, l’adresse avant la grâce, dit M. d’Argenson en regardant madame de la Tournelle, car, après celle-ci, qu’est-ce qui plaît.

— Calmez-vous, dit le roi à voix basse, ma résignation doit vous rassurer.

— C’est elle qui me tue, je ne puis la voir… elle me prouve que jamais…

Ici, l’excès de son émotion empêche madame, de la Tournelle de continuer ; elle ne peut qu’ajouter :

— Vous le voyez… je succombe… il faut que je sorte… d’ici…

— Non, dit le roi en s’emparant de la main qu’elle laisse tomber entre son fauteuil et le sien, non… je vous le défends.

Cet ordre impérieux ranime au même instant les forces de madame de la Tournelle ; pensant que l’amour seul peut rendre si despote, elle serre la main qui la retient en signe de soumission, et un sourire dont le charme ne peut se peindre répond de son bonheur à obéir.

Madame de Chevreuse, qui tient à continuer sa conversation avec le roi, déclare que les tours des escamoteurs lui causent toujours quelque frayeur.

— En général, dit-elle, je redoute les surprises, et surtout les coups de pistolet dont les faiseurs de tours vous étourdissent pour vous empêcher de voir leurs manigances.

— On a pourvu à votre tranquillité, madame, dit le marquis de Meuse ; sachant que l’odeur de la poudre déplaît aux jolies femmes, le roi a ordonné que l’escamoteur vous étonnât sans le secours des armes à feu.

— On reconnaît bien là les soins hospitaliers de notre auguste châtelain, reprit la duchesse.

Puis elle revient sur plusieurs des sujets dont le roi venait de parler avec elle, espérant l’attirer de nouveau dans sa conversation ; mais, l’esprit préoccupé d’une seule pensée, Louis XV ne l’écoutait plus.

— À quoi pense donc le roi ? demanda la duchesse à madame de la Tonnelle, on le croirait endormi ?

— C’est peut-être qu’il rêve, répondit la marquise.

— D’où lui vient cet air absorbé ? il était si gai au dîner ; en vérité, je suis très-fachée de l’avoir vu ici ; à Versailles j’en ai peur, l’idée du maître m’empêche de penser à l’homme aimable : c’est un être à part qui ne m’inspire que du respect et de la gène. Ici je ne le trouve pas moins redoutable ; mais c’est d’une autre manière.

Tout cela fut dit avec le ton mystérieux d’une confidence ; mais assez haut pour être entendu de celui qu’elle flattait.

Madame de la Tournelle porta ses yeux sur Louis XV pour voir l’effet que produisait sur lui un aveu direct ; il continuait sa rêverie : mais l’espèce de magnétisme qui tient au regard qu’on redoute, ou qu’on aime, le tira tout à coup de sa rêverie.

— Vous me parliez ? demanda-t-il à madame de la Tournelle comme s’arrachant à un songe.

— Non, Sire, c’est madame de Chevreuse qui vous disait…

— Moi ! interrompre Votre Majesté an milieu d’une telle préoccupation, dit la duchesse ; je me serais bien gardée d’être indiscrète vraiment, et je ne sais pourquoi madame me prête ce tort, car c’est à elle que je parlais…

— Pardon, madame la duchesse, dit le roi, c’est qu’en effet j’avais l’esprit troublé ; mais voilà l’homme surprenant, il réclame toute notre attention.

Puis il ajouta (oui bas penché vers madame de la Tournelle et d’un ton affectueux :

— Vous souffrez moins, j’espère ?

— Presque plus, Sire.

Après trois grands saluts, l’escamoteur s’établit à sa table couverte d’un drap d’or et de trois énormes gobelets, les muscades obligées parurent el disparurent à son commandemant, puis vinrent les tours de cartes plus étonnants les uns que les autres.

— Nous allons avoir l’honneur de vous offrir du nonveau, messeigneurs et dames, dit l’escamoteur ; si l’un devons daignait me confier sa montre, et l’une de ces dames une bague, |e feur montrerais ce que peut la puissance du grand magicien.

— Tenez, dit le roi, en présentant sa montre.

— Voici la bague, dit madame de la Tournelle. Et le marquis de Croissy prit les deux objets des mains du roi pour les remettre à l’escamoteur. Celui-ci parut les broyer dans un creuset ; on entendit le bruit du verre cassé, celui du marteau qui frappait sur la bague de turquoise gravée.

— Y pensez-vous, not’maître, dit le Paillasse compère, savez-vous bien de qui vient cette montre pour l’arranger ainsi ?

— Ne sais-je pas tout, mon ami Paillasse ? Ne sais-je pas que cette montre est celle du grand Louis XIV, qu’elle m’a été confiée par son digne héritier, le plus respecté des monarques de la terre ?

— Eh bien, si vous savez tout cela, not’maître, pourquoi l’avoir brisée, cette superbe montre ?

— Pour prouver à l’honorable assemblée la fragilité des choses de ce monde, Paillasse.

— Et cette jolie bague, not’maître, n’est-ce pas un meurtre de la faire fondre sur ce vilain réchaud. Ne craignez-vous pas que l’on vous soupçonne de l’avoir escamotée ?

— Le sort de cette bague est écrit là-haut, dit l’escamoteur d’un ton solennel ; de grandes destinées y sont attachées. C’est le premier [anneau d’une chaîne fortunée, un talisman de bonheur, de fidélité, de gloire pour la personne qui la portera.

— Et qui voulez-vous qui s’en pare, not’maître, après l’avoir ainsi mutilée ?

— Imbécile, comment, toi qui as été si souvent témoin des miracles de l’amour, peux-tu douter de sa puissance ?… Allons, va chercher l’amour.

— Vous croyez qu’il se trouve comme cela, not’maître ? mais il faut quelquefois chercher bien bien longtemps avant de pouvoir l’attraper.

— Ne t’inquiète pas, te dis-je, partout où il y a des seigneurs aimables et de belles dames, on est bien sûr de le trouver.

— Si c’est ainsi, je vous le ramène à l’instant.

En effet, Paillasse revient bientôt avec une petite fille costumée en amour et jolie à faire illusion sur le personnage qu’elle représentait. Chacun s’écria :

— C’est un véritable amour !

— Pauvre enfant ! dit madame de la Tournelle ; voyez donc comme elle tremble.

— Il faut l’encourager, dit le roi. Prenez-la, M. de Meuse, nous lui donnerons des bonbons.

L’escamoteur prit l’enfant, la remit dans les bras de M. de Meuse, et l’Amour vint se prosterner aux pieds du roi, qui le releva en lui faisant mille caresses. Toutes les boites de bonbons se versèrent dans la tunique du petit dieu ; il se mit à les dévorer d’une manière fort terrestre, puis il retourna remplir son rôle. Son attitude était bien différente depuis que le roi l’avait embrassé, il avait l’air triomphant. Il déposa d’abord son carquois sur la table ; puis, faisant de grands gestes avec son arc sur les bords du creuset :

— Le grand œuvre est accompli, dit-il d’une voix comiquement solennelle.

— J’en suis charmé, dit le roi, car le sort de la montre héréditaire me donnait quelque inquiétude.

— Le grand œuvre est accompli ! répète le Paillasse avec emphase ; cela est bientôt dit. Mais le creuset est vide ; je n’y vois ni montre ni bague.

— Cela ne peut l’étonner, Paillasse, puisque tu les as vues fondre.

— Comment ! deux si belles choses ne se retrouveraient point ?

— Oui et non, Paillasse ; il se peut que la montre soit tombée aux pieds de madame la marquise, et que Sa Majesté ait la bague dans sa poche.

— Ah ! ceci est un peu fort, dit le roi en tirant la bague de la poche de son habit, tandis que madame de la Tournelle ramasse la montre qui se trouve sur la peau de tigre où se posaient ses pieds.

— C’est un vrai sorcier, s’écria-t-on de toutes parts.

— Et qui peut faire pendre ceux qu’il voudra, dit le roi ; car il fait des voleurs des plus honnêtes gens du monde. Pendant que chacun s’extasiait sur l’adresse de l’escamoteur, madame de la Tournelle admirait cette montre qui était suspendue au chevet du lit de Louis XIV, lorsque su dernière heure sonna.

— Cardez-la jusqu’à demain, dit le roi, pour qu’elle me soit plus chère.

— Non, répondit-elle avec embarras, vous en aurez besoin, peut-être…

— Vrai ! reprit vivement Louis XV dont les yeux étincelaient d’espoir ; ah ! pour que je le croie, il faut que vous même marquiez l’heure…

Alors madame de la Tournelle baissa les yeux, ouvrit le verre de la montre, et ses doigts tremblants firent tourner plusieurs fois les aiguilles sur le cadran ; elle s’apprêtait à rendre la montre au roi, lorsque madame de Chevreuse dit avec instance :

— Par grâce, ma chère, laissez-moi la voir avant de la remettre à Sa Majesté.

Et, en parlant ainsi, elle s’empare de la montre, se récrie sur la beauté des diamants qui l’entourent, sur la manière dont la chaîne est montée.

— Jamais on ne verra une plus belle montre, ajoute-t-elle, mais elle fait bien d’être admirable, car elle va tout de travers.

— Quelle heure marque-t-elle donc ? demanda le roi d’une voix émue.

— Deux heures, et il en est à peine dix, je crois.

— Deux heures ! est-il possible ! S’écria le roi d’un accent qui retentit au cœur de madame de la Tournelle.

— Votre Majesté peut s’en convaincre, dit madame de Chevreuse en remettant la montre au roi. Et il resta longtemps les yeux fixés sur le cadran, comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion.

— Mais je fais peut-être mal, ajouta la duchesse avec malice, de rendre ce gage avant qu’on ne vous ait remis le vôtre.

— En effet, ma bague !… dit madame de la Tournelle.

— C’est juste ; la voici, madame, reprit le roi. Puis, en baissant la voix :

— Je vous la prête.

En cet instant, l’escamoteur annonça qu’il allait finir par le tour du carquois.

— Vous allez voir messeigneurs et dames, comment ce qu’on fait pour l’Amour est récompensé ; allez, mon petit, allez demander la charité d’un bout de ruban à ces dames. L’enfant détacha son carquois, prit des ciseaux et vint quêter, en prévenant qu’il n’accepterait qu’un échantillon des rubans de différentes couleurs que portaient ces dames. Madame de la Tournelle jeta dans le carquois un nœud de ruban blanc. Il y en eut de bleu, de vert, de rose, d’amaranthe, enfin d’autant de couleurs qu’il y avait de femmes.

L’escamoteur, après les avoir foulés dans le carquois, les fit disparaître sous ses gobelets ; puis il les brûla sur un réchaud d’où s’exalèrent des parfums. Enfin la métamorphose opérée, l’Amour posant son carquois en forme de pyramide, pria M. le gouverneur de vouloir bien venir lever le carquois, en promettant toutefois d’obéir au commandement de l’Amour.

Au ruban rose ! cria l’enfant.

Et le comte de Coigy, levant le carquois, y trouva une aigrette en diamants qu’il présenta à la princesse ; chaque couleur appelée successivement, il se trouva un riche présent sous le carquois, et M. de Coigny le porta à sa destination.

— Voilà un Amour généreux et galant comme un roi, dit la duchesse de Ruffec.

Au ruban blanc ! cria l’Amour.

Et le gouverneur vint offrir à madame de la Tournelle des tablettes d’ivoires garnies d’or ; un camée antique, représentant les noces de Psyché, décorait un des côtés ; de l’autre, une peinture sur émail montrait Charles VII aux pieds d’Agnès Sorel.

Au bas de ce médaillon étaient gravés en caractère gothiques ces vers inscrits par François Ier au bas du portrait d’Agnès Sorel.

Plus de louange et d’honneur tu mérites,
La cause étant de France recouvrer
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer,
Close nonain, bien dévots hennîtes.

— Ce sont des vers de roi, dit Louis XV d’un ton humble pendant que madame de la Tournelle les lisait, mais c’est la pensée d’un bon Français.

— Et la flatterie la plus enivrante, répondit-elle.

Le pas de ballet commença ; la Camargo parut aussi légère, aussi gracieuse que dans ses débuts ; sa grâce ravit tout le monde, et elle fut surtout fort applaudie par les deux personnes qui pensaient le moins à la regarder.

Le roi éprouve une agitation qui tient de la fièvre ; il n’ose parler, tant il se méfie de sa raison, à peine prend-il soin de faire les honneurs du souper, lui qui s’était montré si gracieux, si brillant au dîner, on vante les plaisirs de la soirée, on l’accable de remercîments pour les charmantes surprises du dernier tour de l’escamoteur, on ne peut obtenir de lui la moindre attention à ce qui se dit. La voix seule de madame de la Tournelle peut le sortir de sa pensée.

— Permettez-nous, Sire, dit-elle, de faire venir ce pauvre Amour pour remplir son carquois de bonbons, nous lui devons bien quelque reconnaissance.

— Ordonnez, dit le roi.

L’enfant, conduit par M. de Meuse, arriva bientôt ; les femmes mirent dans son carquois tout ce qui se trouvait sur les assiettes montées ; le roi y jeta sa bourse pleine d’or, et tous les courtisans, cherchant à imiter la générosité du maître, substituèrent un double louis au chocolat que renfermaient les papillotes à devises.

Cette petite fille, si choyée, si heureuse, qui depuis fit tourner tant de têtes, s’appelait mademoiselle Guimard.



XXXVIII

L’INCERTITUDE


LE DUC D’AYEN.

Eh bien, la chasse est donc décommandée ?

LE COMTE DE COIGNY.

Oui, monsieur le duc, le roi vient d’ordonner que les gondoles fussent prêtes à midi. Il veut aller se promener avec ces dames, si le temps le permet

LE DUC D’AYEN.

Le temps ! il est déjà fort clair, et le soleil ne tardera pas à paraître.

LE COMTE DE COIGNY.

Au retour, le roi travaillera avec les ministres.

LE DUC D’AYEN.

Décidément il veut régner par lui-même.

LE COMTE DE COIGNY.

Mais ce doit être assez amusant ; à sa place, je m’en donnerais le plaisir.

LE DUC D’AYEN.

Sais-tu bien, mon cher Coigny, que j’ai souffert pour toi hier ; le roi en voulait terriblement à madame de Chevreuse, et tu faisais une mine…

LE COMTE DE COIGNY.

Je n’en fais pas mystère, lorsqu’il faut combattre contre tant de puissance, je me regarde comme vaincu ; tant qu’un roi tel que le aôtre n’a pas fixé son choix, il n’est pas un pauvre amoureux qui puisse dormir tranquille ; ce n’est pas que je convienne que je sois épris de madame de…

LE DUC D’AYEN.

lit qu’est-ce qui se donne la peine de convenir d’un secret que personne n’ignore ? Mais enfin, toi que cela touche de plus près qu’un autre, conçois-tu quelque chose à ce qui se passe ici ; d’Eduville assure que le roi est décidément brouillé avec madame de la Tournelle ; il prétend avoir làdessus des renseignements positifs. Madame de Ruffee pense qu’ils se sont raccommodés hier au moment où elle a reçu les tablettes.

LE DUC GÈVRES.

J’en doute ; ils ne se sont pas dit deux mots pendant tout le souper : je ne les ai pas perdus de vue, et j’en puis répondre : ma foi, je commence à croire ce que dit madame de Flavacourt.

LE COMTE DE COIGNY.

Que le roi ne sera jamais heureux près de madame de la Tournelle ? Ah ! mon Dieu ! vous me faites frémir. Si elle persiste a être cruelle, j’en connais qui ne le seront pas, et gare à leurs pauvres soupirants ; aussi quelle folie que de s’attacher à une étourdie, à une coquette !…

LE DUC GÈVRES.

Oh ! les plus sages sortiraient difficilement d’une semblable épreuve.

LE MARQUIS DE JUMILHAC.

J’avoue que la conduite de madame de la Tournelle me confond ; mettre toutes les prudes contre elle, et n’avoir point les avantages de sa position apparente, c’est déplorable.

LE MARQUIS DE CROISSY.

Un fait certain, c’est que le voyage a été uniquement arrangé pour madame de la Tournelle ; qu’on a eu beaucoup de peine à la décider à en être, et cependant le roi était de bien mauvaise humeur hier matin ; j’ai cru qu’il se romprait le col dix fois en galopant comme un fou à travers les taillis, en sautant des fossés, en faisant caracoler son cheval d’une manière effrayante. Ah ! la vie ne l’amusait pas hier, je vous l’assure, il avait trop envie de la risquer.

LE COMTE DE COIGNY.

Nous sommes tous ainsi quand nos amours vont mal.

LE VICOMTE DE ROHAN.

Le croyez-vous fort amoureux ? moi j’en doute ; il prend goût aux affaires ; d’Àrgenson prétend qu’on ne peut plus lui rien faire signer de confiance ; qu’il passe des heures à lire la correspondance, à s’instruire de beaucoup de choses auxquelles il n’a jamais pensé, tout cela ne s’accorde pas avec les langueurs de l’amour.

LE DUC D’AYEN.

Erreur : il est sous l’influence d’une ambition féminine qui lui commande la gloire ; et le désir de plaire triomphe seul de sa paresse. Ces maudites femmes ont un empire sur nous !… ce n’est pas que nous autres, gens d’épée, nous ayons rien à craindre de celui que madame de la Tournelle peut prendre ; elle aime l’éclat, les grandeurs, la renommée : et je parierais bien que, si son règne s’établit, grâce à elle nous verrons avant un an le roi à la tête de ses armées.

LE DUC D’AYEN.

Et que dirait, bon Dieu, le cardinal ?

LE DUC D’AYEN.

Bon ! il ne sera plus là pour nous contrarier.

LE DUC GÈVRES.

Qu’importe ! sa cabale ne mourra pas avec lui, et vous verrez ce qu’elle tentera pour empêcher le pouvoir de revenir aux mains gui l’ont laissé échapper. Il y a de par le monde un certain abbé Couturier qui a voué la plus belle haine à madame de La Tournelle, seulement sur ce qu’il a entendu dire de son caractère noble et indépendant ; s’il la voyait arriver au crédit, cet homme-là serait capable de tout pour se débarrasser d’elle.

LE MARQUIS DE JUMILHAC.

Elle n’y arrivera pas, elle ne ménage point assez ses ennemis.

LE DUC DE GÈVRES.

Ménager des ennemis, et qui obtient jamais rien de cette engeance par la douceur ? Le mieux est de ne s’en pas faire, j’en conviens ; mais, morbleu ! une fois qu’on les a, il faut les braver, sinon ils vous accablent. Voyez Maurepas, comme il est humble devant madame de la Tournelle.

LE VICOMTE DE ROHAN.

À propos, est-il vrai que sa femme ait ici un chargé de pouvoir qui lui rend compte de tout ce qui s’y passe ?

LE DUC GÈVRES.

Si c’est celui que je soupçonne, son rapport d’hier soir aura été fort agréable au ministre, car il m’a quitté convaincu, malgré les arrangements pris, que la duchesse de Chevreuse aurait tous les profits du voyage.

LE COMTE DE COIGNY, vivement.

Que dites-vous ?

LE DUC GÈVRES.

Ah ! pardon, mon cher, j’oubliais… mais enfin quand cela serait, il faut se faire une raison, et la garde qui veille au château de Choisy n’en défend pas les gouverneurs.

LE COMTE DE COIGNY.

Mauvaise parodie !

En ce moment la duchesse de Chevreuse entr’ouvrit la porte du salon où ces messieurs causaient ; elle était dans le négligé le plus élégant, et tenait à la main un bouquet de jacinthes mêlées de jonquilles qui répandaient un parfum très-fort.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Je viens vous demander ce qu’on fait ce matin ?

LE COMTE DE COIGNY, avec dépit.

Mais c’est à vous, madame la duchesse, que nous devrions adresser cette question : on prétend que vous avez dû savoir avant tout le monde les destins de la journée.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

En effet, le roi m’avait dit hier qu’il espérait que le temps se maintiendrait beau, que nous pourrions suivre la chasse, et voilà qu’on parle d’aller visiter les ruines du château de Beauté.

LE DUC D’AYEN.

C’est un pèlerinage en l’honneur d’Agnès Sorel, une galanterie de circonstance.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Ce sera ce que cela voudra, mais on devait au moins m’en avertir.

LE COMTE DE COIGNY.

C’est une surprise que le roi vous ménageait, madame ; mais qui a donc été assez heureux pour vous offrir ce beau bouquet ?

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Cela n’est pas difficile à deviner. On ne trouve dans cette saison de si belles fleurs que dans les serres de Plaisance ou de Choisy.

LE COMTE DE COIGNY.

Ah ! c’est le roi…

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Qui me l’a envoyé tout à l’heure.

LE COMTE DE COIGNY.

Il aurait mieux fait de l’apporter lui-même, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

— Certainement, car je m’ennuyais chez moi à la mort, aussi ai-je pris le parti de descendre.

— Vous vous en repentirez peut-être, dit le duc d’Anville, qui était survenu avec plusieurs autres personnes pendant la conversation.

— Aon, je ne me repens jamais de rien, dit la duchesse en riant : je suis très-fataliste, je crois que succès, revers, peines, plaisirs, tout est écrit là-haut.

— C’est plus commode, dit M. de Coigny ; et il sortit brusquement du salon. Alors chacun se rapprocha de la duchesse, et lui rendit tous les hommages dus à un astre naissant.

Madame de Chevreuse s’enivrait d’encens et d’espérance, lorsque la princesse, madame Ruffec’et madame d’Antin entrèrent portant chacune un bouquet pareil à celui de la jolie duchesse.

Ce fut un véritable coup de théâtre que l’apparition de ces trois autres bouquets. Madame de Chevreuse en resta interdite ; les gens qui l’entouraient, déconcertés dans leur supposition, s’éloignèrent naturellement d’elle pour aller saluer la princesse de la Roche-sur-Yon, et elle se trouva tout à coup abandonnée. Heureusement M. de Coigny n’était point témoin de cette humiliation. Comme son humeur jalouse s’en serait réjouie !

L’incertitude s’empara de nouveau des observateurs, et la crainte de tomber dans quelque bévue irréparable fit prendre tacitement à chacun la résolution de ne faire nulle démarche qui put trahir un préférence, et de ne pas dire un seul mot qui décelât une idée quelconque.

LA PRINCESSE, à madame de Chevreuse.

Pourquoi n’être pas venue prendre votre chocolat avec nous : il était convenu que l’on déjeunerait aujourd’bui chez moi. Je croyais vous l’avoir dit hier en nous quittant.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Je puis affirmer à Votre Altesse qu’elle l’a complètement oublié ; je n’en suis pas moins très-reconnaissante… mais j’en suis désolée…

LA PRINCESSE.

Je le suis bien davantage, vraiment ! vous m’auriez donné votre avis sur les cbiffons qu’on vient de nous apporter de Paris ; il y a entre autres un petit chapeau à plumes roses que madame de Flavacourt et madame de la Tournelle nui trouvé charmant.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Ces dames déjeunaient avec Votre Altesse ?…

LA PRINCESSE.

Certainement ; il ne manquait que vous. Le roi devait aller à la chasse, et nous voulions nous réunir pendant son absence. L’arrivée tl’un courrier l’a forcé à travailler ce matin avec M. d’Argenson ; mais je pense qu’il aura bientôt fini, car il nous a lait prier de nous rendre ici, en disant qu’il allait nous y rejoindre.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Et madame de la Tournelle ?

LA PRINCESSE.

Elle nous suit.

Alors tous les yeux se tournèrent du côté de la porte par laquelle la princesse était venue. Bien’ôt les deux sœurs entrèrent, madame de Flavacourt avait un bouquet de violettes entourées du lilas blanc, celui de madame de la Tournelle était composé de roses et d’héliotropes ; au même instant le cabinet du roi s’ouvrit.

LE ROI, au marquis de Meuse.

Faites savoir au cardinal de Tencin, au contrôleur des finances et à M. Duverney, que je les attends ici avant l’heure du dîner. (En saluant les dames.) En vérité le ciel nous favorise, mesdames ; plus de nuages, un soleil de printemps ; fut-il jamais de plus belle journée !…

À ces mots prononcés avec feu, on vit un visage charmant se couvrir d’une rougeur subite.

LE DUC DE GÈVRES, au marquis de Croissy en lui montrant le roi.

Voyez donc comme il est animé ! quel sourire !… que de joie dans sesyeux !…il ne lui dit rien, et pourtant il ne parle que pour elle. (Bas au comte de Coigny.) Va, mon cher, tu peux dormir tranquille, ta petite duchesse ne régnera pas.



XXXIX

LA MATINÉE DU LENDEMAIN


Le bac de Choisy transporta les équipages sur l’autre rive de la Seine. Les femmes montèrent dans la barque du roi dont les mariniers, parés de toutes couleurs flottant sur leurs chapeaux. Un mât sans voiles était surmonté d’un pavillon blanc aux trois fleurs de lis Les bancs, l’intérieur de la barque, étaient recouverts de velours nacarat ; un canapé circulaire en occupait la partie supérieure. Le roi y fit asseoir la princesse, madame de Ruffec et madame de la Tournelle ; puis il vint si ; placer en face, du côté des rameurs, et dit en plaisantant qu’il voulait surveiller la manœuvre. Le duc d’Aven et le comte de Goigny furent les seuls admis dans la barque royale ; le reste de la cour suivait dans des bateaux pavoisés. Au milieu de ce convoi naval, se trouvait une gondole vénitienne chargée de musiciens qui faisaient entendre de ravissantes barcarolles, accompagnées par des guitares et chantées par des voix italiennes. Tout à coup ces voix se taisent ; on entend les accords de la harpe, les sons mélancoliques de la flûte et du cor, et l’écho retentit de cet air si suave, consacré et dédié à l’amour du meilleur de nos rois : Charmante Gabrielle, etc.

— Quel air divin ! s’écria la princesse : quel délicieux souvenir de ce temps de gloire et d’amour !

— Pauvre Gabrielle ! dit madame de Chevreuse avec une pitié méchante : elle aussi mourut empoisonnée !

— Pourquoi la plaindre ! elle est morte adorée, heureuse ; Henri IV a porté son deuil ! Ah ! ce n’est pas trop pour un tel bonheur que de le payer de sa vie !

En parlant ainsi, madame de la Tournelle avait un air inspiré qui donnait à sou beau visage une expression céleste. Le roi la contemplait avec adoration. Cette franchise d’amour et de dévouement, dans une personne dont la fierté et la retenue ne s’étaient jamais démenties, inspira aux plus indifférents autant île surprise que d’intérêt.

On rougit de servir une intrigue, mais on s’associe sans honte à la passion noble et courageuse qui sait braver la mort ; et cette passion, madame de la Tournelle ne prenait plus le soin de la cacher : la fin récente de sa sœur les soupçons trop fondés que l’on conservait encore sur cette mort si prompte, l’opinion reçue que le parti du cardinal de Fleury, que les jésuites s’opposeraient toujours et par tous les moyens à la puissance rivale d’une favorite : enfin, l’idée d’affronter un péril certain, ennoblissait à ses yeux sa faiblesse ; eu face de ses ennemis, sa courageuse fierté semblait leur dire :

« Tuez-moi, car il m’aime. »

Las de sacrifier aux convenances, le roi prit le parti d’offrir son bras à madame de la Tournelle, lorsqu’on descendrait à la porte de Beauté. Des paysans, qui avaient vu venir de loin les équipages, les piqueurs, crient, à tue-tête :

— Voici le roi, voici le roi !

Et tout le village accourt pour voir son souverain, les belles dames et les seigneurs qui l’accompagnent.

Les chemins sont trop mauvais pour aller en carrosse jusqu’au pavillon d’Agnès, mais une petite allée du bois de Vincennes y conduit. Le roi et madame de la Tournelle y devancent tout le monde, escortés d’une troupe de villageois qui s’augmente de minute en minute. Le curé de Beauté arrive tout essoufflé ; il ne veut céder à personne l’honneur de montrer au roi les ruines du château, et, sans penser que la gravité de son ministère s’oppose au récit d’une chronique amoureuse, il raconte tout ce qu’il a recueilli sur l’histoire de ce château donné par Charles YII à sa maîtresse. Gomme ils sortaient du pavillon, et que les paysans se rangeaient pour laisser passer le roi, on entend la voix d’une femme qui demande à grands cris qu’on lui livre passage ; d’abord chacun résiste, mais le curé dit :

— C’est la pauvre Marianne.

Et l’on se range.

Elle porte un enfant dans ses bras :

— Grâce ! grâce pour son père ! dit-elle en tombant aux pieds du roi.

Et des sanglots lui coupent la parole. En vain le roi veut la relever, lui parle d’un ton affectueux, elle s’obstine à baigner sea pieds de larmes.

— Que puis-je faire pour elle ? demande Louis XV au curé.

— Son mari est un bon ouvrier, un brave homme, Sire, mais sujet à s’enivrer ; il y a trois mois qu’étant pris de vin il a tué un de ses camarades… et il a été condamné…

— Aux galères !… interrompt la femme d’un accent déchirant ; aux galères… oui… mon pauvre Jean-Louis !… lui qui serait plutôt mort de faim que de faire tort d’un sou à personne… aller aux galères avec des voleurs !… mon Dieu, vous ne le voudrez pas… il est déjà assez malheureux du mauvais coup qu’il a fait… s’il faut qu’il en soit puni comme cela… il se tuera, Sire, et ses enfants, et la pauvre Marianne en mourront aussi !… Grâce, not’bon roi !…

— Elle dit vrai, Sire, s’écrièrent à la fois presque tous les paysans ; et les femmes se mirent à genoux en répétant :

— Grâce ! not’bon roi, grâce pour Jean-Louis et Marianne !

— Donnez-moi vos tablettes, dit le roi à madame de la Tournelle ; puis, après avoir écrit quelques mots sur un des feuillets, il le déchire et le remet au curé. Consolez-vous, Marianne, ajoute-t-il d’une voix émue, et empêchez que votre mari ne nous fasse repentir de la grâce que nous lui accordons.

Les cris de vive le roi partent de tous côtés ; les chapeaux, sautent en l’air, les enfants se battent à qui viendra baiser les pans de l’habit de Louis XV ; c’est un délire général ; on embrasse Marianne, qui bénit le roi, lui parle comme à Dieu, et lui promet le bonheur éternel pour prix de ses bienfaits et de sa miséricorde.

Cette joie s’augmente encore par l’argent que le roi fait remettre au curé pour les pauvres du village ; il veut consacrer ce jour par un souvenir, il fonde une messe et des prix qui doivent être gagnés chaque année à pareil jour ; une somme est allouée pour les frais de la danse ; cette fête doit s’appeler la fête de Marianne.

En entendant donner cet ordre, madame de la Tournelle presse le bras du roi, et lui fait sentir à quel point son cœur bat de reconnaissance.

— Qu’elle fait bien de se nommer ainsi, dit Louis XV en montrant Marianne.

— Comment ne pas chérir celui qui se fait tant adorer ! répond madame de la Tournelle.

— Le grand mérite vraiment d’être bon quand on est si heureux ! Alors, regardant madame de la Tournelle, il voit ses yeux remplis de larmes. Celles-là, je vous les pardonne, ajoute le roi, mais plus de regrets… n’est-ce pas ?… la Providence ne regrette point la vie, le bonheur qu’elle nous donne… et Marianne est ma Providence aujourd’hui…

Un doux regard répond seul à cette douce prière.

On remonte en voiture : arrivés sur les bords de la Seine. le temps s est refroidi, le vent souffle, de gros nuages menaceni de pluie, les plus prudents proposent de rester dans les carrosses pendant qu’ils passeront le bac ; les femmes s’y refusent ; elles se flattent qu’elles auront le temps de gagner l’autre rive avant que la pluie ne commence ; on descend dans la barque du roi ; mais a peine a-t-elle quille le port (pie la nuée crève, et que l’eau tombe par torrents.

L’inquiétude trahit tous les secrets du cœur. En voyant madame de la Tournelle exposée a subir ce mauvais temps, le roi ôte son manteau, le jette sur elle, entoure ses jolis pieds de toutes les fourrures qu’il rencontre, pendant que les mariniers cherchent à dresser la tente de coutil qui est roulée dans le fond de la barque.

La princesse, les duchesses sont livrées aux soins des gens qui se trouvent là, le roi n’y prend pas garde ; madame de la Tournelle force sa sœur à partager l’abri du royal manteau, et l’on parvient ainsi au port de Choisy où plusieurs chaises et leurs porteurs attendent.

Le roi dit en riant qu’il lui paraît fort inutile de monter dans la sienne ; en effet, il était mouillé de façon à ne pas craindre de recevoir plus ou moins de pluie. Personne n’ose paraître contrarié d’un accident qui ne donne point d’humeur au roi ; au contraire, on rit de toutes ces figures de noyés, et, mécontent ou non, chacun se sauve dans sa chambre pour aller se sécher et s’habiller. Mademoiselle Hébert accourt au-devant de sa maîtresse, et s’étonne de voir ses vêtements parfaitement secs.

— Je crovais madame la marquise dans la barque, dit-elle.

— J’y étais effectivement, mais le manteau qui me couvrait m’a garantie de la pluie.

— La princesse n’en avait probablement pas un pareil, car je viens de la voir entrer dans sa chambre ; sa robe, son mantelet, tout était trempé. Quelle robe madame veut-elle mettre ?

— Ma plus belle.

— Il est arrivé un carton de Paris, renfermant une charmante coiffure pour madame, c’est un panache de plumes roses mêlées d’aigrettes en perles ; mais comme madame ne veut pas faire ici de grande parure, j’ai laissé le carton dans ma chambre.

— Vous avez eu tort, mademoiselle Hébert, je veux être aujourd’hui le mieux qu’il me sera possible.

Mademoiselle Hébert ne répondit point ; un caprice de la part de sa maîtresse était quelque chose de surprenant pour elle.

Les plumes furent posées avec art ; elle allaient si bien avec la robe de gaze brochée couleur de rose ! c’était une parure presque vaporeuse dont l’ensemble s’accordait à merveille avec la langueur gracieuse qui ajoutait en ce moment tant de charmes à tous ceux de madame de la Tournelle.

— Les ministres sont déjà arrivés, vint dire madame de Flavacourt à sa sœur, tous, excepté M. de Maurepas. Leroi aura voulu nous éviter l’ennui de nous trouver avec lui ; mais je suis fâchée de l’exception ; il va vous en vouloir encore plus.

— Pour cela je lui en défie, répondit madame de la Tournelle. Mais comme M. de Maurepas est utile au roi, il ne faut pas qu’il s’en prive pour nous.

— C’est fort bien penser, ma chère, ah ! mon Dieu ; que vous êtes belle ! vous voulez donc désoler la jolie duchesse ; elle a, dit-on, remué ciel et terre pour être aujourd’hui d’un éclat sans pareil. Ce sont les succès d’hier qui lui tournent la tête, elle veut les continuer ; mais la pauvre femme aura bien de la peine à produire de l’effet à côté de cette ravissante parure.

Jamais compliment ne fit plus de plaisir à madame de la Tournelle ; il lui donnait l’assurance d’être la plus jolie, et cela mène si naturellement à être la plus aimée !



XL

LA SOIRÉE


Si madame de la Tournelle avait pu douter de l’amour du roi, la manière dont elle fut accueillie à son entrée dans le salon l’aurait suffisammenl rassurée. Elle seule n’avait point souffert de la pluie, et la sollicitude de tous était pour elle ; c’était à qui lui témoignerait de l’intérêt, tandis qu’on pensait à peine à s’informer de ce que ressentaient, les autres femmes d’une inondation dont elles avaient supporté tous les inconvénients.

Le roi resta longtemps enfermé avec les ministres ; lorsqu’il sortit de son cabinet, sa figure avait une expression de tristesse qui frappa madame du la Tournelle : elle attendit qu’on fût à dîner pour lui dire sans être entendue de tout le monde :

— Qu’avez-vous ? quelque chose vous afflige ?

— Oui, répondit-il, la seule qui puisse m’attrister aujourd’hui.

— Le cardinal de Fleury serait-il plus mal ?

— Hélas ! oui ! ce malheur, quoique prévu depuis longtemps, me sera fort sensible. C’est mon plus vieil ami, et, malgré les reproches que j’ai peut-être droit de lui faire, je sens qu’il n’y a qu’un être au monde qui puisse me consoler de sa perte.

— J’étais fière de votre joie, et votre douleur me touche plus encore ; que puis-je pour l’adoucir ?

— Me donner les moyens de vous en parler souvent, de vous voir tous les jours sans contrainte. J’ai promis d’être demain matin à Issy. L’évêque de Soissons est chargé de prévenir le cardinal de ma visite, d’y donner un prétexte pour qu’elle ne l’éclaire point sur son danger. Ce sera une bien douloureuse entrevue, hélas ! peut-être la dernière !… Je me rendrai de là à Versailles. Faites que je vous trouve établie dans l’appartement qui est au-dessus du mien. Les ordres seront donnés à cet effet.

— Mais, Sire, ne craignez-vous point ?…

— Je ne crains au monde que d’être loin de vous. D’ailleurs, M. de Vauréal est rappelé ; il lui faut son appartement au château. C’est une raison excellente…

— Pour le lui rendre, interrompit madame de la Tournelle : mais qui ne motive pas…

— Il est vrai, dit le roi en soupirant, rien ne vous force à occuper celui que je vous offre, si ce n’est le désir que j’en ai.

— Et cela ne suffit-il pas ? reprit-elle avec un sourire qui semblait venir du cœur.

Quand le roi parlait particulièrement à une personne quelconque, il était d’usage de causer d’un autre côté, pour n’avoir pas l’air de chercher à entendre ce qu’il disait : et cet entretien ne fut point troublé ; M. d’Argenson ayant appris à plusieurs de ses amis l’état de faiblesse où se trouvait le cardinal, la tristesse du roi fut bientôt expliquée ; elle était sincère, mais que pouvait un regret d’amitié contre le bonheur qui remplissait son âme ? n’exagérait-il pas un peu son chagrin pour être mieux consolé ? l’amour imagine tant de ruses dont il nous rend innocemment complices.

Il devait y avoir concert le soir, le roi le décommanda par égard pour l’état de son vieux ministre ; il ne permit que le cavagnole.

Avant que le jeu commençât, le comte d’Argenson, M. Amelot el M. Orry s’approchèrent de madame de la Tournelle, sous prétexte de lui parler du cardinal de Fleury ; mais dans la seule intention de causer avec elle des changements que cette mort prochaine devait amener dans la composition du cabinet : de lui insinuer les admissions à faire dans l’intérêt de l’État, et pour s’assurer de la conservation particulière de leur portefeuille.

Elle leur répondit avec confiance et dignité, sans nier, sans l’aire valoir le crédit que rattachement du roi pouvait lui assurer, que le moment était arrivé de donnera l’État et au prince toutes les preuves d’un dévouement éclairé ; qu’il ne s’agissait plus de continuel’le système du vieux cardinal en maintenant le roi dans l’ignorance des affaires ; mais bien (remployer ses hautes qualités et la justesse de son esprit à leur donner une nouvelle direction. En l’écoutant, ces messieurs se convainquirent de la nécessité de suivre cet avis, sous peine d’être bientôt remplacés, et ils se vouèrent sans restriction aux nobles projets de madame de la Tournelle.

Il faut l’avouer, lorsqu’elle traitait de ces grands intérêts avec ceux qui pouvaient les servir, lorsqu’elle entrevoyait le degré d’estime et de gloire où son ascendant devait porter le roi, tous ses scrupules disparaissaient, et cette même femme, si honteuse de sa faiblesse, si timide dans son bonheur, retrouvait toute l’audace de la vertu, toute l’autorité du dévouement, pour obliger Louis XV à ressaisir le sceptre.

Lorsque les tables furent dressées, le roi vient prier madame de la Tournelle de jouer pour lui.

— J’ai l’esprit troublé, ajouta-t-il, vous saurez mieux que moi diriger ma fortune, et puis je suis bien aise de savoir jusqu’où elle peut aller, unie à la vôtre.

— Vous me laites trembler ! si j’allais perdre.

— Le proverbe serait là pour nous consoler, dit le roi en plaisantant ; et il s’assit un peu en arrière de madame de la Tournelle, le bras appuyé sur le dossier de son fauteuil.

— Votre Majesté me conseillera ? dit-elle.

— J’en aurai l’air, si vous l’exigez, mais, vrai, je pense à tout autre chose.

— À la triste visite de demain, sans doute ?

— Je le devrais, mais une plus douce pensée m’absorbe tout entier… vous me rendez hypocrite.

— Quel indigne reproche !

— Certainement, ajouta le roi en baissant la voix et avec une vive émotion, j’abuse en ce moment du droit de paraître triste pour mieux me livrer aux brûlants souvenirs… à la plus enivrante espérance…

— Votre Majesté a gagné, interrompit madame de la Tournelle, les joues colorées d’un incarnat éblouissant… ; le trente-trois est sorti…[48].

— Je vous l’ai dit, nous les ruinerons tous ce soir : mettez cinquante louis sur 24 ; il ne sera pas moins heureux j’espère.

Et plusieurs des joueurs, sachant que ce nombre était celui des années de madame de la Tournelle, surchargèrent le numéro dans leur confiance en son bonheur ; mais le banquier seul profita de la superstition ; le numéro ne sortit point.

— Je suis désolé de ce revers, dit le roi, je voudrais tant que vous fussiez la plus heureuse ?… mais au fait c’est impossible…

— Décidément ce tableau me porte malheur, s’écria madame de Ghevreuse ; si Sa Majesté daignait m’en choisir un autre ?

— Volontiers, madame ; voilà une confiance qui m’honore, j’ai peur de ne la point mériter.

— Ceci est bien fait, dit tout bas M. de Coigny à la duchesse, voilà une coquetterie de perdue.

— Maintenant je suis sûre de gagner, dit madame de Ghevreuse.

— Ne vous eu flattez pas, reprit le comte, on perd toujours quand on a de l’humeur.

— À force de penser à vous, dit le roi à madame de la Tournelle, j’oublie même ce qui vous intéresse. Lauraguais est arrivé hier matin de l’armée, il approuve tous nos arrangements ; j’ai défendu à Richelieu de le mener chez la duchesse de Lesdiguières ; c’est à vous à l’y présenter et à fixer le jour du mariage.

— Ah ! vous appelez cela oublier mes intérêts, assurer à ma sœur la plus belle existence !

— Sans doute, car j’aurais pu vous dire tout cela hier…

— Et juger plus tôt de ma reconnaissance.

— C’est justement de cette reconnaissance dont je me méfiais ; j’aurais été si malheureux de lui devoir… !

— Eh bien, maintenant que vous n’avez plus rien à craindre, interrompit-elle, vous m’en laisserez parler, n’est-ce-pas ?

— Tant que vous voudrez, reprit le roi, mais plus tard.



XLI

MADEMOISELLE HÉBERT


Le jeu finit de bonne heure ; l’association du roi et de madame de la Tournelle faillit l’aire sauter la banque du gnole, tant chacun s’appliqua à suivre leur chance heureuse.

— Nous retournons demain à Versailles, dit madame de la Tournelle à mademoiselle Hébert pendant que celle-ci la déshabillait ; vous partirez quelques heures avant moi pour ordonner et surveiller notre déménagement. M. de Vauréal revient, il faut que je lui rende son appartement. Lebel vous fera connaître celui que je dois occuper.

— Il me l’a déjà dit, madame, répond mademoiselle Hébert d’une voix étouffée qui fait tressaillir madame de la Tournelle. Surprise, elle lève les yeux sur la glace qui les réfléchit toutes deux, et voit les larmes couler sur les joues de mademoiselle Hébert.

La pauvre fille n’ose pas les essuyer, tant elle craint qu’on ne s’en aperçoive ; et ce blâme silencieux, ces regrets profonds d’une admiration sainte qu’il lui faut perdre, frappent madame de la Tournelle plus que n’auraient pu le faire les mépris du monde, la colère du ciel.

Elle se retourne vers mademoiselle Hébert, et, ne pouvant réprimer le sentiment de sa fierté blessée :

— S’il vous en coûte de me suivre dans ce nouvel appartement, dit-elle, avouez-le sans hésiter, mademoiselle. Je vous ferai reconduire à Nesle, chez votre tante ; vous y recevrez la pension due à vos bons services ; et croyez que je n’oublierai jamais le long attachement de votre famille pour la nôtre, ni celui dont vous m’avez donné tant de preuves.

— Moi, vous quitter ! madame, s’écria en sanglotant mademoiselle Hébert, vous quitter lorsque tant de dangers, tant de malheurs vous menacent ! Ah ! Dieu m’est témoin que j’aurais donné ma vie pour vous conserver la paix… ou le bonheur (elle allait dire l’honneur), mais puisqu’il en est autrement… puisqu’on a ameuté déjà contre vous ces mêmes ennemis qui ont tué madame de Vintimille, pensez-vous que je puisse vous livrer à leurs méchants complots ? Non, madame, vous me renverriez en vain, je resterais malgré vous, surveillant tout ce qui vous approche, épiant les démarches de vos ennemis ; vous avertissant de leurs projets, veillant jour et nuit pour les déconcerter. Songez donc, madame, que, depuis votre entrée au couvent, je suis à vous ; que mon respect, mon attachement pour ma bonne maîtresse ont remplacé tous mes sentiments de famille, et que je ne saurais que faire de ma vie, si je ne pouvais plus l’employer à vous servir !

Madame de la Tournelle pleurait aussi.

— Jamais, non, jamais, nous ne [nous quitterons, dit-elle en prenant la main de mademoiselle Hébert, la compagne de mon enfance sera celle de toute ma vie ; ses bons soins, son attachement me seront si nécessaires dans les chagrins que je prévois ! Hélas ! en lui rendant sa liberté, je me résignais au seul sacrifice qui me reste à faire ; j’éloignais de moi la seule personne qui connaisse l’étendue de mon dévouement, qui sache à quel point il est pur de tout intérêt vil, et qui en prévoie ainsi la récompense. Je mourrai jeune, mademoiselle Hébert, ajouta la marquise avec un accent prophétique ; peut-être serez-vous alors l’unique amie qui me restera pour me fermer les yeux pour justifier… ma…

— Ah ! madame, écartez ces tristes pressentiments, croyez plutôt qu’à force de prudence, nous déjouerons la haine des envieux, interrompit mademoiselle Hébert avec véhémence : ces misérables auront beau faire, M. Lebel m’a prévenue de toutes les précautions qu’il fallait prendre : les ordres sont donnés, il ne sera servi à madame que les plats apprêtés par les cuisiniers du roi ; des valets de pieds se relaieront à la porte de l’appartement de madame pour empêcher qu’il ne s’y introduise furtivement personne car M. Lebel prétend que, s’il vous arrivait malheur, le roi en mourrait de chagrin ; il soupçonne les moyens dont on s’est servi contre la malheureuse comtesse, contre son directeur, et assure qu’il saura bien les empêcher de commettre un nouveau crime.

— Mais ce crime n’a pas été prouvé ?…

— Ah ! madame, la mort subite du confesseur est une preuve satisfaisante ; Lebel n’a aucun doute à cet égard : c’est ce qui l’a déterminé à m’instruire de ce que nous aurons à craindre. Je ne vous en parle que pour que vous soyez aussi prudente que nous.

— Peu m’importe ! ces soins vous regardent tous deux, je ne saurais m’en occuper ; en me dévouant au roi, je fais le sacrifice de ma vie ; je ne demande à ceux qui la veulent que de me laisser le temps d’accomplir mon vœu, que de rendre au roi sa puissance.

— Je le savais bien, s’écria fièrement mademoiselle Hébert, que madame ne pouvait être guidée que par un dessein louable, par les meilleurs sentiments. On verra la différence de son règne avec celui des autres : car vous régnerez, madame, oui, vous régnerez par le courage, par toutes les qualités que je vous connais : par vos conseils, le roi changera sa vie indolente, il ne perdra plus son temps dans les plaisirs, on parlera d’autre chose que de ses petits soupers, et nous vous devrons d’avoir un roi comme il en faut un à la France.

— Puissiez-vous dire vrai, ma chère mademoiselle Hébert ! mais, que je réussisse ou non dans ce vœu que je forme, Songez que vous me serez également utile, et que, quel que soit mon sort, je trouverai toujours une vraie consolation dans la pensée que nous ne nous séparerons jamais.

À ces mots, mademoiselle Hébert baisa la main de sa maîtresse, la baigna des larmes de l’attendrissement, et sortit en répétant :

— Moi, vous quitter !… ah ! madame… jamais.

Le lendemain elle reçut de madame de la Tournelle le brevet d’une pension de cent louis sur la cassette du roi.



LXII

LE RETOUR À VERSAILLES


En arrivant à Versailles, madame de la Tournelle trouva Lebel à cheval dans l’avenue de Paris. Il donna l’ordre aux postillons d’entrer dans la cour des ministres et de s’arrêter au petit escalier, puis il conduisit madame de la Tournelle dans l’appartement qu’elle avait promis d’occuper. Toute sa maison y était déjà installée, jusqu’à la jolie perruche, qui bâtit des ailes en la revoyant, et lui répéta sans fin : Aimez le roi.

Ce riche appartement, dont on avait eu le soin de renouveler l’ameublement, avec quel sentiment de tristesse elle y entra ! Il lui semble entendre les plaintes amères de celle qui l’habitait avant elle ! une terreur secrète la fait hésiter à le parcourir, elle sent que la présence du roi peut seule le lui rendre supportable, et pourtant Louis XV avait eu le soin d’y rassembler tout ce qu’il savait lui être agréable : des tableaux des plus grands maîtres ornaient les panneaux dorés du salon ; une bibliothèque, composée des ouvrages que madame de la Tournelle préférait, un boudoir garni de fleurs, attenaient à sa chambre à coucher, et cette chambre, au-dessus de celle du roi, donnait sur la cour de Marbre. On découvrait des fenêtres jusqu’au fond de l’avenue de Paris ; il ne pouvait arriver personne, Louis XV ne pouvait entrer ou sortir du château, sans que madame de la Tournelle ne le vit, et un escalier dérobé permettait au roi de monter dans cet appartement sans être aperçu[49].

On interrompit les réflexions sérieuses et pénibles de madame madame de la Tournelle pour lui remettre une lettre ; elle l’ouvre, et reconnaît l’écriture du duc d’Agénois, et lit ce qui suit :

« Vous aussi, madame !… qui aurait osé le prévoir ?… Ah ! vous ne vous étonnerez pas, je pense, que celui dont l’amour vous plaçait au rang des anges ne puisse assister à votre chute… Adieu, madame, je retourne à l’armée dans l’espoir d’y trouver bientôt la fin de mes souffrances. Que ferais-je en ce monde ?… je n’y crois plus à rien : j’avais une idole ; le ciel l’avait parée de tous ses dons, elle était belle et pure ! un sceptre l’a brisée… Mon admiration, ma foi, mes espérances, ma vie, tout est tombé avec elle… Ah ! madame, combien il faut que vous soyez heureuse pour que je vous pardonne ! »

Madame de la Tournelle tenait encore cette lettre et la relisait en pleurant, lorsque le roi entra.

— Pourquoi ces larmes ? dit-il en la pressant sur son cœur, chère Marianne, tant d’amour ne peut-il donc vous consoler de ce que vous coûte mon bonheur ! serait-ce quelque injure ? quelques-unes de ces chansons infâmes que ces misérables font pénétrer jusqu’ici ?…

— Non, répondit-elle, ces sortes d’outrages-là ne m’affligent point ; ils ne sauraient altérer ce que j’éprouve auprès de vous. Oui, là, sur ce cœur, il n’est plus d’injures, de remords, d’humiliations qui puissent m’atteindre ; mais quand je ne suis plus soutenue par votre présence…

— Eh bien, il faut te rappeler alors que ma pensée, ma vie sont à toi ; que, si je me livre à des travaux sérieux, c’est pour t’obtenir, te mériter, enfin pour te justifier.

— Ah ! tant de bonheur ne saurait être un crime ! dit madame de la Tournelle en essuyant ses yeux ; et, si je pleure, c’est de pitié ! celui qui aime seul me paraît aujourd’hui si à plaindre !

Alors elle présenta au roi la lettre du duc d’Agénois. En jetant les yeux sur la signature, le visage de Louis XV prit un air sombre ; il retira involontairement le bras qui entourait la taille de madame de la Tournelle.

— Et c’est cette lettre insolente qui vous fait pleurer ? dit-il d’un ton amer.

— Ah ! Sire, pouvez-vous trouver de l’insolence dans l’expression d’un regret si cruel.

— Ses regrets vous insultent ; et sans les ménagements que je dois avoir pour…

— Cher Louis, reprit-elle de l’accent le plus tendre, ne me faites point repentir de ma confiance ; en vous montrant cette lettre, j’ai voulu vous prouver qu’il ne pouvait plus exister aucun rapport entre le duc et moi.

— Vous les regrettez donc bien ces rapports, puisqu’ils vous coûtent des larmes ?…

— Je ne le nie point, Sire, son attachement, son estime m’honoraient, reprit avec fierté madame de la Tournelle, et je les regrette ; mais c’est bien moins sur leur perte que je pleure que le sort d’un cœur aimant qui se voit enlever l’objet de toutes ses affections ; comment, à la vue de semblables douleurs, ne pas faire un retour sur moi-même !…

— N’avez-vous donc rien à craindre, vous qu’on se dispute ainsi ? vous qu’on ne peut cesser d’adorer, aimante ou dédaigneuse ?

— Au fait, pourquoi m’alarmerai-je ? Votre amour, c’est ma vie. Ils finiront ensemble.

— Pardon, dit le roi en couvrant de baisers la main de madame de la Tournelle : après tant de sacrifices, oser douter encore, c’est une injure digne de châtiment ; mais je ne puis surmonter la jalousie que m’inspire cet homme. Je lui en veux de vous faire pleurer, je lui en veux de vous avoir parlé d’amour avant moi, d’être jeune, aimable ; enfin son nom me fait pâlir. Quand vous en parlez, mon cœur bat de rage, c’est une vraie démence. Mais vous en aurez pitié, n’est-ce pas ? vous me gronderez ; vous me répéterez que j’ai tort ; vous me le prouverez surtout, et je ferai ce que vous exigerez pour lui ; c’est dommage qu’il ne soit pas dans la diplomatie, ajouta-t-il en souriant, je lui donnerais de si bon cœur une ambassade !

— Ne lui donnez rien, répondit en riant madame de la Tournelle, laissez au maréchal de Belle-Isle le soin de récompenser ses services ; quand le dépit qu’il ressent aujourd’hui sera éteint, et que vous-même serez plus raisonnable, il se dévouera à vos intérêts avec la même constance qu’il porte dans ses attachements ; je le prédis : qui sait, vous le choisirez peut-être un jour pour ministre[50] ?

— En vérité, je n’en répondrais pas, si vous le vouliez bien… mais, en attendant, il faut que vous me promettiez de ne plus lui écrire.

— Je vous le promets.

— Ce n’est pas tout, vraiment, j’ai cent choses raisonnables à vous dire et que par conséquent j’oublie auprès de vous : d’abord le pauvre cardinal est un peu mieux, il prétend que le plaisir de me voir l’a ranimé ; mais sa faiblesse et son âge ne laissent point d’espérance ; seulement il s’éteindra sans souffrir, et lors même que les soins de Vernage[51] nous le conserveraient encore quelque temps, il ne serait plus en état de reprendre les affaires. J’ai promis d’aller bientôt le revoir ; j’irai malgré tout le mal que m’a causé la visite de ce matin. Mon Dieu ! que j’avais besoin de me retrouver près de vous ! La reine ayant appris que je revenais d’Issy, m’a fait demander des nouvelles du cardinal : c’était me prier d’aller lui en donner moi-même. J’ai passé dans son appartement ; elle était avec madame de Luynes et madame de Lesdiguières ; vous voyez d’ici leur mine prude, leur air guindé ; je m’attendais à être mal reçu de la reine, mais elle a été bonne et simple comme à l’ordinaire ; je crois qu’en dépit de leurs méchants caquets, elle vous accueillera bien.

— Ah ! si vous m’aimez, Sire, n’exigez pas que je reparaisse aux yeux de la reine ; laissez-moi vivre renfermée dans cet appartement, uniquement occupée du bonheur de vous y attendre, de vous y recevoir. Songez qu’ici je suis à l’abri des reproches, des humiliations, des injures ; que, rien n’y vient troubler ma joie d’être aimée ; que depuis que cette joie enivre mon cœur, toutes les misérables vanités du monde me sont devenues odieuses : Louis et sa gloire, voilà les seules pensées qui me captivent : je ne veux en être distraite ni par les tracasseries ni par les plaisirs de la cour.

— Que ces paroles sont douces ! et que je voudrais aussi me soustraire à ce monde méchant pour me consacrer tout entier à ce que j’aime ! Mais cela ne nous est point permis, chère Marianne, il faut que je cède aux lois de l’étiquette, aux usages imposés par le temps et mes prédécesseurs ; esclave de tant d’insipides devoirs, que deviendrais-je si vous ne m’aidiez à les remplir ? pourrais-je supporter l’ennui des soirées de la reine, de nos tristes solennités, si votre présence ne m’en donne le courage ? Non ; je me connais, une langueur mortelle s’emparera de moi, je quitterai tout pour venir ici retrouver la vie, et l’on criera au scandale, et l’on vous accusera de mes inconséquences. Ne donnez pas ce prétexte à nos ennemis. D’ailleurs, le mariage de votre sœur vous oblige à des démarches indispensables. Richelieu va venir avec le duc de Lauraguais, qui est impatient de vous être présenté. Les ordres sont donnés pour dresser le contrat, et j’ai fait prévenir la duchesse de Lesdiguières qu’il serait signé chez vous.

— Elle n’y viendra pas, Sire, et cette injure rejaillira sur ma sœur.

— Quand madame de Lesdiguières aura pris connaissance du contrat, elle viendra, vous dis-je. Le mariage fait, c’est vous qui présenterez la duchesse de Lauraguais.

— Mais, madame de Mailly, sa tutrice, madame de Lesdiguières, qui l’a élevée, revendiqueront leurs droits.

— C’est possible ; mais madame de la Tournelle, qui la dote et la marie, la présentera : tel est notre bon plaisir.

— Ce bon plaisir est un tyran auquel il faut obéir sous peine…

— De m’affliger, interrompit le roi en posant ses lèvres sur le cou éblouissant de madame de la Tournelle, et Marianne ne voudrait pas, ajouta-t-il, altérer par le moindre chagrin un bonheur qui n’a pas d’exemple sur la terre.

— Il faudra donc toujours céder à votre volonté ?

— Cela vous réussit assez bien, vraiment ; vous n’aviez en moi qu’un adorateur, un ambitieux d’amour, un fou décidé à mourir ou à vous posséder, cela se rencontre partout. Aujourd’hui vous régnez sur un être tout à vous, pour qui vous avez créé une existence, une félicité inconnues, vous pouvez à votre gré flétrir son âme ou la rendre capable des plus grandes actions ; l’anéantir ou l’immortaliser ; enfin, le sort du roi, les destinées de la France dépendent de vous. Cet empire, ô mon ange, tu le dois à mon bonheur ; il m’a révélé le ciel, je reconnais sa puissance ; mais tu n’en useras jamais contre notre amour, n’est-ce pas, ce serait un sacrilége. Ah ! crois-le, on n’aime autant que par la volonté de Dieu.

— Je l’espère, dit madame de la Tournelle en levant au ciel ses yeux voilés d’amour et de pudeur.



XLIII

UN VÉRITABLE AMI


Le duc de Richelieu vint le jour suivant, accompagné du duc de Lauraguais ; madame de la Tournelle ne revit pas le premier sans un embarras extrême : il ne parut pas s’en apercevoir, et sembla éviter de faire la moindre remarque sur le nouvel appartement qu’elle habitait. M. de Lauraguais parla avec reconnaissance de tout ce que le roi faisait pour lui à propos de son mariage avec mademoiselle de Montcravel ; il parut étonné de voir que madame de la Tournelle ne fût pas instruite des générosités du roi ; il la pria de vouloir bien fixer le jour de la signature du contrat.

Elle proposa le surlendemain, si toutefois cela ne contrariait point les projets de madame de Lesdiguières ; et M. de Lauraguais sortit pour se rendre chez la duchesse, et avoir sa réponse à ce sujet.

Quand M. de Richelieu se vit seul avec madame de la Tournelle, il regarda de tout côtés comme s’il jouait la comédie, pour s’assurer qu’on ne les écoutait point ; puis, la comtemplant avec un sourire malin.

— Que cet embarras vous va bien ! dit-il : en vérité il vous rend belle à désespérer tout ce qui ne régne pas en France.

— Allons, ne soyez pas méchant, dit-elle d’un ton implorant.

— Dieu m’en garde, vraiment, mais il faut bien que je m’amuse un peu de votre bonheur : je me suis tant ennuyé du désespoir de ce pauvre d’Agénois ! Si vous saviez dans quel état il est parti !… J’ai eu beau le raisonner, lui recommander de prendre sans délai une jolie maîtresse, car il n’est pas d’autre remède à son mal : bon ! il n’a rien écouté, et j’ai été obligé de le faire accompagner par un homme à moi qui me répondit de sa vie. Mais ne nous occupons plus de sa folie, vous n’y pouvez plus rien, ni moi non plus : que Dieu le guérisse ! D’Argenson m’a raconté une partie de ce qui s’est passé à Choisy ; vous me direz le reste, n’est-ce pas ?

— Non, vraiment.

— Et vous avez raison, car je m’en doute ; le roi a une joie moins discrète que vous ; il esc revenu gracieux pour tout le monde, excepté pour moi ; j’en ai d’abord été ravi, cela m’a donné un moment d’illusion sur la nature de votre affection pour moi ; mais j’ai bientôt découvert que mon dévouement pour votre victime était seul cause de ma disgrâce ; sans compter que le roi m’avait tant étourdi de certains refus, qu’il n’aurait pas été fâché de…

— Taisez-vous, interrompit madame de la Tournelle, sinon…

— Ah ! si vous saviez comme j’ai pensé à vous, comme Notre destinée m’occupe !

— Oui, je sais que rien n’égale votre amitié, et je n’ai point oublié le soin que vous avez eu de me recommander à madame d’Egmont dans un moment difficile.

— Je serai toujours heureux de vous témoigner mon respect, mon attachement, dit le duc en baisant la main de madame de la Tournelle ; aujourd’hui il n’y a pas grand mérite à vous être dévoué ; mais vous me rendez, j’espère, la justice de compter sur moi en toute occasion.

— Oui, vous serez encore mon ami dans le malheur. Vous me guiderez…

— Cela est moins facile dans la prospérité ; on écoute si mal les conseils quand lout réussit ; et pourtant j’aurai l’audace de vous en donner.

— Je les accueillerai avec reconnaissance, soyez-en persuadé.

— Eh bien, nous allons voir. Madame de Mailly s’est retirée d’ici sans fortune ; elle n’a pas même, assure-t-on, un revenu qui lui permette de vivre modestement à Paris ; sans doute le roi l’ignore…

— Je le lui dirai, interrompit vivement madame de la Tournelle, et comme je ne lui ai jamais rien demandé, il ne me refusera pas d’assurer le sort d’une personne qui lui conserve encore tant d’attachement. Ce serait lui faire injure que d’en douter ; combien je vous remercie, cher oncle, de me donner les moyens de réparer cet oubli, ajouta-t-elle en serrant affectueusement la main de M. de Richelieu.

— Vous seule pouviez en parler au roi ; je n’ai pas hésité à vous…

— Ah ! n’hésitez jamais à m’éclairer sur le mal à réparer et sur le bien à faire. Vous savez si j’ai résisté à l’attrait d’un pouvoir qu’il me fallait payer si cher. Hélas ! j’espérais… je m’étais flattée… mais non, ajouta-t-elle avec passion, non je ne saurais me repentir d’avoir tout sacrifié à l’être le meilleur, le plus adorable. Que m’importent aujourd’hui le blâme, les mépris du monde, son amour a vaincu jusqu’à mes remords, c’est lui seul que je veux voir honorer et bénir, lui que je rêve grand, victorieux, digne des adorations de la France. Je le vois au retour de l’armée, accueilli par des acclamations d’amour et de joie ; ses chevaux sont dételés, c’est le peuple lui-même qui le traîne des portes de la ville aux portes de son palais, tout retentit des cris de Vive le roi ! et moi, esclave heureuse et fière, je le suis dans la foule, je l’admire, je l’adore avec tous, et mon cœur ravi s’enivre de son triomphe. Ah ! mon ami, quel beau jour ! et qu’il y a d’orgueil, de bonheur à le prédire !…

— Oui, vous serez son bon ange et celui de la France, s’écria le duc ému par l’expression d’un amour si noble ; je l’avais prédit, j’appelais de tous mes vœux le moment où une femme telle que vous s’emparerait de son cœur, et pourtant je me serais bien gardé d’influer sur votre détermination, c’était prendre une trop grande responsabilité ; mais aujourd’hui que votre sort est fixé, il faut en assurer, par tous les moyens possibles, le bonheur et la durée. Je sais d’avance tout ce qu’on va tenter contre vous, ne vous effrayez ni des clameurs, ni des sourdes menées des gens intéressés à vous perdre ; je serai là pour les faire taire et les déjouer : il faut bien que l’envie s’exhale, car ne vous flattez pas d’obtenir du roi la permission de vivre modestement ici ; il est trop fier de vous pour ne pas vous élever au rang des femmes titrées, pour ne pas monter votre maison à l’égal de celles des princesses ; c’est alors que la rage des ennemis agira ; c’est alors que mon dévouement vous sera bon à quelque chose.

En cet instant on remit à madame de la Tournelle un billet du roi ; elle ne put s’empêcher de sourire en le prenant.

— Je voudrais bien savoir, dit le duc, quel est le chiffre de ce billet-ci ; je lui en ai déjà vu écrire deux pendant le peu de temps que je suis resté dans son cabinet avec d’Argenson et Maurepas.

— C’est le sixième, répondit en riant madame de la Tournelle ; mais celui-là vous concerne particulièrement ; le roi veut que je vous garde à souper, il va venir dans un quart d’heure avec M. de Meuse. Acceptez-vous ?

— J’en meurs d’envie, et pourtant c’est une assez vilaine action de ma part, ordonnez-la-moi, je vous en conjure, cela tranquillisera ma conscience.

— Soit, écrivez là un mot, vous le ferez porter par un de mes gens à l’hôtel de…

— Arrêtez… vous pourriez vous tromper, dit le duc en écrivant.

— Vous serez donc toujours un monstre d’inconstance ? En vérité, quand je pense au mauvais exemple que vous donnez au roi, il me prend envie de vous brouiller avec lui.

— N’allez pas me jouer ce vilain tour ! d’abord, ce serait une grande injustice, car je ne sache rien aujourd’hui qui puisse rendre le roi infidèle ; mais j’oublie qu’il m’a confié la note des articles que je dois faire inscrire sur le contrat de mariage de votre sœur ; il faut que je vous la montre pour que vous sachiez jusqu’où va la générosité du roi.

Et le duc se mit à lire haut les articles suivants écrits de la main de Louis XV.

« Je donne 30,000 livres pour les frais de noce, 80,000 livres en rentes sur les postes, dont moitié sera mise en communauté.

» La pension de dame du palais dès à présent, trente ans de privilége sur les juifs, que je m’engage à renouveler jusqu’en 1800.

» Signé : Louis. »

— Comme le duc de Lauraguais a deux enfants de son premier mariage (avec mademoiselle D. O.), ajouta M. de Richelieu, le roi a lui-même dicté la clause qui assurait ses dons aux seuls héritiers de votre sœur. Vous voyez qu’il pense à tout.

En cet instant le roi entra ; il devina, à l’émotion peinte sur Les traits de madame de la Tournelle, ce dont le duc lui parlait ; elle vinl à lui :

— Tant de générosité pour ma jeune sœur, Sire, m’autorise à supplier Votre Majesté de penser au sort de sa tutrice.

À cette requête, M. de Meuse montra un vif étonnement ; mais le roi, qu’un sentiment élevé ne pouvait surprendre de la part de madame de la Tournelle, répondit :

— C’est à vous de fixer ce que je dois faire pour elle, je signe aveuglément.

l’eu de jours après, madame de Mailly toucha une année du revenu que le roi venait de lui assurer : elle a joui de cette rente de quarante mille livres jusqu’à la lin de sa vie.



XLIV

LE NOUVEAU RÈGNE


Grâce à la munificence du roi, le mariage de mademoiselle de Monteravel fut très-brillant. On savait faire sa cour en y venant, car madame de la Tournelle en devait faire les honneurs, ce qui empêcha la comtesse de Mailly d’y assister. La présentation de la duchesse de Lauraguais eut lieu dans la même semaine. Cette démarche, si pénible en idée, fut moins désagréable que ne le craignait madame de la Tournelle. Le roi avait eu à ce sujet un entretien avec la reine, où l’on croit que, lui ayant rappelé le sacrifice qu’elle même avait exigé, il lui avait prouvé qu’elle ne pouvait pas, sans être injuste, se montrer malveillante pour la femme qu’il aimait ; surtout quand cette femme, pénétrée de respect pour le rang, les vertus de la reine, lui était attachée par la reconnaissance. D’ailleurs il avait ajouté :

— Pourquoi seriez-vous moins indulgente pour elle que pour madame de Mailly ?

— Ah ! Sire, vous n’aimiez pas celle-ci, avait répondu la reine.

Il résulta de cet entretien que, trop bien convaincue de la passion du roi pour madame de la Tournelle, et de la résolution où il était de proportionner ses bonnes grâces et ses marques d’affection aux procédés qu’on aurait envers elle, la reine se résigna à cacher son ressentiment et sa peine sous le voile d’une politesse froide, à laquelle madame de la Tournelle donna le nom de bienveillance, de peur d’exciter la colère du roi.

Ce même jour, le bruit se répandit que le cardinal était à toute extrémité, le roi se rendit aussitôt à Issy pour le voir encore une fois. Le cardinal le reconnut, lui sourit avec reconnaissance ; puis il tomba de nouveau en faiblesse. Le duc de Richelieu, à qui madame de la Tournelle avait recommandé d’arracher le plus tôt possible Louis XV à ce triste spectacle, l’entraîna hors de la chambre du cardinal, qui survécut peu de moments aux adieux de son royal élève.

Louis XV fut sincèrement affecté de la perte de son vieil ami ; il ordonna qu’il fût érigé à ce ministre un mausolée dans l’église de Saint-Louis du Louvre, et fit célébrer un service solennel à Notre-Dame de Paris ; mais les occupations auxquelles la mort du cardinal livraient le roi, et la passion qui remplissait son âme, parvinrent bientôt à le distraire.

« C’est à la mort du cardinal de Fleury, dit l’histoire, que commence le véritable règne de Louis XV. Enfin la France va voir son monarque la gouverner ; c’était l’objet des désirs de la nation. On murmure, on résiste ordinairement à une autorité précaire et empruntée, on obéit sans répugnance à la puissance naturelle et légitime. Dans cette circonstance, la résolution la plus agréable au peuple que le roi pût prendre était de gouverner par lui-même, de se réserver la haute administration de son royaume. Le roi la prit et l’annonça ; il déclara que ses ministres n’auraient plus que le soin de faire exécuter ses ordres[52]. »

Le roi avait à disposer des emplois du cardinal ; il donne la charge du grand-aumônier de la reine à M. de Tavannes, archevêque de Rouen ; celle du premier aumônier, qu’avait M. de Tavannes, à l’abbé de Fleury, neveu du cardinal ; la feuille des bénéfices à l’ancien évêque de Mirepoix, précepteur de M. le Dauphin, la surintendance des postes à M. Amelot.

Pour remplacer le cardinal de Fleury dans le conseil, il fallait un homme d’État, un bon citoyen : le roi fait choix du maréchal de Nouilles, et le nomme ministre d’État. On pensa avec raison que l’amitié de madame de la Tournelle pour le maréchal était pour beaucoup dans cette nomination ; mais comme le maréchal jouissait d’une grande considération, on l’approuva. On ne vanta pas moins le chou des nouveaux chevaliers de l’ordre, parmi lesquelles madame de la Tournelle eut le hou esprit de faire admettre son ennemi déclaré, le duc de Luxembourg. Les autres étaient les dites de Brissac, de Boufflers de Biron, le comte de la Motte-Houdencourt, le marquis de Gassion, les comtes de Lautrec et de Coigny[53].

Le roi fit aussi une promotion de quatorze lieutenants généraux, trente maréchaux de camp, et soixante-dix-neuf brigadiers.

M. de Chavigny, regardé comme le plus grand politique, de la France, jouissait dans l’étranger d’une considération justement méritée : prudent, flegmatique, d’une pénétration rare, il fut nommé ambassadeur en Portugal, puis chargé d’une mission secrète en Allemagne.

Ces grades, ces faveurs, accordés au mérite ou à de longs services, produisirent un bon effet sur l’esprit de la nation.

Le cardinal laissait beaucoup de choses a réparer : soit par économie, la marine, le commerce extérieur avaient été négligés ; le temps n’était pas favorable pour les rétablir ; il fallait auparavant terminer la guerre entreprise pour la succession aux états de la maison d’Autriche ; il fallait surtout changer le théâtre de la guerre, reprendre l’offensive que nous avions perdue, rendre aux armes du roi leur supériorité et leur splendeur : une femme le voulait… ce fut l’ouvrage de deux campagnes.


XLV

LA GUERRE, LE DUCHÉ


Le maréchal de Belle-Isle venait de quitter, le 2 janvier, son cantonnement sous Égra avec l’armée de Prague. Madame de la Tournelle reçut une lettre de lui qui lui mandait son arrivée à Francfort, où il avait trouvé le collier de la Toison d’or envoyé par le roi d’Espagne au prince de Bavière, pour qu’il l’en revêtît lui-même. « Vous voyez, écrivait-il, combien votre amitié porte bonheur. »

En effet, le titre d’ami de madame de la Tournelle était alors un brevet d’avancement ou de crédit ; mais il faut avouer que son esprit et son goût pour la supériorité lui faisaient choisir ses amis dans la classe des hommes de mérite, et que jamais favoritisme ne fût plus profitable aux intérêts de la France.

La campagne allait s’ouvrir, et madame de la Tournelle se vit privée de la présence de ses meilleurs amis. Le duc de Richelieu, le comte de Noailles, le duc d’Ayen, le prince de Soubise, le marquis de Gontaut partirent pour rejoindre le corps d’armée du maréchal de Noailles, campé sur les bords du Mein.

Cette campagne, qui s’annonçait d’une manière si brillante, grâce aux dispositions du maréchal, ne fut point heureuse. Une faute commise par le duc de Gramont, dont le zèle imprudent faillit compromettre le sort de l’armée, nous fit perdre tout l’avantage d’une affaire où nos troupes firent des prodiges de valeur[54]. Tout était habilement disposé par le maréchal de Noailles pour que l’armée anglaise, commandée par le roi d’Angleterre en personne, tombât dans une embuscade où le roi pouvait être pris lui-même : c’était un de ces moments décisifs qui semblaient devoir mettre fin à la guerre.

Les postes étant assignés par le maréchal, il recommande à son neveu, le duc de Gramont, colonel des gardes, d’attendre que L’ennemi vienne se livrer ; celui-ci, au lieu de le laisser s’engager dans le défilé, fond avec deux régiments sur la première colonne ennemie ; les Anglais qui défilaient se forment aussitôt en bataille. Par là, les Français, qui avaient attiré les Anglais dans le piège, y tombèrent eux-mêmes ; on se battit avec acharnement de part et d’autre, les pertes lurent presque égales, enfin le maréchal de Noailles ordonna la retraite.

Dans cette confusion, vingt-sept officiers périrent, et un grand nombre furent grièvement blessés ; les comtes d’Eu, d’Harcourt, de Bernois, de la Motte Oudancourt, le marquis de Gontaut furent blessés ; les marquis de Sabran, de Fleury, les comtes d’Estrade, de Rostaing, le duc de Rochechouart y laissèrent la vie ! Le jeune comte de Boufflers, âgé de dix ans et demi, qui combattait à côté de son père, eut la jambe cassée par un boulet de canon. Il reçut le coup, dit Voltaire, se vit couper la jambe et mourut avec un égal courage. Tant de jeunesse et d’intrépidité attendrirent ceux qui furent témoins de ce malheur.

La nouvelle de l’affaire de Dettingen plongea Paris et Versailles dans une grande anxiété.

« Il y a eu de quoi mourir d’inquiétude, écrivait madame de la Tournelle au duc de Richelieu, car on a su lundi, après dîner, qu’il y avait eu une affaire, et le courrier du maréchal n’est arrivé que mardi à trois heures[55]. »

Madame de la Tournelle s’aperçut, à quelques mots dits par le roi, que ses ministres lui laissaient ignorer la plus grande partie des malheureux détails de cette affaire ; alors, prenant la lettre qu’elle venait de recevoir du duc de Richelieu, elle prouva sans peine à Louis XV le soin qu’on prenait de lui atténuer les désastres de l’armée, dans la crainte qu’il ne lui vint à l’idée de vouloir les réparer, en la commandant en personne. C’est en se servant habilement de la peinture de nos revers, en y opposant le tableau des triomphes qui attendaient le roi de France ranimant ses troupes par sa présence, el les conduisant à la victoire, qu’elle suggéra à Louis XV le projet qu’elle méditait depuis si longtemps, et qu’elle eut le bonheur de voir s’accomplir.

Il était impossible qu’un crédit si noblement employé ne s’accrût pas chaque jour davantage, et ne donnât pas au roi le désir de récompenser tant de soins pour sa gloire.

Madame de la Tournelle écrivait aussi dans ce temps au duc de Richelieu :

« J’ai grand besoin de vous pour me conduire dans ces moments épineux. C’est un désir bien difficile à satisfaire que celui de vouloir faire quelque bien. Tout le monde veut avoir raison ; chacun crie que c’est lui qui fait le mieux : lequel croire ? On se plaint que les affaires ne sont traitées au conseil que pour la forme ; que le roi a eu sa leçon faite d’avance par le secrétaire d’État du département, lequel a soin de se faire des amis pour amener la réussite de son opération. Le roi, prévenu et ne pouvant pas approuver tout, signe ce qu’il croit être pour le mieux. Nous nous concerterons là-dessus ; car je vois que vous vous intéressez véritablement à la gloire du roi, et vous savez que c’est ma folie de vouloir qu’il soit ce qu’il peut être ! Mais il y a bien des choses à refaire et peut-être des gens à refondre[56]. »

Le renvoi de M. de Maurepas, sans cesse offert par le roi à madame de la Tournelle, et jamais accepté, ne lui faisait point trouver grâce auprès de ce ministre et de sa femme. Toujours passionnés contre elle, ils cherchaient quels obstacles ils pourraient apporter à son élévation au rang de duchesse.

Le roi ménageait dans M. de Maurepas un ministre qui lui rendait le travail facile ; mais il voulait être obéi, et, malgré les oppositions suscitées par le ministre, et les intrigues de sa femme pour faire traîner en longueur l’arrêt concernant les lettres patentes du duché de Châteauroux en faveur de madame de la Tournelle, le roi persistait dans son projet.

Pour terminer cette affaire, il fallait réunir d’abord, selon l’usage, des rentes proportionnées à la dignité. Il fallait un enregistrement des lettres patentes au parlement. M. de Maurepas, stimulé par sa femme, ne cessait de trouver ou de prétexter toutes sortes d’inconvénients à cette donation[57]. On ne concevait pas qu’il eussent tous deux l’audace de s’opposer ainsi aux volontés du roi. Mais cette résistance fut vaine. Les lettres patentes furent expédiées, et Louis XV voulut que le mérite personnel de madame de la Tournelle fût spécifié dans les lettres patentes comme le principal motif de cette faveur.

Le roi avait ordonné qu’aussitôt enregistrées, ces lettres lui fussent envoyées directement ; car, tous ces débats, il avait eu soin de les laisser ignorer à madame de la Tournelle ; il savait trop bien qu’elle aurait employé toute sa puissance sur lui pour le détourner de son dessein.

Un coffret d’ébène incrusté d’or, aux armes de la maison de Mailly de Nesle, sur lequel se trouvait inscrit en lettres de diamants le nom de la duchesse de Châteauroux, renferma ces lettres patentes et le contrat de quatre-vingt mille livres de rentes ; le roi y joignit la prière la plus instante d’accepter ces témoignages de sa haute estime. Ce billet ne renfermait pas un mot d’amour, rien qui put alarmer la délicatesse de madame de la Tournelle. Il finissait par cette phrase si simple :

« Ne refusez pas l’ami qui doit tant à vos conseils » Louis XV saisit le moment où elle rendait visite à la princesse de Conti pour faire porter le coffret sur la console du salon de madame de la Tournelle.

Cette royale surprise fut mêlée de quelques regrets : la nouvelle duchesse craignit qu’une faveur d’un si haut prix n’excitât des murmures ; mais le roi, qui avait prévu ces craintes, s’était arrangé pour que les félicitations l’emportassent de beaucoup sur les murmures.

Et puis tant de personnes étaient attachées à la fortune de madame de la Tournelle !

Le coffret sur ses genoux, elle méditait encore sur ce don magnifique et sur la manière charmante dont il était offert, lorsqu’on annonça madame de Tencin ; elle cacha vite le coffret sous la console, car elle désirait ne faire connaître sa nouvelle dignité que le lundi suivant, quand elle serait avec le roi à Fontainebleau.

Madame de Tencin fut bientôt suivie de mesdames de Brancas, de Chevreuse, enfin de presque toute la cour. Accablée par tant d’hommages, de visites, elle eut à peine le temps décrire ces mots sur ses tablettes, et de les envoyer à Louis XV

« À ce soir pour gronder l’ami et remercier le roi.

» LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX. »


XLVI

LA PRÉSENTATION


Depuis le premier voyage de Choisy, la marquise de Flavacourt ne venait plus chez sa sœur ; cette dernière l’avait exigé, prévenant ainsi l’insulte que M. de Flavacourt n’aurait pas manqué de lui faire. Mais les deux sieurs s’écrivaient régulièrement, se rencontraient souvent chez la reine, lorsqu’elles étaient toutes deux de service ; et leur attachement mutuel s’augmentait encore de cette contrainte. La duchesse de Lauraguais, dont Le mari était à l’armée, ne quittait pas madame de Châteauroux ; moins belle que ses sœurs, madame de Lauraguais était vive, gaie, enjouée, fertile en bons mots et avait beaucoup de l’esprit de sa mère, la marquise de Nesle. Elle amusait le roi par ses réparties, et parvenait souvent à distraire madame de Châteauroux des intérêts sérieux, et quelquefois tristes qui l’occupaient.

La puissance de la duchesse de Châteauroux sur le cœur et le caractère du roi, l’usage qu’elle en voulait faire, n’étaient plus un secret pour la France ni pour l’Europe ; son amour pour la gloire de Louis XV fixait l’attention des cours étrangères, ou s’attendait à la voir déterminer le roi à prendre le commandement de ses armées, et comme cette détermination devait avoir une grande influence sur l’esprit belliqueux de la nation française, et portait sur les intérêts de plusieurs puissances, Les différents ambassadeurs épiaient ce moment avec inquiétude[58].

Sous Louis XIV même, jamais la cour d’une favorite n’avait offert un semblable spectacle. Car, dans son désir d’entourer le roi de toutes les illustrations, de toutes les supériorités du royaume, la duchesse de Châteauroux avait soin de les réunir chez elle ; et de son côté le roi, sachant tout ce que méritait son noble caractère, se plaisait à lui attirer les hommages, les respects qu’on accorde quelquefois aux qualités supérieures, mais toujours à la puissance.

On ne peut mieux donner l’idée de l’empressement des plus grands personnages à témoigner leur admiration pour la duchesse de Châteauroux, et a flatter le roi dans son amour pour elle, qu’en citant ce trait de Frédéric II, qui, voulant former une alliance secrète avec le roi de France contre l’Angleterre, négocia avec M. de Courten, envoyé de France à Berlin, lui donna son portrait enrichi de diamants, le chargea d’une lettre spirituelle, flatteuse, comme il savait les écrire, et tout cela pour obtenir de Louis XV la permission de faire prendre une copie du beau polirait de la duchesse de Châteauroux fait par la Tour[59] ; désirant, ajoutait le roi de Prusse, parer la galerie de Potsdam de l’image de la plus belle et de la plus spirituelle de toutes les femmes.

L’étiquette voulait que madame de Châteauroux fut présentée au roi, à la reine, à la famille royale, en qualité de duchesse de Châteauroux. Le roi exigea que cette présentation fût faite avec appareil par la duchesse de Lauraguais, un jour de grande réception, en présence de huit dames dont cinq titrées et assises comme elle, les duchesses de Duras, d’Aiguillon, etc.. et trois debout, madame de Flavacourt. madame de Rubempré et madame de Maurepas.

C’était une petite vengeance que le roi exerçait contre cette dernière, qui faillit mourir de dépit. Fatigué des preuves d’une haine acharnée que le généreux silence de madame de Châteauroux ne parvenait point à modérer, Louis XV, ne pouvant sévir contre Maurepas et sa femme sans déplaire à madame de Châteauroux, résolut de placer cette dernière assez haut pour qu’il leur fût impossible d’arriver jusqu’à elle.

— J’ai trop souvent remarqué l’effet de cette Fièvre d’envie, disait le roi à la duchesse ; on ne l’apaise point par des ménagements ; il faut la frapper, l’éblouir, mettre enfin tant de distance entre l’envieux et l’objet de sa rage qu’il désespère de l’atteindre ; il ne peut y avoir de rivalité de ce genre qu’entre égaux ; et je prouverai bien à madame de Maurepas qu’elle est aussi loin par son rang que par son mérite de la duchesse de Châteauroux.

En vain la duchesse chercha-t-elle à détourner le roi de cette idée.

— Je vous obéis en ne les chassant pas, répondait-il, obéissez-moi en décourageant leur envie.

Alors le roi monta la maison de la duchesse de Châteauroux, il lui donna un attelage de six beaux chevaux, et voulut qu’elle se montrât le jour de sa présentation comme duchesse, dans tout l’éclat d’une parure admirable ; elle reçut le matin même un écrin qui devait servir à la rendre encore plus éblouissante. C’était bien connaître l’esprit des courtisans, et même du public que de dorer, pour ainsi dire, un amour coupable. Tant que la passion du roi pour madame de la Tournelle fut timide, esclave des convenances, on l’accabla de blâme, de chansons, d’épigrammes ; dès qu’elle se montra sans crainte, avec tout l’éclat que le trône sait donner à la galanterie, l’acharnement cessa.

— Allons, dit M. de Maurepas, s’avouant vaincu, nous voici revenu aux amours pompeux de Louis XIV : c’est toujours cela, les victoires viennent peut-être aussi.

L’amour vit de prestige, et c’en est un bien grand que la puissance. Se revêtir d’une parure étincelante, traverser les salons resplendissants où se presse la cour brillante de l’Europe, pour aller saluer respectueusement le monarque dont chacun attend ou redoute le regard, ce regard qui, la veille, était si tendre ; s’incliner trois fois comme une humble sujette, devant ce roi qu’on a vu si peu d’heures avant à ses pieds, voilà une de ces sensations qu’on ne saurait peindre, car elle est toute dans l’imagination poétique, dans le cœur exalté de celle qui l’éprouve.

Madame de Châteauroux était également enivrée de ses souvenirs, de la pompe qui l’entourait, des éloges qui bravaient la silencieuse étiquette pour venir jusqu’à ses oreilles, et surtout de la fierté du roi en la voyant si belle. L’amour le plus passionné n’est pas à l’abri d’un peu de vanité ; et puis, un souverain contraignant les ambassadeurs de toutes les puissances, les plus grands seigneurs de sa cour à rendre hommage à la femme qu’il aime ; offrant lui-même l’exemple d’une admiration respectueuse, d’une estime honorable, que de motifs pour troubler la raison !

Celle de madame de Châteauroux résista cependant à tant de pièges d’amour-propre, elle resta simple et digne au milieu de tous les enchantements de la flatterie, de la magnificence et du pouvoir ; il y avait dans son aspect quelque chose d’imposant et de doux qui déconcertait le mépris, et désarmait la malveillance. Cette sorte de fascination, le Dauphin l’éprouva. Élevé par un prêtre dans la haine de la favorite, regardée par lui comme l’ennemie de la reine, il ne manquait pas une occasion de manifester son ressentiment à madame de Châteauroux. On prétend même que, s’étant laissé aller, en enfant qu’il était encore, jusqu’à lui faire la grimace, il avait été vivement grondé par sa mère. Eh bien, lorsque madame de Châteauroux vint le saluer, il fut tellement frappé de sa beauté, de la noblesse de sa démarche, de l’expression calme et fière qui régnait sur son visage, qu’il oublia ses préventions et lui adressa même quelques mots de politesse.

Ces mots lui valurent le soir même le bonheur d’être tendrement embrassé par son père, et le don d’un équipage de chasse qu’il désirait depuis longtemps.

Enfin, quitte de toutes ses révérences, la duchesse de Châteauroux rentra chez elle, heureuse de pouvoir se livrer à tous les plaisirs de l’intimité, après avoir satisfait aux fatigants devoirs de la représentation. Elle s’apprêtait à ôter ses diamants et son habit de cour, brodé d’or et de perles ; mais sa sœur s’y opposa.

— Vous avez l’air, la parure, la beauté d’une reine, dit madame de Lauraguais, le roi va venir : c’est à lui maintenant à vous rendre hommage. Je veux bien lui faire l’honneur de vous le présenter ; mais il vous rendra vos trois saluts ; sinon, point de souper ce soir dans les cabinets, point de voyage demain à Fontainebleau ; il faut savoir tenir son rang, ajouta la duchesse en riant comme une folle, puisque le roi a voulu que vous fussiez assise devant lui, il faut que Louis XV soit à genoux devant vous, c’est indispensable.

— Rien de si juste, dit le roi qui attendait à la porte du salon la fin du discours plaisant de la duchesse de Lauraguais, et me voici prêt à me laisser présenter par vous. Mais je n’aurai jamais sa grâce à saluer, ajouta-t-il en montrant madame de Châteauroux. Mon Dieu, qu’elle est belle !…

— Toutes ces réflexions ne sont point d’usage en pareille circonstance, dit madame de Lauraguais en prenant gaiement la main que le roi lui présentait… Si, quand Votre Majesté est assise sur son trône et daigne recevoir nos salutations, nous disions ainsi tout haut ce que nous pensons d’elle, cela lui paraîtrait fort inconvenant.

— Et peut-être fort désagréable, interrompit le roi en riant.

— Eh bien, que Votre Majesté se soumette à l’étiquette : un grand sérieux, un silence complet, l’attitude respectueuse, et le premier salut à une grande distance. Songez que toute la cour vous regarde !

— Ah ! que cela est ennuyeux, dit le roi, et qu’il y a de mérite à ne pas être d’une gaucherie extrême en faisant ces éternelles révérences !

— Eh bien, pour un roi vous saluez à merveille, seulement vous ne baissez point assez les yeux ; c’est manquer à la puissance souveraine que de la regarder ainsi.

— Ah ! pour cela, je me révolte, dit Louis XV ; je veux bien m’incliner ; me prosterner même devant ma souveraine, mais c’est pour l’admirer de plus près.

— Voilà un hommage bien respectueux, vraiment, reprit-elle ; au premier avis, à la moindre contrariété, Votre Majesté se révolte. Ah ! j’en suis fâchée, Sire, mais vous ne ferez jamais qu’un mauvais sujet.

Le roi était de bonne humeur, il prit fort bien la plaisanterie, et madame de Châteauroux fut traitée en reine le reste de la journée.



XLVII

CE QUE PEUT UNE FEMME


Nous ne la suivrons pas pendant cet hiver où l’amour du roi pour elle ne se ralentit pas un instant ; nous arriverons à ce moment tant désiré par madame de Châteauroux, où elle écrivait au duc de Richelieu :

« Je ne puis trop me hâter, cher oncle, de vous mander que le roi est décidé à faire la campagne prochaine. Il vient de me le promettre, et je puis vous assurer que rien au monde ne peut me faire un plus grand plaisir. Vous savez que j’aime à déraisonner ; et dans ce moment je repais mon imagination de l’avenir le plus brillant ; je vois le roi couvert de gloire, adoré de ses sujets et craint de ses ennemis, Je crois que la présence du maître doit faire beaucoup, et qu’elle vaudra une armée de plus. Le maréchal de Noailles commandera toujours. Il y aura deux armées, l’une à ses ordres, l’autre à ceux, du comte de Saxe[60], dont on espère infiniment.

« Sa Majesté aura très-peu de suite, et cela sera bien moins dispendieux. Vous penserez comme moi que le plus beau cortège d’un roi de France est une armée victorieuse. J’espère que les succès lui feront connaître combien j’aime véritablement sa gloire. Le cardinal a jusqu’ici régné pour lui : il est temps qu’il fasse voir qu’il peut régner lui-même. Je ne m’aveugle point en lui donnant les qualités nécessaires pour gouverner. Je ne crains que sa trop grande confiance en ses ministres. Il juge mieux qu’eux, j’en suis sûre. et il a la bonté de déférer souvent à leurs avis, qui valent moi us que le sien. Il m’a demandé avec toute l’amitié possible si je n’avais rien à solliciter pour vous ; vous jugez bien que ma réponse a été que je m’en rapportais à ses bontés : la dessus il ma dit qu’il vous ferait un de ses ailles de camp, et lieutenant général. Vous pensez, cher oncle, que j’ai eu autant de plaisir a l’apprendre que j’en ai à vous le mander.

» M. d’Argenson est venu me voir et m’a parlé de la campagne prochaine d’une manière à nie faire connaître que le roi ne s’est point expliqué sur ses projets. Je me suis bien gardée de faire voir au ministre qu’il se trompait dans tout ce qu’il disait : il serait bien fâché de me savoir si bien instruite avant lui, dans l’habitude où il est de faire faire au roi, ainsi que ses collègues, ce qu’il jugea propos. Il est même nécessaire que le roi ne déclare sa volonté qu’au moment où elle ne pourra plus être contrariée.

» Je vous envoie un projet de liste pour les officiers de la chambre qui doivent accompagner le roi. Il me parait qu’il a résolu de n’y pas mener M. le Dauphin. Je vous donnerai de plus grands éclaircissements quand tout sera décidé. L’essentiel était le départ du roi et les grâces que je vous annonce. Que je serais heureuse s’il en résultait autant de bien que j’en désire ! etc., etc.[61].

» LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX. »

Comment ne pas admirer cette constance à faire réussir un projet où l’intérêt personnel de madame de Châteauroux était immolé à celui de la France et du roi ? Car ce départ pour l’armée allait la séparer de lui et la livrer à de cruelles inquiétudes. Mais un de ces sentiments dont les esprits raisonnables se moquent l’avertissait en vain que la gloire de celui qu’elle aimait lui coûterait à elle le bonheur et la vie. Ses sacrifices réels, les présages funestes, les terreurs fondées tout disparaissait, à l’idée de Louis XV triomphant et traversant Paris aux acclamations du peuple.

Cette femme, si préoccupée de la gloire du pays et du roi, ne l’était pas moins du soin d’encourager les arts ; loin de partager le préjugé si bien établi alors, que les gens de lettres ne pouvaient être ni hommes d’État ni bons diplomates, elle fut la première à proposer au roi d’employer M. de Voltaire dans une négociation importante auprès de Frédéric II. C’est elle qui répondit, lorsqu’on demanda devant le roi, à Choisy, qui ferait l’éloge du cardinal de Fleury :

« Ce sera Voltaire. »

Mais le clergé académique ayant représenté qu’il serait inconvenant de faire succéder l’auteur de tant d’impiétés rimées à un prince de l’Eglise, le roi fut contraint de céder ; et, toute partialité philosophique à part, on est forcé d’avouer que l’éloge du cardinal de Fleury ne convenait ni au caractère ni à l’esprit de l’auteur de la Pucelle[62].

Ce fut Boyer, le précepteur du Dauphin, l’ancien évoque de Mirepoix, qui intrigua le plus contre le choix de M. de Voltaire. On sait s’il en conserva rancune.

Avant de partir pour l’armée, le roi voulut faire ses adieux au château de Choisy, a ce séjour qu’un si doux souvenir lui rendait encore plus agréable. Il y ménageait une surprise à madame de Châteauroux. Il savait par M. de Meuse que, malgré toutes les raisons que madame de Châteauroux avait de préférer ce château royal à tous les autres, l’idée d’habiter l’appartement arrangé par madame de Mailly, et de s’asseoir sur les mêmes meubles de ces salons dont madame de Vintimille avait fait les honneurs, altérait beaucoup le plaisir qu’elle goûtait à Choisy ; alors Louis XV fit venir le contrôleur général, lui demanda ce qu’il en coûterait pour renouveler le mobilier entier du château de Choisy, et M. Orry, en ministre courtisan, répondit qu’il avait mis depuis longtemps des fonds en réserve pour cette dépense. Alors le roi ordonna que tous les appartements de Choisy fussent remis à neuf, et cela dans le plus court délai

M. Orry, qui avait échoué dans toutes les offres d’affaires et d’argent faites par lui à madame de Châteauroux, saisit avec empressement l’occasion de faire une chose qui lui fût agréable. Mais on garda le secret des embellissements de Choisy jusqu’au jour où le roi devait y conduire madame de Châteauroux.

Avec quelle reconnaissance elle admira cet élégant château décoré pour elle ! ces fauteuils recouverts des plus belles étoffes de la Chine ; ces anciens meubles de Boule mêlés aux sculptures dorées, aux cuivres émaillés dont la mode revient aujourd’hui, et ce cabinet de tableaux si bien choisis, où se trouvaient jusqu’aux ouvrages des peintres modernes quelle se plaisait à encourager ! Quels sentiments de bonheur et de tristesse se partageaient son cœur en recevant tant de témoignages d’une affection si soigneuses de plaire !

Mais ce château, témoin de sa félicité, ce maître qui en rendait le séjour délicieux, elle allait les quitter peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours !… Souvent, au milieu du souper le plus animé, cette pensée pesait sur son cœur ; des larmes brillaient dans ses yeux, et le roi, à qui la gaieté des convives et L’intérêt de la conversation ne faisaient point perdre le moindre mouvement de madame de Châteauroux, lui prenait la main en disant :

— Du courage ! vous l’avez voulu ; ce que vous désirez ne saurait être malheureux. Nous nous reverrons bientôt.

— Sans cet espoir, que deviendrais-je ? répondit-elle en levant ses beaux yeux vers le ciel.

Et les courtisans se disaient, en surprenant les larmes qu’elle s’efforçait en vain de cacher :

— Si elle pleure ainsi, le roi n’aura pas le courage de s’en séparer, et pourtant elle ne saurait le suivre, cela produirait un mauvais effet.

— Sans doute, répondait-on, mais vous verrez qu’elle trouvera un moyen d’aller le rejoindre avant peu… décidément il ne peut vivre sans elle.



XLVIII

LES ADIEUX


On était au 1er  de mai 1744. Louis XV devait partir de Versailles le surlendemain pour se rendre à Lille. Il faisait un de ces beaux jours de printemps qui ont tant d’influence sur la disposition de l’âme. Les bosquets de Choisy couverts de lilas, de seringats, d’aubépine, embaumaient l’air que le soleil rendait si doux. Le murmure des flots de la Seine qui baignait la terrasse se faisaient entendre sous les allées du petit bois où madame de Châteauroux aimait à se promener. Trop agitée par l’idée des événements qui se préparaient, elle n’avait pu dormir, et, pensant que le grand air dissiperait son malaise, elle était venue s’asseoir sous un treillis entouré de chèvrefeuille. Là, cachée par des arbustes en fleur, elle contemplait à travers le feuillage ce palais élégant où tous les plaisirs semblaient se réunir pour captiver le roi.

— Et c’est moi qui lui fais quitter ce séjour enchanteur, pensait-elle, pour aller s’exposer à mille dangers ; c’est moi qui le livre peut-être au malheur… à la mort !…

Alors, le souvenir de François Ier, de la bataille de Pavie, la glaçait de terreur ; elle se demandait comment elle avait jamais pu concevoir le projet de déterminer Louis XV à marcher contre l’ennemi ; comment l’idée, même du courage simple et immuable qu’elle lui connaissait, ne lui avait pas fait craindre qu’il ne s’exposât plus qu’aucun de ses officiers. L’était son insouciance du danger qu’elle redoutait par-dessus tout ; mais il n’y avait plus moyen de le détourner du sentier périlleux où elle-même l’avait engagé, et elle devait subir toutes les conséquences de son dévouement à la gloire de Louis XV.

Pendant ce temps, le roi donnait ses ordres à M. de Saint-Florentin, qui fut chargé, non-seulement de la correspondance pendant l’absence de Sa Majesté, mais de toutes les affaires instantes dans l’intérieur du royaume. La conférence terminée, le roi monte chez madame de Châteauroux ; il apprend par mademoiselle Hébert que la duchesse est dans le parc, il court l’y rejoindre. Comme il paraissait hésiter, après avoir descendu le perron, sur le chemin qu’il devait prendre, le factionnaire qui se trouvait près de là dit, en dépit de la consigne :

— Par l’allée des Sorbiers, Sire.

Et le roi sourit en le remerciant :

— Ton nom ? demande-t-il.

— Louis Barget, Sire.

— Es-tu de ceux qui m’accompagnent ?

— Hélas ! mon Dieu, non, reprit le soldat aux gardes d’un ton triste.

— Eh bien, voilà pour t’en consoler, dit le roi en lui donnant sa bourse. Tu boiras à nos victoires.

— Ah ! de tout mon cœur, Sire, et ma mère aussi ! la pauvre femme, va-t-elle tirer les cartes !

— Quoi ! ta mère est sorcière ?

— Ah ! Sire, je le voudrais bien, vraiment ; car, depuis qu’elle sait le départ de Votre Majesté, elle voit dans ses diables de cartes des choses admirables pour notre bon roi.

— En vérité ! dit Louis XV, qui n’était pas exempt d’un peu de superstition ; et que voit-elle donc ?

— Toutes sortes de triomphes, Sire ; mais je ne saurais expliquer tout ça si bien qu’elle, c’est qu’elle a l’argot de la prédiction à un point !…

— Eh bien, quand tu auras fini ta faction, tu iras trouver Lebel, il te donnera une commission dont tu ne parleras à personne, entends-tu ?

— Il suffit, Sire, ah ! soyez béni du ciel comme vous l’êtes du soldat, et ma mère aura raison.

Le roi franchit l’allée des Sorbiers et se trouva bientôt dans le bosquet des Lias.

— Chère Marianne, s’écria-t-il en apercevant madame de Châteauroux baignée de pleurs, ne t’afflige pas ainsi, ou bien je reste, je t’emmène, je me rends coupable de cent manières pour t’épargner des larmes ; songe que tu es ma raison, mon courage, le mobile de toutes mes actions, et que je suis sans force contre ta douleur.

— Eh ! quelle douleur tiendrait contre tant d’amour ? dit la duchesse avec exaltation ; non, je suis heureuse… heureuse d’un bonheur qui passe toutes mes espérances ; je vois ma faiblesse justifiée, mes oracles accomplis. Louis se fait adorer de son peuple ; et l’on me pardonne de l’adorer aussi… J’entends les acclamations de toute la France, j’en suis fière : je les paierais de mon sang, car c’est la gloire de Louis, son bonheur, que je veux avant tout. Qu’importent ces regrets d’une présence chérie, cs pleurs donnés à des moments d’une joie céleste ? Cette présence, cette joie, me seront plus douces encore au retour, quand je reverrai cette tête si belle, parée des lauriers qui l’attendent ; quand j’entendrai cette voix si chère m’appeler à partager son triomphe, me remercier de sa gloire ! non, tant que Louis m’aimera, je serai heureuse !

Les plus sincères, les plus vives assurances d’amour répondirent à cette exclamation.

Louis XV prit le bras de madame de Châteauroux, et ils parcoururent ensemble ce charmant parc où l’on n’avait pas moins prodigué les embellissements que dans le château. Arrivés à la grille qui donne sur la route de Juvisy, ils aperçurent un peuplier planté du matin, et couvert de guirlandes de fleurs et de rubans blancs qui flottaient au vent, enfin de tous les attributs qui parent d’ordinaire ce qu’on appelle un Mai. Celui-ci était de plus orné de devises écrites en grosses lettres sur de petits drapeaux, et toutes en l’honneur du roi. Quelques jeunes gens du village aidaient un petit paysan, juché tout en haut de l’arbre à attacher le bout des guirlandes aux lances de la grille.

— Et les prix, dit le roi, tu les oublies… Eh bien, je m’en charge ; nous voulons que la fête du premier de mai soit complète. Voyons, ajouta-t-il eu s’adressant aux jeunes gens, quel est le plus amoureux de vous tous ?

— Moi, moi ! s’écrièrent-ils tous ensemble.

— Voilà ce que vos fiancées peuvent seules décider, reprit le roi en riant ; allez leur dire de se rendre chez M. le bailli, si la mieux aimée mérite de l’être, nous la marierons aujourd’hui même.

— Quel bonheur ! crièrent-ils en courant tous vers le village.

— Voilà un bienfait cruel, dit madame de Châteauroux, je plains de tout mon cœur ces pauvres moins aimées.

— Cela m’est égal, dit le roi, je ne pense aujourd’hui qu’à ce qui vous ressemble.

La duchesse serra le bras de Louis contre son sein : c’était répondre.

Avant de rentrer au château, le roi parla du soldat aux gardes, des oracles de sa mère, et inspira à madame de Châteauroux le désir d’entendre les prédictions de cette femme.

— Elle sera ici dans la soirée, dit le roi, c’est Lebel qui l’introduira secrètement chez lui : nous nous y rendrons par le petit escalier de la chapelle ; vous, avec le mantelet et le capuchon de mademoiselle Hébert, moi en redingote ; nous passerons pour des gens de service qui viennent se faire tirer les cartes, avant qu’elle ne dise la bonne aventure au roi, et elle se méfiera d’autant moins de la ruse, que nous consentirons à ce qu’elle nous laisse au milieu de ses prédictions, si le roi la demande : ce sera fort amusant ; vous passerez pour ma sœur, autrement elle n’oserait parler franchement d’amour et d’infidélité, et je suis bien aise de savoir mon avenir en ce genre.

— Il vous inquiète peu, je pense ; le mien est moins rassurant : aussi ai-je quelque crainte de le connaître.

— Si cela vous déplaît le moins du monde, ne consultez pas la sorcière. On a beau ne pas avoir confiance en ces sortes d’oracles, ils peuvent troubler l’esprit.

— Non, je serai bien aise de l’entendre, puisqu’elle prédit à son fils tant de belles choses pour vous. Avec un cœur tel que le mien, on a toujours l’esprit faible, et quand elle m’aura parlé de vos succès, de votre bonheur, je sens que je serai plus tranquille.

— D’abord je lui ferai recommander par Lebel de ne point prononcer le mot mort, cela cause toujours une fâcheuse impression.

— Si c’est ainsi, dites-lui de ne point parler du jour où vous cesserez de…

— Taisez-vous, interrompit le roi ; le Ciel punit le blasphème.

— Non, vrai, ce n’est point une phrase, un lieu commun d’amour que je veux vous dire, c’est un sentiment intime, une révélation qui me donne l’assurance de ne pas survivre à votre attachement pour moi, c’est la consolation d’un présage funeste.

— Eh bien, il y a tout à gagner à changer ces présages contre de plus heureux, cela me décide. À ce soir, la sorcière ; gare à elle si elle ne devine pas que vous êtes adorée.



XLIX

LA SORCIÈRE


Les duchesses de Lauraguais et de Brancas, la marquise de Mirepoix avec la plupart de ceux qui devaient accompagner le roi à l’armée, étaient seuls de ce voyage de Choisy, consacré à de tendres adieux. Apres le dîner, qui avait lieu dans ce temps à deux heures, chacun jouissait de sa liberté jusqu’au moment où commençait la soirée. C’est pendant cet intervalle que le roi vint prendre madame de Châteauroux et sa sœur pour les conduire par un escalier dérobé chez Lebel ; là s’entama une espèce de proverbe. La crainte d’une indiscrétion de la part de madame de Lauraguais, qui venait de surprendre sa sœur ajustant sur sa tête le capuchon de mademoiselle Hébert, avait obligé madame de Châteauroux à la mettre dans la confidence ; le roi pensa que le plus sûr moyen de lui faire garder le secret de cette partie mystérieuse était de l’y associer, et il fut décidé qu’elle passerait pour une cousine de Lebel. Son goût pour l’extraordinaire, sa gaieté, s’arrangeraient fort bien de ce rôle : elle y fut très-amusante. Et la gaieté naturelle d’un tiers est d’un si grand secours dans les chagrins dont on ne veut pas paraître triste !

— Allons, dépêchez-vous, ma bonne femme, dit Lebel, car, si le roi sonne, il faudrait laisser là ces demoiselles ; je vous en avertis.

— Ne faudrait-il pas mieux, dit la vieille aux yeux de chat, attendre après que le roi m’aura fait demander ? Savez-vous bien que moi, qui ai dit la bonne aventure à plus d’un colonel, et à des comtesses même, je m’en vante, je me sens toute je ne sais comment, de penser que je vais parler au roi, qu’il va me donner sa main, ni plus ni moins que vous, ou ce monsieur, ajouta-t-elle en montrant Louis XV qui clignait d’un œil comme s’il avait la vue basse, moyen très-ingénieux pour déguiser ses yeux et la beauté de son regard, connu et cité par tous les gens du peuple qui l’avaient seulement aperçu.

— Non pas, vraiment, il faut nous expédier tout de suite, dit madame de Lauraguais, sinon, il n’aurait qu’à prendre au roi le caprice de nous voir danser ce soir avec les paysans, pour faire honneur à cette petite délurée qu’il lui plaît de marier à son amoureux, et nous n’aurions plus le temps de rien savoir.

— C’est juste, dit Lebel, allons, madame Barget, voici une table, un tapis, des cartes…

— Des cartes ?… reprit la sibylle, pensez-vous que je me serve de vos cartes ?… Ces figures-là, c’est bon pour jouer à la mouche, voilà tout ; il me faut des cartes parlantes pour dire la vérité des choses, et ces cartes-là ne se trouvent pas ici… je les porte toujours avec moi.

— Je crois, Dieu me pardonne, qu’elle nous lance des épigrammes, dit le roi.

— Par qui va-t-elle commencer ? dit madame de Châteauroux.

— Par moi, répond madame de Lauraguais, vous jugerez mieux de son savoir faire ; mais voyez comme elle est distraite, elle ne prend pas seulement la main que je lui présente ; l’idée de parler au roi lui tourne la tête, elle ne saura pas un mot de ce qu’elle nous dira, à nous autres bons bourgeois.

— N’ayez pas peur, reprit la vieille, je sais l’affaire du roi par cœur.

— Ah ! vous n’avez pas besoin de voir les gens, à ce qu’il parait, pour connaître leur destinée, dit Louis XV.

— Pardine ! tout le monde n’est pas connu comme le roi de France, peut-être bien ; allez, je ne l’ai vu qu’une fois quand il a passé en revue le régiment de mon garçon, mais je suis bien sûre de le reconnaître tout de suite entre mille. avec son chapeau bordé d’or, son cordon bleu et son bel habit brodé. Depuis ce jour-là je ne l’ai pas perdu de vue ; à chaque chose qu’il fait, en bien ou en mal, je fais mon marc de café, et je sais bientôt ce qu’il en arrivera !

— Et vous avez fait vos marcs ces jours-ci, gageons, dit madame de Châteauroux avec vivacité. Ah ! dites-nous ce que vous avez vu.

— C’est cela… je m’en vais vous dire les secrets du roi, à présent, vous me prenez vraiment pour une grande niaise ; sachez, mademoiselle, que, dans notre état, il vaudrait encore mieux, ne pas dire la vérité, que de la raconter à tout venant.

— Que tu es sotte de lui demander cela ! dit madame de Lauraguais, elle allait nous le dire. Au reste, ce n’est pas bien difficile à deviner, puisque le roi va à l’armée, c’est pour battre les ennemis.

— Oui ; mais les ennemis, pourquoi y vont-ils ?

— Pour être battus, dit le roi.

— battus, battus, grommela la vieille, c’est bientôt dit… Sans doute qu’ils seront battus… ce qui n’empêchera pas le roi d être dans un grand danger.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame de Châteauroux en palissant.

— N’allez-vous pas donner dans tous ces contes ? dit le roi ; en vérité, ma sœur, je vous croyais plus raisonnable.

— Ah ! vous appelez cela des contes, vous, monsieur L’incrédule ; Eh bien, puisque vous le prenez ainsi, je ne vous en ferai pas, des contes, moi.

— Vous avez raison, reprit madame de Lauraguais, c’est un bavard qui ne mérite pas qu’on lui prédise ce qu’il dépendra : mais nous deux, qui avons une grande foi en votre -avoir, dites-nous quel danger menace le roi ?

— Vraiment je ne demanderais pas mieux, car vous êtes bien aimable, et celle belle blonde aussi ; mais, voyez-vous, c’est qu’il nous est défendu de parler de trois choses : du bon Dieu, du roi, et de M. le lieutenant de police.

— Ah ! ah ! l’ami Marleville[63] se place en bonne compagnie.

— Eh bien, qu’avez-vous à craindre ? reprit madame de Lauraguais. Le bon Dieu sait toujours tout, le roi jamais rien, et vous pouvez être certaine que nous n’irons pas vous dénoncer au lieutenant de police.

— Il n’a pas besoin qu’on lui désigne les gens pour les poursuivre, répondit la vieille. Il m’a fait déjà déménager trois fois, moi qui ne compose point de philtres, qui ne jette de sort à personne ; c’est une horreur ! Poursuivre comme une voleuse une pauvre femme qui ne sait que répéter ce qu’elle voit dans les cartes ; est-ce ma faute à moi, quand le hasard fait que tous les piques se trouvent ensemble, et que ça veut dire de grands malheurs… Tenez, coupez de la main gauche, ma petite dame.

Et la vieille ayant étalé ses cartes tarotées, selon l’ordre cabalistique, ne prédit rien de marquant à madame de Lauraguais ; si ce n’est qu’au retour d’un voyage elle portera un grand deuil.

— À vous maintenant, dit au roi madame de Lauraguais.

— Je vous demande bien pardon, reprit la devineresse, mais je ne sais pas tirer les cartes à ceux qui n’y croient pas.

— Eh bien, soit, tirez l’horoscope de ma sœur, dit le roi, le mien s’y trouvera, ajouta-t-il tout bas en s’adressant à madame de Châteauroux.

— Ah ! mon Dieu, quelle brillante société ! s’écria la sorcière ; voyez donc, toutes les figures sortent. Comme vous êtes blonde, je vous prends en dame de cœur, et celui qui vous recherche en roi de cœur, cela va sans dire… tenez, le voilà en société de militaires… il fera une absence… vous en recevrez une lettre avant huit jours… On dirait qu’il est comme officier dans l’armée… Vous aurez de l’inquiétude par rapport à lui… Mais, soyez tranquille, il est tout cœur pour vous…

— Savez-vous bien que je commence à la croire, dit Louis XV.

La vieille continua en marquant un profond dédain pour la réflexion du roi.

— Vous êtes aussi la pensée de ce petit brun-là, ajoutât-elle en montrant le valet de trèfle… Le pauvre jeune homme est fort tourmenté, on dirait même qu’il sera comme qui dirait blessé.

En ce moment le roi fixa ses yeux sur madame de Châteauroux ; il vit une impression de tristesse sur son visage… il crut qu’elle pensait au duc d’Agénois et il retira involontairement la main qui tenait celle de sa prétendue sœur.

— Ah ! mon Dieu, que de piques réunis ! s’écria madame de Châteauroux en pâlissant d’effroi.

— Ce n’est pas pour ce jeune homme, poursuivit la veille, le voilà dans une compagnie d’amis ; il se réjouit avec eux.

— Mais pour qui sont donc toutes ces cartes sinistres ? demanda vivement une seconde fois la duchesse.

— Vous voyez bien, mademoiselle, que tous ces piques sont accompagnés de cœurs… C’est un malheur, sans doute… dit la devineresse en cherchante dissimuler son embarras… mais il est entouré de consolations… vous voyez… le roi de camr est là avec le neuf de pique, vous serez témoin d’une grande fête, de réjouissances comme on n’en a jamais vues.

— Sur qui porte ce malheur ? je veux le savoir, dit madame de Châteauroux dans une anxiété extrême ; car il était facile de deviner, au trouble de la vieille femme, la restriction qu’elle faisait.

— Mais… sur cette blonde-là, répondit-elle d’une voix à peine articulée.

— Ah ! je respire !

— Ce sont des extravagances qu’elle vous débite là. s’écria le roi en jetant les cartes par terre. Toute cette magie n’est bonne qu’a frapper l’esprit ; et le lieutenant de police a bien raison de la poursuivre. Lebel, paie cette femme, et dis-lui que le roi n’a pas le temps de l’entendre. Alors, prenant le bras de madame de Châteauroux, il la reconduisit chez elle en plaisantant sur la confiance qu’elhmontrait pour les rêveries de la vieille ; mais, tout en s’efforçant de la faire rire de ces prédictions sinistres, lui-même en était tristement préoccupé.

— En vérité, dit-il, je crois que c’est offenser Dieu que de vouloir ansi pénétrer les secrets de l’avenir, car on en est toujours puni par des idées tourmentantes : ce qu’on nous prédit d’agréable nous trouve incrédules, et nous sommes pleins de foi pour les malheurs.

— Je n’ai eu qu’un moment d’inquiétude, répondit la duchesse, mais la vieille l’a dissipée, et je vous jure qu’il ne me reste aucune impression douloureuse rie ce qu’elle m’a prédit à moi seule.

Elle disait vrai ; mais le roi, ne s’en flattant pas, eut recours à la gaieté de ses amis pour la distraire ; il ordonna le souper dans les petits appartements, où se trouvait la fameuse table inventée par Loriot ; au moyen de ressorts cachés, le parquet qui portait cette table disparaissait avec elle, et le tout remontait aussitôt avec un nouveau service ; ce qui donnait à ces soupers intimes quelque chose de magique. Desservantes de bois de rose, couvertes d’assiettes de vermeil, de flacons remplis de vins de plusieurs espèces, remplaçaient les domestiques ; et n’étant point gênée par aucun témoin importun, la conversation devenait alors confiante et gaie. Elle le fut ce jour-là plus que de coutume, car chacun avait un regret à dissimuler ou un pressentiment à vaincre.



L

LES DEUX DÉPARTS


Le lendemain 2 mai[64], le roi soupa au grand couvert avec la reine. Il ne fut point question de voyage. Après le souper, il entra chez la reine, lui parla quelque temps du mariage de M. le Dauphin, dont la célébration aurait lieu à son retour de l’armée ; puis, ayant donné l’ordre pour son coucher à une heure et demie, il rentra effectivement dans sa chambre comme pour s’y coucher. Mais il ne fit que changer d’habit, et se mit à écrire, d’abord à madame la Dauphine, après avoir nommé aux places de sa maison ; ensuite il traça quelques lignes pour la reine, dans lesquelles il témoignait le regret de ne pouvoir l’emmener avec lui, à cause des dépenses que nécessiterait un pareil déplacement ; il adressa au Dauphin les adieux les plus tendres, et une lettre secrète à l’archevêque de Paris. Puis il prévint par quelques mots madame de Châteauroux qu’il venait de la nommer surintendante de la maison de madame la Dauphine, en ajoutant qu’il la suppliait de se rendre aussitôt son départ, au château de Plaisance, chez M. Duverney, où les fréquents courriers qu’il lui enverrait seraient moins remarqués des gens de la cour, et particulièrement de la reine.

Après avoir pris tous ces soins, il alla à la tribune de la chapelle l’aire sa prière, et monta dans son carrosse avec M. le premier écuyer, avec le duc d’Aven et le marquis de Meuse.

L’évêque de Soissons, son aumônier, et le marquis de Verneuil, secrétaire du cabinet, le suivirent. Le cardinal de Tencin partit pour Lyon, et M. de Maurepas alla dans le Midi visiter nos ports. M. Orry et M. de Saint-Florentin restèrent à Paris pour les affaires d’État.

Louis XV avait deviné tout ce que le séjour de Versailles aurait de pénible pendant son absence pour madame de Châteauroux ; et le voyage de Plaisance était encore un tendre soin inspiré par l’amour.

Les courriers s’y succédèrent rapidement. Le roi était arrivé le 12 mai à Lille, après avoir visité les places les plus importantes de cette frontière, et avoir donné des ordres pour leur sûreté. Il venait de passer la revue de son armée, et d’établir par des règlements une bonne discipline. Ses aides de camp étaient les ducs de Richelieu, d’Aven, de Luxembourg, le marquis de Meuse, le marquis de Péquigny : il avait pour généraux le maréchal de Nouilles, à la tête de 80 mille hommes, et le comte de Saxe, qui commandait un corps séparé de 40 mille hommes.

Avant de commencer ses opérations de guerre, le roi voulant invoquer les bénédictions du Ciel pour ses armes, fit célébrer une messe du Saint-Esprit, et tint, le 16 mai, à l’abbaye de Cisoing, un chapitre de l’ordre, dans lequel le marquis de Bissy eut l’honneur d’être nommé seul chevalier[65]. C’était une récompense de ses belles actions en Italie, à Montegrosso, rocher sur lequel il se battit pendant sept heures, et fit prisonnier le marquis de Suse, frère naturel du roi de Sardaigne.

Lien n’était mieux calculé que cette récompense accordée la veille du jour où tant d’officiers de l’armée pouvaient prétendre à en mériter une semblable.

Madame de Châteauroux, que les lettres du roi ne rassuraient point encore assez, avait prié le maréchal de Noailles de l’instruire lui-même de ce qui se passerait à l’armée ; il lui avait déjà mandé le bon effet qu’avait produit l’arrivée du roi, et comment il se faisait chaque jour plus chérir des soldats.

Elle lui écrivait en retour :

« Je ne saurais trop vous remercier, monsieur le maréchal, de toutes vos attentions, et des marques d’amitié que vous me donnez ; tout ce que vous me mandez du roi ne me surprend pas. J’étais bien sûre que, dès qu’il serait connu, il serait adoré ; ce sont deux choses inséparables[66], etc., etc. »

Bientôt arriva la nouvelle de la reddition de Courtray et de la prise de Menin, après sept jours de tranchée. Voltaire et tous les auteurs des mémoires du temps constatent que le roi y fit preuve de beaucoup de bravoure ; qu’il reconnut plusieurs fois la place, et s’approcha de la palissade à portée du pistolet, avec le maréchal de Noailles, le comte d’Argenson et toute la cour. Il encourageait les travailleurs par ses libéralités, et animait les troupes par sa présence.

C’était la première conquête du roi ; il voulut en rendre grâce au Ciel ; peut-être aussi crut-il devoir en remercier celle dont les conseils avaient autant de part à sa gloire. Il invita trois princesses du sang, dont les maris, les frères, combattaient pour le roi, à se rendre à Lille pour assister au Te Deum qui serait chanté dans la cathédrale : la duchesse de Lauraguais et la duchesse de Châteauroux reçurent la même invitation, et l’on peut juger facilement de la joie de cette dernière en recevant la permission, peut-être trop hâtive, de rejoindre celui qu’elle aimait.

— Vous ne pouvez partir, disait madame de Mirepoix à la duchesse de Châteauroux, sans prendre congé de la reine ; songez que vous êtes dame du palais, et qu’il ne faut pas avoir l’air de quitter Versailles sans permission.

— Je ne suis pas de cet avis, disait la duchesse de Brancas : si vous allez prendre congé de la reine, on dira que c’est pour la narguer.

— Quelle idée ! s’écria madame de Châteauroux.

Et, dans L’incertitude de savoir lequel de ces deux partis elle devait suivre, elle prit relui qui lui coulait le plus, tant on a l’habitude de supposer que ce qui déplait doit être le plus sage.

Il est des situations où quelque chose qu’on fasse, on ne saurait éviter le blâme. La reine, quoique n’étant plus soutenue par la présence du roi, reçut madame de Chateauroux avec tant de bonté, qu’elle en fut embarrassé ; mais madame de Luynes et madame de Fodoas ne cachèrent point leur prétendue indignation, et leurs paroles injurieuses arrivèrent jusqu’à la duchesse de Châteauroux. Peu lui importait ; une seule idée captivait sou esprit, elle allait voir le roi, et c’est à l’armée qu’elle allait le rejoindre !

Elle et sa sœur partirent, la nuit du 8 juin de Plaisance, dans une gondole à six places, avec madame et mademoiselle de Bellefond. Partout des relais se trouvaient prêts sur la route jusqu’à Lille ; elles précédèrent d’un jour seulement la princesse de Conti, la duchesse de Chartres et la duchesse de Modène.

Plusieurs personnes murmurèrent contre l’arrivée de ces dames, particulièrement les officiers qui avaient quitté leurs femmes et leurs maîtresses pour servir le roi à l’armée. Mais celui qui blâma le plus haut cette démarche, ce fut le duc de Fitz-James, évêque de Soissons ; l’austérité, l’emportement de sou caractère, ne lui permettaient point de cacher ses sentiments : soit conviction, soit jalousie du pouvoir, ou sainte haine contre la personne qu’il regardait comme le plus grand obstacle au salut du roi, il nourrissait contre madame de Châteauroux un de ces ressentiments de prêtre La constance ne pouvait se comparer qu’à celle de sa vertu sévère et de son intolérance religieuse.

À la dernière poste avant Lille, madame de Châteauroux trouva le duc de Richelieu et M. de Meuse, envoyés tous deux au devant d’elle par le roi pour la conduire dans le logement que lui avait préparé le comte de la Suse, le grand maréchal des logis.

Ce fut un grand plaisir pour elle de revoir ses amis ; de leur entendre raconter les succès du roi, et les témoignages d’amour qu’il recevait de tous côtés. Leur ayant avoué la crainte qu’elle avait de voir son arrivée à Lille diminuer l’enthousiasme que le peuple et l’année montraient pour le roi, ils la rassurèrent en lui affirmant que sa conduite à la prise de Menin venait de lui acquérir à un si haut degré la confiance et l’amour du peuple, qu’il pouvait braver sans risques les propos de quelques mécontents.

Il était neuf heures du soir lorsqu’elle arriva à Lille. Elle descendit à la porte d’une maison adossée à l’hôtel de ville, où logeait le roi. Ce fut son ancien ami le maréchal de Noailles lui-même qui vint lui offrir la main pour monter dans son appartement, où se trouvait réuni tout ce que la cour et l’armée avaient de plus distingué : une si brillante réception dissipa complètement ses inquiétudes sur l’effet de son voyage.

On annonça un message du roi : il envoyait demander des nouvelles de la duchesse. Alors chacun, se rappelant qu’elle devait être fatiguée de la route, prit congé d’elle.

Après être restée une heure dans un jolie salle de bain préparée à la hâte, elle entra dans la salle à manger, où la vue de deux couverts fit battre son cœur ; car madame de Lauraguais, étant un peu souffrante, s’était mise au lit en arrivant, et ne devait point souper avec elle. Alors madame de Châteauroux se livra à tout le ravissement de la plus douce attente.

Le roi ne la prolongea point.



LI

LA MALADIE


Pendant ce temps, le prince de Clermont investissait Ypres et Furnes, et le duc de Boufflers le fort de la Kenoque, qui capitulèrent bientôt. Le roi décidait dans son conseil des opérations de l’armée, et venait ensuite en surveiller l’exécution ; on observa, au siège d’Vpres, qu’il défendit aux canonnière de tirer sur les églises et les maisons de la ville, et que son premier soin en y entrant fut d’aller visiter l’hôpital, pour s’assurer de la manière dont on y traitait les malades.

Il eut la douleur de voir blesser mortellement à cette affaire le marquis de Beauvau, maréchal de camp, homme de talent, de probité et d’esprit, regretté de toute l’armée et pleuré par madame de Châteauroux, dont il était l’ami : succombant aux douleurs les plus vives, il dit aux soldats qui le portaient ces nobles paroles : Mes amis, laissez-moi mourir, et allez combattre.

Les généraux anglais et autrichiens qui commandaient vers Bruxelles, témoins de nos progrès, ne pouvaient les arrêter. Un corps commandé par le comte de Saxe était si bien posté, et couvrait les sièges si à propos, que les succès étaient assurés.

Au milieu de ces succès, la nouvelle arrive que les Autrichiens ont passé le Rhin du côté de Spire ; que l’Alsace est entamée ; que les frontières de la Lorraine sont exposées. Le roi fait aussitôt appeler le maréchal de Noailles, lui ordonne de se mettre en marche avec son corps d’armée, et de courir au secours de l’Alsace, il envoie le duc d’Arcourt avec quelques troupes garder les gorges de Phalsbonrg, puis il se prépare à marcher à la tête de vingt-six bataillons et de trente-trois escadrons. Ce parti que prenait le roi dès sa première campagne transporta le cœur des Français[67].

L’est alors que madame de Châteauroux s’enorgueillit de son ouvrage ; ce roi si actif, si brave, si ingénieux dans ses moyens, si fort dans ses résolutions, qu’il ressemblait peu à l’élève timide du cardinal de Fleury, à l’indolent amant de madame de Mailly !

Lorsqu’elle entendait exalter la conduite de Louis XV par le peuple et l’armée, madame de Châteauroux, sachant la part qu’elle y avait, se Battait qu’on lui en tenait compte.

— Oui, disait le roi, en se séparant d’elle pour voler à l’ennemi, oui, je veux, à force de conquêtes, te rendre l’amour des Français comme tu es le mien : je veux qu’ils bénissent en toi la gloire du pays, Je bras qui les défend, le roi qui les gouverne ; je veux qu’ils sachent que, dans ce cœur adorable, j’ai puisé tous les sentiments qu’ils honorent en moi ; que tu es ma force, ma prudence, mon courage ; que, sans toi, ma vie s’éteignait dans les langueurs de l’indolence ; que tu m’as rendu à moi-même, à la France, et qu’elle te doit trop pour blâmer mon amour.

Comment se refuser à croire à un si bel avenir… et pourtant !… mais qui peut désarmer la colère du Ciel ?…

Le roi assigna le rendez-vous des troupes à Metz ; pendant cette marche il augmenta la paie et la nourriture des soldats ; et cette attention redoubla encore leur affection pour lui. Le surlendemain de son arrivée à Metz, on apprit un événement qui changeait toute la face des affaires, qui forçait le prince Charles à évacuer l’Alsace ; événement qui rétablissait l’empereur Charles VII, et mettait la reine de Hongrie dans le plus grand danger. Le roi de Prusse, si habile à prendre le meilleur parti, se déclarait de nouveau en faveur de la France ; le baron de Schemettau, son plénipotentiaire, vint annoncer à Louis XV l’entrée de ce nouvel allié en Bohême. Les courriers d’Italie étaient des plus favorables : l’espérance renaissait de toutes parts ; les succès de nos armes, la confiance, l’enthousiasme qu’inspirait la conduite du roi, tout semblait présager un grand et beau règne, lorsqu’un malheur inattendu vint jeter la consternation dans tout le royaume.

Le 8 août, pendant qu’on chantait dans Metz un Te Deum, pour la prise de Château-Dauphin, le roi ressentit des mouvements de fièvre. La maladie empira, elle prit le caractère d’une fièvre maligne et il fut, le sixième jour, à toute extrémité.

Sur une lettre du roi qui lui mandait l’effet du traité secret signé entre lui et Frédéric II, et qui l’invitait à venir le rejoindre à Metz, madame de Châteauroux y était arrivée avec les princesses le jour du Te Deum, et depuis elle n’avait pas quitté le chevet du lit du malade. Triomphant de ses terreurs, de sa sensibilité pour lui prodiguer les soins les plus tendres, elle lui montrai ! un visage riant, lorsqu’elle était en proie à l’anxiété la plus cruelle.

Bientôt le bruit de cet événement porta le crainte et la désolation de ville en ville ; on accourait de tous les environs de Metz, pour avoir des nouvelles du roi. Les chemins étaient couverts d’hommes de tous états et de tout âge qui, par leurs différents rapports, augmentaient leur commune inquiétude. Enfin le danger du roi se répand à Paris au milieu de la nuit ; on se relève, tout le monde court en tumulte : on assiège les maisons desgens en place pour avoir des nouvelles, ou s’assemble dans les carrefours. Le peuple s’écrie : S’il meurt, c’est pour avoir marche à notre secours. Enfin, dans plusieurs églises, les prières pour la santé du roi, sont interrompues par les pleurs du prêtre, et lui répond par ses cris[68]. « Les courtisans ne sont pas comme le peuple, dit un philosophe du temps, le péril de Louis XV fit naître parmi eux plus d’intrigues et de cabales qu’on en vil autrefois quand Louis XIV fut sur le point de mourir à Calais. »

Le roi avait envoyé le maréchal de Xoailles commander à sa place ; c’est au moment où la maladie semblait l’accabler qu’il dit à M. d’Argenson ces paroles mémorables :

« Écrivez de ma part au maréchal de Noailles que, pendant qu’on portait Louis XII au tombeau, le prince de Condé gagna une bataille. »

Les médecins attribuaient la maladie du roi aux fatigues de la campagne, et surtout à une longue marche où le soleil, dardant sur sa tête, avait enflammé son sang. Mais le peuple, Fomenté parles ennemis de madame de Châteauroux, y donnait une autre cause ; et les prêtres, à l’imitation des oracles de l’antiquité, criaient d’un air inspiré que ce fléau tombé sur le roi au milieu de sa gloire, était la punition d’un commerce adultère : que Louis XV ne renaîtrait à la vie qu’en faisant au Ciel le sacrifice de son amour.

Le duc de Richelieu, que ces clameurs faisaient trembler pour son amie, tâchait de les lui laisser ignorer, en empêchant tout le monde de pénétrer dans la chambre du roi ; hormis les médecins et les gens de service.

Les princes du sang écartés du roi, et les grands officiers de la couronne privés par là des prérogatives de leurs charges, se réunirent alors dans l’antichambre du roi, et formèrent un parti. Les ducs de Bouillon, de la Rochefoucauld de Villeroi et le père Perusseau, jésuite et confesseur du roi, se mirent à la tête de ce parti. Un résolut de faciliter les approches du confesseur, que les favoris tenaient éloigné dans la crainte des canons de l’Église que les prêtres citent aux malades : on résolut enfin de se servir des sentiments religieux de Louis XV, et de l’accablement où le plongeait sa maladie, pour faire renvoyer la favorite, sa sœur et le duc de Richelieu, dont le crédit excitait la jalousie de toute la cour.

Madame de Châteauroux, absorbée dans son inquiétude pour le roi, ne pensait pas à rallier son parti pour l’opposer à celui des princes ; mais M. de Richelieu, qui voyait se former l’orage, tenta de le dissiper en se conciliant par des promesses et des menaces le jésuite confesseur. Il eut un long entretien avec lui, dans le désir d’apprendre si, en cas de confession, l’éloignement de madame de Châteauroux ne serait pas la condition préalable d’une absolution. Le jésuite, partagé entre le désir de satisfaire aux volontés de l’évêque de Soissons, et la crainte de se faire des ennemis puissants dans la favorite et le duc de Richelieu, si le roi guérissait, répondit avec embarras qu’il n’était pas permis de prévoir la confession d’un malade ; que la conduite du confesseur dépendait des aveux du pénitent ; qu’il ne croyait pas que ceux du roi fussent tels qu’on dût lui refuser l’absolution ; enfin, il laissa le duc dans l’incertitude.

Si le roi mourait, la cour dévote et jésuitique du roi futur et de la reine remontait le pouvoir entre les mains du clergé.

Si le roi revenait à la vie sans confession, madame de Châteauroux et son parti triomphaient de celui des princes du sang et des prêtres ; dans ces circonstances, la conduite d’un ambitieux devenait difficile.

On parlait dans l’antichambre du roi mourant de la possibilité de ces événements, et l’on remarquait l’effet étrange que la crainte et l’espoir opéraient sur les différents visage. Dans cette agitation extrême, les princes tinrent conseil sur le moyen de pénétrer jusqu’au roi, pour lui témoigner les regrets des seigneurs de sa cour. Le comte de Clermont s’offrit pour braver l’ordre ; son rang, sa franchise militaire son habitude de vivre avec le roi, dont il était aimé, lui donnaient bien des droits ; on le laissa entrer, il dit au roi :

— Sire, je ne puis croire que Votre Majesté ait l’intention de priver les princes de votre sang de la satisfaction de savoir par eux-mêmes des nouvelles de votre santé. Nous ne voulons pas que notre présence vous importune, mais nous désirons, à cause de cotre amour pour vous, d’avoir la Liberté d’entrer quelques moments, et pour vous prouver que nous n’avons pas d’autres desseins, Sire, je me retire[69].

La crainte le saisit en effet, et il se mit en devoir de sortir, mais le roi le retint quelques moments près de lui.

Après ce premier succès, les princes préparèrent la confession ; pour y résoudre le roi, l’évêque de Soissons lui parla avant la messe de la nécessité de se concilier le Ciel par l’aveu de ses fautes.

— Il n’est pas temps, répondit le roi d’une voix faible ; j’ai un trop grand mal de tête, et trop de choses à retrouver pour me confesser à présent…

Et, malgré ses instances, l’évêque de Soissons n’en put obtenir davantage.

Ce peu de mots avait jeté un grand trouble dans l’esprit du malade : madame de Châteauroux, désolée de l’agitation qu’il éprouvait, engagea le duc de Richelieu à demander au duc de bouillon ce que l’évêque de Soissons avait pu dire au roi pour le plonger dans cet état cruel.

— Je n’en sais rien, dit M. de Bouillon, mais quand il lui aurait parlé d’affaires sérieuses, on ne pourrait pas le blâmer : il aurait fait son devoir[70].

Le duc de Richelieu, devinant trop bien ce qu’était ce devoir, résolut alors d’exclure tout le monde de la chambre du roi, pour empêcher cette confession redoutable, dont la seule idée redoublait le danger de Louis XV par les terreurs de la mort.

Comme les princes et les grands officiers assiéraient la chambre pour ne pas perdre l’occasion favorable de la confession, M. de Richelieu vint leur dire, à onze heures du soir, que le roi ne voulait plus leur donner l’ordre ; c’est alors que les princes ce révoltèrent contre le duc.

Le lendemain, Lapéronie, chirurgien, leur déclara que le roi n’avait plus que deux jours à vivre. Le duc de Richelieu s’obstinait à nier le danger du roi et a prétendre que les terreurs qu’on lui donnait augmentaient sa fièvre, et seraient seules cause de sa mort ; il s’opposait de tout son pouvoir à ce qu’on alarmât le malade en effrayant sa conscience ; il poussa le courage jusqu’à résister longtemps au duc de Chartres, qui, le traitant avec toute la hauteur de son rang, finit par lui dire :

— Eh quoi ! un valet tel que toi refusera la porte au plus proche parent de son maître !

Et la porte s’ouvrit avec fracas ; le bruit de cette scène avait fait tomber le malade en défaillance ; sa pâleur, son insensibilité alarmèrent les assistants ; madame de Châteauroux, sans prendre garde à eux, cherchait à ranimer le mourant en lui faisant respirer des sels, en baignant ses tempes de vinaigre : enfin, il rouvrit les yeux, et dit d’une voix éteinte :

— Adieu… je me meurs… je ne vous… reverrai plus[71].

Puis il demanda le père Perusseau.

Alors l’évêque de Soissons, s’approchant de madame de Châteauroux, lui dit avec autant de dureté que d’insolence :

— Le roi va se confesser madame, n’empêchez pas, par votre présence, les bénédictions du ciel de tomber sur lui.

À ces mots, la dignité l’emportant sur le désespoir, la duchesse, plus pâle que le mourant, se leva et porta sur le roi un dernier regard qui semblait dire :

— Meurs tranquille, car ta mort ne nous séparera point.

Puis elle se retira dans un cabinet voisin de la chambre du roi, où madame de Lauraguais se trouvait, ainsi que le duc de Richelieu. Là, en proie à toutes les tortures d’une anxiété déchirante, elle attendit l’événement qui devait décider de son sort.

Enfin les deux battants de la porte s’ouvrirent, l’évêque de Soissons parut, les yeux étincelants la figure animée ; il dit d’une voix menaçante :

— Le roi vous ordonne, mesdames, de vous retirer sur-le-champ de chez lui[72].

Madame de Châteauroux l’écoute immobile, et garde le silence. Dès que l’évêque est rentré dans la chambre du roi, elle veut obéir ; mais à peine a-t-elle quitté son siège, qu’elle tombe presque inanimée dans les bras de sa sœur ; alors, frémissant de succombez sous les yeux de ses ennemis, elle rassemble ses forces, et bientôt elle obtient de sa fierté un miracle de courage.



LII

LA DISGRACE


Le duc de Richelieu, qui connaissait l’énergie de la passion du roi pour madame de Châteauroux, l’engageait à braver les ordres extorqués dans un moment où le malade n’avait plus sa tête ; il se rendait responsable de tout événement ; mais la fierté de la duchesse, son profond désespoir, ne lui permettaient pas de composer avec sa situation.

— S’il meurt, disait-elle, je n’ai plus besoin de rien ; si Dieu le sauve et me conserve son amour, il me tiendra compte des humiliations que j’aurai supportées pour lui. Et, redoublant d’énergie, elle se rend chez elle, où, prévenue par Lebel, mademoiselle Hébert faisait déjà les apprêts du départ.

Avant tout elle écrivit le billet ci-joint à M. de Vernage, premier médecin.

« Je n’ai d’espérance qu’en vous, monsieur ; la tête a tourné à tous les gens qui environnent le roi. Je vous demande en grâce qu’il n’en soit pas autant de vous ; l’on vous a appelé à toute extrémité ; si le malheur arrive, cela ne peut pas rouler sur vous ; je vous dois déjà la vie, si je vous devais la sienne, ce serait vous la devoir deux fois ; quelle reconnaissance n’aurais-je pas ! et assurément celleci serait cent fois plus sensible que l’autre.

» Comptez, monsieur, sur l’amitié la plus tendre.

» LA DUCHESSE DE CHATEAUROUX[73]. »

Le croirait-on ! le départ de la duchesse faillit ne pas s’effectuer le jour même, par la difficulté de trouver une voiture. M. de Maurepas, comme ministre de la maison du roi, s’était empressé de donner l’ordre qu’aucun des équipages de Sa Majesté ne fût mis à la disposition de la duchesse de Châteauroux, et personne ne voulait prêter son carosse à la favorite disgraciée. M. d’Argenson, ce ministre qui lui avait tant d’obligations, fut le premier à s’unir à ses ennemis pour lui refuser protection dans le malheur. Enfin l’homme léger, le roué dont chacun se croyait le droit de médire, fut presque le seul qui brava ces misérables craintes pour secourir son amie en butte à la vengeance des partis, à la fureur du peuple. Le duc de Richelieu la força d’accepter sa voiture et ses gens ; lui-même donna à son cocher toutes les instructions nécessaires pour éviter les endroits où devait passer la reine, car on savait que, prévenue par un courrier du duc de Gèvres, elle était partie de Versailles pour se rendre auprès du roi ; et M. de Richelieu voulait éviter une rencontre que l’exaspération du peuple pouvait rendre funeste à madame de Châteauroux ; mais il fallait une seconde voiture pour les femmes qui l’accompagnaient ; le maréchal de Belle-Isle prêta aussi la sienne.

Déjà toute la populace de Metz, ameutée par les princes et les ministres, était rassemblée sous les fenêtres fie la duchesse, et faisait retentir l’air de menaces, de cris insultants. Mesdames de Bellefonds, du Roure et de Rubempré, qui partageaient sa disgrâce, mademoiselle Hébert, et tous les gens de la duchesse, voulaient l’empêcher de sortir pour monter dans son carosse, en disant qu’on allait la massacrer ; tout le donnait à craindre, car ses ennemis avaient répandu dans le peuple qu’elle était l’assassin du roi, la cause des chagrins de la reine ; qu’après lui avoir enlevé le cœur de son époux, elle la privait encore de la vie du père de ses enfants. Toutes ces déclamations, répétées par le peuple, avaient porté sa fureur au comble.

— Laissez-moi partir seule, disait-elle avec une noble résignation ; ne vous exposez point à partager tant d’outrages, ils ne m’effraient point, moi ; le coup qui m’a frappée me rend insensible à tous les autres.

Et elle s’arrache des bras de sa sœur, qui l’arrête en vain, descend à la hâte l’escalier, et vient s’offrir calme à la vue des furieux qui assiégeaient sa porte. Étonnés de sa démarche audacieuse, ou ne la reconnaissant pas, dans l’idée où ils sontquela duchesse de Ghâteauroux n’oserait s’exposer à leur rage, ils la laissent passer jusqu’à la voiture. Mademoiselle Hébert accourt en larmes, elle implore les plus nicnaçan is, et dénonce ainsi sa maîtresse. Alors ils ramassent des pierres, cassent les glaces du carrosse ; mademoiselle Hébert se précipite sur la duchesse dans l’espoir de parer les coups qu’on porte à madame de Châteauroux. Un tel dévouement intimide cette populace ; elle s’apaise un moment : madame de Lauraguais profite de cet intervalle pour venir retrouver sa sœur, et presser les postillons de partir. Alors les huées, les lapidations recommencent ; c’est à ce bruit qu’elles traversent Metz, et l’on est contraint de quitter la grande route pour n’être point suivi de ville en ville par un semblable cortége.

Elles s’arrêtèrent dans une maison de campagne à quelques lieues de Metz ; mais les propriétaires de cette maison, craignant la populace, refusèrent ; de les loger ; il fallut aller à un château plus éloigné dont les maîtres étaient absents C’est à prix d’or qu’on détermina le concierge à leur donner asile jusqu’au lendemain soir, car elles ne pouvaient sans imprudence marcher que la nuit.

Ces dangers, ces humiliations, ces fatigues mortelles, madame île Ghâteauroux ne s’en apercevait point ; elle s’affligeait seulement de ce que sa marche errante ne permettait pas aux courriers du duc de Richelieu de la rejoindre, et la livrait à l’inquiétude la plus cruelle sur la vie du roi. M craintes, ni larmes, ne soulageaint son cœur ; sans sommeil, prenant à peine quelques aliments, il fallait toute la force de la jeunesse pour ne pas succomber à un état si violent. Elle faillit mourir de douleur au moment où, traversant la l’erté-sous-Jouarrc, elle fut reconnue, et où ces mots affreux : C’est elle qui a tué le roi, lui firent croire qu’il n’existait plus. Heureusement l’excès de son émotion la priva de tout sentiment ; elle n’entendit pas les menaces du peuple, qui voulait briser sa voiture et se porter à d’épouvantables violences. On ne sait, disent les mémoires du temps, ce qui serait arrivé sans un notable du pays qui imposa à la populace, et prit la malheureuse disgraciée sous sa protection.

Enfin, après tant de périls et tant d’avanies, elles arrivèrent à Paris, a l’hôtel de Lauraguais, où la duchesse trouva une lettre de M. de Richelieu : c’était la relation de ce qui s’était passé à Metz depuis son départ.

« Il est sauvé, écrivait-il ; il est sauvé par la grâce de Dieu et d’un empirique que Lebel et moi avons pris sur nous de faire entrer dans la chambre du roi, quand les médecins eurent déclaré qu’il n’y avait plus d’espoir. En effet, ces barbares prêtres armés des foudres de l’Église, avaient tellement terrifié son esprit, et abattu le peu de forces qui lui restaient, qu’il était en pleine agonie.

» Voici les détails de leur conduite depuis qu’ils ont fait le siège de la chambre du roi.

» Après vous avoir signifié l’ordre de vous retirer, qui a été dicté au roi par l’évêque de Soissons, sous peine de n’être point administré, le grand aumônier a eu l’audace d’ajouter à haute voix que les lois de l’Église et les saints canons lui défendaient d’apporter le viatique tant que vous seriez à Metz (et cela dans des termes que je ne saurais vous répéter ) ; qu’il fallait que Sa Majesté ordonnât de nouveau votre départ de la ville, sans perdre de temps, « car Votre Majesté, dit-il, mourra bientôt. »

» Concevez-vous la férocité de ces paroles ! Elles eurent tout l’effet qu’on en pouvait attendre ; le roi paraissait tout approuver du regard, il avait les yeux fixes, et l’on croyait qu’il pensait encore. Fitz-James, l’évêque de Metz, et les princes profitèrent de ce moment pour solliciter mon exil, ou, pour mieux dire, ils le décidèrent ; on tint la main du mourant pour lui faire signer plusieurs lettres de cachet, l’ordre de vous démettre de votre place de surintendante de la maison de la Dauphine, de votre place de dame du palais, un ordre semblable donné à madame de Lauraguais. On prétend que la lettre de cachet qui vous exile à cinquante lieues de Paris est restée dans la poche de d’Argenson, qui ne la fera point paraître, en cas de convalescence.

» Toutes ces mesures prises, les évoques ont fait un grand étalage des apprêts de l’extrême-onction ; l’effroi, les agitations, les troubles d’esprit furent tels alors dans le malade et dans les assistants, que les valets, désolés de voir qu’on tuait leur maître (c’est leur expression), disaient : « Notre bon maître va donner son royaume à M. de Fitz-James, s’il le lui demande pour son salut[74] ! »

» Avant d’appliquer les saintes huiles, l’évêque de Soissons tenu ce discours : « Messieurs les princes du sang, et vous grands du royaume, le roi nous charge, monseigneur l’évêque de Metz et moi, de vous faire part du repentir sincère qu’il a causé dans son royaume, en vivant comme il l’a fait avec madame de Châteauroux ; il en demande pardon à Dieu[75]. »

» À peine la cérémonie sinistre accomplie, les symptômes de mort succédèrent rapidement. Le 15, à six heures du matin, on appela les princes pour assister aux prières des agonisants, qui durèrent jusqu’à midi. D’Argenson lit emballer ses papiers, le duc de Chartres lit atteler sa chaise de poste pour se rendre à l’armée du Rhin ; les médecins, les courtisans se retirèrent. C’est alors qu’ayant entendu parler à M. Leroi-du-Gué d’un ancien chirurgien-major du régiment d’Alsace, qui faisait, dit-on, des miracles, je proposai à Lebel de l’introduire dans la chambre du roi. Le malade avait les yeux fermés, le pouls presque insensible ; on dit au chirurgien qu’il succombe aux suites d’une inflammation d’entrailles : — Il n’y a point d’inflammation, répond le chirurgien, j’espère le sauver. À ces mots, comme par l’effet d’un enchantement, le roi ouvre les yeux, demande quel est cet homme, lui fait signe de le palper encore, le chirurgien répète que L’estomac est sain, et dit au roi qu’il répond de sa vie. La-dessus, il lui fait avaler une forte dose d’émétiqqe, et le soir même on criait partout : « le roi est sauvé[76]. »

» La reine est arrivée pour jouir de cette résurrection ; elle a été fort bien reçue. Les prêtres, protégés par elle, recommencent leurs Intrigues, et l’état de faiblesse où le mi sera longtemps après une si cruelle maladie leur promet de nombreux succès ; mais ils feront bien de mettre à profit ces moments de terreur et d’atonie, car je me trompe fort, ou le roi reprendra ses anciens sentiments avec ses esprits et ses forces ; la crainte d’irriter le peuple, de perdre quelque chose de l’enthousiasme qu’il montre aujourd’hui pour son roi, contiendra, pendant quelque mois, la passion de son âme, mais nous la verrons triompher encore, il vous rappelera, soyez-en sûre, chère nièce ; justice sera rendue à votre noble caractère, à votre glorieuse influence sur lui ; vivez donc pour attendre ce jour, il est marqué dans le ciel, il est dû à vos malheurs, à mon dévouement pour vous, il sera notre récompense.

« LE DUC DE RICHLIEU. »

Il est sauvé, repétait madame de Châteauroux ; et cette pensée calma longtemps toutes ses peines. Mais lorsque, exempte d’inquiétude, il lui fallut se résigner à vivre loin de celui qu’elle adorait, lorsqu’elle vit s’établir cette habitude d’absence, cette cessation complète de toute correspondance entre elle et le roi, qui lui écrivait dix billets par jour, lors même qu’il la voyait chaque soir, elle sentit qu’un désespoir profond s’emparait de son âme. Ne plus régner, c’était pour elle le repos ; mais ne plus être aimée, c’était la mort.



LIII

LA RENCONTRE


Au milieu de tant de chagrins, la duchesse de Châteauroux avait senti battre son cœur au récit de l’accueil fait, le 19 août, au premier courrier qui apporta la nouvelle que le roi était hors de danger ; elle se faisait répéter comment, dans sa joie, le peuple avait entouré et presque étouffé de caresses le courrier, que l’on avait baisé son cheval, ses bottes, qu’on l’avait porté en triomphe, en criant le roi est guéri ! et que Louis XV, en entendant raconter ces transports de joie qui avaient succédé à ceux de la désolation, en avait été attendri jusqu’aux larmes, et s’était écrié en se soulevant avec peine :

— Qu’il est doux d’être aimé ainsi ! et qu’ai-jc donc fait pour Je mériter ?

« Tel est le peuple de France, ajoute M. de Voltaire en relatant ce fait, sensible jusqu’à L’enthousiasme, et capable de tout excès dans ses affections comme dans ses murmures. »

Le Dauphin et Mesdames avaient reçu, pendant la maladie du roi, l’ordre de s’avancer jusqu’à Verdun et de s’y arrêter ; mais Le duc de Chàtillon, gouverneur du Dauphin et Le plus constant ennemi de madame de Chàteauroux, avait résolu de conduire son élève jusqu’au lit du roi mourant : eu vain M. d’Argenson et Le maréchal de Belle-Isle lui avaient représenté que la fièvre du roi pouvait se communiquer, et que d’ailleurs c’était risquer de causer une révolution au malade que de lui faire voir son fils en ce moment. Le duc de Chàtillon insista et présenta le Dauphin au roi, qui le reçut froidement. Un souverain a tant de raisons de douter des regrets du fils qui lui succède ! Louis XV ne vit dans cet empressement que celui de régner, et il conserva depuis l’éternel souvenir de cet acte de désobéissance[77].

À peine rétabli, le roi tomba dans une mélancolie profonde ; on s’aperçut qu’il devenait chaque jour plus sombre, et qu’il cherchait à se rappeler les scènes qui s’étaient passées pendant sa maladie. Le duc de Richelieu, en apprenant cette disposition du roi, écrivit de Bâle au cardinal de Tencin et au maréchal de Noailles pour négocier son retour ; ceux-ci lui répondirent qu’il n’avait jamais été mieux dans l’esprit du roi, et il revint aussitôt reprendre ses fonctions d’aide de camp et de premier gentilhomme de la chambre. Ce fut une consolation mêlée de quelque espoir pour madame de Chàteauroux que ce retour de son ami auprès du roi ; ce n’était qu’une voix à opposer à tous les cris de haine qui s’exhalaient contre elle, mais cette voix avait un écho dans le cœur de Louis XV, elle serait la plus forte.

M. de Richelieu connaissait trop bien le caractère du roi pour hasarder de lui parler le premier de madame de Châteauroux, pour L’engager à braver l’opinion publique, l’affection de la reine, et la puissance des prêtres en rétractant les actes de rigueur d’un roi à l’agonie ; mais il lui fit remettre par Lebel la relation exacte de ce qui s’était passé pendant sa maladie. On devine que MM. de Fitz-James, de Bouillon et les princes du sang y étaient peints avec de vives couleurs. M. de Richelieu espérait que Louis XV lui parlerait de cette relation, mais il ne lui en dit rien.

Dans le même moment, le comte de Clermont [78], moitié prêtre et moitié soldat, félicitait Sa Majesté sur le parti qu’elle avait pris de rompre avec une femme qui le trompait ; les duchesses de Fleury et de Boufflers, qui avaient accompagné la reine à Metz, faisaient entendre au roi que madame de Châteauroux n’avait jamais cessé de correspondre avec le duc d’Agénois ; les unes affirmaient qu’elle était tombée évanouie en apprenant que le duc avait été dangereusement blessé à la prise de Château-Dauphin ; les autres assuraient qu’il s’était échappé plusieurs fois de son cantonnement pour venir la voir en secret. Enfin la calomnie achevait l’ouvrage commencé par la haine.

On se cachait de madame de Flavacourt pour médire de sa sœur ; car madame de Flavacourt aussi avait suivi la reine, et lorsqu’elle se présenta aux yeux du roi, ce que la reine ne permit qu’aux derniers moments de son séjour à Metz, on remarqua un grand trouble sur le visage de Louis XV.

Madame de Châteauroux apprend que le roi, encore faible et convalescent, va partir pour Strasbourg, qu’il s’apprête à commander le siège de Fribourg en personne ; elle retombe dans toutes ses inquiétudes pour Louis XV, et souffre de plus du chagrin de s’en voir abandonnée ; car pas un souvenir, pas un seul mot de lui, ne vient l’aider à supporter la vie !

En vain le duc de Richelieu lui écrivait de prendre courage ; qu’en dépit de tout ce qui se réunissait contre elle, plusieurs indices lui faisaient présumer que le roi n’était pas si bien guéri de son amour qu’il affectait de le paraître ; qu’on en avait pour preuve le retour de plusieurs personnes qui avaient été sacrifiées en même temps qu’elle ; le silence du roi éteignait (ont espoir dans l’âme de madame de Châteauroux.

Madame de Lauraguais et la duchesse de Modène, qui réparaient, par les soins les plus tendres, les torts d’une jalousie mal fondée, ne pouvaient obtenir de madame de Châteauroux un moment de distraction. Enfermée depuis six semaines dans le grand appartement de l’hôtel Lauraguais, que sa sœur l’avait forcée d’accepter, on n’avait pu la décider à prendre l’air, ni à l’aire un peu d’exercice ; enfin sa sœur, la voyant dépérir, la conjura en larmes de se laisser soigner par elle. Madame de Châteauroux, touchée du chagrin de madame de Lauraguais, consentit à la suivre un matin au Luxembourg.

Elles descendent de voiture à la petite porte du jardin, et se dirigent vers les allées les plus sombres et les moins fréquentées ; mais la duchesse de Châteauroux, affaiblie par tant de souffrances diverses, ne put marcher longtemps ; elle fut forcée de s’asseoir sur un des bancs de pierre de l’allée solitaire.

In promeneur qui se dirigeait de ce côté les aperçoit ; il croit deviner à leurs gestes que l’une des deux se trouve mal, il vient leur offrir ses secours ; son âge déjà avancé, son ton noble et poli, la manière simple dont il s’offre pour rendre un service, inspirent de la confiance à madame de Lauraguais ; elle accepte la proposition qui lui fait d’aller chercher un verre d’eau chez le concierge, car la pâleur de madame de Châteauroux augmente : mais celle-ci s’oppose à ce qu’on s’occupe d’elle, la peur d’être reconnue l’empêche même de remercier celui qui l’ait preuve de tant d’obligeance. Cependant, voyant qu’il peut être utile, le promeneur s’assied sur le banc, la conversation s’engage entre lui et madame de Lauraguais : après quelques questions de part et d’autre, il dit à la duchesse qu’il était officier supérieur dans les armées du roi ; qu’après avoir servi vingt ans avec honneur, les ministres lui ont fait un passe-droit de la dernière injustice, et qu’il s’est retiré dans une petite ville de province, n’ayant pas de quoi vivre à Paris.

— Je ne m’y trouve en ce moment ajouta-t-il, que pour réclamer le paiement de ma modique pension de retraite. À ce récit, madame de Châteauroux, certaine de n’être pas connue de l’officier, hasarda de lui demander pourquoi il n’avait pas eu l’idée de s’adresser, dans le temps, à la duchesse de Châteauroux, pour faire parvenir au roi la juste réclamation du prix de ses services.

— Elle aimait à obliger le mérite, dit-elle d’un ton timide, elle se serait intéressée à…

— Moi ! madame, interrompit l’officier avec feu, moi, avoir recours à cette femme perdue ! Hélas !… je suis son parent, et c’est la seule tache que je connaisse à mon nom ; non, madame, l’honneur m’est trop cher pour vouloir rien tenir de la main d’une femme qui a vendu le sien… profiter de la faveur d’une…

— Malheureux, s’écria madame de Lauraguais, envoyant sa sœur tomber sans connaissance, vous l’assassinez.

— Qu’ai-je dit ?… grand Dieu ! s’écrie l’officier en aidant madame de Lauraguais à secourir sa sœur. Quelle est cette femme ?…

— Eh ! ne le devinez-vous pas, répond-elle, avec indignation ; quelle autre que celle que vous insultez pourrait ainsi mourir de vos paroles. Oh ! si vous connaissiez la bonté de son cœur, la noblesse de son caractère, jamais vous ne l’auriez outragée à ce point. Elle est si malheureuse !…

— Pardon, s’écrie l’officier en se jetant aux pieds de madame de Châteauroux, je suis un barbare, un monstre, d’insulter ainsi une faible femme ; c’est l’exaltation d’un sentiment auquel j’ai tout sacrifié dans ma vie qui me rend sévère, injuste ; mais je ne suis pas méchant, jugez-en plutôt, l’état où je la vois m’arrache des larmes. Ah ! je donnerais ce qui me reste au monde pour la voir se ranimer, pour lui ôter le souvenir de cet affreux moment.

L’accent de cette voix implorante pénétra jusqu’au cœur de madame de Châteauroux ; elle ouvrit les yeux et vit tant de repentir de l’avoir offensée dans ceux de l’officier, qu’elle lui tendit la main ; il la pressa de ses lèvres, lui demanda encore pardon de sa cruauté, jura de la réparer dans un entier dévouement ; car, disait-il dans son regret d’avoir été si barbarement sincère, on n’a pas de traits si nobles, un regard si pur, une douleur si vraie sans mériter l’indulgence, l’amitié.

— Ah ! c’est votre prospérité passée que j’insultais ! laissez-moi vous venger en me permettant de me dévouer à votre malheur, croyez que j’y serai fidèle.

— Je le veux, bien, répondit madame de Châteauroux, en respirant plus librement, vous savez ce qui m’accuse, vous viendrez entendre ce qui me justifie.

Alors madame de Lauraguais, craignant de prolonger l’émotion de sa sœur, pria l’officier de l’aider à soutenir madame de Châteauroux jusqu’à l’endroit où se trouvait leur voiture ; dans l’excès de son zèle, le chevalier de Mailly la porta plus qu’il ne la soutint vers la grille du jardin, et ne la quitta qu’après avoir obtenu la permission de se présenter le lendemain chez sa parente la duchesse de Châteauroux.



LIV

LE SIÉGE DE FRIBURT.


Le siége de Fribourg occupait alors tout Paris ; l’arrivée de chaque courrier était l’événement de la journée ; celui qui apporta la nouvelle de la prise du chemin-couvert inspira de vives craintes, car ce succès avait coûté beaucoup de monde. Les fougasses de l’ennemi avaient fait sauter une compagnie entière des grenadiers Bourbons ; le capitaine d’Argeulieu avait eu le bras emporté ; on parlait avec enthousiasme de la conduite du maréchal de Coigny, du comte de Lowendal[79], du comte de Mailly[80], et de plusieurs officiers qui s’étaient distingués pendant ce long siége ; on vantait surtout le courage du prince de Soubise, qui, ayant eu le bras cassé par une pierre en montant à la tranchée, s’était fait porter en cet état sur tous les points où sa présence était nécessaire[81].

Chaque dépêche contenait un nouveau trait de bonté, de présence d’esprit, d’intrépidité de la part du roi. En vain ses généraux le suppliaient de moins exposer sa personne, il redoublait d’ardeur pour terminer le siège, voulant, disait-il, finir glorieusement cette campagne, et revenir à Paris plus digne des sentiments que les Parisiens lui avaient témoignés lors de sa maladie.

Le duc de Richelieu tenait madame de Châteauroux au courant de tous ces événements ; il lui parlait des soins du roi pour le prince de Soubise, qu’il allait voir panser tous les jours, et combien cette preuve de sensibilité le faisait adorer de l’armée et des chefs ; toujours pénétré de l’idée que les sentiments du roi pour elle étaient comprimés et non éteints, le duc lui en donnait pour preuve les vives remontrances que le duc de Châtillon venait de recevoir de Louis XV, à propos d’une lettre de madame de Châtillon à la reine d’Espagne, qui instruisait cette princesse de ce qui s’était passé à Metz, et cela dans les termes les plus injurieux pour la duchesse de Châteauroux. « Je sais à n’en pas douter, ajoutait le duc, toutes les démarches que le roi à fait faire à M. de Vauréal, notre ambassadeur, pour avoir un double de cette lettre et en connaître Fauteur ; j’ai remarqué, en dépit de son aptitude à surmonter ses impressions, qu’il éprouvait un vif ressentiment de l’injure que l’on vous faisait, et je parierais bien qu’avant deux mois le duc de Châtillon et sa femme seront exilés ; ne vous laissez donc point abattre par le chagrin : si le roi vous venge ainsi, c’est qu’il vous aime encore. »

Enfin, après deux, mois de tranchée ouverte, le drapeau blanc flotta sur les remparts de Fribourg ; les châteaux que l’Autriche regardait comme imprenables étaient déjà détruits par nos bombes. Dannis, gouverneur de la ville, vint lui-même au quartier du roi, et lui dit qu’il n’apportait aucune capitulation, s’en remettant à sa générosité. Louis XV accorda une suspension d’armes, ensuite il lit évacuer la place, et démolir les fortifications.

Après avoir tout ordonné, le roi se mit en roule pour Paris ; un courrier du duc de Richelieu en vint apporter la nouvelle à madame de Châteauroux. Hélas ! l’impression de joie qu’elle en éprouva fut cruellement empoisonnée par ce que lui mandait son ami ; d’abord le roi lui avait ordonné de ne pas le suivre, et de se rendre sans délai en Languedoc, pour y tenir les états ; ensuite, malgré toutes les insinuations de M. de Richelieu et ses questions indirectes, il n’avait pu obtenir un seul mot du roi sur elle.

« Il est clair, ajoutait-il, que les prêtres, la cabale de la reine, et, plus que tout cela, le désir de ne diminuer en rien le triomphe qui l’attend, remportent sur tous ses autres sentiments : il souffre visiblement de votre absence, rien ne lui plaît, rien ne l’intéresse ; mais comme vous n’êtes plus là pour stimuler cette âme engourdie, elle cède à l’ombre du cardinal qui semble avoir passé dans le corps de l’aumônier. Je ne saurais blâmer la fierté qui vous enchaîné ; je sens qu’il est des insultes dont le ressentiment ne permet pas de faire certaines démarches, et cependant le moindre souvenir de vous… un seul mot peut-être… »

— Ah ! je ne le dirai pas, ce mot humiliant, s’écria la duchesse ; jamais il ne saura de moi ce que je souffre par son abandon cruel. Il l’a voulu, il le vent encore ; non, puisque son retour à la vie n’a point été le signal de mon rappel, i nul ordre n’a rétracté ses ordres barbares ; puisque nul souvenir de lui n’est venu adoucir mes larmes, c’est que son cœur m’est fermé sans retour… Ah ! qu’il soit du moins tout à cet amour de gloire que j’ai fait naître en lui ! qu’il me sacrifie à sa renommée, qu’elle s’augmente, s’il le faut, de son ingratitude ; mais que j’implore sa pitié, après avoir eu son amour… non, je l’aime trop encore pour m’avilir ainsi !… il est trop puissant pour que je lui pardonne.

Et des pleurs inondaient son visage ; alors, pour calmer un peu les accès d’une douleur si déchirante, madame de Châteauroux se rendait à l’église ; un carrosse sans armoiries, des gens sans livrée, une mantille dont le capuchon retombait sur ses yeux, l’empêchaient d’être reconnue ; d’ailleurs, le curé de Saint-Sulpice, touché des aumônes qu’elle faisait aux pauvres de sa paroisse, lui avait donné le privilège d’entrer dans la petite chapelle réservée qui tient à celle de la Vierge. C’est là que, se livrant à toute la piété de son âme, elle demandait au Ciel le pardon de ses erreurs et la fin de sa souffrance ; exaltée, superstitieuse comme toutes les âmes tendres, elle implorait la sainte Vierge pour en obtenir la faveur de mourir le jour d’une de ses fêtes.

Cette faveur lui fut accordée.



LV

SERA-T-ELLE EXILÉE ?


— Eh bien, qu’avez-vous appris demande madame de Châteauroux à sa sœur qui revenait de chez la princesse de Conti.

— Tant de choses contraires, qu’on ne sait auxquelles croire, répond madame de Lauraguais. Nos amis n’ont point d’espérance, et’pourtant nos ennemis sont fort inquiets. Maurepas fait courir le bruit que le roi ne veut faire aux Parisiens la grâce de passer trois jours aux Tuileries que pour vous voir plus commodément ; il espère indisposer le peuple par ces propos, et provoquer tant d’animosité contre vous, que l’on croie prudent de vous envoyer une lettre de cachet qui vous force à quitter Paris avant l’entrée du roi. Voilà quel était, ce matin, le sujet de conversation chez la reine, lorsque la princesse de Conti et madame de Modène y sont arrivées. La peine, M. le Dauphin et les princesses seront ici demain ; c’est déjà un bruit, une agitation sans égale ; tous les ouvriers de Paris sont partis sans attendre la permission des chefs de leur corporation, pour aller au-devant du roi ; les routes sont couvertes de peuple ; mais comme c’est partout la même chose, l’accueil qu’un lui l’ait dans chaque ville a retardé sa marche ; il ne sera que demain soir aux portes de Paris ; là il trouvera les grands carrosses du sacre, toute ; la cour, les échevins, les ministres, les premiers du parlement et mesdames les poissardes, dont la première dame compte bien sur l’honneur de l’embrasser pour prix de son bouquet de laurier-rose. Ce cortège se mettra en marche dès que le canon nous apprendra l’arrivée du roi à la barrière. Pauvre amie, ajouta madame de Lauraguais, en voyant pâlir sa sœur, je sais quel retentissement ce coup de canon aura dans votre cœur blessé ! mais c’est quelque chose encore que de pouvoir l’entendre !

— Ils ne me laisseront pas même cette cruelle joie, s’écria madame de Châteauroux ; et qui s’opposerait à leur rage contre moi ? ne m’ont-ils pas impunément abreuvée d’outrages ! ai-je trouvé un défenseur contre leurs calomnies ! celui pour qui j’ai tout sacrifié a-t-il élevé sa voix puissante contre tant de clameurs injustes ? a-t-il dit que mon amour pour sa gloire, pour cette gloire qu’on proclame aujourd’hui, m’a seul entraînée dans l’abîme ; que nulle ambition personnelle n’a flétri ma passion pour lui ; que jamais l’or, si souvent offert par ses ministres, n’a souillé mes mains ; que, loin de chercher à m’attirer ses bienfaits, je ne les ai jamais acceptés qu’avec répugnance et par ordre ; enfin, m’a-t-il justifiée [tarie moindre regret ! non, il m’a livrée lui-même à la boule, au mépris ; il a laissé traiter d’infâme, d’assassin, la femme dont il avait eu tant de peine à triompher ; celle dont les soins pour lui avaient toute la prudence, tout rouement d’une sœur, d’une épouse, d’une mère ! Ah ! maudit soit le jour où la colère du ciel est tombée avec son amour sur notre famille ! son souffle nous a flétries à jamais ; il n’est plus d’asile sur la terre pour celle qu’il abandonne ; pour cette troisième sœur déshonorée, délaissée à son tour. Va, fuis-moi, ajouta-t-elle avec l’accent du désespoir et en repoussant madame de Lauraguais ; va rejoindre Hortonse[82] ; qu’elle t’éloigne du précipice où trois de nous sont déjà englouties ; que sa vertu t’épargne les regrets, les remords qui me déchirent, va lui peindre ce que j’endure. Ah ! que du moins mon supplice vous sauve !

Et des sanglots la suffoquèrent. Madame de Lauraguais la serra tendrement dans ses bras en lui jurant que rien ne pourrait la séparer d’elle.

En ce moment on entendit du brait dans les antichambres.

— Ce sont eux, s’écria madame de Châteauroux d’un air terrifié ; ils bravent l’ordre que j’ai donné de ne laisser entrer personne ; ce sont les porteurs de la lettre de cachet… il l’aura signée… l’ingrat !

Le bruit augmentant, madame de Lauraguais quitta sa sœur pour aller savoir ce qui le causait. En effet, quelqu’un forçait la porte en dépit de l’opposition du fidèle Maurice, qui répétait à ses camarades que madame la duchesse n’avait fait aucune exception.

— Eh quoi ! c’est vous, M. Duverney ! ah ! ma sœur sera toujours visible pour un ami tel que vous ; suivez-moi.

Et la duchesse de Lauraguais dit à Maurice qu’elle prenait sur son compte cette infraction aux ordres donnés, et elle conduisit M. Duverney près de sa sœur.

— Venez m’aider à calmer sa douleur, ajouta madame de Lauraguais ; est-il vrai que M. de Maurepas veut que nous quittions Paris ?

— Je ne doute pas qu’il ne le veuille, répond M. Duverney ; mais je viens vous rassurer sur ce point. L’arrivée de la reine aux Tuileries rend cette injustice inutile ; on dit qu’elle y est appelée par le roi pour y jouir de tous les avantages d’un rapprochement complet entre elle et son mari ; cette idée charme le bon bourgeois de Paris, et inspire une si grande joie à la reine, que toute la cour s’en amuse. Mesdames de Villars, de Toulouse, enfin, toute la cabale dévote, confiante dans les calomnies qu’elle a répandues sur madame de Châteauroux et sur le silence que le roi a gardé envers elle, prétend qu’il n’y pense plus, et que ce serait réveiller son souvenir que de lui faire signer votre exil de Paris. J’aime mieux croire qu’ils ont la juste crainte de ne pas L’obtenir ; enfin cette nouvelle persécution n’aura pas lieu.

Cette assurance répétée à madame de Châteauroux, et la douce surpris,’de revoir un ami quand elle s’attendait à la présence d’un ennemi mortel, firent une heureuse diversion à sa peine. M. Duverney venait offrir ses services en cas d’une émeute concertée par les mêmes agents qui avaient fait celle de Metz et celle de La Ferté-sous-Jouarre ; il mit son château de Plaisance à la disposition delà duchesse.

— Je sais tout le mérite d’une proposition semblable, répondit-elle ; mais je me garderai de l’accepter ; ce serait exposer au pillage votre belle retraite, ce séjour ravissant où il m’a parlé de son amour pour la première fois. Non, c’est une consolation pour moi de penser qu’un jour peut-être il viendra m’y pleurer.

— Xe vous livrez pas à ces tristes idées ; dites-moi plutôt ce que je puis faire pour vous pendant ces trois jours de réjouissances publiques. Je crains que ces cris populaires ne vous fassent mal ; laissez-moi vous emmener d’ici.

— Ali ! ces cris de joie, ces bénédictions du peuple pour son roi, j’ai besoin de les entendre ; ils me coûtent assez cher.

— Mais, que deviendrez-vous pendant ces jours de folies ?

— Je pleurerai, comme aujourd’hui, comme j’ai pleuré depuis que…

Les sanglots l’empêchèrent de continuer.

— Eh bien, maintenant que j’ai satisfait à tous les devoirs de l’amitié, dit M. Duverney, je vous approuve de rester ; qui sait ce que peut produire L’idée de vous savoir si près de lui ?

— Ah ! mon ami, je n’ai plus d’espoir.

— Moi, j’en conserve encore ; je sais que votre appartement à Versailles n’est point donné, qu’excepté le tableau que voici, ajouta-t-il en montrant le portrait du roi, nul de vos meubles n’a été dérangé : je sais que le roi montre chaque jour plus de froideur pour ceux qui vous ont insultée, et que le duc de Chartres, ayant tenté dernièrement de justifier les mesures de rigueur qui avaient eu lieu en L’honneur de la religion a une certaine époque, le roi lui a dit d’un ton de reproche : Vous m’avez fait bien du mal ; puis il s’est brusquement éloigné du prince, comme s’il eût craint de trahir une arrière-pensée. Tout cela s’accorde peu, j’en conviens, avec l’abandon où il vous laisse depuis trois mois ; mais son caractère est un composé de contrastes dont on ne saurait prévoir les effets ; lui-même est combattu par tant de sentiments opposés, il ignore peut-être autant que nous celui qui doit l’emporter.

Avec quelle avidité madame de Châteauroux écoula les moindres détails de la conduite du roi ! et qu’elle passa vite du découragement aux illusions les plus enivrantes pour retomber ensuite dans la vague et l’accablement. Elle adresse une foule de questions à M. Duverney dans l’espoir qu’il répondra à la seule qu’elle n’ose articuler. Il la devine enfin, et raconte sans affectation les vains efforts de la duchesse de Boufflers et de madame de Maurepas pour fixer l’attention de Louis XV sur quelque objet nouveau ; comment on a fait partir une jeune et belle personne pour Strasbourg, avec l’injonction de se trouver sur le passage du roi, à l’église, au spectacle, enfin dans tous les endroits où on le fêterait pendant la route. Lebel, ajouta-t-il, a reçu plusieurs propositions à cet égard ; et c’est lui-même qui m’a dit à Châlons que toutes ces tentatives n’avaient point encore obtenu de succès, lui qui, par sa place est si souvent possesseur du secret du roi, ne comprend rien à la dissimulation dont il use, même avec lui ; seulement, un jour qu’il l’avait chargé de savoir des nouvelles de l’enfant de madame de Vintimille, Lebel vint lui dire que le jeune comte du Luc avait passé la nuit dans les convulsions. « Ah ! grand Dieu ! s’est écrié le roi, ils l’auront empoisonné comme sa mère… ! Tu le verras Lebel, ajouta-t-il d’une voix concentrée, ils tueront tout ce que j’aime. » Alors, se laissant tomber dans son fauteuil, il cacha sa tête dans ses mains, garda le silence, et ne sortit de sa sombre rêverie qu’à l’arrivée du comte de Maurepas.

— Ah ! pourquoi ne m’ont-ils pas frappée comme elle au temps de mon bonheur ? dit madame de Châteauroux ; je n’aurais pas connu cette longue agonie où l’abandon me livre ; je l’aurais vu me pleurer, j’aurais emporté au tombeau l’idée si douce que la mort seule pouvait nous séparer ; mais non, le Ciel est sans pitié pour moi, il sait que je ne dois plus espérer, et il m’aveugle par un éclair d’espérance pour prolonger ma torture ; il fait de ma jeunesse, de ma force les instruments de mon supplice ; ce que je souffre, cenl martyrs y succomberaient, et je ne puis mourir ! lui parlant ainsi madame de Châteauroux attendri ! ses amis jusqu’aux larmes, et les preuves touchantes de leur vif intérêt pour ses peines la calma momentanément. Peutêtre aussi le souvenir des paroles de Lebel à M. Duverney contribua-t-il à lui rendre un peu de courage.



LVI

L’ENTRÉE À PARIS


— Je le vois bien, madame n’a point dormi ! dit mademoiselle Hébert en entrant le lendemain dans la chambre de sa maîtresse.

— Cela ne pouvait être autrement, ma bonne mademoiselle Hébert : mais avez-vous fait ma commission ? demanda vivement la duchesse.

— Oui, madame, toutes les fenêtres de la rue Saint-Honoré étaient louées ; il m’a fallu offrir le triple du prix convenu pour m’en faire céder une sur la place même du Palais-Royal.

— Vous êtes sûre qu’on vous la réservera ?

— Certainement, car je dois encore la moitié du prix convenu : mais est-il vrai que madame soit bien décidée à braver la foule pour aller jusque-là ? car les carrosses de la cour y pourront seuls parvenir, et les quais, les rues, sont déjà remplis de peuple ; chacun aide les bourgeois à décorer leurs maisons ; ou suspend des drapeaux ornés de devises en l’honneur du Bien-aimé ; des guirlandes de houx chargées de leurs fruits rouges, des branches de chêne encore vertes forment des arcs de triomphe ; le nombre des lustres, des lampions est incalculable : quand tout cela sera allumé, en croira la ville en feu ; on a déjà bien de la peine h se frayer un passage au travers de tout ce monde, jugez de ce que cela sera ce soir, quand le canon aura appris l’arrivée du…

Mademoiselle Hébert, sachant que le nom du roi faisait toujours tressaillir sa maîtresse, hésitait à le prononcer.

— En bien, il nous faudra partir le plus tôt possible, dès que le jour tombera, reprit la duchesse ; pendant que la foule se portera vers la barrière, les quais, le pont Royal seront plus faciles à traverser. C’est une grande preuve de dévouement que vous me donnez là, je le sens, ma bonne fille, et je me reproche de vous exposer à partager tout ce qui peut m’arriver de désagréable dans cette course imprudente.

— Oh ! madame, ce n’est pas à moi que je pense en cherchant à vous détourner de ce projet.

— J’en sens comme vous le danger ; mais je ne saurais résister au désir de le revoir encore une fois.

— Vous le verrez, madame, croyez qu’il s’en présentera bientôt une occasion meilleure, moins périlleuse.

— Non, c’est ma destinée qui m’entraîne ; il faut que je le voie aujourd’hui… Repos, vertu, honneur, j’ai tout immolé à ce jour de gloire, je veux en jouir, Ah ! si les roues de son char de triomphe pouvaient m’écraser !

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie avec effroi mademoiselle Hébert, si madame conçoit de semblables idées, je ne saurais la suivre… non elle ne sortira point, j’irai plutôt avertir madame de Lauraguais, M. Duverney, la duchesse de Modène…

— Gardez-vous-en bien, ma bonne, ma chère mademoiselle Hébert, je vous promets de ne faire aucune folie ; je me laisserai conduire par vous. Hélas ! l’excès de la douleur me rend quelquefois insensée, mais un mot d’amitié me ramène à la raison. Je connais votre attachement ; croyez que je n’en abuserai pas pour vous faire de la peine ; non, je serai sage, courageuse, j’oublierai tout pour ne penser qu’à son triomphe, mais ne m’empêchez pas de le voir.

— Soit, mais plus de ces idées qui me font frémir ; d’ailleurs, qui sait, madame, si ce triomphe ne nous le ramènera pas ?

Ce nous des bons serviteurs, qui prouve à quel point ils sont associés à nos malheurs, à nos plaisirs, a quelque chose de touchant.

— Oui, nous le verrons, reprit la duchesse en s’efforçant de croire aux espérances que voulait lui donner mademoiselle Hébert. Ma sœur ne se doute de rien, ajouta-t-elle ; il fondrait sortir sans être vins d’elle ni du chevalier de Mailly ; avez-vous là cette robe d’indienne, le mantelet et la cornette de batiste que vous deviez emprunter à la fille du concierge ?

— Tout cela est dans le cabinet de toilette de madame ; quant à madame la duchesse de Lauraguais, elle doit se rendre à l’hôtel de Brancas pour y dîner avec sa belle-mère, qui est malade ; elle compte revenir ici de bonne heure, mais elle ne prévoit pas qu’elle ne pourra traverser le cortège ni la foule.

— Ne l’en avertissons point, et soyons prêtes à sortir aussitôt après son départ* surtout cachons-nous bien du chevalier de Mailly, car le pauvre homme est si inconsolable du mal qu’il m’a fait sans le vouloir, qu’il se ferait tuer pour moi, et je ne veux pas qu’il me suive.

— Il est certain que madame a dans M. le chevalier un zélé défenseur : il ne faudrait pas se jouer à mal parler d’elle devant lui : depuis qu’il occupe le petit appartement que madame lui a donné ici, il se fait raconter chaque jour, par tous les domestiques, les bonnes actions de madame la duchesse, et les raisons qui la font chérir de tout ce qui l’entoure ; et ils les interrompt sans cesse en disant : « C’est un ange, un véritable ange : ah ! si quelqu’un l’insultait devant moi !… »

— Il me vengerait de lui sur un autre, interrompit la duchesse, c’est ce que je veux éviter : car il est possible que, maigre ce déguisement, je sois reconnue par quelque espion des ministres, et livrée à la risée ou à la fureur de la populace. Si cela arrive, ne prenez pas mon parti contre la foule, ce sérail vous perdre sans me sauver, ma chère mademoiselle Hébert. Fuyez alors, et ne me plaignez pas, j’ai si souvent demandé à Dieu ce beau jour, je voudrais tant qu’il fût le dernier de ma vie.

— Ah ! madame oublie qu’elle m’a promis de ne plus parler de…

— Oui, vous avez raison, je ne veux plus penser à ce qui m’attriste.

Alors la duchesse fit l’essai de sou costume bourgeois.

— Il est certain que l’on reconnaît encore trop le visage de madame, qu’elle est trop jolie sous ce bavolet, et que cette robe ne dissimule pas assez la noblesse de sa taille, dit mademoiselle Hébert en tâchant de donner à la cornette de batiste un air plus commun ; mais madame de Châteauroux s’y opposa en souriant de piété sur sa propre faiblesse.

— Non, dit-elle, je veux bien risquer d’être insultée, massacrée sous ses yeux, mais lui paraître laide, ah ! je n’ai pas tant de courage.

Le roi avait couché à La Chapelle, chez M. Orry, et devait faire son entrée à six heures, à la lueur des illuminations.

Dès cinq, heures mademoiselle Hébert était avec sa maitresse dans les rues de Paris, suivant la foule qui se portait du côté de la rue Saint-Honoré, et espérant y parvenir assez à temps pour voir arriver le cortège ; elles traversaient avec bien de la peine le pont Royal, lorsque le canon se fit entendre.

Il est des effets contre lesquels on a beau se mettre en garde, la nature physique y succombe en dépit de tous les efforts du raisonnement et de la prévoyance. Ce premier coup de canon, qui annonçait l’arrivée du roi à la porte Saint-Antoine, causa un tel tremblement dans tous les membres de madame de Châteauroux, que ses jambes fléchirent.

— Tiens ! la sotte qui se laisse tomber, s’écrièrent deux femmes du peuple en passant par-dessus la duchesse, que mademoiselle Hébert aidait avec peine à se relever ; allons, crie vive not’ bon roi, ça te guérira, quand même tu te serais cassé la jambe ; ce vrai soldat, ce Bien-Aimé, le v’là donc qui arrive ! Comme nous allons le manger des yeux !

— Ah ! vous avez le temps de l’attendre, dit un des hommes qui étaient près d’elles ; on dit qu’après avoir passé par la rue Saint-Denis, le cortège prendra la rue Saint-Honoré pour venir au Carrousel ; c’est que tout Paris veut le voir, ce cher homme ; il y en a des uns qui accourent de la barrière, ils disent comme cela que sa maladie ne l’a pas du tout changé, qu’il est toujours beau comme un astre, seulement qu’il est un peu pâle, et qu’en écoutant le discours de M. le prévôt des marchands, il avait comme des larmes de joie dans ses grands yeux.

— Sans doute qu’il en avait, et que je l’ai vu les essuyer avec son mouchoir ; j’en étais moi-même tout bête, dil un jeune ouvrier, encore tout essouflé d’avoir couru le long des quais pour voir passer le roi au Carrousel. Ventrebleu ! ajouta-t-il, il n’y a jamais rien eu de pareil ; si vous voyez les choses comme en diamants qui pendent de tous côtés avec des chandelles allumées, el puis ir* arbres tout en lumières, des guirlandes de Lampions, et les fontaines de vin qui coulent comme la rivière : eh bien, on ne s’y arrête pas seulement, tant qu’on s’éreinte à courir du côté ous que le carrosse à huit chevaux arrive ; c’est dans c’te belle cage d’or et de verre qu’on voit le roi, ni pus ni moins que je vous vois là ; mille bombes ! quelle prestance ! vous a-t-il bon air avec son habit militaire !

— C’est que c’ti-là a servi, du moins ; parlez-moi de ça, dit un grand jeune homme, il y a du plaisir à crier : Vive le roi, quand ce roi-là revient après avoir frotté l’ennemi. Madame de Ghàteauroux ne pul s’empêcher de jeter sur ce dernier un regard de reconnaissance, car de cet éloge, il lui en revenait bien quelque chose.

L’affluence était si grande, qu’il fallait souvent rester dix minutes sans faire un pas, alors les conversations s’entamaient les propos de tous genres aidaient le peuple à prendre patience.

— Tu ne sais pas, disait une poissarde, le cabaretier de not’rue assure qu’il revient pour vivre avec sa femme comme un bon bourgeois.

— Sans doute, reprit un autre, puisqu’il a chassé sa catin à Metz, c’est qu’il veut faire pénitence.

— C’était tout de même une belle créature, dit le grand jeune homme, et qui lui donnait de meilleurs conseils que son vieux prêtre ; celui-là ne l’aurait pas conduit à l’armée.

— Allons donc, réprit la poissarde, les coquines, ça n’est jamais bon à rien, ça ruine tout ce que ça touche, témoin de ce bel état où il a été, qui nous a coûté assez de Pater el d’Ave, miséricorde ! encore beo heureusement que sa dame en roux[83], n’aimait pas les bijoux, car il aurait vidé toutes nos caisses pour l’y en donner.

— Ah ! pour cela, faut être juste, elle n’était pas intéressée, la pauvre femme.

— Tiens, celui-là ne va-t-il pas la plaindre, à présent ? mais ne poussez donc pas si fort ma petite dame, ajouta la poissarde en parlant à mademoiselle Hébert qui s’efforçait de faire sortir sa maîtresse du groupe où l’on tenait ces propos grossiers.

Ainsi portées par la foule, elles étaient parvenues au milieu du Carrousel.

— Voilà le guet à cheval, voilà le timbalier, les trompettes, qui débusquent de la rue Saint-Nicaise ; entendez-vous les cris : c’est le cortège qui vient ; mille tonnerres ! Vive le roi ! vive le Bien-Aimé !

Et ces cris répétés de toutes parts couvrait jusqu’au bruit des tambours et de la musique militaire.

— Qu’allons-nous devenir ? s’écrie mademoiselle Hébert, nous n’aurons jamais le temps d’arriver à la rue Saint Honoré.

— Restons-là, reprit la duchesse avec exaltation, oui, là, sur son passage même.

— Mais on ne nous y laissera point, les gardes feront faire place au cortège ; vous serez étouffée par la foule ; tâchons plutôt de gagner les colonnes de lampions qui sont pius loin que l’arc de triomphe.

— Non, c’est sous cet arc de triomphe que je veux le voir passer ; car, tu le sais bien, ajouta-t-elle, d’une voix étouffée et dans une sorte de délire, c’est à moi qu’il doit ces transports, ces cris qui l’enivrent ; ce nom de Bien-Aimé, c’est l’écho de mon cœur. Oh ! quand je l’aurai vu sourire aux acclamations de ce peuple qui l’adore ! ma mission sera remplie, je mourrai sans regret.

En disant ces mots, madame de Châteauroux se cramponna à l’un des poteaux de feu qui éclairaient l’arc de triomphe, et elle résista, avec une force plus qu’humaine, aux efforts du peuple qui se portait de ce côté, et aux gardes qui, malgré les ordres qu’ils avaient reçus de n’employer que la douceur pour faire ranger tout le monde, étaient bien obligés d’avoir recours aux moyens de rigueur pour empêcher les gens d’être écrasés sous les pieds des chevaux. C’est à la protection de l’un des gardes à cheval, postés de chaque côté de l’arc de triomphe, que madame de Châteauroux et mademoiselle Hébert durent la possibilité de rester à leur place : un joli visage trouve toujours moyen de se faire écouter, et madame de Châteauroux avait imploré d’une manière si touchante le garde à cheval pour qu’il lui permit de rester près de lui qu’elle avait obtenu cette faveur, au risque d’être blessé par les mouvements du cheval qu’il avait peine à contenir.

La voilà donc établie entre l’arc de triomphe et le cheval ombrageux, se cachant alternativement derrière l’un ou l’autre, de peur d’être reconnue par la plupart de ceux qui composaient le cortége. La haie se forme, les gendarmes, les chevau-légers de la garde, les mousquetaires, gris et noirs, défilent : à leur tête marchent les généraux, les colonels dont madame de Châteauroux a dicté presque toutes les nominations ; elle s’en fie à leur ingratitude pour en être complètement oubliée ; aucun n’aura la pensée qu’elle puisse être là, si humiliée de sa position, si fière de son ouvrage.

À la vue des gardes du corps qui doivent précéder le carrosse du sacre, elle sent redoubler les battements de son cœur. Le duc de Gèvres, gouverneur de Paris, M. de Bernage, prévôt des marchands, arrivent les premiers près de l’arc de triomphe où plus de trois mille lumières éclairent une couronne de laurier, suspendue au monument par des chaînes d’or. Les acclamations redoublent ; les toits des maisons environnantes se couvrent de toute la population que ne peut contenir la place : comme celle du premier étage, est illuminée ; l’artisan le plus pauvre s’est passé de dîner ce jour-là pour fêter son roi bien-aimé ; enfin, les panaches de ce bel attelage, dont les chevaux hennissent, flottent au-dessus des têtes :

— Le voilà ! le voilà ! s’écrie le peuple. Dieu nous le rend, que Dieu nous le garde !

On jetait à ce peuple des pièces d’argent qu’il ne ramassait pas ; la vue d’un roi vainqueur, du libérateur de la France, l’emportait sur l’intérêt même. Jamais l’entrée des empereurs victorieux dans Rome souveraine n’a rien offert de comparable à l’ivresse du peuple français en revoyant le monarque qu’il avait craint de perdre ; enfin l’imagination de madame de Châteauroux était dépassée : son rêve glorieux cédait à la réalité. Ivre de la joie générale, elle a perdu le souvenir de ses malheurs, sa raison s’égare ; elle s’élance vers le carrosse en criant :

Vive le Bien-Aimé !

Un soldat la repousse ; mademoiselle Hébert la retient, la cache tant qu’elle peut derrière la base de l’arc de triomphe mais madame de Châteauroux ne veut plus se montrer, elle ne veut plus rien voir ; elle n’en peut douter, le roi l’a aperçue ; la lueur des flambeaux que portaient les pages debout derrière le carrosse royal, avait frappé sur son visage, son regard avait rencontré celui du roi, elle en était certaine ; ce regard la brûlait encore, D’ailleurs le propos injurieux d’une femme du peuple lui avait appris cruellement que son costume ne la déguisait pas assez. La peur commençait à l’agiter, car, malgré elle, ce regard la rendait à l’espérance ; elle frémissait surtout d’être l’objet d’une esclandre qui intimiderait le roi dans ses projets de retour vers elle.

— Pour Dieu ! ne vous montrez pas, madame disait mademoiselle Hébert ; voici le duc d’Ayen, le comte de Coigny, le duc de Gramont, enfin tous vos anciens amis qui défilent. Ah ! comme vous tremblez… appuyez-vous sur moi… si vous alliez vous trouver mal… miséricorde !…

— Non, je ne souffre pas, dit madame de Châteauroux en respirant à peine, c’est un peu d’émotion, voilà tout… Et ses dents claquaient, elle éprouvait une violente contraction de nerfs ; mais une grande force de volonté la soutint ; succomber là, au milieu de ce peuple acharné contre elle, quelle affreuse idée !

En ce moment un redoutablement d’acclamations se fit entendre ; les cris de vive la reine, vive monseigneur le dauphin, vivent les enfants de not’bon roi, arrivèrent jusqu’à madame de Châteauroux.

— Ils viennent au-devant de lui, ils vont l’embrasser, pensa-t-elle ; et des larmes amères couvrirent son visage.

— Enfin je vous trouve, s’écrie une voix qui fait tressaillir de joie mademoiselle Hébert ; car c’est celle du chevalier de Mailly, de la seule personne dont elles ne craignissent pas d’être reconnues et protégées dans cette occasion.

— C’est le ciel qui vous envoie, monsieur, répond-elle ; vous allez m’aider à la ramener.

— Quelle imprudence ! dit-il eu s’emparant du bras de la duchesse ; hélas, je l’avais trop prévu ; je suis à, votre recherche depuis deux heures, et je bénis le ciel du miracle qu’il m’accorde de vous rencontrer dans cette foule. La reconnaître ainsi vêtue, cela lient du prodige ; mais j’ai pensé que vous ne pouviez avuir eu le temps d’aller plus loin que le Carrousel, et, grâce à mon uniforme, j’ai pu me mêler aux officiers qui suivaient les carosses de la cour ; j’allais retourner à l’autre bout de la place, quand j’ai aperçu mademoiselle Hébert. Dieu en soit loué !

— Je ne veux, pas que vous m’accompagniez, dit madame de Châteauroux avec vivacité ; j’ai déjà été une fois reconnue, je puis l’être encore…

En disant ces mots la rougeur de l’humiliation enflamma ses traits altérés.

— Moi ! vous quitter ! reprit le chevalier d’un ton calme et résolu, vous ne le pensez pas ; voilà le cortége passé ; la foule se dissipe ; marchons et ne craignez rien, vous dis-je ; on n’insulte pas la femme à qui je donne le bras.



LVII

UNE LETTRE AUTOGRAPHE


— Se peut-il que vous nous mettiez dans une semblable inquiétude ! s’écrièrent à la fois madame de Lauraguais et M. Duverney ; voyez, vos pauvres domestiques en sontaussi tourmentés que nous, lin effet tous les gens de la maison étaient dans un trouble qui prouvait assez leur attachement pour leur bonne maîtresse.

Elle leur demanda à tous pardon du tourment qu’elle leur avait causé, promit île rester enfermée chez elle les trois jours que dureraient les réjouissances publiques, et recommanda à ses gens de ne laisser entrer personne, à moins qu’un courrier… mais non, ajouta-t-elle tout bas il n’en viendra point.

M. Duverney et le chevalier de Mailly furent seuls exceptés ; c’est par eux que madame de Châteauroux devait apprendre les nouvelles de ce qui se passerait à l’hôtel de ville, à Notre-Dame, enfin partout où l’on fêterait, L’on bénirait le roi.

On voudrait en vain donner une idée de l’agitation où elle fut livrée pendant les trois jours et les trois nuits que Louis XV passa aux Tuileries. Ne pouvant supposer qu’il restât si près d’elle sans lui donner une preuve de souvenir, elle écoutait les moindres mouvements qui se faisaient dans sa maison ; les pas d’un cheval sur le pavé de sa cour la faisaient tressaillir : une porte ouverte un peu vivement la rendait tremblante. Mademoiselle Hébert, qui lisait si bien dans sa pensée, n’osait lui remettre une lettre qu’après lui avoir répété plusieurs fois de quelle part elle venait. C’était vers la nuit surtout que l’espérance et le découragement l’oppressaient tour à tour.

— À force de fêter le roi, disait M. Duverney, le soir du dîner de l’hôtel de ville, on ne lui laisse pas un moment de liberté, et je crois avoir vu aujourd’hui qu’il commençait à se fatiguer d’un si long enthousiasme : je ne sais si quelque attraction le conduisait vers moi, mais il m’a fait l’honneur de m’adresssr plusieurs fois la parole, il m’a demandé si j’avais du monde à Plaisance.

— Se rappellerait-il qu’il y a deux ans… pensa madame de Châteauroux…

— Il avait l’air distrait, préoccupé en me faisant cette question, continua M. Duverney, et quand j’ai répondu : « Je ne connais personne, Sire, qui n’ait voulu être témoin du triomphe de Votre Majesté, » son visage a pris une expression que je ne saurais définir ; il y avait de la joie, de la tristesse ; enfin il a une arrière-pensée qui le tourmente.

— Quelques remords d’ingratitude, et voilà tout, dit la duchesse avec un sourire amer.

En cet instant un domestique apporta la liste des personnes qui s’étaient fait écrire, dans la journée, chez le suisse. En lisant les noms du duc d’Ayen, du comte de Coignv, du président de Montesquieu, madame de Châteauroux fut touchée de reconnaissance, car dans la disgrâce on tient compte des moindres démarches ; mais le nom qui lui produisit le plus d’effet ce fut celui du cardinal de Tencin. Était-ce la pudeur du protégé ou la prévoyance du courtisan qui lui valait cette politesse ? Ah ! qu’elle eût été moine incertaine si madame de Tencm lut venue avec son frère !

N’importe, s’il n’y avait pas d’avantage, au moins ne craignait-on pas de déplaire au maître en se montrant bienveillant pour elle ; son cœur trouvait momentanément quelque consolation dans cette idée. C’est alors qu’elle écrivit cette lettre au duc de Richelieu, à Montpellier.

« Paris, 16 novembre 1714[84].

» Il est venu à Paris, cher oncle, et je ne puis vous rendre l’ivresse des bons Parisiens ; tout injustes qu’ils sont pour moi, je ne puis m’empêcher de les aimer à cause de leur amour pour le roi : ils lui ont donné le nom de Bien-Aimé, et ce titre efface tous leurs torts envers moi. Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coulé de le savoir si près, et de ne pas recevoir la moindre marque de son souvenir ; mon trouble, mon agitation ne peuvent se décrire ; je n’osais paraître ; on est si cruel à mon égard que toute espèce de démarche aurait para un crime. D’ailleurs, je n’ai plus d’espérance, mon cher oncle, je n’extravague plus, et loin de vouloir mettre des conditions à mon retour par l’exil des uns et des autres, je me sens assez de faiblesse pour me rendre à une simple demande du maître.

» Mais, dites-moi donc, croyez-vous qu’il m’aime encore ? Non, vous me faites assez entendre qu’il ne faut pas compter sur son retour. Il croit peut-être avoir trop de torts à effacer, et c’est ce qui l’empêche de revenir. Ah ! il ne sait pas qu’ils sont tous oubliés. Je n’ai pu résister à ce désir de le revoir ; j’étais condamnée à la retraite, à la douleur, pendant que tout le monde se livrait à la joie ; j’ai voulu en avoir au moins le spectacle ; je me suis mise de manière à n’être point reconnue, et, avec mademoiselle Hébert, j’ai été sur son passage, je l’ai vu : il avait l’air joyeux et attendri ; il est donc capable d’un sentiment tendre ! Je l’ai regardé longtemps, et voyez ce que c’est que l’imagination, j’ai cru qu’il avait jeté les yeux sur moi, et qu’il cherchait à me reconnaître. Je ne puis vous exprimer ce qui se passa en moi ; je me trouvai dans la foule, très-pressée, et je me reprochai cette démarche pour un homme par qui j’avais été traitée si inhumainement ; mais, entraînée parles éloges qu’on faisait de lui, par les cris que l’ivresse arrachait à tous les spectateurs, je n’avais plus la force de m’occupe ! de moi. Une seule voix sortie près de moi me rappela à mes malheurs, en me nommant d’une manière bien injurieuse. » Vous me blâmerez, sans doute, cher oncle, mais je n’ai pu résister à la tentation. Depuis ce temps, je suis plus agitée que jamais ; je compare mon état à celui que j’avais ; je n’ai de tout temps pas trop compté sur les amis, mais je vois avec peine l’abandon de plusieurs. Je crois que tôt ou tard il m’arrivera quelque malheur ou que je serai victime de quelque fausse accusation. J’ai des pressentiments que je ne peux éloigner : j’ai bien besoin de votre présence ! vos états seront donc éternels ? »

Ce récit touchant et simple, cette profonde mélancolie d’un cœur découragé, ces avertissements du ciel, cette prévision d’une destinée implacable, peignent mieux que nous ne saurions le faire l’effet de la fatalité sur une âme noble et tendre. Madame de Ghàteauroux, malgré tout ce qui excusait sa faiblesse, se sentait coupable devant Dieu. Aussi attendait-elle les derniers coups de la justice divine avec une sainte résignation.

— Je l’ai voulu, pensait-elle, oui, j’ai voulu payer de mon repos dans ce monde, de mon salut, le bonheur de le conduire par l’amour à la gloire : j’ai réussi, que le ciel me punisse !



LVIII

LES APPRÊTS DE VOYAGE


Le roi était avec toute la cour de retour à Versailles, où de nouvelles acclamations, de nouvelles fêtes l’attendaient. Tant qu’une lueur d’espérance avait soutenu madame de Châteauroux, l’idée de vivre loin de Paris ne lui était point venue ; mais alors ce séjour lui devint chaque instant plus insupportable, et le peu d’amis qui lui restaient l’engagèrent à s’en éloigner ; car il était facile de prévoir qu’elle succomberait bientôt à la triste vie qu’elle y menait. Madame de Lauraguais et le chevalier de Mailly lui conseillaient un voyage, en Italie ; M. Duverney voulait qu’elle s’établit au château de Plaisance, le duc d’Aven seul insistait pour qu’elle restât à Paris, tant il redoutait pour elle de nouvelles insultes.

— Ah ! si je ne l’aimais plus, pensait-elle, je trouverais facilement un asile contre la méchanceté et l’injustice du monde ; mais mon cœur, encore tout à lui, n’est pas digne d’être offert à Dieu. Cependant je veux me rapprocher de ces bienheureuses dont aucune passion ne trouble l’existence. La vue de leur bonheur, de cette douce paix de l’âme que je goûtais avant d’être à lui, calmera mes tortures : oui, je partirai demain, j’irai chez les dames de Sainte-Marie, à N… ; l’abbesse m’a élevée, elle sait que je n’étais pas née pour la honte ; elle a toute l’indulgence de la vertu, elle ne me repoussera point… j’aurai sa pitié, car, pour sa bénédiction, je n’y prétends pas… oui, je partirai…

En prenant cette décision, madame de Châteauroux cédait moins à l’espoir de se convertir qu’au désir généreux de rendre ses amis plus libres ; elle savait que les longs malheurs fatiguent la constance des plus zélés, et que le soin d’accorder ce qu’on doit à la disgrâce avec le désir de rester en faveur demande une préoccupation de tous les instants dont l’esprit se lasse bientôt. C’était pour que madame de Lauraguais pût recouvrer sa place à la cour, pour que MM. D’Ayen et Duverney y conservassent les leurs, qu’elle s’exilait volontairement du monde.

Mademoiselle Hébert n’avait pu recevoir l’ordre de tout préparer secrètement pour s’éloigner à jamais du voisinage de la cour, sans fondre en larmes. Sa maîtresse ne lui avait pas fait l’injure de croire qu’elle pût la laisser partir seule, et ce n’est pas sur elle que cette excellente fille pleurait ; mais aller ainsi s’enterrer dans un cloître, sans vocation, sans espoir de repos ! c’était la fin de tout pour sa jeune maîtresse : et l’on sait à quel point le malheur avait redoublé son attachement pour madame de Châteauroux.

Les malheureux sont comme les malades, chaque mouvement les blesse ; l’idée de ce départ mettait le comble à la tristesse de madame de Châteauroux ; elle voulait profiter, pour s’éloigner de Paris, de la nécessité où était madame de Lauraguais d’habiter encore quelques jours l’hôtel de Brancas ; car elle ne se sentait pas la force de dire adieu à sa sœur.

C’était le soir du 28 novembre, les chevaux de poste étaient commandés pour deux heures du matin. Voulant tenir son départ secret, la duchesse avait mis dans sa confidence deux de ses gens seulement ; le reste de sa maison était déjà couché. Mademoiselle Hébert mettait à part les objets que voulait emporter sa maîtresse ; la Bible donnée par le roi vint à tomber, madame de Châteauroux se précipite pour la ramasser, la pose sur son canapé auprès d’elle :

— C’est le premier don de son amour, dit-elle, il ne me quittera plus ! Ah ! puissé-je y puiser tous les sentiments qui épurent l’âme et qui aident à mourir !

Alors ses yeux tombèrent sur ce proverbe de Salomon : Le cœur des rois est inscrutable… »

— Est-il donc vrai, mon Dieu ! s’écria-t-elle ; et des pleurs vinrent la soulager.

— Que voulez-vous, dit mademoiselle Hébert au domestique qui ouvrait la porte.

— Mademoiselle, c’est quelqu’un qui demande… à…

— Vous savez bien que madame la duchesse n’est point visible : dites à cette personne qu’elle ne peut entrer.

— Ce n’est point à madame la duchesse, mais à vous, mademoiselle, que ce monsieur veut parler…

— Ah ! oui ; c’est sûrement l’homme d’affaires que j’ai fait avertir ; mais il vient bien tard… N’importe ; dites-lui d’attendre un instant, je vais lui remettre la note de madame. Et mademoiselle Hébert, après avoir pris un papier qui se trouvait sur la cheminée, sortit de la chambre en laissant madame de Châteauroux absorbée dans ses pensées douloureuses.

Elle était encore dans la même attitude, quand mademoiselle Hébert rentra précipitamment, le front pâle, les lèvres tremblantes, les regards animés, enfin dans un état d’agitation qui l’empêchait de proférer une parole.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria madame de Châteauroux avec effroi, qu’arrive-t-il ?

— Rien… rien… madame… il De faut pas que madame s’inquiète ;… bien au contraire… c’est quelqu’un qui voudrait… lui parler.

— De quelle part ? demanda la duchesse en se levant, et avec une émotion qu’elle ne put maîtriser.

— Mais c’est de la part… au nom du ciel… calmez-vous, madame… vous allez le savoir… c’est un billet que l’on vous apporte.

— D’où vient-il ?

— Sans doute, il fera plaisir à madame.

— D’où vient-il ? Ah ! vous me fades mourir d’impatience.

— Et c’est pour éviter l’état où je vous vois, madame, que je n’osais vous dire qu’il vient…

— De Versailles ?

— Oui, madame… entrez M. Lebel… entrez donc, aidezmoi à la secourir… Sainte Vierge !… elle ne respireplus ! Lebel et mademoiselle Hébert portent madame de Châteauroux évanouie sur son lit. On coupe son lacet, on lui fait respirer des sels.

— Revenez à vous, madame, répétait Lebel : c’est le roi qui m’envoie. Ah ! ne vous rendez pas malade, il serait si malheureux !…

Lebel avait raison de compter sur l’effet de ces paroles ; elles auraient rappelé madame de Châteauroux du fond de son tombeau.

— Ah ! ne me trompez pas… dit-elle d’une voix faible.

— Aon, c’est bien moi, reprend Lebel ; et cette écriture est bien celle du roi.

Il fallut aider madame de Chàteauroux à soutenir sa tête pour lire ce billet :

« À madame la duchesse de Châteauroux.

» Un coupable, qui pourtant vous est resté fidèle, se rendra demain soir secrètement à votre porte : daignerez-vous le recevoir ? peut-il espérer son pardon ?

» Louis.

— J’en mourrai de joie, dit-elle en retombant sur son oreiller ; mais non, donnez-moi quelque chose qui me ranime de l’air surtout. Ah ! je me sens mieux… ajouta-t-elle. lorsque mademoiselle Hébert eut ouvert une fenêtre.

Quelques gouttes d’élixir dissipèrent bientôt son oppression, et lui rendirent ses forces : alors seulement elle s’aperçut que Lebcl la contemplait d’un air attendri :

— J’ai bien souffert, n’est-ce pas ?

— Le roi aussi, madame ; je suis le seul au monde qui sacbe les chagrins qu’il dévore depuis sa maladie : il avait beau vouloir me les cacher comme aux autres ; je surprenais chaque jour quelques nouvelles marques de sa profonde tristesse ; et pourtant l’on sait les triomphes, les fêtes, les acclamations qui lui ont été prodigués ! Mais j’oublie qu’il m’attend avec impatience : si madame la duchesse voulait…

— Oui, repartez bien vite, dit madame de Chàteauroux, en faisant signe à mademoiselle Hébert de lui donner de quoi écrire.

« au roi,

» Ce pardon, il est là sur mon cœur, il vous attend, depuis cet affreux jour où… Mais je vous verrai demain : tant de bonheur efface tout.

» LA DUCHESSE DE CHATEAUROUX. »

— Veillez à ce que le roi ne soit rencontré de personne, dit Lebel à mademoiselle Hébert, pendant que madame de Chàteauroux cachetait sa réponse ; il ne pourra sans doute partir de Versailles qu’à l’heure du jeu de la reine : il sera ici vers dix heures.

— Soyez tranquille ; madame la duchesse de Lauraguais est depuis plusieurs jours chez la duchesse de Brancas, elle n’en reviendra qu’après-demain. L’ordre sera donné pour qu’on ne laisse entrer qu’un seul carrosse dans la cour.

— Demain, répéta madame de Chàteauroux après le. départ de Lebel ; je le verrai demain !… je crois rêver… Il semble que mon cœur bat trop vite pour aller jusque-là… C’en est trop pour ma raison… pour ma vie peut-être… Ah ! si c’était une dérision du ciel… si tant de joie ne m’était offerte que comme un piège ?… si quelque obstacle… l’adresse de Maurepas… les menaces du grand aumônier… si ses craintes… sa faiblesse allaient le détourner ?… Mais ces mots écrits de sa main… cet appel à mon cœur… ce n’est point une illusion !… Il me demande grâce… il m’aime encore… Ah ! je ne croirai à ce bienfait du ciel que lorsque j’aurai entendu sa bouche me répéter qu’il n’a cessé de répondre à mon amour.

Ainsi, la fièvre de L’espérance avait succédé à l’anéantissement du cœur. Après ce passage subit du désespoir à la joie, l’agitation de madame de Châteauroux ne lui permit pas de rester au lit. Cette nuit d’attente, elle la passa à marcher dans sa chambre, en vain mademoiselle Hébert la suppliait de prendre quelque repos ; en vain elle fit servir le lendemain son déjeuner, son dîner, la duchesse ne pouvait ni rester en place, ni manger, ni même penser : car la crainte et l’espoir brouillaient, tellement ses idées qu’elle n’en pouvait suivre une seule…

L’habitude du malheur rend défiant pour les chances heureuses : madame de Ghâteauroux n’ose se flatter que nul obstacle ne s’opposera au projet du roi, elle en garde le secretà sa sœur, elle ne sait pas d’ailleurs l’importance que le roi peut mettre à laisser ignorer cette démarche : enfin elle attend ses ordres pour agir, comme elle attend sa présence pour revivre.



LIX

BONHEUR MORTEL


Il faudrait avoir passé par les joies du ciel et les tourments de l’enfer pour donner une idée juste de ce qu’éprouva madame île Ghâteauroux pendant ces vingt-quatre heures. Elle frémit à chaque coup de marteau qui ébranle la grande porte de l’hôtel de Lauraguais ; car ce peut être un courrier du roi chargé de la prévenir qu’un motif impérieux le retient à Versailles. Cependant le jour s’éteint, l’heure sonne où Louis XV doit monter incognito en voiture avec Lebel pour se rendre à Paris. Alors l’agitation de madame de Châteauroux change d’effet ; elle a peine à se soutenir. Assise près de la cheminée, elle tombe dans une sorte de recueillement d’amour qui tient de l’extase. Oubliant qu’un sentiment profane offense le ciel, elle lui rend grâce du bonheur qu’elle attend. Ce moment Je calme, elle en fait un présage. Il a quitté Versailles, pense-t-elle, plus de doute. Je vais le voir, je le sens à la douce quiétude qui s’empare de mon âme… Non, ce n’est point l’accablement, suite d’une trop longue torture…, c’est la confiance calme et douce de l’innocent condamné, qui attend sa délivrance ; c’est l’aspect du soleil pour des yeux depuis longtemps aveuglés par la foudre.

Ô supériorité d’une véritable passion sur cet amour vulgaire dont l’intérêt, la vanité, sont si souvent la cause et le soutien ! Dans cette rêverie de vingt-quatre heures, où tant d’idées, d’orgueil, de vengeance pouvaient trouver place, madame de Châteauroux n’a qu’une pensée : revoir celui qu’elle aime. Son avenir ne va pas au delà. Toute son existence est concentrée dans la marche des aiguilles de sa pendule, dans l’horloge de l’église de Saint-Thomas, dont la cloche vient de sonner onze heures. Alors les battants de la grande porte crient sur leurs gonds, un carrosse entre dans la cour. Madame de Châteauroux devrait se lever pour aller au-devant de celui qui arrive, elle n’en a ni la force ni la puissance, ni l’envie ; elle est trop émue ; et puis le revoir devant témoins ! quelle profanation ! L’excès de sa joie est tel, que, pour n’y pas succomber, elle cherche à la contenir par un doute : si ce n’était pas lui !

Mais le roi est à ses pieds ; il les couvre de baisers et de larmes.

— Est-il bien vrai ? tu m’aimes ? s’écrie-t-il, tu me pardonnes ? Ah ! oui, tu as deviné qu’il fallait être mort pour te laisser traiter ainsi ! Ton cœur te dit que le mien n’a pas cessé d’être à toi… à toi à qui je dois tout, gloire, bonheur… Ah ! réponds-moi… répète que tu me pardonnes les horribles chagrins que je t’ai causés…

— Je ne m’en souviens plus.

Et ces mots étaient accompagnés d’un sourire céleste.

— Moi, je m’en souviendrai pour l’en consoler sans cesse ! Ah ! le ciel m’est témoin que sans la crainte de te rendre victime de leur rage, il y a longtemps que je t’aurais rappelée sur ce cœur qui t’adore : mais une horrible pensée me glaçait de terreur. Retenu à l’armée, je ne pouvais te protéger par ma présence contre les mêmes dangers qui avaient menacé ta vie. Je voyais nos ennemis ameuter le peuple contre toi ; je te voyais la proie de sa fureur. C’est à ce tableau sinistre, sans cesse devant nies veux, que j’ai dû le courage de te laisser souffrir. Mais il fallait conquérir l’amour de ce peuple pour l’éclairer sur toi ; il fallait mériter son estime pour oser lui dire : Cette estime, cet amour que j’obtiens aujourd’hui, c’est à elle, à ses conseils, à son dévouement que je les dois. Rendez-lui justice, tombez avec moi a ses pieds, car c’est l’ange sauveur de la France ! Il est des paroles pour peindre toutes les douleurs ; mais l’excès du bonheur est si rare, qu’on manque d’expressions pour en donner l’idée. Après quatre mois d’absence, de larmes, livrée à l’abandon, à la certitude de n’être plus aimée ; passer de la mort à toutes les félicités d’une résurrection céleste ; retrouver dans l’amour qu’on pleurait de nouveaux trésors de tendresse, une passion éprouvée par le malheur, un délire excité par le regret, (pie de motifs d’exaltation pour madame de Châteauroux !

— Non, je n’ai rien souffert, répétait-elle, en inclinant sa tête sur le sein du roi. Ce moment acquitterait une éternité de peines, bonis m’aime encore ! sa vie, sa gloire, son amour, le ciel ne m’a-t-il pas accordé tout ce que je demandais ? Ah ! que j’ai peur de la mort aujourd’hui ! Mon Dieu, faites que je résiste à tant de joie !

— Bannis ces tristes idées, cher ange ; oui, tu vivras pour éterniser mon bonheur, pour te voir rendre tout ce qui t’est dû, pour partager avec moi la puissance, et cet amour du peuple qui est ton ouvrage. Déjà tout est disposé à Versailles pour recevoir la dame du palais, la surintendante de madame la Dauphine, enfin madame la duchesse de Châteauroux.

— Non, plus de ces faveurs, de ces places qui excitent l’envie : elles m’ont trop coûté ! L’amour de bonis, cet amour qui vaut à lui seul tous les biens de la terre, est l’unique trésor que je veuille conserver. Ici, cachée dans un coin de cette grande ville, je vivrai pour attendre l’heure qu’il me donnera ; j’irai, s’il le faut, habiter une cabane des bois de Satory pour être plus rapprochée de lui, pour l’entendre plus souvent ; mais revoir mes bourreaux, m’exposer de nouveau à me voir arracher par eux d’auprès de tout ce que j’aime ! non, je n’en aurais pus le courage.

— Vous ne les verrez plus, dit le roi, l’évêque de Soissons a déjà reçu l’ordre de se rendre dans son diocèse[85] et dès demain le ministre qui a osé vous signifier l’ordre extorqué à un mourant viendra lui-même ici vous soumettre la liste de ceux que votre retour exile.

— C’est vouloir redoubler leur haine. Ah ! Sire, laissez-les croire qu’ils m’ont accablée à jamais ; que m’importent leurs insolents mépris, lorsque j’ai votre amour.

— Non, tu ne connais pas ce besoin de venger la femme qu’on aime, ce point d’amour commun à l’artisan, au roi, à tout ce qui possède une âme. Cette soif que je dévore depuis quatre mois pour mieux assurer ma justice, il faut que je la satisfasse. Je ne puis, sans lâcheté, laisser flétrir, par une longue disgrâce la femme à qui je dois mes succès, mon pardon. Elle reprendra son rang à la cour, car elle a gardé sa place en mon cœur ; elle sera encore l’objet du respect de tous, car son noble caractère ne s’est point démenti au milieu de tant de dangers, de tourments non mérités. La vérité sera enfin connue, dussé-je la soutenir, comme nos aïeux, la lance au poing. On saura que je serais un monstre d’ingratitude, si je pouvais oublier tant de bienfaits ; on m’applaudira d’accomplir un devoir sacré : oui, le plus saint de tous, c’est la reconnaissance. Tu me laisseras y satisfaire, ton roi l’ordonne, ton amant t’en supplie.

Cet ordre, cette prière, accompagnés par tant de serments d’amour, de caresses délirantes, madame de Châteauroux n’y pouvait résister. Cependant elle tenta encore quelques représentations sur l’éclat de son retour à Versailles.

— Sois tranquille, dit le roi, ce retour n’étonnera personne. Sais-tu où j’ai passé tout le temps que m’ont laissé les fêtes depuis mon arrivée à Versailles ? Dans ton appartement, assis à ta place ordinaire, écrivant sur la table où tu m’écrivais ; enfin j’ai vécu de ton souvenir, de l’espoir de ce moment ; et ceux qui m’entouraient ont deviné, sans peine, qu’aussitôt les fêtes terminées, les convenances satisfaites je volerais vers toi.

— Mais que dira la reine ?…

— Silence, je ne veux rien entendre, dit le roi en l’embrassant : j’ai retrouvé mon guide, mon ange tutélaire, il ne me quittera plus. C’est de lui que j’ai appris à régner, c’est à lui à subir ma puissance. Il s’y résigne, n’est-ce pas ?…

Un regard plein d’une douce langueur, un soupir répondirent seuls à cette impérieuse question. Pour le maître qui se fait adorer, la soumission n’est pas douteuse.

— Que de moments perdus, que de transports à me rendre ! s’écrie le roi ivre d’amour et de bonheur, que de baisers sont dus à ces yeux charmants, fatigués de larmes ! que de soins réclame cette pâleur touchante qui m’accuse et me ravit ! Non, jamais la douleur et la joie n’ont tant ajouté à la beauté d’une femme. C’est un charme qui défie tout ce qu’il y a d’adorable au monde, une vision céleste ! Ô Marianne ! parle-moi, que j’entende ta voix divine ; dis-moi que tant de félicité n’est pas un rêve, dis-moi que tu me suis dans le ciel.

Les cloches du couvent voisin de l’hôtel de Lauraguais sonnèrent en cet instant les matines.

— Grâce, grâce ! s’écria madame de Châteauroux tremblante, les yeux égarés : grâce, pas encore, suspendez ce glas funèbre. Fermez, ah ! fermez ce cercueil… Pitié pour tant d’amour ! que je le serre encore une fois sur mon cœur… niais non… la cloche ne s’arrête point… c’est l’heure fatale… Vois-tu les prêtres qui s’avancent, ajoute-t-elle d’un accent étouffé, en se pressant contre le roi, les vois-tu, ils viennent encore m’arracher de tes bras : cette fois c’est pour toujours !… Ah ! ne permets pas qu’ils nous séparent, Louis, entends-tu ?… ce serait pour toujours.

— Cher ange, calme-toi, dit Louis XV effrayé de ce cruel délire. Je suis là pour te défendre, pour te préserver de tout danger ; nul malheur ne saurait t’atteindre sur mon cœur.

— Vaine assurance ! ils marchent toujours vers moi. Vois-tu cette croix noire qui se balance dans les airs, ces ornements de deuil ? Entends-tu ces chants funèbres ?… c’est le repos de mon âme, c’est le pardon de mon amour qu’ils demandent à Dieu !… c’est le supplice éternel qu’ils m’annoncent, empêche-les de me saisir… dis-leur de m’épargner. Ah ! grâce ! grâce ! refermez ce cercueil… que je le serre encore une fois sur mon cœur.

En répétant ces mots, elle retomba presque inanimée dans les bras du roi.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, le malheur a troublé sa raison ! Marianne, reviens à toi ; ah ! ne me livre pas à cette affreuse inquiétude !

Madame de Châteauroux reprend ses esprits aux accents de cette voix chérie ; elle passe sa main sur les yeux de Louis, y recueille une larme, et veut le rassurer en disant :

— C’est une vision affreuse qui a frappé mon imagination ; je ne me pardonne pas l’effroi qu’elle vous a causé ! Mais j’ai tant pleuré ce bonheur ! j’ai si peur de le perdre encore ! Ma tête succombe sous le poids d’impressions si cruelles et si délirantes ! je ne sais quel effroi me glace au moment de nous séparer !

— Eh bien, suis-moi… ne nous quittons plus ;… mais non, ce n’est point ainsi que tu dois reparaître à la cour. Ta fierté, la mienne exigent que la justice autant que l’amour t’y rappellent. Cette détermination ne doit pas être l’effet du délire ; l’offense a été publique, scandaleuse, il faut que la réparation soit grave et éclatante. Dans peu d’heures, ceux qui ont bravé la duchesse de Châteauroux viendront ici demander son retour ; et ce soir même elle reviendra à Versailles. D’ici là, cher ange, calme-toi, ajouta le roi avec inquiétude, car la fièvre brillait dans les yeux de l’heureuse Marianne ; songe que ta vie est tout pour moi ; chasse un moment des souvenirs trop doux, trop vifs pour ne pas l’agiter. Ne pense qu’au plaisir sérieux de te voir vengée et honorée, de voir tes ennemis à la merci de ta clémence.

— Adieu, répondi-t-elle d’un accent douloureux.

— Ah ! ne sois plus triste, reprit le roi en la serrant sur son cœur, dis que je te laisse heureuse.

— Trop heureuse pour n’en pas perdre la raison… ou la vie.



LX

L’EFFROI


Après le départ du roi, madame de Châteauroux ressentit de violentes douleurs d’estomac que mademoiselle Hébert attribua au temps infini que sa maîtresse (Mail restée sans rien prendre. Les gens de la maison dormaient encore, la duchesse ne voulut pas qu’on réveillât son cuisinier. Pour ne faire aucun dérangement, mademoiselle Hébert apporta une aile de poulet tirée d’un pâté de Chartres arrivé tout récemment, et qui se trouvait sur les planches d’un office. À peine madame de Châteauroux en eut-elle mangé qu’elle se senti ! beaucoup plus souffrante, cependant quelques gouttes d’eau de fleur d’oranger la calmèrent : elle dormit deux heures. À son réveil, le médecin qu’avail envoyé chercher mademoiselle Hébert trouva de la fièvre à madame de Châteauroux, et lui ordonna de rester au lit toute la journée et celle du lendemain.

Vers midi, le comte de Maurepas se présente à la porte de l’hôtel de Lauraguais ; on lui dit que madame la duchesse de Ghâteauroux n’est pas visible. Il demanda à voir la duchesse de Lauraguais ; elle est auprès de sa sœur. Enfin, il dit venir de la part du roi, et on le laisse entrer.

À ces mois magiques, de la part du roi, toutes les portes s’ouvraient : M. de Maurepas arriva jusqu’à la chambre de madame de Châteauroux. Le duc d’Ayen et madame de Lauraguais étaient au chevet du lit. Ils se retirèrent en entendant annoncer cette visite extraordinaire.

M. de Maurepas sembla un moment déconcerté ; mais madame de Châteauroux l’ayant invité à s’asseoir avec une politesse pleine de dignité, il se remit un peu de son trouble, et dit :

— Madame, le roi m’envoie vous dire qu’il n’a aucune connaissance de ce qui s’est passé à votre égard pendant sa maladie à Metz : il a toujours eu pour vous la même estime, la même considération. Il vous prie de revenir à la cour reprendre votre place, et madame de Lauraguais la sienne[86].

— J’ai toujours été persuadée que le roi n’avait aucune part à ce qui s’est passé à mon sujet ; aussi n’ai-je jamais cessé d’avoir pour Sa Majesté le même attachement. Je suis fâchée de n’être pas en état d’aller dès demain remercier le roi ; mais j’irai samedi prochain, car j’espère être guérie.

Alors M. de Maurepas essaya de s’excuser auprès de madame de Ghàteauroux, et voulut entrer avec elle dans des détails sur les préventions qu’on avait pu lui donner contre lui. En le regardant mentir et s’humilier ainsi, elle sourit de mépris ; et ce sourire, la haine en tint compte.

Une heure après cette visite, madame de Châteauroux reçut celle de M. d’Argenson, de ce même ministre dont elle avait fait la fortune, et qui lui avait signifié avec tant d’insolence l’ordre de s’éloigner de Metz. Il venait lui demander la liste de ceux dont elle désirait l’éloignement. On a répandu le bruit qu’elle avait fait inscrire le nom de M. d’Argenson en tête de la liste. Ce fait est faux ; mais on peut regretter que la franchise de son caractère n’eût pas permis à madame de Ghàteauroux de mieux dissimuler son dégoût profond à l’aspect de tant d’ingratitude et d’une soumission si basse.

Cependant elle répondit qu’elle laissait à Sa Majesté le soin d’éloigner les ennemis du roi et de sa gloire, qu’elle-même n’en reconnaissait point d’autres, et qu’elle pardonnait de bon cœur à ceux qui n’avaient offensé qu’elle.

Malgré tout ce que ces paroles avaient de rassurant, M. d’Argenson en fut accablé ; car c’était la générosité d’une reine, le pardon dédaigneux d’une puissance désormais invincible.

Madame de Châteauroux, après avoir joui desplaisirsd’une noble vengeance, se félicitait de causer de son bonheur avec les amis que ses chagrins n’avaient point éloignés d’elle. Déjà le bruit de son retour à Versailles faisait accourir chez elle tous les satellite ? de la faveur, cette troupe éternellement attachée à tous les chars de triomphe ; mais madame de Tencin elle-même n’avait point été reçue. La duchesse de Modène, la princesse de Conti, le duc d’Aven, le comte de Noailles, Duverney, furent seuls admis. Les princesses se disputaient le plaisir de ramener leur amie à Versailles, lorsqu’elle fut prise tout à coup d’une attaque de convulsions qui jeta l’effroi parmi tous ceux qui étaient présents. Mademoiselle Héhert monte aussitôt chez le chevalier de Mailly, pour qu’il s’empresse d’aller chercher en toute haie le docteur de Vernage à Versailles, car elle sait que sa maitresse n’a confiance qu’en lui ; mais le chevalier est parti de l’hôtel à la nouvelle du rappel de sa cousine ; il ne doit pas revenir. Le duc d’Aven s’offre pour remplacer le chevalier de Mailly. On attelle deux chevaux de plus à sa voiture. Vernage arrive en ce moment ; le roi, averti par un pressentiment sympathique, et peut-être inquiet de l’état dans lequel il avait laissé madame de Châteauroux, avait ordonné à son premier médecin de se rendre chez elle.

— C’est le ciel qui l’envoie, s’écria madame de Modène.

— À peu près, dit-il, c’est le roi ; mais qu’arrive-t-il donc ? Alors, conduit par madame de Lauraguais près du lit de sa sœur, le docteur est frappé lui-même d’une idée horrible ! le nom de madame de Vintimille s’échappe de ses lèvres. Il ordonne une saignée, les convulsions s’arrêtent : madame de Châteauroux ouvre les yeux, aperçoit Vernage.

— Ah ! docteur, dit-elle d’une voix brisée par la souffrance, vos soins sont inutiles, ils m’ont empoisonnée.

— Non, madame, l’effet de la saignée ne permet pas de concevoir cette crainte ; voici le pouls presque revenu à son état ordinaire : si l’agitation de votre esprit n’amène pas d’autres accidents, la fièvre cessera dès demain. Mais, pour Dieu ! ne vous tourmentez pas.

— Eh bien, jurez-moi de ne pas effrayer le roi sur mon état, de lui taire vos soupçons… Hélas ! mes affreux pressentiments lui en ont assez dit… qu’il ignore à quel point je souffre… pas jusqu’à la lin pourtant… Je veux lui dire adieu.

— Oui, oui, mais je ne vous obéirai, reprit Vernage, qu’autant que vous serez docile à mes avis. Ne parlez pas. restez calme.

Alors il fit signe à tout le monde de s’éloigner pour laisser la malade tranquille. Ensuite, profitant de l’assoupissement qui survint, il retourna à Versailles. Sans révéler au roi toutes les craintes qu’il concevait, il lui avoua que madame de Châteauroux avait eu deux crises violentes. Bien qu’il assurât que la saignée avait triomphé de tous les symptômes alarmants, le roi voulait partir à l’instant même pour aller la voir. Vernage lui fit observer qu’un tel empressement lui serait funeste, car il lui donnerait la certitude d’un danger dont elle n’avait déjà que trop l’idée.

Commander au nom de cette vie si chère c’était, s’assurer la plus scrupuleuse obéissance. Le roi consentit à attendre jusqu’au lendemain soir pour se rendre auprès de madame de Gbâteauroux. D’ici laies courriers devaient partir d’heure en heure pour lui en rapporter des nouvelles ; et Vernage donnerait lui-même chaque matin après avoir [tassé la nuit à l’hôtel Lauraguais ; sans que la duebesse le sût, car tant de soins l’auraient effrayée.

Dumoulin, Sirac, Chomel, tous les premiers médecins de Paris furent appelés par Vernage en consultation sur l’état de madame de Châteauroux, dont les crises convulsives se renouvelaient plusieurs fois par jour ; mais elle s’obstinait à refuser devoir d’autres médecins que Vernage. Pour être introduit près d’elle, il fallait prouver qu’on venait delà part du roi, et lorsqu’on lui proposait quelque nouveau moyen de guérison :

— Vous savez bien, répondit-elle, que tout cela est inutile.

La saignée, les potions calmantes, triomphant pendant quelques heures de ses accès violents, étaient les seuls remèdes auxquels elle voulût se résigner. Elle avait elle-même calculé l’intervalle d’une crise à l’autre, et ce que la perte du sang lui assurait de moments de calme pour faire coïncider la visite du roi avec un de ces moments où l’affaiblissement des douleurs lui permettait d’écouter et de parler.

Une circonstance qui frappa beaucoup de gens, c’est que le bruit du danger de madame de Châteauroux se répandit en province et dans de certains quartiers de Paris, même avant qu’elle fût malade. Le duc de Richelieu l’apprit à Montpellier, deux jours avant la lettre de madame de Lauraguais qui lui parlait de ses inquiétudes sur sa sœur-, et le chevalier de Mailly, qui était reparti pour la Picardie à la nouvelle du prochain retour de madame de Châteauroux à la cour, fut très-étonné d’entendre dire à Péronne que la joie de retrouver le roi plus amoureux que jamais l’avait fait tomber malade. Ayant puisqu’un autre les moyens de combattre ce bruit, M. de Mailly ne s’en alarma point, mais, comme il se confirma trop tôt sur des lettres particulières, le chevalier revint sur-le-champ à Paris. Car s’il haïssait la favorite, il chérissait madame de Châteauroux et l’idée de son danger le mettait au désespoir.

Elle sourit de plaisir en le revoyant, le gronda de son départ, lui dit, avec une grâce charmante, que c’était mal, d’abandonner ses amis dans le bonheur ; puis elle ajouta tristement :

— Vous le voyez, ce bonheur est assez périlleux pour qu’on me le pardonne.

Et le pauvre chevalier était si cruellement ému en l’écoutant parler ainsi, qu’il baisa la main brûlante qu’elle |lui présentait, et sortit précipitamment de la chambre. Au milieu du salon, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il tomba sur un siège et fondit en larmes.

Deux hommes debout près de la croisée parlaient à voix basse ; beaucoup d’autres personnes qui se tenaient à distance d’eux occupaient l’autre moitié du salon. Le chevalier n’y prit pas garde ; absorbé dans sa douleur, il disait des mots sans suite… et menaçait tout haut les assassins de sa cousine.

— Où sont-ils ces monstres… ces lâches empoisonneurs… que je leur fasse justice !… Quoi ! ce n’est point assez d’arracher une femme angélique au repos, à l’honneur ; de désoler, de flétrir sa famille, il faut encore qu’elle meure victime de… ! et ce roi, si puissant pour la déshonorer, que fait-il pour la défendre contre les infâmes qui la tuent ?…

— Taisez-vous ! s’écrie madame de Lauraguais ; le roi est là… ne le voyez-vous pas ; il questionne Vernage sur l’état de ma sœur.

— Vient-il pour la sauver ? pour nous livrer les assassins de notre famille ? Ah ! cet espoir peut seul contenir ma rage, dit le chevalier en se levant.

— Quel est cet homme ? demanda le roi.

— Un de nos cousins, Sire, un vieil officier de Votre Majesté ; un homme courageux, que ses craintes pour ma sœur rendent presque insensé ; j’espère qu’il s’exagère le danger.

— Il vient de la voir !… et il pleure ! dit Louis XV en pâlissant.

Alors il marche avec vivacité vers la porte de la chambre à coucher, l’ouvre le plus doucement possible ; puis, faisant signe aux personnes qui étaient là de ne point se lever, il s’approche silencieusement du lit de la malade. Hélas ! quel triste spectacle frappe ses yeux ! qu’il a peine à contenir un cri de douleur et d’effroi en voyant l’altération sinistre des traits de ce beau visage !



LXI

DERNIERS CONSEILS AU ROI


Cependant madame de Châteauroux s’est parée pour recevoir le roi : un couvre-pieds de dentelle, doublé d’une étoffe bleu de ciel, un manteau de lit pareil, des nœuds de ruban, une baigneuse élégante d’où s’échappent quelques boucles de ses beaux cheveux, offrent l’aspect d’une parure de convalescente. Mais tant de soins pour dissimuler l’effet de ses horribles souffrances en rendent encore les ravages plus frappants.

La duchesse de Modène, madame de Lauraguais, mademoiselle Hébert sortent. Elles trouvent les salons, les antichambres remplis des seigneurs, des dames de la cour qui viennent eux-mêmes savoir des nouvelles de la duchesse. La foule de curieux qui ont suivi le carrosse du roi questionnent avec intérêt les gens de l’hôtel. La pitié, la justice ont remplacé la malveillance.

Resté seul avec la malade, le roi veut lui parler, mais le souvenir de madame de Vintiraille, ce même regard, brillant dans des yeux battus, dont la paupière se soulève avec peine, cette oppression, ces couleurs vives de la fièvre qui animent une partie du visage, quand l’autre est déjà couverte de la pâleur de la mort, il les reconnaît, et la terreur s’empare de son âme ; il ne peut proférer un mot.

Madame de Châteauroux devine sa pensée.

— Non, je n’aurai pas le même sort, dit-elle, rassurez-vous, cher Louis, je me sens beaucoup mieux : Vernage prétend que, si je passe cette nuit sans crise nerveuse, je serai bientôt guérie : le plaisir de vous voir me l’ait tant de bien !

Le roi, abusé par la confiance feinte de madame de Châteauroux, retrouve un peu d’espoir. Il lui parle de l’intérêt général qu’on prend à sa souffrance, de la réparation éclatante qu’elle obtient à la ville comme à la cour. Il lui peint le bel avenir qui l’attend, car c’est toujours d’avenir qu’on parle aux malheureux qui n’en ont plus.

Elle sourit avec complaisance à ces riants tableaux ; elle affecte de lui demander un appartement à Trianon pour y passer le temps de sa convalescence.

— Les malades ont des caprices, ajoute-t-elle, eh bien, moi, je veux que vous me promettiez de fêter aussi mon retour à la vie ; je n’exige point de char de triomphe, d’acclamations du peuple, de festins, de bals, enfin ! rien de ce qu’on a fait pour vous. Je veux tout simplement que vous rappeliez notre ami Richelieu qui s’ennuie à Montpellier, pour recommencer le petit souper que nous finies tous trois, il y a deux ans, à sa grande surprise. Il ne sera pas moins étonné de me voir faire les honneurs de celui-là que de l’autre.

— Je lui écrirai ce soir même, il sera près de nous avant peu, car il est destiné à l’honneur d’accompagner madame la surintendante, lorsqu’elle ira au-devant de la Dauphine, dit le roi en baisant avec un respect affecté la main de la duchesse.

— Mais si la pauvre surintendante ne peut remplir ce pompeux devoir, il ne faut pas que son oncle soit moins favorisé ; il a été si parfait pour elle dans ses malheurs. Vous ue l’oublierez jamais, n’est-ce pas, Louis, ce qu’il a fait pour moi ?

— Dites pour nous, reprit le roi ; oh ! non, jamais, et si la guerre continue, comme il ne peut manquer de s’y distinguer encore, c’est des mains de ma belle Marianne qu’il recevra le bâton de maréchal de France.

— M. de Chavigny ne mérite pas moins vos bontés, Sire : c’est un homme attaché à votre gloire, à celle du pays. Lui et Duverney sont les seuls qui aient toujours approuvé votre résolution de prendre le commandement de l’armée ; leurs conseils vous seront toujours profitables, promettez-moi de les écouter ?

— Oui, s’ils s’accordent avec les vôtres, mon amie, répondit le roi, effrayé de l’espèce de testament que madame de Châteauroux semblait lui dicter. Mais tant que vous serez mon ange gardien, je n’aurai pas besoin d’autre guide.

— Il n’est pas vrai que j’aie à me plaindre du maréchal de Noailles, ainsi qu’on a pu vous le dire, continua madame de Châteauroux ; il était alors trop occupé de l’armée, de l’effet que votre danger pouvait avoir sur l’esprit des troupes, pour pensera moi ; et d’ailleurs cet oubli est bien compensé par les soins que j’ai reçus constamment de sa famille.

— Pourquoi vous inquiéter du sort de vos amis ? ne sont ils pas les miens ? ne serez-vous pas toujours là pour les protéger ? Obère Marianne, parlez-moi de vous ; je ne puis m’occuper d’un autre intérêt aujourd’hui, Je crains que cette conversation ne vous fatigue : il me semble que vous souffrez davantage… votre main est brûlante ; si vous buviez quelque chose de calmant ?…

— Oh ! oui, dit-elle vivement ; quelques gouttes de ce lait qui est là sur la table ; donné par vous il doit détruire l’effet du… mal… qui me déchire…

Le roi frémit de la pensée que madame de Châteauroux croyait lui déguiser ; il souleva doucement cette tête si belle, approcha de ces lèvres décolorées la tasse de lait.

— Quel dommage, dit-il, qu’il faille acheter par tes souffrances le bonheur de te soigner !

— Ah ! ne me plains pas, s’écria-t-elle, d’une voix oppressée, non, jamais, je ne fus plus heureuse…

Et sa tête appesantie tomba sur les bras du roi ; les vives couleurs de ses joues s’éteignirent. Elle porta la main à son front : c’est là qu’était le siège de ses douleurs. Le roi couvre de baisers ce front pâle et abattu, il voudrait prendre tout entière cette fièvre qui la dévore. L’amour, le désespoir le dominent ; il ne se sent plus la force de se contraindre ; un soupir profond s’échappe de son sein, ses yeux se remplissent de larmes. En. ce moment madame de Châteauroux lève les siens sur lui.

— Tu me pleures, dit-elle. Oh ! non, rassure-toi cher Louis je ne mourrai point… Le ciel me fera grâce pour toi… il n’a pas mis tant d’amour dans mon cœur pour l’éteindre si tôt… Je le vois, la prédiction de cette femme, de cet oracle de Choisy, vous revient à l’esprit ; j’en ai été moi-même un instant frappée ; mais la raison nous défend de céder à ces sortes de prévisions. Ce soûl de tristes mensonges ; il n’y a de vrai au monde que mon amour, que tes soins, la tendresse, ton retour a moi. Ah ! c’est le modèle d’un bonheur trop rare sur la terre pour n’en pas perpétuer l’image. Louis… espère… je le veux…

Cet ordre donné par une voix si douce… c’était le despotisme d’un ange.

— Oui, s’écria le roi dans une exaltation douloureuse, oui, je crois à ta vie, à ton amour, à tout ce qui fait mon existence ; je crois que le ciel ne m’a pas soumis à un être si parfait pour me ravir sa protection, son âme, qui est la mienne, cette âme où j’ai puisé tous les sentiments qui honorent ; il sait que je suis ton ouvrage que le sort de la France dépend de ta vie, il vous la conservera.

En cet instant Vernage entra : c’était l’heure où les convulsions reprenaient avec le redoublement de fièvre. La duchesse lui avait elle-même recommandé d’interrompre son entretien avec le roi s’il se prolongeait jusqu’à ce moment, tant elle craignait de l’affliger par le spectacle de son martyre.

— Pardon, dit Vernage en s’adressant au roi, il faut que nous prévenions le retour de la fièvre par un peu de cette potion.

— Approchez, docteur, et voyez comme je respire plus librement ; je suis mieux, n’est-ce pas ? assurez-en donc le roi, pour qu’il retourne sans inquiétude à Versailles.

Vernage ne savait que répondre, car, en l’écoutant, il tâtait le punis de la malade, et le sentait devenir à chaque minute plus convulsif.

— À bientôt, Sire, dit-elle en pressant la main du roi… Adieu… Cette visite m’a l’ait tant de bien !… Ah ! je vous reverrai encore ?… J’espère…

— Demain, je reviendrai savoir…

— À demain… Oui, partez… il est tard, interrompit-elle vivement, à demain… Adieu…

Ce dernier mot fut à peine articulé.

Mais son visage était ranimé ; son sourire gracieux dissimulait si bien sa souffrance, que le roi s’y trompa. L’espoir rentra dans son cœur : autrement aurait-il pu la quitter !

Mais à peine a-t-il empreint ses lèvres sur la main de madame de Châteauroux, à peine est-il sorti de la chambre, qu’ayant perdu avec la présence du roi la force de se contraindre, la malade laisse voir l’excès des maux qui la déchirent. Cependant elle étouffe ses cris, car elle n’a point entendu le carrosse du roi sortir de la cour ; madame de Modène, madame de Lauraguais ne sont pas rentrées dans sa chambre ; le roi n’est donc point encore sorti ? quelle raison le retient ?

Vernage voit à quel point cette idée la tourmente ; il appelle mademoiselle Hébert, la laisse auprès de sa maîtresse et va voir ce qui se passe dans le salon. Hélas ! malgré l’espérance qu’il conserve, Louis XV a été si cruellement frappé de l’état de madame de Châteauroux, qu’en sortant de sa chambre il est tombé sur un siège presque entièrement privé de sens, car, ainsi qu’elle, il avait épuisé toutes ses forces à feindre le calme, la confiance, quand l’inquiétude rongeait son sein.

— Grand Dieu ! s’écria Vernage en voyant la pâleur du roi, son cœur l’avertissait trop bien. Ah ! Sire, par pitié pour elle, prenez courage, ou votre souffrance achèvera de la tuer ; tout n’est pas désespéré, le repos le plus complet, sa jeunesse, les douces pensées qui occupent maintenant son esprit, peuvent triompher de la maladie ; mais songez que la moindre émotion peut ramener des crises mortelles, que votre chagrin peut l’éclairer sur son danger, et qu’elle est en ce moment même fort inquiète de savoir ce qui vous retient ici.

— Oui, c’est une faiblesse impardonnable, dit le roi en essuyant la sueur froide qui coule de son front ; elle qui donne si bien l’exemple du courage ! Partons, Meuse, donnez-moi votre bras. Puis, s’adressant à Vernage : Ne la quittez pas d’un instant, mon ami ; dites-vous bien qu’en sauvant ma vie vous n’aurez rien fait pour moi, si je ne vous dois encore la sienne.

Puis il serra affectueusement la main du docteur et sortit du salon, laissant tout le inonde ému de sa douleur.


LXII

LE CURÉ DE SAINT-SULPICE


Madame de Châteauroux était en proie à une attaque de convulsion que mademoiselle Hébert s’efforçait en vain de calmer, lorsque Vernage rentra dans la chambre ; les moyens qui avaient jusqu’alors tempéré ses douleurs restaient sans effet, la crise dura presque tout la nuit. Vers quatre heures du matin, il y eut quelques moments de calme dont la duchesse profita pour faire demander M. Languet de Gerzi, le vénérable curé de Saint-Sulpice. Puis elle fit prier M. Duverney de venir écrire sous sa dictée. Il s’empressa de lui obéir, et, lorsqu’il l’entendit exprimer ses dernières volontés, ce qu’elle appelait ses derniers conseils au roi, avec autant de raison que d’éloquence, il ne put croire qu’un esprit si lucide, un flambeau si brillant fût sur Je point de s’éteindre.

L’état de la France, ce qu’elle avait droit d’attendre de son souverain, l’avantage pour lui de commander toujours ses troupes, la défiance dont il devait s’armer contre l’influence de ministres plus actifs qu’habiles, de prêtres plus ambitieux que dévots ; la prudence qu’il devait apporter dans la choix delà femme qui le captiverait un jour, rien ne fut oublié dans ce testament moral. « Avec un cœur aussi dévoué, aussi amoureux que celui de Louis XV, disait-elle, on est dans la dépendance de ce qu’on aime. Il n’est point de vertus qu’une femme d’un noble caractère ne puisse lui inspirer. Malheur à lui, malheur à la France, si ce cœur si bon, si courageux, devient la proie du calcul, de la coquetterie et de l’ambition ! »

Cet écrit, souvent interrompu par des douleurs intolérables, finissait ainsi :

« Je désire qu’il ne soit fait aucune enquête sur la cause de ma mort. »

Pendant que M. Duverney remplissait ce triste devoir, les yeux souvent obscurcis par des larmes, la duchesse de Modène était près de là, avec madame de Flavacourt, que le bruit du danger de sa sœur avait fait accourir, qui pleurait, se repentait de l’avoir abandonnée dans la disgrâce, et venait implorer son pardon.

— Pensez-vous, disait-elle avec une vive sollicitude, qu’elle consente à me voir ?

— Ah ! nous ne saurions douter de la générosité, de la tendresse de son âme, répondit la princesse. Je vais la pressentir à ce sujet, ajouta-t-elle en voyant M. Duverney sortir de la chambre de madame de Châteauroux, allez m’attendre dans la bibliothèque, il ne faut pas que vous restiez dans ce salon, il va se remplir de tous les courtisans qui affectent de prendre à son état l’intérêt le plus vif. Ah ! ma chère, j’ai parfois l’affreuse idée que ceux par qui elle meurt sont là…, parmi tant de gens qui prient pour elle près de nous, dont la douleur fait pitié aux indifférents même. Il me semble les voir jouir de cette douleur, et sourire avec une ironie barbare à ce reste d’espoir que nous gardons encore. Ô mon Dieu ! pardonne-moi ces horribles soupçons.

Madame de Modène se rendit auprès de la malade, lui parla du désir que madame de Flavacourt avait de la revoir.

— Qu’elle vienne, répondit-elle, mais qu’elle se presse… Ah ! pourquoi n’est-elle pas là !… je l’embrasserais de bon cœur !…

Madame de Modène ouvrit la porte qui donnait dans la bibliothèque, et madame de Flavacourt s’élança dans les bras de sa sœur.

En ce moment mademoiselle Hébert annonça le curé de Saint-Sulpice, et tout le monde se retira. Avec quel pieux respect les amis dont les soins aident à prolonger une vie qui s’éteint cèdent la place au consolateur qui vient parler au mourant de la vie éternelle ! Comme l’impuissance des choses de ce monde se fait sentir aux âmes les moins religieuses dans ce moment solennel, où la pensée plane forte et pure sur les ruines du corps, où on la voit survivre aux douleurs, comme elle doit survivre à la mort.

Pendant cette confession d’une seule faute, que la mourante appelait son crime, chacun resta dans un muet recueillement. Les personnes qui se trouvaient dans le premier salon, les gens de la maison qui avaient suivi le curé de Saint-Sulpice, se prosternèrent à l’exemple de madame de Flavacourt, et se mirent a prier pour attirer la miséricorde du ciel sur la pauvre pécheresse : c’était un tacle touchant. Le curé lui-même en éprouva une sainte émotion et bénit au nom du ciel la ferveur de cette prière unanime.

— Priez, mais ne pleurez plus, dit-il d’un ton simple et pourtant solennel, car elle est maintenant digne du pardon de Notre-Seigneur, et la miséricorde de Dieu est infinie ! Vernage, qui s’était discrètement éloigné à l’arrivée de M. Languet de Gerzi, revint près de la malade : il ordonna une quatrième saignée, espérant par là détourner le sang qui se portait au cerveau : mais ce violent remède ne fut d’aucun secours contre le retour des convulsions.

Dans les moments où elle reprenait ses esprits, madame de Châteauroux exigeait qu’on trompât le roi sur son état ; pour être [dus certaine d’être obéie sur ce point, elle avait fait entrer dans sa chambre l’un des courriers qui venaient de Versailles, d’heure en heure, et lui avait recommandé de dire au roi qu’elle allait beaucoup mieux, et que c’était elle-même qui l’en avait assuré.

Elle employait à écrire les courts moments où ses douleurs aiguës la laissaient respirer. Mademoiselle Hébert, la voyant ainsi épuiser le peu de forces qui lui restaient, demanda tout lias au médecin s’il ne fallait pas s’opposer à ce qu’elle se fatiguât de cette manière ?

— Ne la contrarions pas, avait-il répondu, c’est inutile.

Et mademoiselle Hébert, comprenant trop bien cette condescendance, cacha son visage eu larmes derrière les rideaux qui voilaient le jour d’une des fenêtres.

M. Duverney fut encore rappelé par madame de Châteauroux ; elle lui remit le testament qu’elle avait fait deux mois après son retour de Metz, lorsqu’elle pensait, avec trop de raison, ne pouvoir survivre à son chagrin. Ce testament était en faveur de la duchesse de Lauraguais ; elle lui léguait toute sa fortune en reconnaissance de l’asile et des soins qu’elle eu avait reçus, sauf deux contrats de renies, dont l’un était destiné au chevalier de Mailly. l’autre à mademoiselle Hébert ; plusieurs pensions allouées à ses bons serviteurs, et tout sou argent comptant qu’elle laissait aux pauvres.

Puis elle fit apporter son écria, mit à part un magnifique collier pour la duchesse de Modène ; la bague la plus simple pour madame de Flavacourt ; ses riches tablettes données par le roi furent destinées au duc de Richelieu ; elle ordonna de faire porter sa belle vierge du Corrége dans la galerie de tableaux de M. Duverney. Les plus belles éditions de sa bibliothèque furent pour M. de Chavigny, le maréchal de Belle-Isle, le maréchal de Xoailles ; chacun de ses amis reçut un souvenir d’elle.

Quand elle eut satisfait à ces adieux de cœur, elle fit approcher mademoiselle Hébert, et lui dit :

— Vous ne monterez plus cette montre. Quand ma dernière heure sera venue, vous la marquerez sur ce cadran, pour qu’elle lui rappelle longtemps le moment où j’ai cessé de vivre pour lui ; ensuite vous chargerez M. Duverney de la remettre au roi… avec mes cheveux. Je sais que, malgré tout ce que ce soin a de pénible, vous le remplirez avec exactitude. Prenez courage, ajouta-t-elle en entendant les sanglots qui suffoquaient la pauvre fille, tant de fidélité et de zèle, le ciel les récompensera.

Et ses forces, succombant à de si tristes émotions, elle resta plusieurs minutes sans connaissance ; bientôt après les convulsions revinrent, et elle passa alternativement des tortures les plus déchirantes, d’un délire effroyable, dans un profond anéantissement.

Le roi arriva. Malgré l’opposition des médecins, des amis, enfin de tout ce qui se trouvait là, il voulut la voir, et l’on ne saurait peindre son désespoir à l’aspect de son amie mourante. Hélas ! elle n’avait plus sa tête ; mais la Bible qu’elle tenait dans sa main contractée, le portrait qu’elle serrait sur son sein, disaient assez que son cœur pensait encore.

— Marianne, s’écria le roi éperdu, Marianne ! répondez-moi ; ô mon Dieu, rendez-moi sa vie ! ne souffrez pas qu’un si grand crime s’accomplisse !… C’est donc là cette puissance qu’on m’envie… Elle était tout pour moi, on me l’arrache, on la tue sous mes yeux… et je ne puis ni la sauver, ni la venger. C’est moi ! c’est mon amour qui l’assassine… Les monstres ! ils ont juré la perte de tout ce qui m’est cher. Ah ! que rie commencent-ils par moi ; j’attends leurs poisons, leurs poignards, pour cesser de souffrir, de haïr… de pleurer !…

Et l’excès de la douleur étouffant sa voix, il tombe à genoux près du lit de la mourante, il baigne de larmes ses mains à demi glacées ; on dirait que ses cris, ses pleurs la raniment ; elle fixe sur lui des yeux sans regard ; ses lèvres s’entr’ouvrent, elle voudrait lui parler, elle le reconnaît sans doute, mais elle n’a plus de voix, mais ses bras ne peuvent plus s’étendre vers lui. Le roi semble deviner qu’elle rappelle, il la presse sur son sein, mais il voit ses yeux se refermer ; alors son courage, l’abandonne, il retombe à genoux aussi pâle qu’elle.

Au même instant, les deux battants de la porte s’ouvrent, des chants d’église se font entendre, la croix divine s’abaisse sous les riches draperies, le saint sacrement resplendit sous le dais ; les prêtres se rangent autour du lit de mort ; une voix s’élève :

— Votre Majesté ne peut rester ici, dit-elle.

À cette voix qui vient du ciel, le roi sent qu’il faut obéir. Mais il se soutient à peine, et la main qu’il tient encore semble par sa contraction lui défendre de s’éloigner.

— Sire, répète le prélat d’un accent formidable, votre Majesté ne peut rester ici.

Alors le duc de Luxembourg et le duc d’Ayen entraînent le roi hors delà chambre, et profitent de l’état de stupeur où ’le désespoir le plonge pour l’arracher à ce lieu de douleur. Ainsi, la même solennité religieuse, le même ordre devait séparer Louis XV de madame de Châteauroux, comme elle l’avait été de lui ; mais pour cette fois c’était bien l’ordre de Dieu lui-même, le signal de la séparation éternelle !



LXIII

LA MORT



Une femme voilée et vêtue de noir était entrée à la suite des prêtres. Prosternée derrière le lit de madame de Châteauroux, elle prie et pleure, ainsi que tous ceux qui sont là. On dirait qu’un sentiment intime avertit la mourante de sa présence, les douleurs s’apaisent, l’égarement cesse, elle éprouve ce mieux fatal, précurseur de la mort ; ce répit, qui semble être accordé aux agonisants pour leur donner le temps de faire leur paix avec le ciel. Elle demande à faire amande honorable à toutes les personnes de sa famille pour le scandale qu’elle leur a donné pendant sa vie. Le curé de Saint-Sulpice fait approcher le duc de Lauraguais et M. de Flavacourt ; tous deux sont accourus au bruit du danger de leur belle-sœur. Ils ne pensent plus qu’à adoucir ses derniers moments, sanctifiés par tant de résignation et de piété, en lui montrant l’affection la plus tendre ; madame de Lauraguais soutient cette belle tête que la mort même ne peut défigurer. Le chevalier de Mailly, madame de Flavacourt la contemplent avec une sainte admiration, car les plus nobles sentiments sont encore empreints sur ce front décoloré.

— Pardon, dit-elle d’une voix éteinte, pardon du mauvais exemple que je vous ai donné, des chagrins que je puis vous avoir causés ; je meurs avec un sincère repentir de ma faiblesse, non pour le sentiment que le ciel a mis dans mon cœur, et que la mort peut seule en arracher, c’est à Dieu à juger des combats de mon âme, mais pour le scandale de ma conduite… Ah ! si ma sœur de Mailly voyait ce repentir sincère, elle me pardonnerait ses peines…

— C’est elle qui vient réclamer ton pardon, s’écrie la femme voilée en se jetant dans les bras de sa sœur, c’est son exemple qui t’a perdue. Ah ! trois ans de pénitence n’ont pas racheté ce crime, mais le reste de ma vie sera consacré à prier pour toi, chère Marianne… ma sœur la plus aimée…

— Le ciel exauce tous mes vœux… J’emporte les regrets de celui… (Elle n’osa achever). Je vois les vôtres… Dieu est là qui me secourt… ajouta la duchesse en montrant les prêtres et la croix… Je vais à lui… Adieu… Bénissez-moi.

Alors la cérémonie du dernier sacrement commença, et les mêmes chants qui avaient causé tant d’effroi en imagination à madame de Châteauroux la bercèrent doucement dans les régions de l’espérance, avant qu’elle s’endormît pour toujours.

Deux heures après, M. Duverncy, en habit de deuil, se présenta chez le roi avec la riche cassette qui avait autrefois renfermé les lettres patentes du duché de Châteauroux ; elle contenait alors la montre arrêtée à l’heure fatale, et cette belle chevelure blonde que Louis XV avait si souvent admirée, caressée ! À la vue de ce don funèbre, le roi jette un cri déchirant, et tomba accablé sur un siége. Pas une larme ne vient soulager l’oppression qui l’étouffe. Ce désespoir muet, M. Duverney s’en effraye, il veut que l’attendrissement en tempère l’effet.

— Ah ! Sire, dit-il les larmes aux yeux, ne me faites point repentir d’avoir accompli ce triste message ; mais elle m’a prié de remettre moi-même à Votre Majesté ce dernier souvenir, et ces dernières lignes tracées par elle. Lisez-les, Sire… elles vous donneront le courage de supporter vos regrets… que sa voix puissante soit encore écoutée…

Alors Louis XV prit la lettre que lui présentait M. Duverney. Dès les premiers mots tracés par cette main si chère, des pleurs inondent le visage du roi ; des sanglots soulèvent sa poitrine ; il peut à peine lire, et cependant il s’obtine à repaître sa douleur de ces adieux touchants.


« AU ROI.

» J’ai vu le triomphe de Louis le Bien-Aimé, j’ai vu mon amour pour lui passer dans le cœur de ses sujets… je le laisse puissant, honoré, digne enfin de l’enthousiasme qu’il inspire… ma mission est remplie. Ah ! ce n’est pas trop de payer de ma vie un aussi grand bonheur !…

» Louis, ne plaignez pas mon sort… je meurs jeune, je meurs aimée !… Dieu me rappelle au moment où je retrouvais dans votre tendresse tous les biens de la terre… Ah ! je le pressens, il ne me condamne à un si grand sacrifice, que pour m’en récompenser dans votre gloire…

» Il ne veut pas que sa gloire soit flétrie par un amour coupable… Coupable !… ô mon Dieu, se peut-il qu’un sentiment d’où naissent tant de vertus soit un crime !…

» N’accusez personne de ma mort… violente ou naturelle, c’est l’arrêt du ciel, respectons-le.

» Je vous lègue, Sire, tous les malheureux que vos bienfaits m’aidaient à secourir.

» Ce portrait qui est là sur mon cœur depuis qu’il bat pour vous, je désire ne pas m’en séparer… même après que cette montre vous aura dit l’heure de ma mort.

» Vous aimiez mes cheveux… les voilà… c’est tout ce qui restera bientôt de moi… de moi qui n’aurai passé sur la terre que le temps de vous adorer.

» La vérité ! comment vous parviendra-t-elle maintenant ?… Il faut tant aimer pour oser la dire à un roi !!!… Ah ! cela seul me répond de vos regrets !… ils seront vifs et profonds, je le sais… ma main est encore baignée des pleurs que vous donniez hier à ma lente et cruelle agonie… Ces regrets sont ma gloire, ma consolation… mais la douleur d’un souverain doit céder à ses devoirs… pensez à la France, Louis, à tout ce qu’elle attend de vous…

» Rappelez-vous ces longs entretiens où vous me permettiez de plaider sa cause contre vos ennemis et les siens… Ah ! mon souvenir est uni à sa renommée ; ne les séparez pas… dites-vous souvent, cher Louis… Marianne est là ; son regard me suit dans les camps, au conseil… au milieu de ce peuple dont les acclamations font tressaillir sa tombe… Son âme errante est partout où le devoir m’appelle, partout où le danger menace, elle prie en tous lieux, et toujours elle demande au ciel la prospérité de son pays, le salut de son roi… Ah ! Louis, pensez à la France… pour ne… m’oublier… jamais…

» Adieu… mes yeux… se troublent… je ne puis plus… permettez-moi… de… »

— Un dernier spasme l’a empêchée de continuer, dit M. Duverney en voyant le roi accablé, le regard fixé sur la fin de cette lettre, écrite sans suite, dans les intervalles d’un accès de convulsions à un autre. Alors, se rappelant qu’on ne soulage une douleur poignante qu’en parlant de ce qui la cause, il raconte les moindres particularités de la mort de madame de Châteauroux… « C’est aujourd’hui une des fêtes de la Vierge ? a-t-elle dit en voyant les premiers rayons du jour pénétrer dans sa chambre… Bénie soit la puissance qui exauce mes vœux ! »

— Chacun de nous se rappela en tremblant sa constante prière à la Vierge, continua-t-il. Elle semblait plus calme à l’idée de mourir un jour consacré à sa sainte protectrice. Cette faveur du ciel affermit son espérance, et fut probablement le soutien de son courage dans ses derniers moments ; car nulle plainte ne s’exhala de son sein déchiré par d’atroces douleurs. Avant d’y succomber, elle a fait ouvrir les rideaux de son lit, les fenêtres de sa chambre, et lever le voile que les prêtres avaient étendus sur le portrait de Votre Majesté. C’est dans la contemplation de cette image adorée que son regard s’est éteint, c’est dans les bras de sa sœur aînée qu’elle a rendu le dernier soupir, entourée de sa famille, de ses amis en pleurs, de ses malheureux domestiques dont les sanglots répondaient aux nôtres. Dans ce désespoir commun à tous, les portes de l’hôtel sont restées ouvertes ; les princesses, les seigneurs de la cour, qui venaient apprendre la triste nouvelle, entraient pêle-mêle avec les pauvres de la paroisse, qui demandaient à jeter de l’eau bénite sur le corps de leur bienfaitrice. Ah ! Sire, quel spectacle touchant !… quels regrets honorables !… combien ils justifient les pleurs que vous versez…

— Ah ! s’écria le roi, Dieu seul sait ce que je perds !… ce que perd la France !… Puis, se sentant hors d’état de surmonter l’excès de sa douleur, il alla s’enfermer à la Meute.

Le duc d’Aven, le prince de Soubise et M. de Meuse, effrayés de son désespoir, essayèrent en vain d’enfreindre l’ordre de ne laisser parvenir personne auprès du roi ; la reine elle-même, qui ne pouvait s’empêcher de rendre justice aux sentiments généreux de madame de Châteauroux, et qu’un avis secret semblait avertir des raisons qu’elle aurait un jour de déplorer sa mort, se présenta vainement pour offrir au roi des consolations. Duverney fut seul admis[87].

Il est vrai que, chargé des ordres du roi pour le service funèbre qui devait avoir lieu à Saint-Sulpice, le surlendemain du convoi de la duchesse de Châteauroux[88], il venait lui rendre compte de cette cérémonie solennelle, où l’on avait employé la même magnificence qu’aux services des princesses du sang.

La duchesse de Modène, les princes et les princesses de la maison de Conti, les amis de la duchesse de Châteauroux et tous les flatteurs du roi, assistèrent, le 10 décembre, à cette imposante et triste cérémonie.

Le duc de Chartres, ce même prince qui avait fait chasser madame de Châteauroux de Metz, qui l’avait livrée sans pitié à toutes les humiliations de la disgrâce, à l’injuste fureur du peuple, le duc de Chartres fit demander au roi la permission de porter, comme parent, le deuil de la duchesse de Châteauroux.

On crut généralement qu’elle avait été empoisonnée, elle-même en avait assigné l’instant, et lorsque, après sa mort, on trouva les vaisseaux capillaires de la tête dilatés et gonflés de sang, ces apparences douteuses accréditèrent ce bruit. Mais, suivant sa dernière volonté, il ne fut fait aucune enquête à cet égard. Les soupçons planèrent sur tous les ennemis de la duchesse, sans s’arrêter sur un seul[89].

De la Meute, le roi alla à Trianon, où il resta dans une profonde retraite jusqu’au jour de Noël ; il se rendit à la messe de minuit, lorsqu’on lui apprit le retour du duc de Richelieu ; il lui fit dire de l’attendre dans son cabinet, et là, tous deux passèrent la nuit entière à pleurer l’objet de tant d’amour et d’amitié. Le roi sortit d’une cassette qui était sur la table plusieurs lettres, en disant :

— Voyez comme elle m’aimait, comme elle savait me gronder, m’éclairer : c’était mon bon génie. J’ai tout perdu.

Et M. de Richelieu répondait à ces plaintes douloureuses par tout ce qu’il savait de l’amour de son amie pour Louis XV. Ce jour les surprit à relire les lettres de madame de Châteauroux. Combien on doit regretter que ces lettres aient été brûlées !

— Un souvenir si profond, dit le duc en quittant le roi, est encore un soutien ; il vous guidera, Sire, dans la voie glorieuse où son amour vous a conduit.

— Non, je le sens, reprit Louis XV accablé de regrets, le règne de mon âme est fini ; elle était la vie, la force de cette âme qu’elle seule savait inspirer. Son ambition pour moi me rendait tout possible, j’eusse été un grand roi pour lui plaire. Ah ! c’en est fait, ma gloire, mon bonheur, tout est mort avec elle !

Hélas ! il disait vrai[90] !…


FIN.


TABLE


Pages.
 1
Ier. — 
 3
III. — 
 11
 16
V. — 
 22
VI. — 
 27
 32
VIII. — 
 36
IX. — 
 40
X. — 
 46
XI. — 
 49
XII. — 
 54
XIII. — 
 59
XIV. — 
 62
XV. — 
 68
XVI. — 
 72
XVII. — 
 79
 85
 91
XX. — 
 99
 103
XXII. — 
 108
XXIII. — 
 112
XXIV. — 
 117
XXV. — 
 122
XXVI. — 
 126
XXVII. — 
 132
 138
XXIX. — 
 144
XXX. — 
 150
XXXI. — 
 156
XXXII. — 
 169
XXXIII. — 
 168
XXXIV. — 
 171
XXXV. — 
 176
XXXVI. — 
 182
XXXVII. — 
 189
XXXVIII. — 
 196
 202
XL. — 
 207
 211
 214
XLIII. — 
 219
XLIV. — 
 223
 226
XLVI. — 
 231
XLVII. — 
 236
XLVIII. — 
 241
XLIX. — 
 245
 250
LI. — 
 254
LII. — 
 261
LIII. — 
 266
 271
 274
 279
 287
 290
LIX. — 
 295
LX. — 
 301
 306
 311
LXIII. — 
 315


FIN DE LA TABLE
  1. M. d’Agenois, fils du duc d’Aiguillon, fut fait duc après son fameux procès. La branche cadette de la maison de Richelieu demandait depuis plusieurs années au gouvernement de renouveler en sa faveur les lettres patentes du duché-pairie attachées à la terre d’Aiguillon. Les anciens ducs et pairs s’y opposaient et leur reprochaient de s’appeler Vignerot. La princesse de Conti, qui avait fort aimé M. d’Agenois, obtint du cardiml de Fleury que l’affaire fût portée au parlement, et la cour leur donna gain de cause.
  2. Vie privée de Louis XV. — Histoire de France, par Lacretelle.
  3. Histoire de France, par Lacretelle, vol. II, p. 63

  4. Voltaire, Adélaïde du Guesclin, acte II, scène vii.
  5. Médecin de Louis XV et de la duchesse de Mazarin.
  6. Le comte de Maurepas, secrétaire d’État au département de la marine et au département de la maison du roi.
  7. La princesse, ne sachant plus qu’imaginer, envoya à Versailles le jeune comte de Lamarche, en priant le cardinal de Fleury de le présenter au roi : on avait fait apprendre par cœur à cet enfant ces mots : « Sire, pardonnez à mon papa. » Le roi, touché de sa grâce, dit : « Il faudra bien vous accorder ce que vous demandez. » Puis il l’embrassa. Le prince de Conti servit ensuite comme volontaire, (Vie de Louis XV, tome II.)
  8. L’un des quatre frères Paris, qui rendirent de grands services au gouvernement après les désastres du système de Law. Paris-Montmartel était garde du trésor royal ; Paris-Duverney avait l’entreprise des vivres. Ce dernier avait beaucoup contribué au mariage de Louis XV avec la fille de Stanislas. Il jouissait d’un grand crédit à la cour et d’une immense fortune.
  9. Mémoires de Richelieu, tome VI.
  10. Vie privée du maréchal de Richelieu.
  11. Aux deux extrémités de la chapelle sont, du côté de la tribune du roi, le portrait de Charlemagne ; du côté du sanctuaire, celui de saint Louis.
  12. Marie-Thérèse.
  13. Voltaire, Commentaires historiques.
  14. Lettre à M. d’Argenson. (Correspondance générale, tome III.)
  15. Lettre II, au même, tome III.
  16. Lettres à M. d’Argenson. (Correspondance générale, t. III)
  17. Idem.
  18. Favori du Cardinal de Fleury, et son confesseur.
  19. M. de Maurepas.
  20. Éloge de Montesquieu par d’Alembert.
  21. Femme d’un manufacturier de glaces. Elle profita de la fortune considérable de son mari et des avantages de son esprit, pour rassembler chez elle les personnes les plus distinguées de son temps. Elle avait rendu des services importants au comte Poniatowski, depuis roi de Pologne. Parvenu au trône, il l’appela à Varsovie, où il la combla d’honneurs, de soins et d’amitié.
    Thomas et Morellet ont fait l’éloge de cette femme célèbre. Les beaux esprits qui ne brillent que par des réminiscences, elle les nommait des bêtes frottées d’esprit ; elle finit par dire mes bêtes de tous les gens spirituels qui composaient sa société.
  22. Montesquieu, Pensées diverses.
  23. Montesquieu, tome VII, n. 17.
  24. On sait que J.-J. Rousseau demeura longtemps chez la maréchale de Luxembourg.
  25. La duchesse de Boufflers, née Villeroi, épousa en secondes noces le duc de Luxembourg.
  26. Petit nom que son vieil ami, le maréchal de Noailles, donnait à madame de la Tournelle.
  27. Sobriquet donné par les deux sœurs à M. de Maurepas.
  28. Second valet de chambre du roi.
  29. Mademoiselle Clairon avait débuté â l’Opéra dans le rôle d’Hésione en 1742 ; elle passa l’année suivante à la Comédie française et débuta par le rôle de Phèdre.
  30. Chambre du parlement, composée de juges qu’on prenait tour à tour dans la grande chambre et la chambre des enquêtes pour juger les affaires criminelles.
  31. Gouverneur de Vincennes.
  32. Valet de chambre du roi.
  33. Adélaïde de Nesle, demoiselle de Montcravel.
  34. Le couvent de la Reine était destiné aux religieuses nobles. C’est là qu’est aujourd’hui le collége royal.
  35. Voici quelques couplets extraits de ces chansons.

    Le lit de justice autrefois,
    Sauvant nos lois sacrées,
    Se tenait toujours par nos rois
    Les chambres assemblées ;
    Mais Louis qui fait en ce jour
    Une règle nouvelle,
    Prenant pour chancelier l’Amour,
    Le tient à la Tournelle.

    La Mailly est en désarroi.
    Via c’que c’est qu’d’aimer le roi,
    La Tournelle a pris son emploi.
    Et la Vintimille,
    De même famille,
    Avait subi la même loi,
    Vli c’que c’est qu’d’aimerle roi.

    ÉPIGRAMME.


    De sœur en sœur le fils d’Alcmène
    Courait jadis la prétentaine,
    Toutes lui livraient leurs appas,
    Il exploita la cinquantaine,
    Louis le suit à petits pas
    Il n’est encore qu’à la troisième.


    CHANSON POISSARDE.


    Et allons donc, dame Tournelle,
    Et allons donc, rendez-vous donc !

  36. Fastes de Louis XV. Histoire du ministère du cardinal de Fleury.
  37. Vie privée de Louis XV, tome II. — Voltaire, Histoire de la guerre de 1731.
  38. Voici comment le maréchal de Belle-Isle rend compte de cette retraite, dans une de ses lettres au général bavarois Jeckendorf. (Histoire de France de Lacretelle, 18e siècle, t. II, page 251. « J’ai dérobé vingt-quatre heures pleines au prince de Lobkovitz qui n’était qu’à cinq lieues de moi ; j’ai percé ses quartiers et j’ai traversé dix lieux de plaine, ayant à traîner mes haras avec onze mille hommes de pied et trois mille deux cent cinquante chevaux délabrés ; M. de Lobkovitz ayant huit bons mille chevaux et douze mille hommes l’infanterie, j’ai fait une telle diligence, que je suis arrivé au défilé avant qu’il ait pu m’atteindre… Je lui ai caché le chemin que j’avais résolu de prendre, car il avait fait couper tous les défilés et rompre tous les ponts qui se trouvent sur les deux grands chemins qui conduisent de Prague à Égra… j’en ai pris un qui perce entre les deux autres, où je n’ai trouvé que les obstacles de la nature, et je suis enfin arrivé le deuxième jour, sans échec quoique continuellement harcelé de hussards en tête, en queue, et sur mes flancs. »
    Dans sa relation de cette retraite qui fut longtemps, dit Lacretelle comparée à celle des dix mille, le maréchal de Belle-Isle avoue avoir perdu sept ou huit cents hommes dans les neiges et en avoir fait porter plus de cinq cents à l’hôpital.
  39. Ces éventails, revenus à la mode, sont très-recherchés aujourd’hui.
  40. Vie de Louis XV. Mémoires de Richelieu.
  41. Un valet de chambre du duc de Richelieu s’étant confessé d’avoir volé des bijoux à la princesse de R… pendant qu’il était à son service, le confesseur se chargea de remettre lui-même les bijoux cachetés à la princesse. Ce paquet ne contenait point de bijoux, mais plusieurs lettres adressées par le duc de Richelieu à la princesse. C’était là l’ingénieux moyen qu’il avait trouvé pour les lui faire parvenir.
  42. Mémoires de Richelieu, tome VI. Intrigues amoureuses de Louis XV.
  43. Premier chirurgien du roi.
  44. Vie privée de Louis XV.
  45. Espèce de grande calèche fermée seulement par des glaces et fort à la mode à la cour pour les voyages aux différents châteaux.
  46. Petit nom que le roi donnait à madame de Flavacourt, à cause de sa sollicitude maternelle.
  47. Le comte de Coigny était alors gouverneur du château de Choisy. (Alm. royal, 1743.)
  48. Louis XV venait d’atteindre trente-trois ans.
  49. Ce petit escalier, dont la porte donnait dans l’alcôve du roi, a été supprimé par Louis XVI.
  50. Il le fut en effet après le duc de Choiseul.
  51. Premier médecin du roi.
  52. Journal historique de règne de Louis XV, seconde partie page 334.
  53. Fastes de Louis XV. — Gazette de l’année 1743.
  54. Voltaire, Siècle de Louis XV ; — Histoire de France par Lacretelle ; — Mémoires du maréchal de Noailles,
  55. Lettres de madame de la Tournelle au duc de Richelieu, t. III.
  56. Correspondance de madame de la Tournelle.
  57. On a imprimé à tort dans plusieurs mémoires que la ville de Châteauroux avait été érigée en duché en faveur de madame de la Tournelle. L’arrêt des lettres-patentes, conservé aux archives du palais, prouve que ce duché-pairie avait été acquis en 1736 par le roi, du comte de Clermont, prince du sang, comme on peut te voir par ce début des lettres patentes copiées sur l’original.
    LETTRES PATENTES
    DU DUCHÉ DE CHATEAUROUX.

    « Louis, par la grâce de Dieu, etc., salut. Le droit de conférer di titres d’honneur et de dignité étant un des sublimes attributs du pouvoir suprême, les rois nos prédécesseurs nous ont laissé divers monuments de l’usage qu’ils ont fait en faveur des personnes dont ils ont voulu illustrer les vertus et le mérite par les dons dignes de leur puissance. À ces causes, considérant que notre chère et bien-aimée cousine, Marie-Anne de Nesle-Mailly, veuve du marquis de la Tournelle, est issue d’une des plus grandes et illustres maison de notre royaume, alliée à la nôtre et aux plus anciennes de l’Europe ; que ses ancêtres ont rendu depuis plusieurs siècles de grands et importants services à notre couronne, qu’elle est attachée à la reine, notre chère compagne, comme dame du palais, et qu’elle joint à ces avantages toutes les vertus et les excellentes qualités de l’esprit et du cœur qui lui ont acquis une estime et une considération universelle ; nous avons jugé à propos de lui donner, par brevet du 21 octobre dernier, le duché-pairie de Châteauroux, ses appartenances et dépendances, sis en Berry, que nous avons acquis, par contrat du 26 décembre 1736, de notre très-cher et très-aimé cousin Louis de Bourbon, comte de Clermont, prince du sang. Nous avons commandé par ledit brevet qu’il fût expédié à uotredite cousine tout is les lettres sur ce nécessaires ; en conséquence duquel brevet elle a pris le titre de duchesse de Châteauroux, et joui en notre cour de tous les honneurs attachés à ce titre, etc., etc.

    » Signé : Louis.
    Plus bas : Phelipeaux.
    » Visa : p’Aguesseau.

    Et scellés du grand sceau de cire verte avec lacet de soie rouge et verte. » (Archives du Palais.)

  58. C’est vers ce temps que la duchesse de Châteauroux écrivait au maréchal de Noailles la lettre suivante :
    « À Choisy, 3 novembre 1713.

    » Je sais bien, monsieur le maréchal, que vous avez autre chose à faire qu’à lire mes lettres, mais pourtant je me flatte que vous voudrez bien me sacrifier un petit moment, tant pour me lire que pour me répondre ; ce sera une marque d’amitié à laquelle je serai sensible. Le roi a eu la bonté de me confier la proposition que vous lui aviez faite d’aller à l’armée en ce moment ; mais n’ayez pas peur, quoique femme, je sais garder un secret. Je suis fort de votre avis, et crois que ce serait très-glorieux pour lui, et qu’il n’y a que lui capable de remettre les troupes comme il serait à désirer quelles fussent, ainsi que les têtes qui me paraissent en fort mauvais état, par l’effroi qui gagne tout le monde. Il est vrai que nous sommes dans un moment bien critique, et que le roi sent mieux qu’on ne le croit l’envie d’aller à vous ; je vous réponds qu’elle ne lui manque pas. Mais moi, ce que je désirerais, c’est que cela fût généralement approuvé, et qu’au moins il recueillit le fruit qu’une telle démarche mériterait. Pour un début, ne faudrait-il pas faire quelque chose ? Aller là pour rester sur la défensive, cela ne serait-il pas honteux ? et si, d’un autre côté, le hasard faisait qu’il y eût quelque chose avec le prince Charles, on ne manquerait peut-être pas de dire qu’il a choisi le côté où il y avait le moins d’apparence d’une affaire. Je vous fais peut-être là des raisonnements qui n’ont pas le sens commun, mais au moins j’espère que vous me direz franchement que je ne sais ce que je dis ; n’imaginez pas que c’est parce que je n’ai pas envie qu’il aille à l’armée, car, au contraire ; premièrement ce ne serait pas lui plaire, et en second lieu tout ce qui pourra contribuer à sa gloire et l’élever au-dessus des autres rois sera toujours fort de mon goût. Je crois, monsieur le maréchal, que, pendant que j’y suis, je ne saurais mieux faire que de prendre conseil de vous généralement sur tout. J’admets que le roi parte pour l’armée, il n’y a pas un moment à perdre. Il faudrait que cela fût très-prompt. Qu’est-ce que je demanderais ? Est-ce qu’il serait possible que ma sœur et moi nous le suivissions ? et au moins si nous ne pouvions aller à l’armée avec lui nous mettre à portée d’en recevoir des nouvelles tous les jours. Ayez la bonté de me dire vos idées et de me conseiller ; car je n’ai point envie de rien faire de singulier, et rien qui puisse retomber sur lui, et lui faire donner des ridicules. Vous voyez que je vous parle comme à mon ami, comme à quelqu’un sur qui je compte ; n’est-ce pas encore un peu de présomption ? Mais elle est fondée, monsieur le maréchal, sur les sentiments d’amitié et d’estime singulière que vous a voués pour la vie votre Ritournelle*.

    » Je crois qu’il est bon de vous dire que j’ai demandé au roi permission de vous écrire sur ces matières, et que c’est avec son approbation.

    » Mailly de Chateauroux. »

    (L’original de cette lettre est parmi les manuscrits de la Bibliothèque royale).

    (*) Petit nom donné par le maréchal à madame de la Toumelle.

  59. Campagnes de Louis XV. — Mémoires de Richelieu.
  60. Devenu depuis si célèbre comme maréchal de France.
  61. Lettres autographes.
  62. « On imagina, dit Voltaire dans son commentaire historique, d’envoyer secrètement M. de Voltaire chez ce monarque (Frédéric II) pour sonder ses intentions, pour voir s’il ne serait pas d’humeur à prévenir les orages qui devaient tomber tôt ou tard de Vienne sur lui, après avoir tombé sur nous, et s’il ne voudrait pas nous prêter cent mille hommes dans l’occasion pour mieux assurer la Silésie. Cette idée était tombée dans la tête de M. de Richelieu et de madame de Châteauroux. Le roi l’adopta, et M. Amelot, ministre des affaires étrangères, fut chargé de presser le départ de M. de Voltaire, et des détails de sa correspondance. Il fallait un prétexte, on prit celui de cette querelle avec l’ancien évèque de Mirepoix. Le roi approuva cet expédient ; M. de Voltaire écrivit au roi de Prusse qu’il ne pouvait plus tenir aux persécutions de ce théatin, et qu’il allait se réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot.
    » Comme ce prélat signait toujours, l’anc. évêq. de Mirepoix, en abrégé, et que son écriture était assez incorrecte, on lisait l’âne, évêque de Mirepoix, au lieu de l’ancien. Ce fut un sujet de plaisanterie, et jamais négociation ne fut plus gaie.
    » Le roi de Prusse, qui n’y allait point de main morte quand il fallait frapper sur les moines et sur les prélats de cour, répondit avec un déluge de railleries sur l’âne de Mirepoix, et pressa M. de Voltaire de venir. » M. de Voltaire eut grand soin de faire lire ses lettres et les réponses ; l’évêque en fut informé, il alla se plaindre à Louis XV de ce que M. de Voltaire, disait-il, le faisait passer pour un sot dans les cours étrangères. Le roi lui répondit que c’était une chose dont on était convenu, et qu’il ne fallait pas qu’il y prît garde.
    » Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il fallut mettre madame Du Châtelet de la confidence ; elle ne voulut point, à quelque prix que ce fût, que M. de Voltaire la quittât pour le roi de Prusse ; elle ne trouvait rien de si lâche et de si abominable dans le monde que de se séparer d’une femme pour aller chercher un monarque. Elle aurait fait un vacarme horrible. On convint, pour l’apaiser, qu’elle entrerait dans le mystère, et que les lettres passeraient par ses mains. »
  63. Lieutenant de police en 1744.
  64. Histoire de France. — Mémoires de Richelieu.
  65. Fastes de Louis XV. — Histoire de France.
  66. Lettres autographes de la duchesse de Châteauroux au maréchal de Noailles. (Manuscrits de la bibliothèque royale.)
  67. Voltaire. — Lacretelle. — Mémoires du maréchal de Noailles.
  68. Voltaire. Siècle de Louis XV. — Lacretelle. Histoire des Bourbons.
  69. Mémoires de Richelieu. — Vie de Louis XV.
  70. Vie privée de Louis XV.
  71. Mémoires de Richelieu.
  72. Histoire de France. — Vie privée de Louis XV.
  73. Billet de la duchesse de Châteauroux au docteur Vernage, trouvé dans les papiers du duc de Richelieu.
  74. Mémoires de Richelieu, tome VII, page 35.
  75. Vie de Louis XV. (Relation de la maladie de Louis XV. Manuscrits de la bibliothèque.
  76. Relation de la maladie de Louis XV, à Metz. Manuscrits de la bibliothèque royale.
  77. Histoire de France, par Lacretelle. — (Vie privée de Louis XV.)
  78. Le comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, général des armées du roi.
  79. Ulric-Frédéric Voldemar, comte de Lowendal, était arrière-petit-fils naturel de Frédéric III, roi de Danemarck. Ayant porté les armes en Pologne, l’an 1713, comme simple soldat, il devint bientôt capitaine, et se signala dans plusieurs batailles avant de pasa r au service du roi de France. C’est madame de Châteauroux qui engagea Louis XV à le nommer lieutenant-général. Quoique M. de Lowendal ne fût pas de tranchée lorsqu’on attaqua le chemin-couvert, il s’y porta par un excès de zèle ; il y fut blessé d’un coup de feu qui fit craindre pour sa vie ; il a été fait maréchal de France après le siége de Bergopzoom. (Fastes de Louis XV. — Dictionnaire historique.)
  80. Le comte de Mailly, depuis maréchal de France, est mort sur l’échafaud en 1793, après avoir offert, pendant sa longue et glorieuse vie, l’exemple des talents, de la bravoure d’un commandant d’armes unis aux qualités les plus douces d’un homme aimable, au mérite d’un bon administrateur ; les institutions fondées par lui en Roussillon, pendant son commandement, font encore bénir sa mémoire. Il avait épousé dans un âge avancé mademoiselle Narbonne Poulet, digne par son ancien nom de s’allier au nom illustre des Mailly, et non moins digne par son noble caractère de s’unir à un des hommes les plus distingués de son siècle ; on sait avec quel dévouement elle a partagé sa captivité. Le respect dû aux sentiments modestes de madame la maréchale de Mailly nous oblige à taire tout ce que nous pourrions ajouter à cet éloge.
  81. Voltaire. Richelieu. Lacretelle.
  82. La marquise de Flavacourt.
  83. Deux vers d’un couplet de chanson populaire contre la duchesse de Châteauroux.
  84. Lettre de madame de Châteauroux, trouvée dans les papiers du maréchal de Richelieu.
  85. Le duc de Fitz-James, fils du maréchal de Berwick, renonça aux dignités de son père dont il avait la surveillance, pour embrasser l’état ecclésiastique. Après un tel sacrifice, on ne peut douter de la sincérité de ses sentiments religieux. Son mérite, ses vertus épiscopales lui donnaient le droit d’être sévère, il le fut envers madame de Châteauroux ; le roi l’en punit par un trop long exil. Chaque fois que ce prince venait à Compiègne, il trouvait sur son bureau une lettre, ou plutôt un petit sermon de l’évêque de Soissons. On en a conservé plusieurs fragments. Ces rigides conseils donnés dans la disgrâce suffisent pour prouver la noblesse du caractère du duc de Fitz-James, et le justifient assez des bruits calomnieux répandus sur son compte à la mort de madame de Châteauroux.
  86. Mémoires de Richelieu.
  87. Marie Leczinska elle-même donna des regrets à la mort de la duchesse de Châteauroux : on raconte que, la nuit suivante, elle crut voir son ombre au pied du lit. Dans sa frayeur elle ordonna à madame Boirot, l’une de ses femmes de chambre, de veiller près d’elle, et de lui conter des histoires pour la distraire. « Je ne suis pas malade, dit-elle, mais cette pauvre madame de Châteauroux si elle revenait !… — Eh ! Jésus, madame, répondit la femme de chambre, si madame de Châteauroux revient, ce n’est pas Votre Majesté qu’elle viendra chercher. » La reine ne put s’empêcher de rire de cette réflexion.
  88. La duchesse de Châteauroux fut inhumée sous la chapelle Saint-Michel, à Saint-Sulpice ; son cercueil et celui de la princesse de Conti, qui étaient dans le même caveau, ont été mutilés en 1793.
  89. Quelques médecins prétendirent que le passage subit du désespoir à la joie la plus vive était la seule cause de sa mort.
  90. On ne peut lire l’histoire sans se convaincre que la bataille de Fontenoy et l’année de conquête qui suivit la mort de la duchesse de Châteauroux sont encore dues à l’influence de son souvenir, et à la promesse que le roi lui avait faite de commander ses armées en personne. On voit assez tout ce qui s’éteint de noble et de glorieux avec ce puissant souvenir.