Michel Lévy frères, éditeurs (p. 279-287).


LVI

L’ENTRÉE À PARIS


— Je le vois bien, madame n’a point dormi ! dit mademoiselle Hébert en entrant le lendemain dans la chambre de sa maîtresse.

— Cela ne pouvait être autrement, ma bonne mademoiselle Hébert : mais avez-vous fait ma commission ? demanda vivement la duchesse.

— Oui, madame, toutes les fenêtres de la rue Saint-Honoré étaient louées ; il m’a fallu offrir le triple du prix convenu pour m’en faire céder une sur la place même du Palais-Royal.

— Vous êtes sûre qu’on vous la réservera ?

— Certainement, car je dois encore la moitié du prix convenu : mais est-il vrai que madame soit bien décidée à braver la foule pour aller jusque-là ? car les carrosses de la cour y pourront seuls parvenir, et les quais, les rues, sont déjà remplis de peuple ; chacun aide les bourgeois à décorer leurs maisons ; ou suspend des drapeaux ornés de devises en l’honneur du Bien-aimé ; des guirlandes de houx chargées de leurs fruits rouges, des branches de chêne encore vertes forment des arcs de triomphe ; le nombre des lustres, des lampions est incalculable : quand tout cela sera allumé, en croira la ville en feu ; on a déjà bien de la peine h se frayer un passage au travers de tout ce monde, jugez de ce que cela sera ce soir, quand le canon aura appris l’arrivée du…

Mademoiselle Hébert, sachant que le nom du roi faisait toujours tressaillir sa maîtresse, hésitait à le prononcer.

— En bien, il nous faudra partir le plus tôt possible, dès que le jour tombera, reprit la duchesse ; pendant que la foule se portera vers la barrière, les quais, le pont Royal seront plus faciles à traverser. C’est une grande preuve de dévouement que vous me donnez là, je le sens, ma bonne fille, et je me reproche de vous exposer à partager tout ce qui peut m’arriver de désagréable dans cette course imprudente.

— Oh ! madame, ce n’est pas à moi que je pense en cherchant à vous détourner de ce projet.

— J’en sens comme vous le danger ; mais je ne saurais résister au désir de le revoir encore une fois.

— Vous le verrez, madame, croyez qu’il s’en présentera bientôt une occasion meilleure, moins périlleuse.

— Non, c’est ma destinée qui m’entraîne ; il faut que je le voie aujourd’hui… Repos, vertu, honneur, j’ai tout immolé à ce jour de gloire, je veux en jouir, Ah ! si les roues de son char de triomphe pouvaient m’écraser !

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie avec effroi mademoiselle Hébert, si madame conçoit de semblables idées, je ne saurais la suivre… non elle ne sortira point, j’irai plutôt avertir madame de Lauraguais, M. Duverney, la duchesse de Modène…

— Gardez-vous-en bien, ma bonne, ma chère mademoiselle Hébert, je vous promets de ne faire aucune folie ; je me laisserai conduire par vous. Hélas ! l’excès de la douleur me rend quelquefois insensée, mais un mot d’amitié me ramène à la raison. Je connais votre attachement ; croyez que je n’en abuserai pas pour vous faire de la peine ; non, je serai sage, courageuse, j’oublierai tout pour ne penser qu’à son triomphe, mais ne m’empêchez pas de le voir.

— Soit, mais plus de ces idées qui me font frémir ; d’ailleurs, qui sait, madame, si ce triomphe ne nous le ramènera pas ?

Ce nous des bons serviteurs, qui prouve à quel point ils sont associés à nos malheurs, à nos plaisirs, a quelque chose de touchant.

— Oui, nous le verrons, reprit la duchesse en s’efforçant de croire aux espérances que voulait lui donner mademoiselle Hébert. Ma sœur ne se doute de rien, ajouta-t-elle ; il fondrait sortir sans être vins d’elle ni du chevalier de Mailly ; avez-vous là cette robe d’indienne, le mantelet et la cornette de batiste que vous deviez emprunter à la fille du concierge ?

— Tout cela est dans le cabinet de toilette de madame ; quant à madame la duchesse de Lauraguais, elle doit se rendre à l’hôtel de Brancas pour y dîner avec sa belle-mère, qui est malade ; elle compte revenir ici de bonne heure, mais elle ne prévoit pas qu’elle ne pourra traverser le cortège ni la foule.

— Ne l’en avertissons point, et soyons prêtes à sortir aussitôt après son départ* surtout cachons-nous bien du chevalier de Mailly, car le pauvre homme est si inconsolable du mal qu’il m’a fait sans le vouloir, qu’il se ferait tuer pour moi, et je ne veux pas qu’il me suive.

— Il est certain que madame a dans M. le chevalier un zélé défenseur : il ne faudrait pas se jouer à mal parler d’elle devant lui : depuis qu’il occupe le petit appartement que madame lui a donné ici, il se fait raconter chaque jour, par tous les domestiques, les bonnes actions de madame la duchesse, et les raisons qui la font chérir de tout ce qui l’entoure ; et ils les interrompt sans cesse en disant : « C’est un ange, un véritable ange : ah ! si quelqu’un l’insultait devant moi !… »

— Il me vengerait de lui sur un autre, interrompit la duchesse, c’est ce que je veux éviter : car il est possible que, maigre ce déguisement, je sois reconnue par quelque espion des ministres, et livrée à la risée ou à la fureur de la populace. Si cela arrive, ne prenez pas mon parti contre la foule, ce sérail vous perdre sans me sauver, ma chère mademoiselle Hébert. Fuyez alors, et ne me plaignez pas, j’ai si souvent demandé à Dieu ce beau jour, je voudrais tant qu’il fût le dernier de ma vie.

— Ah ! madame oublie qu’elle m’a promis de ne plus parler de…

— Oui, vous avez raison, je ne veux plus penser à ce qui m’attriste.

Alors la duchesse fit l’essai de sou costume bourgeois.

— Il est certain que l’on reconnaît encore trop le visage de madame, qu’elle est trop jolie sous ce bavolet, et que cette robe ne dissimule pas assez la noblesse de sa taille, dit mademoiselle Hébert en tâchant de donner à la cornette de batiste un air plus commun ; mais madame de Châteauroux s’y opposa en souriant de piété sur sa propre faiblesse.

— Non, dit-elle, je veux bien risquer d’être insultée, massacrée sous ses yeux, mais lui paraître laide, ah ! je n’ai pas tant de courage.

Le roi avait couché à La Chapelle, chez M. Orry, et devait faire son entrée à six heures, à la lueur des illuminations.

Dès cinq, heures mademoiselle Hébert était avec sa maitresse dans les rues de Paris, suivant la foule qui se portait du côté de la rue Saint-Honoré, et espérant y parvenir assez à temps pour voir arriver le cortège ; elles traversaient avec bien de la peine le pont Royal, lorsque le canon se fit entendre.

Il est des effets contre lesquels on a beau se mettre en garde, la nature physique y succombe en dépit de tous les efforts du raisonnement et de la prévoyance. Ce premier coup de canon, qui annonçait l’arrivée du roi à la porte Saint-Antoine, causa un tel tremblement dans tous les membres de madame de Châteauroux, que ses jambes fléchirent.

— Tiens ! la sotte qui se laisse tomber, s’écrièrent deux femmes du peuple en passant par-dessus la duchesse, que mademoiselle Hébert aidait avec peine à se relever ; allons, crie vive not’ bon roi, ça te guérira, quand même tu te serais cassé la jambe ; ce vrai soldat, ce Bien-Aimé, le v’là donc qui arrive ! Comme nous allons le manger des yeux !

— Ah ! vous avez le temps de l’attendre, dit un des hommes qui étaient près d’elles ; on dit qu’après avoir passé par la rue Saint-Denis, le cortège prendra la rue Saint-Honoré pour venir au Carrousel ; c’est que tout Paris veut le voir, ce cher homme ; il y en a des uns qui accourent de la barrière, ils disent comme cela que sa maladie ne l’a pas du tout changé, qu’il est toujours beau comme un astre, seulement qu’il est un peu pâle, et qu’en écoutant le discours de M. le prévôt des marchands, il avait comme des larmes de joie dans ses grands yeux.

— Sans doute qu’il en avait, et que je l’ai vu les essuyer avec son mouchoir ; j’en étais moi-même tout bête, dil un jeune ouvrier, encore tout essouflé d’avoir couru le long des quais pour voir passer le roi au Carrousel. Ventrebleu ! ajouta-t-il, il n’y a jamais rien eu de pareil ; si vous voyez les choses comme en diamants qui pendent de tous côtés avec des chandelles allumées, el puis ir* arbres tout en lumières, des guirlandes de Lampions, et les fontaines de vin qui coulent comme la rivière : eh bien, on ne s’y arrête pas seulement, tant qu’on s’éreinte à courir du côté ous que le carrosse à huit chevaux arrive ; c’est dans c’te belle cage d’or et de verre qu’on voit le roi, ni pus ni moins que je vous vois là ; mille bombes ! quelle prestance ! vous a-t-il bon air avec son habit militaire !

— C’est que c’ti-là a servi, du moins ; parlez-moi de ça, dit un grand jeune homme, il y a du plaisir à crier : Vive le roi, quand ce roi-là revient après avoir frotté l’ennemi. Madame de Ghàteauroux ne pul s’empêcher de jeter sur ce dernier un regard de reconnaissance, car de cet éloge, il lui en revenait bien quelque chose.

L’affluence était si grande, qu’il fallait souvent rester dix minutes sans faire un pas, alors les conversations s’entamaient les propos de tous genres aidaient le peuple à prendre patience.

— Tu ne sais pas, disait une poissarde, le cabaretier de not’rue assure qu’il revient pour vivre avec sa femme comme un bon bourgeois.

— Sans doute, reprit un autre, puisqu’il a chassé sa catin à Metz, c’est qu’il veut faire pénitence.

— C’était tout de même une belle créature, dit le grand jeune homme, et qui lui donnait de meilleurs conseils que son vieux prêtre ; celui-là ne l’aurait pas conduit à l’armée.

— Allons donc, réprit la poissarde, les coquines, ça n’est jamais bon à rien, ça ruine tout ce que ça touche, témoin de ce bel état où il a été, qui nous a coûté assez de Pater el d’Ave, miséricorde ! encore beo heureusement que sa dame en roux[1], n’aimait pas les bijoux, car il aurait vidé toutes nos caisses pour l’y en donner.

— Ah ! pour cela, faut être juste, elle n’était pas intéressée, la pauvre femme.

— Tiens, celui-là ne va-t-il pas la plaindre, à présent ? mais ne poussez donc pas si fort ma petite dame, ajouta la poissarde en parlant à mademoiselle Hébert qui s’efforçait de faire sortir sa maîtresse du groupe où l’on tenait ces propos grossiers.

Ainsi portées par la foule, elles étaient parvenues au milieu du Carrousel.

— Voilà le guet à cheval, voilà le timbalier, les trompettes, qui débusquent de la rue Saint-Nicaise ; entendez-vous les cris : c’est le cortège qui vient ; mille tonnerres ! Vive le roi ! vive le Bien-Aimé !

Et ces cris répétés de toutes parts couvrait jusqu’au bruit des tambours et de la musique militaire.

— Qu’allons-nous devenir ? s’écrie mademoiselle Hébert, nous n’aurons jamais le temps d’arriver à la rue Saint Honoré.

— Restons-là, reprit la duchesse avec exaltation, oui, là, sur son passage même.

— Mais on ne nous y laissera point, les gardes feront faire place au cortège ; vous serez étouffée par la foule ; tâchons plutôt de gagner les colonnes de lampions qui sont pius loin que l’arc de triomphe.

— Non, c’est sous cet arc de triomphe que je veux le voir passer ; car, tu le sais bien, ajouta-t-elle, d’une voix étouffée et dans une sorte de délire, c’est à moi qu’il doit ces transports, ces cris qui l’enivrent ; ce nom de Bien-Aimé, c’est l’écho de mon cœur. Oh ! quand je l’aurai vu sourire aux acclamations de ce peuple qui l’adore ! ma mission sera remplie, je mourrai sans regret.

En disant ces mots, madame de Châteauroux se cramponna à l’un des poteaux de feu qui éclairaient l’arc de triomphe, et elle résista, avec une force plus qu’humaine, aux efforts du peuple qui se portait de ce côté, et aux gardes qui, malgré les ordres qu’ils avaient reçus de n’employer que la douceur pour faire ranger tout le monde, étaient bien obligés d’avoir recours aux moyens de rigueur pour empêcher les gens d’être écrasés sous les pieds des chevaux. C’est à la protection de l’un des gardes à cheval, postés de chaque côté de l’arc de triomphe, que madame de Châteauroux et mademoiselle Hébert durent la possibilité de rester à leur place : un joli visage trouve toujours moyen de se faire écouter, et madame de Châteauroux avait imploré d’une manière si touchante le garde à cheval pour qu’il lui permit de rester près de lui qu’elle avait obtenu cette faveur, au risque d’être blessé par les mouvements du cheval qu’il avait peine à contenir.

La voilà donc établie entre l’arc de triomphe et le cheval ombrageux, se cachant alternativement derrière l’un ou l’autre, de peur d’être reconnue par la plupart de ceux qui composaient le cortége. La haie se forme, les gendarmes, les chevau-légers de la garde, les mousquetaires, gris et noirs, défilent : à leur tête marchent les généraux, les colonels dont madame de Châteauroux a dicté presque toutes les nominations ; elle s’en fie à leur ingratitude pour en être complètement oubliée ; aucun n’aura la pensée qu’elle puisse être là, si humiliée de sa position, si fière de son ouvrage.

À la vue des gardes du corps qui doivent précéder le carrosse du sacre, elle sent redoubler les battements de son cœur. Le duc de Gèvres, gouverneur de Paris, M. de Bernage, prévôt des marchands, arrivent les premiers près de l’arc de triomphe où plus de trois mille lumières éclairent une couronne de laurier, suspendue au monument par des chaînes d’or. Les acclamations redoublent ; les toits des maisons environnantes se couvrent de toute la population que ne peut contenir la place : comme celle du premier étage, est illuminée ; l’artisan le plus pauvre s’est passé de dîner ce jour-là pour fêter son roi bien-aimé ; enfin, les panaches de ce bel attelage, dont les chevaux hennissent, flottent au-dessus des têtes :

— Le voilà ! le voilà ! s’écrie le peuple. Dieu nous le rend, que Dieu nous le garde !

On jetait à ce peuple des pièces d’argent qu’il ne ramassait pas ; la vue d’un roi vainqueur, du libérateur de la France, l’emportait sur l’intérêt même. Jamais l’entrée des empereurs victorieux dans Rome souveraine n’a rien offert de comparable à l’ivresse du peuple français en revoyant le monarque qu’il avait craint de perdre ; enfin l’imagination de madame de Châteauroux était dépassée : son rêve glorieux cédait à la réalité. Ivre de la joie générale, elle a perdu le souvenir de ses malheurs, sa raison s’égare ; elle s’élance vers le carrosse en criant :

Vive le Bien-Aimé !

Un soldat la repousse ; mademoiselle Hébert la retient, la cache tant qu’elle peut derrière la base de l’arc de triomphe mais madame de Châteauroux ne veut plus se montrer, elle ne veut plus rien voir ; elle n’en peut douter, le roi l’a aperçue ; la lueur des flambeaux que portaient les pages debout derrière le carrosse royal, avait frappé sur son visage, son regard avait rencontré celui du roi, elle en était certaine ; ce regard la brûlait encore, D’ailleurs le propos injurieux d’une femme du peuple lui avait appris cruellement que son costume ne la déguisait pas assez. La peur commençait à l’agiter, car, malgré elle, ce regard la rendait à l’espérance ; elle frémissait surtout d’être l’objet d’une esclandre qui intimiderait le roi dans ses projets de retour vers elle.

— Pour Dieu ! ne vous montrez pas, madame disait mademoiselle Hébert ; voici le duc d’Ayen, le comte de Coigny, le duc de Gramont, enfin tous vos anciens amis qui défilent. Ah ! comme vous tremblez… appuyez-vous sur moi… si vous alliez vous trouver mal… miséricorde !…

— Non, je ne souffre pas, dit madame de Châteauroux en respirant à peine, c’est un peu d’émotion, voilà tout… Et ses dents claquaient, elle éprouvait une violente contraction de nerfs ; mais une grande force de volonté la soutint ; succomber là, au milieu de ce peuple acharné contre elle, quelle affreuse idée !

En ce moment un redoutablement d’acclamations se fit entendre ; les cris de vive la reine, vive monseigneur le dauphin, vivent les enfants de not’bon roi, arrivèrent jusqu’à madame de Châteauroux.

— Ils viennent au-devant de lui, ils vont l’embrasser, pensa-t-elle ; et des larmes amères couvrirent son visage.

— Enfin je vous trouve, s’écrie une voix qui fait tressaillir de joie mademoiselle Hébert ; car c’est celle du chevalier de Mailly, de la seule personne dont elles ne craignissent pas d’être reconnues et protégées dans cette occasion.

— C’est le ciel qui vous envoie, monsieur, répond-elle ; vous allez m’aider à la ramener.

— Quelle imprudence ! dit-il eu s’emparant du bras de la duchesse ; hélas, je l’avais trop prévu ; je suis à, votre recherche depuis deux heures, et je bénis le ciel du miracle qu’il m’accorde de vous rencontrer dans cette foule. La reconnaître ainsi vêtue, cela lient du prodige ; mais j’ai pensé que vous ne pouviez avuir eu le temps d’aller plus loin que le Carrousel, et, grâce à mon uniforme, j’ai pu me mêler aux officiers qui suivaient les carosses de la cour ; j’allais retourner à l’autre bout de la place, quand j’ai aperçu mademoiselle Hébert. Dieu en soit loué !

— Je ne veux, pas que vous m’accompagniez, dit madame de Châteauroux avec vivacité ; j’ai déjà été une fois reconnue, je puis l’être encore…

En disant ces mots la rougeur de l’humiliation enflamma ses traits altérés.

— Moi ! vous quitter ! reprit le chevalier d’un ton calme et résolu, vous ne le pensez pas ; voilà le cortége passé ; la foule se dissipe ; marchons et ne craignez rien, vous dis-je ; on n’insulte pas la femme à qui je donne le bras.


  1. Deux vers d’un couplet de chanson populaire contre la duchesse de Châteauroux.